Guy Rocher, La notion de culture 1

[Pages:10]Guy Rocher, La notion de culture

1

La notion de culture

Extraits du chapitre IV: ?Culture, civilisation et id?ologie?, de GUY ROCHER, Introduction ? la SOCIOLOGIE G?N?RALE. Premi?re partie: L'ACTION SOCIALE, chapitre IV, pp. 101-127. Montr?al: ?ditions Hurtubise HMH lt?e, 1992, troisi?me ?dition.

1 BREF HISTORIQUE DE LA NOTION DE CULTURE

?tant donn? que la signification attribu?e aujourd'hui au terme culture dans les sciences de l'homme est totalement ?trang?re ? celle que le langage courant lui pr?te, notamment en fran?ais, il sera sans doute utile de retracer l'?volution qu'a connue ce concept pour arriver ? ?tre celui qu'on utilise maintenant.

En anthropologie et en sociologie

C'est ? l'anthropologie anglaise qu'on doit cet emprunt, plus exactement ? E.B. Tylor dont le volume Primitive Culture parut en 1871. S'inspirant en particulier des travaux de Gustav Klemm qui avait publi? en dix volumes, de 1843 ? 1852, une monumentale Histoire universelle de la culture de l'humanit?, suivie de deux volumes sur la Science de la culture, Tylor en tira les ?l?ments dont il avait besoin pour composer la notion de culture, qu'il employa comme synonyme de civilisation. D?s le d?but de son ouvrage, Tylor donna une d?finition de la culture qui a ?t? par la suite cit?e de nombreuses fois: ?La culture ou la civilisation, entendue dans son sens ethnographique ?tendu, est cet ensemble complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l'art, le droit, la mo-

rale, les coutumes, et toutes les autres aptitudes et habitudes qu'acquiert l'homme en tant que membre d'une soci?t?. Cette d?finition, qui est plut?t une description, pr?sente ceci de particulier qu'elle se rapporte plut?t ? un ensemble de faits qui peuvent ?tre directement observ?s en un moment donn? du temps, comme on peut aussi en suivre l'?volution, ainsi que l'a fait Tylor lui-m?me.

La notion anthropologique de culture ?tait n?e. Non utilis?e par Herbert Spencer, du moins dans ce sens, elle fut cependant reprise par les premiers anthropologues anglais et am?ricains, tels que Sumner, Keller, Malinowski, Lowie, Wissler, Sapir, Boas, Benedict. Aux ?tats-Unis, l'anthropologie en est m?me venue ? se d?finir comme la science de la culture; alors qu'en Angleterre on distingue entre anthropologie physique (?tude du d?veloppement et de la croissance du corps humain) et anthropologie ?sociale?, les Am?ricains opposent plut?t l'anthropologie ?culturelle? ? l'anthropologie physique.

En sociologie, le terme culture fut aussi rapidement adopt? par les premiers sociologues am?ricains, en particulier Albion Small, Park, Burgess et surtout Ogburn. Il fut cependant plus lent ? s'y frayer un che-

Guy Rocher, La notion de culture

2

min qu'en anthropologie, vraisemblablement parce que les grands pr?curseurs de la sociologie, Comte, Marx, Weber, T?nnies, Durkheim ne l'ont pas employ?. Mais il fait maintenant partie du vocabulaire de la sociologie aussi bien que de l'anthropologie.

La sociologie et l'anthropologie de langue fran?aise furent cependant plus lentes ? incorporer ce n?ologisme. Ce n'est que dans la nouvelle g?n?ration de sociologues fran?ais qui surgit apr?s la derni?re guerre que le terme culture devint populaire en France, sous l'influence de la sociologie am?ricaine.

Ce bref historique sert peut-?tre d?j? ? ?clairer un peu le sens qu'on donne maintenant en sociologie au terme culture, et que nous allons pr?ciser. Emprunt? au fran?ais, retraduit de l'allemand ? l'anglais, le terme se voit chaque fois ajouter une connotation nouvelle, toujours par extension ou par analogie, sans perdre son sens original, mais en rev?tant de nouveaux sens toujours plus ?loign?s du premier. Du ?champ labour? et ensemenc? qu'il signifiait dans l'ancien fran?ais, au sens sociologique avec lequel il fait maintenant sa rentr?e en fran?ais, il y sans doute bien loin. Et pourtant, c'est l? le fruit d'une ?volution qui s'est op?r?e d'une fa?on que l'on pourrait appeler coh?rente, sans brisure, sans solution de continuit?.

Culture et civilisation

L'?volution que nous venons de d?crire devait in?vitablement amener une confrontation entre la notion de culture et celle de civilisation. Dans le sens qu'en vinrent ? lui attribuer les historiens allemands, le vocable culture prit un sens bien voisin de celui qu'avait d?j? le terme civilisation. Diverses distinctions furent donc propos?es, notamment en Allemagne; elles peuvent presque toutes se ramener ? deux principales. La premi?re distinction consiste ? englober dans la culture l'ensemble des moyens collectifs dont disposent l'homme ou une soci?t? pour contr?ler et manipuler l'environne-

ment physique, le monde naturel. Il s'agit donc principalement de la science, de la technologie et de leurs applications. La civilisation comprend l'ensemble des moyens collectifs auxquels l'homme peut recourir pour exercer un contr?le sur lui-m?me, pour se grandir intellectuellement, moralement, spirituellement. Les arts, la philosophie, la religion, le droit sont alors des faits de civilisation.

La seconde distinction est ? peu pr?s exactement l'inverse de la premi?re. La notion de civilisation s'applique alors aux moyens qui servent les fins utilitaires et mat?rielles de la vie humaine collective; la civilisation porte un caract?re rationnel, qu'exige le progr?s des conditions physiques et mat?rielles du travail, de la production, de la technologie. La culture comprend plut?t les aspects plus d?sint?ress?s et plus spirituels de la vie collective, fruits de la r?flexion et de la pens?e ?pures?, de la sensibilit? et de l'id?alisme.

Ces deux distinctions ont eu en Allemagne des partisans en nombre ? peu pr?s ?gal; il semble difficile d'affirmer que l'une ait connu une plus grande faveur que l'autre. Cependant, dans la sociologie am?ricaine, les auteurs qui ont cru n?cessaire ou utile de poursuivre cette distinction ont plut?t opt? pour la seconde, probablement par suite des influences allemandes qu'ils subirent, notamment de la part de Ferdinand T?nnies et d'Alfred Weber (qu'il ne faut pas confondre avec Max Weber). C'est le cas en particulier de Robert MacIver et Robert K. Merton 1 qui, bien que dans des termes diff?rents, ont tous deux maintenu entre culture et civilisation une distinction qui s'inspire directement de celle d'Alfred Weber.

1 Robert M. Maclver, Society, Its Structure and Changes, New York, R. Long and R. R. Smith, Inc., 1931; Robert K. Merton, ?Civilization and Culture?, Sociology and Social Research, vol. 21, pages 103-113. Cit?s dans Kroeber et Kluckhohn, op. cit., pages 21-23.

Guy Rocher, La notion de culture

3

En g?n?ral, cependant, sociologues et anthropologues ne se sont gu?re pr?occup?s de poursuivre cette distinction, qui leur est apparue factice et surtout entach?e d'un dualisme ?quivoque et inspir?e dune fausse opposition entre l'esprit et la mati?re, la sensibilit? et la rationalit?, les id?es et les choses. La tr?s grande majorit? des sociologues et anthropologues ?vitent d'employer le terme civilisation, ou encore utilisent celui de culture, qui leur est cher, dans le m?me sens que civilisation et consid?rent que les deux sont interchangeables. C'est ainsi que l'ethnologue fran?ais Claude L?vi-Strauss parle des ?civilisations primitives? 1, Suivant d'ailleurs en cela l'exemple de Tylor qui, bien qu'il ait parfois accord? aux deux termes des sens diff?rents, a donn? une m?me d?finition de la culture et de la civilisation, comme nous l'avons vu plus haut.

plus ?tendus, plus englobants dans l'espace et dans le temps 2.

En second lieu, le terme civilisation peut aussi ?tre appliqu? aux soci?t?s pr?sentant un stade avanc? de d?veloppement, marqu? par le progr?s scientifique et technique, l'urbanisation, la complexit? de l'organisation sociale, etc. On reprend la signification qu'a eue longtemps (et qu'a encore dans le langage courant) le terme civilisation, employ? dans le sens de civiliser ou se civiliser 3. Le terme a alors une connotation ?volutionniste; mais nous verrons plus loin que, pour se d?gager des jugements de valeur que le terme civilisation a longtemps chari?s avec lui, ou recourt maintenant dans les sciences sociales ? des vocables comme industrialisation, d?veloppement et modernisation.

Il arrive cependant qu'on trouve chez certains sociologues et anthropologues contemporains les deux distinctions suivantes.

Tout d'abord, on emploiera le terme civilisation pour d?signer un ensemble de cultures particuli?res ayant entre elles des affinit?s ou des origines communes; on parlera en ce sens de la civilisation occidentale, dans laquelle on trouve les cultures fran?aise, anglaise, allemande, italienne, am?ricaine, etc. Ou encore, on parlera de la civilisation am?ricaine quand on r?f?rera ? l'extension dans le monde moderne du mode de vie caract?ristique de la culture am?ricaine, c'est-?-dire ?tatsunienne. On voit que la notion de culture est alors li?e ? une soci?t? donn?e et identifiable, tandis que le terme civilisation sert ? d?signer des ensembles

1 En particulier dans son livre Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1966, page 408.

2 D?FINITION DE LA CULTURE

La r?trospective historique pr?c?dente nous am?ne maintenant ? d?finir la culture d'une mani?re plus pr?cise que nous ne l'avons fait encore. La d?finition de Tylor, rapport?e plus haut, est tr?s souvent cit?e, car bien que datant de 1871, elle est ?tonnamment compl?te et pr?cise. On lui a cependant reproch?, d'?tre un peu trop descrip-

2 Par exemple, c'est pr?cis?ment ce sens que Durkheim et Mauss attribuent ? la notion de civilisation, par laquelle ils entendent ?des ph?nom?nes sociaux qui ne sont pas strictement attach?s ? un organisme social d?termin?; ils s'?tendent sur des aires qui d?passent nu territoire national, ou bien ils se d?veloppent sur des p?riodes de temps qui d?passent l'histoire d'une seule Soci?t?. Ils vivent d'une vie en quelque sorte supranationale.? Dans ?Note sur la notion de Civilisation?, L'ann?e sociologique, 12, 1909-1912, page 47.

3 On en trouvera des exemples rapport?s par Arden R. Kings au mot ?Civilization? dans A Dictionnary of the Social Sciences, publi? sous la direction de Julius Gould et William L. Kolb, New York, The Free Press of Glencoe, 1964, pages 93-94.

Guy Rocher, La notion de culture

4

tive et on peut ajouter qu'elle ne met peut-?tre pas en lumi?re tous les caract?res que l'on attribue maintenant ? la culture. Depuis Tylor, bien d'autres d?finitions de la culture se sont ajout?es; Kroeber et Kluckhohn les ont collig?es, class?es et comment?es 1. Un bon nombre de ces d?finitions sont loin d'?tre aussi heureuses que celle de Tylor; plusieurs ont cependant contribu? ? cerner d'un peu plus pr?s la r?alit? culturelle.

Nous inspirant de la d?finition de Tylor et de plusieurs autres, nous pourrions d?finir la culture comme ?tant

un ensemble li? de mani?res de penser, de sentir et d'agir plus ou moins formalis?es qui, ?tant apprises et partag?es par une pluralit? de personnes, servent, d'une mani?re ? la fois objective et symbolique, ? constituer ces personnes en une collectivit? particuli?re et distincte.

L'explication de cette d?finition va nous permettre de mettre en lumi?re les caract?ristiques principales qu'anthropologues et sociologues s'entendent pour reconna?tre ? la culture.

Caract?ristiques principales de la culture

On notera d'abord que nous avons repris la formule particuli?rement heureuse de Durkheim et que nous parlons de ?mani?res de penser, de sentir et d'agir?. Cette formule est plus synth?tique et aussi plus g?n?rale que l'?num?ration de Tylor; elle est par ailleurs plus explicite que la formule ?mani?re de vivre? (?way of life?) qu'on trouve dans beaucoup d'autres d?finitions. Elle pr?sente l'avantage de souligner que les mod?les, valeurs, symboles qui composent la culture incluent les connaissances, les id?es,

1 Op. cit., pages 75-154.

la pens?e, s'?tendent ? toutes les formes d'expressions des sentiments aussi bien qu'aux r?gles qui r?gissent des actions objectivement observables. La culture s'adresse donc ? toute activit? humaine, qu'elle soit cognitive, affective ou conative (i.e. qui concerne l'agir au sens strict) ou m?me sensori-motrice. Cette expression souligne enfin que la culture est action, qu'elle est d'abord et avant tout v?cue par des personnes; c'est ? partir de l'observation de cette action que l'on peut inf?rer l'existence de la culture et en tracer les contours. En retour, c'est parce qu'elle se conforme ? une culture donn?e que l'action des personnes peut ?tre dite action sociale.

En second lieu, ces mani?res de penser, de sentir et d'agir peuvent ?tre ?plus ou moins formalis?es?; elle sont tr?s formalis?es dans un code de lois, dans des formules rituelles, des c?r?monies, un protocole, des connaissances scientifiques, la technologie, une th?ologie; elles le sont moins, et ? des degr?s divers, dans les arts, dans le droit coutumier, dans certains secteurs des r?gles de politesse, notamment celles qui r?gissent les relations interpersonnelles impliquant des personnes qui se connaissent et se fr?quentent de longue date. Moins les mani?res de penser, de sentir et d'agir sont formalis?es, plus la part d'interpr?tation et d'adaptation personnelle est permise ou m?me requise.

La troisi?me caract?ristique de la culture, que comprend notre d?finition, est absolument centrale et essentielle; ce qui fait d'abord et avant tout la culture, c'est que des mani?res de penser, de sentir et d'agir sont partag?es par une pluralit? de personnes. Le nombre de personnes importe peu; il peut suffire de quelques personnes pour cr?er la culture d'un groupe restreint (un ?gang?), alors que la culture d'une soci?t? globale est n?cessairement partag?e par un grand nombre de personnes. L'essentiel est que des fa?ons d'?tre soient consid?r?es

Guy Rocher, La notion de culture

5

comme id?ales ou normales par un nombre suffisant de personnes pour qu'on puisse reconna?tre qu'il s'agit bien de r?gles de vie ayant acquis un caract?re collectif et donc social. La culture, au sens anthropologique et sociologique du terme, bien qu'elle s'individualise, n'est cependant pas individuelle de sa nature; on la reconna?t d'abord et principalement ? ce qu'elle est commune ? une pluralit? de personnes. Nous avons vu pr?c?demment comment la notion de culture, qui ne pouvait d'abord s'appliquer qu'? des individus, en est venue ? prendre une nouvelle signification collective. On voit aussi du m?me coup que la notion de culture ne s'applique pas qu'? une soci?t? globale. Les sociologues parlent volontiers de la culture d'une classe sociale, d'une r?gion, d'une industrie, d'un ?gang?. Ou encore, il arrive qu'on emploie l'expression ?sous-culture? pour d?signer une entit? partielle au sein d'une soci?t? globale (la sous-culture des jeunes) ou lorsqu'on veut faire ?tat des liens entre une culture et une autre plus ?tendue dans laquelle elle s'inscrit.

Un quatri?me caract?re de la culture, auquel de nombreux auteurs ont accord? une importance presque ?gale au pr?c?dent, concerne son mode d'acquisition ou de transmission. Rien de culturel n'est h?rit? biologiquement ou g?n?tiquement, rien de la culture n'est inscrit ? la naissance dans l'organisme biologique. L'acquisition de la culture r?sulte des divers modes et m?canismes de l'apprentissage (ce dernier terme ?tant entendu ici dans un sens plus large que celui que nous lui attribuons dans le chapitre suivant). Les traits culturels ne sont donc pas partag?s par une pluralit? de personnes de la m?me fa?on que peuvent l'?tre des traits physiques; on peut dire que les derniers fruits sont le fruit de l'h?r?dit?, tandis que les premiers sont un h?ritage que chaque personne doit recueillir et faire sien. Plusieurs auteurs ont d'ailleurs d?fini la culture comme ?tant un ?h?ritage social?; d'autres ont pu dire que c'est ?tout ce qu'un

individu doit apprendre pour vivre dans une soci?t? particuli?re?. Recourant ? des formules diff?rentes, un grand nombre de d?finitions de la culture, celle de Tylor y comprise, ont retenu ce caract?re; certains l'ont m?me ?rig? en trait principal ou dominant de la culture.

Aspects objectif et symbolique de la culture

Apprises et partag?es, les normes et valeurs culturelles contribuent ? former, d'un certain nombre de personnes, une collectivit? particuli?re qu'il est possible et m?me relativement ais? de reconna?tre et de distinguer des autres collectivit?s. Cette collectivit?, la culture contribue ? la constituer d'une double fa?on - et c'est l? un autre trait de la culture, essentiel ? notre avis, et qui n'appara?t pas assez souvent dans les d?finitions de la culture-: d'une mani?re objective et d'une mani?re symbolique. D'une mani?re que nous appelons objective d'abord, car les mani?res de penser, de sentir et d'agir que des personnes ont en commun ?tablissent entre elles des liens que chacune ressent comme bien r?els; ce d?nominateur commun est pour chacune de ces personnes et pour toutes une r?alit? aussi ?objective?, aussi ?vidente que d'autres r?alit?s plus tangibles qu'elles peuvent aussi avoir en commun, telles qu'un territoire, des immeubles publics, des monuments, des biens mat?riels, etc. La culture est donc un des facteurs que l'on trouve ? la source de ce que Durkheim appelait la solidarit? sociale, et Auguste Comte, le consensus de la soci?t?.

Mais c'est bien plus encore d'une mani?re symbolique que la culture fonde cette relative unit? d'une collectivit? et qu'elle lui donne son caract?re distinctif. Et cela ? un double titre. Tout d'abord, les mani?res collectives de penser, de sentir et d'agir sont, pour Lin bon nombre d'entre elles, des symboles de communication ou ? tout le moins des symboles qui rendent pos-

Guy Rocher, La notion de culture

6

sible la communication. Le cas du langage est particuli?rement clair; mais les joueurs d'une ?quipe de hockey communiquent entre eux d'une fa?on non verbale, ? travers la connaissance parfois inconsciente qu'ils ont de la signification que prennent pour eux certaines mani?res d'agir de chacun des autres joueurs. Ce dernier exemple sert ? illustrer le fait que les mani?res d'agir servent elles-m?mes de symboles de communication dans l'action sociale.

Mais surtout, c'est de symbolisme de participation que sont lourdes les mani?res collectives de penser, de sentir et d'agir. Le respect des mod?les, comme nous l'avons d?j? dit, symbolise g?n?ralement l'adh?sion ? des valeurs, qui symbolise ? son tour l'appartenance ? une collectivit? donn?e. D?s lors, la solidarit? entre les membres d'une collectivit?, si elle est ressentie comme une r?alit?, est par ailleurs saisie, per?ue et exprim?e ? travers un vaste appareil symbolique, auquel chacun des membres contribue. Autrement dit, l'adh?sion ? la culture est constamment r?affirm?e par chaque membre de la collectivit? et par tous, ? travers et par la signification symbolique de participation attach?e ? leur conduite ext?rieurement observable. C'est aussi la signification symbolique des conduites qui permet aux membres d'une collectivit? comme ? ceux qui n'en sont pas, de tracer la fronti?re immat?rielle entre les membres et les non-membres, entre les citoyens et les ?trangers, entre les saints, les fid?les et les pa?ens. Le catholique qui s'abstient d?lib?r?ment de la messe dominicale t?moigne d'une mani?re symbolique ? ses propres yeux, aux yeux de ses coreligionnaires et de tous les autres, qu'il est en voie de se d?tacher ou qu'il s'est d?j? d?tach? de la collectivit? eccl?siale. L'appartenance ? une collectivit? religieuse, de nature mystique, ne peut ?videmment s'exprimer qu'? travers des symboles de cette nature; mais il faut bien voir que la m?me exigence s'impose, de fa?on plus ou moins marqu?e, pour toute autre collectivit?, qu'il s'agisse

d'une nation, d'un parti politique, d'un syndicat et m?me d'une famille. S'abstenir de participer ? des r?unions, de porter un insigne, de signer une p?tition, etc., manifeste symboliquement qu'on se d?tache d'un parti, d'un syndicat, d'une association. Comment le sociologue et l'ethnologue discernent-ils les groupements, les collectivit?s, les soci?t?s ainsi que leurs fronti?res, si ce n'est ? travers les symboles de participation que fournit la conduite des personnes? La culture prend ainsi le caract?re d'un vaste ensemble symbolique, dont les racines puisent des r?alit?s psychosociales une signification et des manifestations essentielles ? la vie collective humaine.

Le syst?me de la culture

Un dernier caract?re enfin de la culture est de former ce que nous avons appel? ?un ensemble li?, c'est-?-dire de constituer ce qu'on peut appeler un syst?me. Les diff?rents ?l?ments qui composent une culture donn?e ne sont pas simplement juxtapos?s l'un ? l'autre. Des liens les unissent, des rapports de coh?rence les rattachent les uns aux autres; lorsque des changements s'effectuent dans un secteur d'une culture, ils entra?nent des changements dans d'autres secteurs de cette culture. Ces liens et ces rapports n'ont g?n?ralement rien de n?cessaire, c'est-?-dire qu'ils ne r?sultent pas d'un raisonnement logique et rationnel qui les imposerait de n?cessit?. Ce sont plut?t des liens et des rapports ressentis subjectivement par les membres d'une soci?t?. La coh?rence d'une culture est donc par-dessus tout une r?alit? subjectale c'est-?-dire v?cue subjectivement par les membres d'une soci?t?. C'est d'abord chez les sujets et pour les sujets qu'une culture prend le caract?re d'un syst?me. En effet, bien des arrangements diff?rents sont possibles entre les ?l?ments d'une culture; l'?tude de Kluckhohn et Strodbeck sur les valeurs prouve qu'ils est bien difficile, du moins dans l'?tat actuel de nos connaissances, de d?montrer des liens objec-

Guy Rocher, La notion de culture

7

tivement n?cessaires entre certaines valeurs (par exemple entre la valorisation du pr?sent et la valorisation du faire). Les seuls liens ?n?cessaires? sont ceux que les sujets eux-m?mes jugent n?cessaires, qui leur apparaissent tels et qu'ils acceptent ainsi.

Pour parler de l'existence et de la structure du syst?me culturel, le sociologue doit donc passer d'abord par la perception qu'en ont les membres d'une collectivit?. Si par cons?quent, on peut parler du syst?me de la culture, c'est qu'une culture est per?ue et v?cue en tant que syst?me. Cet aspect du syst?me culturel n'a g?n?ralement pas ?t? assez soulign? et analys? par les auteurs qui ont parl? du syst?me de la culture.

3 FONCTIONS DE LA CULTURE

Fonction sociale de la culture

? partir de ce qui pr?c?de, il est maintenant relativement ais? d'expliciter les fonctions psycho-sociales de la culture. Sociologiquement d'abord, nous avons vu que la fonction essentielle de la culture est de r?unir une pluralit? de personnes en une collectivit? sp?cifique. D'autres facteurs contribuent aussi au m?me r?sultat: les liens du sang, la proximit? g?ographique, la cohabitation d'un m?me territoire, la division du travail. Mais des facteurs eux-m?mes, que l'on peut appeler objectifs, sont transpos?s et r?interpr?t?s dans et par la culture, qui leur donne une signification et une port?e bien au-del? de celles qu'ils ont naturellement. Ainsi, les liens du sang deviennent les liens de parent?, sont ?tendus et compliqu?s par la prohibition de l'inceste, par les r?gles qui d?finissent les mariages permis et les mariages prohib?s et par les normes qui r?gissent les rapports entre personnes d'un m?me groupe de parent?, etc. ? partir des liens biologiques du sang, les hommes ont ?labor?, ? travers la culture, des formes tr?s va-

ri?es de parent?. Il en est de m?me de la cohabitation du territoire ou de la division du travail, que la culture utilise pour forger les id?es de nation, de patrie, de propri?t?, de hi?rarchie sociale, de prestige social, de classe sociale; ce sont l? d'ailleurs non seulement des id?es mais des faits que la culture a contribu? ? cr?er et ? maintenir.

La culture appara?t donc comme l'univers mental, moral et symbolique, commun ? une pluralit? de personnes, gr?ce auquel et ? travers lequel ces personnes peuvent communiquer entre elles, se reconnaissent des liens, des attaches, des int?r?ts communs, des divergences et des oppositions, se sentent enfin, chacun individuellement et tous collectivement, membres d'une m?me entit? qui les d?passe et qu'on appelle un groupe, une association, une collectivit?, une soci?t?.

Fonction psychique de la culture

S'il en est ainsi, c'est qu'en m?me temps la culture remplit, sur le plan psychologique, une fonction de ?moulage? des personnalit?s individuelles. Une culture est en effet comme une sorte de moule dans lequel sont coul?es les personnalit?s psychiques des individus; ce moule leur propose ou leur fournit des modes de pens?e, des connaissances, des id?es, des canaux privil?gi?s d'expression des sentiments, des moyens de satisfaire ou d'aiguiser des besoins physiologiques, etc. L'enfant qui na?t et grandit dans une culture particuli?re (nationale, r?gionale, de classe, etc.) est destin? ? devoir aimer certains mets, ? les manger d'une certaine mani?re, ? relier certains sentiments ? certaines couleurs, ? se marier selon certains rites, ? adopter certains gestes ou certaines mimiques, ? percevoir les ??trangers? dans une optique particuli?re, etc. Le m?me enfant, s'il avait ?t? d?plac? d?s sa naissance et soumis ? une autre culture, aurait aim? d'autres rites, ne recourrait pas ? la m?me mimi-

Guy Rocher, La notion de culture

8

que et percevrait autrement les m?mes ?trangers.

Si la culture peut ?tre assimil?e ? un moule qui s'impose ? la personnalit?, il faut encore ajouter que ce moule n'est pas absolument rigide. Il est assez souple pour permettre des adaptations individuelles; chaque personne assimile la culture d'une mani?re idiosyncratique, la reconstruit ? sa fa?on dans une certaine mesure. Au surplus, la culture offre des choix, des options entre des valeurs dominantes et des valeurs variantes, entre des mod?les pr?f?rentiels, variants ou d?viants, ainsi que nous l'avons vu dans les chapitres pr?c?dents. La culture peut aussi autoriser, parfois m?me requ?rir, -une part d'innovation chez les acteurs sociaux, toutes les soci?t?s ne laissant cependant pas la m?me latitude ? leurs membres ? ce propos.

Mais cette flexibilit? du moule culturel est toujours ? l'int?rieur de limites donn?es; franchir ces limites, c'est devenir marginal ? la soci?t? dont on est membre ou c'est sortir de cette soci?t? et passer ? une autre. Surtout, cette flexibilit? n'emp?che pas que la culture moule la personnalit? aussi bien par les choix qu'elle autorise et les variantes qu'elle offre que par les contraintes qu'elle impose; une culture offre un choix entre des mod?les, des valeurs, des significations symboliques, mais ce choix n'est jamais illimit?; il se restreint ? certaines options possibles, il ne s'?tend pas ? toutes et encore il en privil?gie toujours certaines plus que d'autres.

On peut donc vraiment dire que la culture informe la personnalit?, dans le sens qu'elle lui conf?re une forme, une configuration, une physionomie qui lui permet de fonctionner au sein d'une soci?t? donn?e. Nous ?laborerons davantage cet aspect de la culture en traitant de la socialisation, dans le prochain chapitre.

et ne s'explique v?ritablement que dans le contexte d'une autre fonction plus g?n?rale et plus fondamentale, celle qui permet et favorise l'adaptation de l'homme et de la soci?t? ? leur environnement et ? l'ensemble des r?alit?s avec lesquelles ils doivent vivre. On comprendra mieux cette fonction si on compare la culture ? l'instinct avec lequel elle pr?sente des ressemblances et des dissemblances. Sans doute, ce n'est pas le lieu ici d'entrer dans le d?tail des discussions sur l'instinct qui occupent biologistes et psychologues; l'instinct demeure encore une r?alit? bien obscure et bien myst?rieuse. Nous nous contenterons de n'en utiliser ici que certains ?l?ments.

4 CULTURE ET INSTINCT

D?finitions de l'instinct

Le psychologue Henri Pi?ron d?finit l'instinct de la mani?re suivante: ?l'instinct peut servir ? d?signer une cat?gorie d'actes plus ou moins complexes, repr?sentant plut?t en g?n?ral une participation de l'ensemble de l'organisme, r?alis?s d'embl?e avec une perfection suffisante et la plupart du temps sans progr?s ult?rieur, dou?s d'une plasticit? relative entre des limites assez ?troites, plus ou moins influenc?s par les circonstances du moment, mais relevant d'un m?canisme cong?nital et qui n'est point acquis par l'exp?rience individuelle? 1. De son c?t?, Ronald Fletcher donne de l'instinct une d?finition plus ?labor?e qui en indique les principales caract?ristiques: ?Tel qu'il est employ? en biologie, le terme instinct d?signe les s?quences r?currentes de l'exp?rience et du comportement de l'animal, ainsi que leurs conditions neuro-physiologiques sous-jacentes, qui (a) paraissent aboutir ? des cons?quences sp?cifiques; (b) sont fonc-

La double fonction, sociologique et 1 Henri Pi?ron, De l'actinie ? l'homme, Paris, Presses

psychologique, de la culture ne se comprend

universitaires de France, 1959, vol. 11, p. 90.

................
................

In order to avoid copyright disputes, this page is only a partial summary.

Google Online Preview   Download