Traité de relations internationales. Tome I. Les théories ...



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|Gérard Dussouy |

|professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée |

|de l'Université Montesquieu de Bordeaux |

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|(2009) |

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|Traité de relations internationales. |

|Tome III. |

|Les théories |

|de la mondialité. |

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|Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, |

|professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi |

|Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca |

|Site web pédagogique : |

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|Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" |

|Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, |

|professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi |

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|Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi |

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Jean-Marie Tremblay, sociologue

Fondateur et Président-directeur général,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Gérard Dussouy

professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée de l'Université Montesquieu de Bordeaux

Traité de relations internationales. Tome III.

Les théories de la mondialité.

Paris : Éditions L’Harmattan, 2009, 316 pp. Collection “Pouvoirs comparés”, dirigée par Michel Bergès.

[Autorisation formelle accordée le 4 mai 2011 par l’auteur et le directeur de la collection “Pouvoirs comparés” chez L’Harmattan, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[pic] Courriels : gerard.dussouy@wanadoo.fr

Michel Bergès : michel.berges@free.fr

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 12 points.

Pour les citations : Times New Roman, 12 points.

Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’

Édition numérique réalisée le 24 août 2011, revue le 3 novembre 2011 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

[pic]

Gérard Dussouy

professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée

de l'Université Montesquieu de Bordeaux

Traité de relations internationales.

Tome III. Les théories de la mondialité.

[pic]

Paris : Éditions L’Harmattan, 2009, 316 pp. Collection “Pouvoirs comparés”, dirigée par Michel Bergès.

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Pouvoirs comparés

Collection dirigée par Michel Bergès

Professeur de Science politique

Nathalie Blanc-Noël (sous la direction de)

La Baltique. Une nouvelle région en Europe

David Cumin et Jean-Paul Joubert

Le Japon, puissance nucléaire ?

Dmitri Georges Lavroff (sous la direction de)

La République décentralisée

Michel Louis Martin (sous la direction de)

Les Militaires et le recours à la force armée. Faucons, colombes ?

Constanze Villar

Le Discours diplomatique

Gérard Dussouy

Les Théories géopolitiques. Traité de Relations internationales (I)

Gérard Dussouy

Les Théories de l’interétatique. Traité de Relations internationales (II)

André Yinda Yinda (Préface de Pierre Manent)

L’Art d’ordonner le monde. Usages de Machiavel

Dominique d’Antin de Vaillac

L’Invention des Landes. L’État français et les territoires

Michel Bergès (sous la direction de)

Penser les Relations internationales

Joseane Lucia Silva

« L’anthropophagisme » dans l’identité culturelle brésilienne

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Pouvoirs comparés

Du même auteur

Quelle géopolitique au XXIe siècle ?

Paris, Bruxelles, Complexe, 2001.

Les Théories géopolitiques.

Traité de Relations internationales (I).

Paris, L’Harmattan, 2006.

Les Théories de l’interétatique

Traité de Relations internationales (II).

Paris, L’Harmattan, 2007.

Sommaire

Quatrième de couverture

Introduction

Chapitre I.

L’ordre marchand

1. La théorie des régimes internationaux et son contexte

A. Le concept de régime international

B. Le dilemme de la théorie des régimes avec ou sans stabilité hégémonique

La théorie de la stabilité hégémonique et ses interprétations

Interaction des intérêts et utilité des régimes

La réaction néoréaliste et la complexification du cadre coopératif

L’approche cognitiviste : des régimes aux réseaux

2. Le pouvoir économique dans la globalisation, objet central de l’Épi

A. Le néocapitalisme et sa configuration

La logique du nouveau capitalisme

Les configurations de la mondialisation

B. Les acteurs de la globalisation et la question du pouvoir économique

Géographie des territoires et géographie des firmes

La loi des marchés financiers

Les nouvelles hiérarchies économiques

Les contradictions de l’économie mondiale et les impasses de sa gouvernance

La déstructuration de l’emploi dans les pays développés

Essor de la « superclasse globale » (ou hyperclasse) et crise des classes moyennes

La mise en cause du théorème Hos, ultime justification du libre-échange

La transformation des périphéries et les tribulations de l’Omc

Les flux de capitaux et la marginalisation du Fonds monétaire international (Fmi)

La question énergétique, « goulet d’étranglement » de la mondialisation ?

C. Le spectre de la crise systémique : réhabilitation des théories néomarxistes ou légitimation du néomercantilisme ?

Les indices de la crise systémique

Les interprétations néomarxistes de la globalisation

Les impasses de la gouvernance mondiale et la légitimation du néomercantilisme

Conclusion du chapitre : la crise et la transformation de l’ordre économique mondial

Chapitre II.

L’hypothèse hasardeuse de la « société mondiale »

1. Transnationalisme et vision réticulaire du monde

A. La thèse et la méthode transnationalistes

La spécificité du réseau en tant que dispositif de pouvoir

Les pouvoirs durs des réseaux territoriaux

Les pouvoirs souples des réseaux de personnes : la dynamique positionnelle

B. Le réseau facteur de la mondialité ?

Les ONG, réseaux de l’intégration mondiale ?

Les flux médiatiques, l’Internet et les limites de la communication globale

Les réseaux du refus : mouvements sociaux globaux (Msg) et réseaux terroristes

Les réseaux du crime transnational

C. La régulation par les réseaux ou la régulation des réseaux ?

La régulation par les réseaux

Le pouvoir transnational des acteurs non étatiques et la régulation des réseaux

2. Une société globale de bientôt neuf milliards d’individus ? Les défis de la démographie, de la culture, de l’écologie

A. L’émergence et la question de la pertinence du concept de société civile

Une société civile maintenant globale

De la SCG à la démocratie mondiale

B. L’impact de la démographie : migrations et vieillissement

Des différentiels démographiques qui vont peser lourd

Migrations, diasporas et hétérogénéisation

Le vieillissement et ses conséquences socio-économiques

C. La trialectique des cultures

La culture, en tant que rapport au monde : une question de formatage historique et social

Formatage global ou communautarisme universel ?

La société mondiale au risque du changement climatique

Conclusion : la mondialité : un fait social total

A. La théorie de la société mondiale comme prophétie autoréalisatrice ?

B. Le néomédiévalisme global et la convergence des crises

Conclusion du Traité :

une herméneutique de la mondialité

1. Complexité et pragmatisme méthodologique

A. La dimension stratégique des théories des relations internationales

B. Les procédés du pragmatisme méthodologique : enquête et interprétation

2. La géopolitique systémique en tant qu’herméneutique

A. L’artefact/configuration systémique, instrument herméneutique

B. L’artefact et son autoconsistance

C. Les variables de configuration

D. L’espace naturel : ressources et environnement

Le champ démographique

Le champ interétatique : déclin ou renouveau de l’État, fragmentation, nouvelles puissances

Le champ économique et social

Le champ symbolique : idéologies, cultures, religions et identités

3. Les conséquences géopolitiques de la globalisation

A. Un scénario complexe

B. L’unipolarité américaine, jusqu’à quand ?

La crise et les signes d’un tassement de la puissance américaine

La thalassocratie américaine et ses deux théâtres d’intervention prioritaires

C. Deux challengers asiatiques encore loin du compte

La Chine

L’Union indienne

D. Les graves incertitudes de l’Europe : la crise à tous les niveaux

Le déclin inexorable des nations européennes et les crises à venir

Le traité limité et la marginalisation de l’Europe

Le choc salutaire des crises ?

La Russie

E. Le reste du monde

Le monde arabe, l’espace turc et turcophone

L’Amérique latine

L’Afrique subsaharienne

F. De l’inter-etnocentrisme à l’inter-régionalité

Traité de relations internationales.

Tome III. Les théories de la mondialité.

QUATRIÈME DE COUVERTURE

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La mondialité est un fait social total. C'est le résultat du progrès des communications et de la mondialisation du capitalisme. Un système mondial s'est mis en place, mais dont on a du mal à dessiner les contours et en préciser le fonctionnement. C'est pourquoi dans ce livre, et dans la continuité épistémologique des deux premiers tomes de son traité, Gerard Dessouy dissèque les théories que la mondialité engendre. En premier lieu, celles qui traitent du pouvoir de l'économie de fixer un ordre marchand mondial qui dépasse les États. En second lieu, celles qui postulent une société mondiale cosmopolite, bâtie sur les réseaux d'acteurs et soumise à des régulations transnationales. À cette occasion, il mène une analyse théorique des réseaux de pouvoir qui faisait défaut jusqu'à aujourd'hui. Dans les deux cas, l'auteur n'a pas de difficulté à mettre en évidence divers enjeux rédhibitoires qui renvoient au concept de puissance : le changement hiérarchique au sein d'une globalisation économique chaotique ; les défis de la démographie, de la culture et de l'écologie dans l'hypothèse de la société mondiale. Face à ces théories impuissantes à rendre la complexité du monde, Gérard Dussouy insiste sur la nécessité de penser une herméneutique de la mondialité dont il précise ici certains fondements. Au final, les analyses de l'auteur s'avèrent très préoccupantes pour les Européens. La récession née du krach de l'été 2008 pourrait être le début d'une crise structurelle et existentielle profonde.

Gérard DUSSOUY est professeur de géopolitique à l'Université Montesquieu de Bordeaux. Chercheur au CAPCGRI (Centre d'Analyse politique comparée, de Géostratégie et de Relations internationales), il a publié aux Éditions L'Harmattan les deux premiers tomes du Traité de relations internationales, aux Éditions Complexe, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, ainsi que divers articles, notamment dans l'Annuaire français de relations internationales.

[9]

Traité de relations internationales.

Tome III. Les théories de la mondialité.

INTRODUCTION

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La généralisation depuis la fin de la seconde guerre mondiale du libre-échange, et plus encore depuis la fin de la guerre froide, la globalisation de l’économie, n’ont sans doute pas exaucé le rêve d’universalité d’un grand nombre d’hommes. Parce qu’à l’interdépendance (de plus en plus coercitive comme on l’a remarqué avec Harlan Wilson [1]) engendrée par la mondialisation correspond une configuration chaotique. Cependant, ces phénomènes ont installé les humains dans une mondialité concrète que chacun d’entre eux peut, pour différentes raisons et de façon positive ou négative, apprécier quotidiennement. C’est un état de fait que tout un chacun, qu’il en ait conscience ou non, qu’il ait le sentiment ou non d’appartenir à la même humanité, est désormais concerné par des actes et des pratiques de portée planétaire. La victoire encore récente du capitalisme sur le communisme fait vivre au monde une seconde « grande transformation » selon l’expression couramment empruntée à Karl Polanyi qui l’utilisait pour signifier les changements qu’avait engendrés la naissance du capitalisme industriel, en même temps que l’institutionnalisation du marché [2]. Il insistait sur l’importance décisive de ce moment historique de la réalité sociale, parce qu’il était porteur de l’une des premières dérégulations (abolition du système de Speenhamland ou « loi sur les pauvres » en 1834 qui libéralisait le marché du travail en Angleterre), bientôt suivie par les mesures unilatérales du Royaume-Uni en matière de désarmement douanier. Le caractère délibéré de cet acte permet la [10] comparaison avec la mondialisation contemporaine quand on considère avec l’économiste français Elie Cohen (adepte de cette analogie) que la planétarisation du marché capitaliste résulte de « la convergence de trois mouvements : la libéralisation des échanges mondiaux, la déréglementation des économies nationales et la globalisation des grandes firmes industrielles et de services » [3]. Le critère stratégique ou téléologique s’impose donc comme le critère de différenciation essentiel pour distinguer des phases spécifiques au sein du processus de la globalisation que d’aucuns tiennent pour fort ancien, pluriséculaire et non limité à son aspect commercial et marchand.

Les historiens, ceux par exemple qu’a réunis A.G. Hopkins pour essayer d’éclairer la question, découpent la globalisation en quatre périodes : archaïque (avant 1600), proto (de 1600 à 1800), moderne (de 1800 à 1950) et postcoloniale ou contemporaine (depuis 1950-1980) [4]. La première aurait ceci d’original qu’elle serait assez largement non occidentale et surtout asiatique (rôle précoce de la diaspora chinoise, des marchands arabes et hindous) [5]. L’intérêt de sa recension est alors de montrer qu’il est historiquement faux de réduire la mondialisation à une occidentalisation du monde. Il est aussi de faire comprendre, comme en est persuadé Edward Friedman, qu’après l’interrègne européen et américain, les grandes civilisations de l’Asie vont redevenir les grands acteurs du marché mondial et les principaux producteurs de la culture mondiale [6]. Parce qu’il serait illusoire d’imaginer que celle-ci n’est pas influencée par les rapports de force démographiques et économiques. N’a-t-on pas déjà entendu un dirigeant indien évoquer l’idée que les surplus démographiques de l’Inde permettront demain de combler, par la voie de l’émigration, les vides laissés par la dénatalité dans les nations frappées d’un fort vieillissement ? Ce qui ne saurait aller sans impliquer des changements culturels radicaux.

On commence seulement maintenant à comprendre que la principale conséquence de la globalisation aura été l’émergence des grandes puissances asiatiques. Et que l’ordre géopolitique mondial va s’en trouver bouleversé. D’ailleurs, écrit le diplomate singapourien Kishore Mahbubani, la désoccidentalisation de l’Asie a commencé parallèlement à la croissance économique [7]. [11] Les Asiatiques, commente-t-il, ont repris confiance en eux-mêmes. Ils ne pensent plus que la partie la plus civilisée du monde est à l’Ouest, et ils vont justement exiger une redistribution des responsabilités mondiales, quittes à s’emparer du leadership. Sans doute ce haut fonctionnaire international sous-estime-t-il, de ce point de vue, les failles inhérentes à la rivalité entre la Chine et une Inde qu’il perçoit comme un pont civilisationnel entre les deux hémisphères.

La seconde période est mieux connue et est généralement considérée comme la première quand, à la suite de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein, on fait de l’époque des Grandes Découvertes l’origine de l’extension du capitalisme à l’ensemble de la planète. Hormis la réserve qu’inspire le caractère ethnocentrique de ce point de départ par rapport à la phase archaïque, il faut préciser que l’existence du Pacte colonial demeura un obstacle assez rédhibitoire à l’expansion du marché capitaliste. Et qu’elle rend, malgré la mise en place dans les années 1760 d’un espace marchand euroaméricain incluant une partie de l’Afrique dans le cadre du commerce triangulaire, toute comparaison avec la globalisation contemporaine, multidimensionnelle et totalement dérégulée, très aléatoire. Car il convient de savoir de quoi l’on parle exactement quand on utilise le terme globalisation, ou encore celui, plus exigeant, de mondialisation. Hopkins et ses collègues, qui ne connaissent que le premier, lui donnent un sens large. Ils ne le retiennent que pour sa valeur heuristique qui recouvre tout ce qui a trait à l’échange. Il désigne alors un phénomène extrêmement divers, contingent et complexe à la fois, qui pourrait être le fil conducteur d’une histoire du monde et d’une globalisation de l’histoire [8]. Mais cela reste peu discriminant, et plutôt flou. Car, sans vouloir réduire la mondialisation à sa dimension économique, on doit néanmoins se demander si le passage à la mondialité des histoires nationales ne correspond pas avant tout au passage de l’échange précisément, qui a toujours existé car il y a toujours eu des marchands comme il y a toujours eu des emprunts culturels, à celui de l’interdépendance (elle-même soumise à la dialectique de l’intégration et de la désintégration). Il faut s’interdire de tout confondre.

[12]

De ce point de vue, parce qu’il fonde une logique dominante, essentiellement marchande, de la mondialité, l’événement crucial n’est-il pas le triomphe du paradigme du libre-échange (et non pas de sa théorie – pour ne pas offusquer les économistes) qui est advenu au cours de la seconde moitié du vingtième siècle après une première expérience au milieu du précédent. Ce qui implique qu’au sens strict de la mise en place du marché capitaliste sans entraves, puis de la généralisation de la logique marchande à toutes les activités humaines, ce que l’on appelle aujourd’hui la mondialisation n’a connu que deux moments décisifs.

En effet, l’adoption unilatérale du libre-échange par l’Angleterre, avec l’abandon des droits de douanes sur les céréales en 1846 (loi Cobden ou Anti-Corn Law Bill), fut la première application du credo libéral selon lequel l’alliance entre le laissez-passer, l’étalon-or et un marché du travail concurrentiel était la clef de la croissance et d’un enrichissement mutuel. Ce fut, comme le souligne Polanyi, un « acte de foi » des Anglais que de sacrifier du même coup leur agriculture et de dépendre pour leur ravitaillement de sources situées outre-mer, face à la conviction d’être capables de vendre partout dans le monde les biens industriels les moins chers et de conserver leur avance manufacturière inventive [9]. L’Angleterre fut d’ailleurs la seule (à l’exception du traité de libre-échange signé avec la France en 1860, mais de courte durée puisqu’il ne survécut pas au Second Empire) à pratiquer l’ouverture économique jusqu’à la crise des années trente qui finit par avoir raison de son obstination libérale. Toutes les autres économies nationales demeurèrent préoccupées par le souci de leur autosuffisance.

Ce n’est que plus tard, avec la globalisation contemporaine, que l’interdépendance est devenue une réalité. Elle est la conséquence de l’effet multiplicateur des nouvelles technologies de communication, de la production et de la consommation de masse, mais aussi de la dissuasion nucléaire, et de l’impact global des États-Unis en matière de politique économique, de normes sociétales, ou de pratiques culturelles. Ces derniers ont initié la structuration planétaire des échanges, des mouvements de capitaux, ainsi que l’expansion des firmes qui développent des stratégies mondiales de conquête de marché. Tous ces phénomènes [13] sont devenus tellement prégnants, que les analystes postulent aujourd’hui l’existence d’un système économique mondial intégré. Pour certains d’entre eux, l’économie enfermerait désormais le monde dans un réseau de relations marchandes, d’intérêts réciproques, corsetant les rapports de force, délégitimant les volontés de puissance, enlevant toute substance aux formes irrationnelles d’inimitiés. Toutefois, cette thèse d’une économie mondiale connexionniste, telle que l’a soutenue Robert Reich [10], et qui tient l’économie internationale traditionnelle pour caduque, est contestée par les tenants d’un néomercantilisme qui voient dans la globalisation, parce qu’elle est devenue coercitive, une source de tensions et d’antagonismes. Du même coup, selon Fanny Coulomb, l’on s’est retrouvé, au niveau du débat théorique, à la fin du XXe siècle, dans la situation « qui prévalait à la fin du XVIIIe siècle, avec une idéologie dominante promouvant l’idée de la paix par le développement des échanges internationaux (théorie de la globalisation) et des contestations fortes, notamment autour de la notion de la guerre économique » [11]. Pour sa part, dans la préface de la réédition de son best-seller, False Dawn, le philosophe britannique John Gray perçoit le retour de la géopolitique au cœur de la globalisation et prédit la fin proche du « global laissez-faire » [12]. Le premier, il l’attribue à la concurrence acharnée des grandes puissances, à leurs guerres à venir pour les ressources naturelles et à la prolifération des technologies militaires de destruction de masse. La seconde, il l’impute aux vulnérabilités des États-Unis et à leur incapacité à remplir leur fonction d’économie dominante (en particulier celle de banquier du monde), contrairement à la Grande Bretagne au XIXe siècle. La crise qui les frappe vient conforter ce jugement.

Jusqu’à ce que celle-ci n’éclate, sans aller jusqu’à assimiler l’économie mondiale à l’idéaltype avancé par Reich (celui d’une économie-réseau planétaire faîte de participations croisées dans tous les secteurs d’activités productives, financières, monétaires et autres), il est évident que l’on a assisté à une économicisation des relations internationales. Aussi bien au niveau pratique, parce que les enjeux économiques sont devenus essentiels dans les relations entre les États et entre les sociétés, qu’au niveau théorique avec, d’une part, l’imprégnation remarquée de la [14] science politique par la sémantique des économistes (chez Kenneth Waltz en particulier) et, d’autre part, avec l’apport interprétatif indispensable que lui procure la théorie économique. C’est ainsi que la prise en charge théorique de l’emprise de l’économie sur les affaires internationales a commencé dans les années 1972-1973, par le biais d’une réflexion d’ensemble sur « la politique des relations économiques internationales ». Elle le fut, a-t-il été rappelé, à l’initiative de la revue International Organizations qui lui consacra un numéro spécial [13]. Elle est née alors des inquiétudes engendrées par la détérioration du système monétaire international (Smi) par les chocs pétroliers, par le déclin économique supposé et exagéré des États-Unis qui ont fait craindre pour l’échange international et surtout pour les régimes [14]. C’est-à-dire les accords, tels ceux du Gatt (General Agreement on Tariffs and Trade), mais encore les institutions, les conventions et les normes qui permettent à la coopération internationale de fonctionner [15]. Très tôt critiquée, par Susan Strange en particulier, pour son imprécision, son éphémère contextualité et son aspect ethnocentrique, la notion de régime international est aujourd’hui tout à fait dépassée par la dérégulation de l’économie mondiale [16]. Néanmoins, la controverse théorique à laquelle elle a donné lieu dans les années quatre-vingt a contribué à l’institutionnalisation d’une discipline dénommée « l’économie politique internationale (Épi) », dont le champ de la réflexion a été étendu à tous les phénomènes d’interaction entre le politique et l’économique. Selon Robert Gilpin (un de ses principaux initiateurs), l’un des objets fondamentaux de l’Épi est « le conflit persistant entre l’interdépendance croissante de l’économie internationale et le désir des États de maintenir leur indépendance économique et leur autonomie politique » [17] ; avec subséquemment, des thèmes tels que le rapport entre le changement économique et le changement politique ou l’impact du marché mondial sur les économies domestiques.

La théorie des régimes a ainsi accaparé toute la discussion la plus récente entre néoréalistes et néolibéraux, pris tous sous le charme de l’économie mondiale. Or, c’est cette forme de tropisme qui va conforter l’accusation de matérialisme des constructivistes qui présenteront leur propre version des régimes [15] internationaux en « intégrant les changements internes aux économies et aux sociétés nationales dans l’analyse du rôle des États au sein de l’économie mondiale » [18]. Quoi qu’il en soit, l’attention portée par les uns et par les autres à l’économie internationale devait nécessairement entraîner que la globalisation devint l’objet central de l’Épi, au point de la transformer. En effet, alors que la première économie politique internationale s’est voulue, à travers la théorie des régimes, une « économie de la coopération entre États » [19], ne procurant qu’une vision extrêmement pauvre de l’ordre international [20], l’émergence à côté de ces derniers d’acteurs économiques souvent plus puissants qu’eux-mêmes a imposé une mutation telle que l’on peut parler d’une seconde Épi centrée désormais sur la question de la transnationalité et des rapports entre les États et les entreprises. Susan Strange a fixé la nouvelle donne de la façon suivante [21]. À savoir, premièrement, que le succès incontestable et « définitif » de la « démocratie de marché » fait que « la paix et la guerre entre les nations ont cessé d’être une préoccupation première ». Au contraire, l’économicisation des relations internationales entraîne que les États sont désormais soucieux principalement « d’offrir un environnement suffisamment attractif pour encourager les activités créatrices de richesses et séduire les investissements des firmes multinationales » [22]. Deuxièmement, « les États ont vu leur pouvoir et leur autorité entamés, car il leur a fallu partager certaines de leurs fonctions avec un nombre toujours croissant de tiers » [23]. Cependant, Strange, qui distinguait les États-Unis en tant que seule grande puissance mondiale, contestait la thèse de leur déclin et au contraire leur reconnaissait un « pouvoir structurel » sans précédent. Lequel « est le pouvoir de façonner et de déterminer les structures de l’économie politique globale à l’intérieur desquelles d’autres États – leurs institutions politiques, leurs entreprises, leurs scientifiques et autres professionnels – doivent opérer » [24]. Troisièmement, si « le pouvoir est passé des États aux marchés », c’est surtout vrai pour les puissances autres que les États-Unis, et cela tient, d’un côté, à la multinationalisation de l’économie productive, et d’un autre, à l’expansion des marchés financiers mondiaux sur lesquels les États n’ont plus aucune prise [25]. Quatrièmement, Strange fait sienne une hypothèse [16] d’Hedley Bull quand elle écrit que le monde évolue vers un « nouveau Moyen Age », « caractérisé par la dispersion des pouvoirs et la mise en concurrence des différentes instances détenant l’autorité » [26].

Si la mondialisation est devenue un objet central pour les théoriciens des relations internationales, il n’est pas sûr qu’ils soient d’accord avec les quatre propositions de la politologue britannique. D’autant plus que son contexte est encore entrain de changer. Chacun la problématise à sa façon et en tire des conclusions qui peuvent diverger. Du côté des économistes, nous avons observé dans un ouvrage précédent que la mondialisation correspond à ce que Pierre Dockès et Bernard Rosier ont défini comme la dernière forme-étape du capitalisme. Elle se traduit par un ordre productif spécifique global de ce dernier qui s’appuie en l’occurrence sur le développement inouï des nouvelles technologies d’information et de communication (Ntic) [27]. Cependant, la régulation, qui est l’autre clef de l’ordre productif, ne se trouve pas au rendez-vous. Elle n’existe plus dans la phase de transnationalisation contemporaine en raison du démantèlement volontaire des instruments étatiques ad hoc. Ou, si l’on veut, du fait du changement d’échelle (du national au global), elle est redevenue « concurrentielle » (ou faussement concurrentielle en raison de l’oligopolisation des marchés) et elle se traduit par une lutte intensive entre les firmes, entre les économies nationales et entre les individus. La règle des avantages comparatifs est elle-même mise en cause, comme nous l’examinerons, par ses propres interprètes et avocats. Dans l’ordre nouveau mondial, marqué par un retour très net des droits de la propriété, où la productivité établit la hiérarchie du système et par conséquent la position de chaque acteur économique dans l’économie globalisée, il n’est guère étonnant que « les études économétriques montrent que l’ouverture économique s’est accompagnée, pour certains pays, d’un effet favorable, pour d’autres d’un effet défavorable, pour d’autres enfin, d’un effet indécidable » [28]. Générateur de richesses, le même ordre productif crée en effet autant d’inégalités que de contradictions sociales. C’est pourquoi, contrairement au discours de la « théorie standard » de la science économique sur l’échange, comme l’appelle Gérard Kébabdjian [29], et plus encore [17] à l’opposé de celui de nombreux politologues transnationalistes peu au fait des mécanismes économiques, il n’est pas pensable que tous soient gagnants. Le dernier bilan du Bureau international du Travail, sur lequel nous reviendrons, l’admet sans le dire. Et pour certains analystes, le système économique mondial tend vers l’absurde tant il détruit d’un côté ce qu’il fait gagner de l’autre tout en multipliant les transports qui accentuent la pollution et la dépense en énergie [30].

Tout phénomène économique, on l’a vu avec Polanyi, aussi vaste soit-il, n’a rien de naturel ou de spontané. Le marché libre global est la création des puissances étatiques, principalement anglo-saxonnes, intervenue quand leurs dirigeants, convaincus de ce que l’État minimal et le laissez-passer étaient deux choses désirables et indispensables pour le monde entier, ont imposé aux autres le consensus de Washington, selon les termes utilisés par l’économiste américain J. Williamson pour désigner leur accord tacite et informel sur le credo libéral [31]. Un consensus mal en point maintenant que la crise est là. Dès 1997, la crise asiatique avait conduit plusieurs économies émergentes à réviser radicalement leurs stratégies financières et commerciales. Dix ans plus tard, la crise américaine du crédit qui dégénère en récession mondiale, mais aussi la crise alimentaire, la paupérisation en marche des travailleurs des pays développés, menacent de faire imploser le système libéral mondial. Du coup, il y a de quoi douter de la pérennité de ce qui est passé un certain temps pour être le nouveau paradigme de l’organisation du monde [32]. En vérité, le phénomène de la globalisation n’a rien d’irréversible. Il est à la merci du déchaînement d’une crise elle-même globale (parce qu’elle concernerait les différentes parties du monde) et systémique (parce qu’elle impliquerait d’autres champs que l’économique). Comme il n’est pas du tout certain que les institutions de la gouvernance globale soient en mesure de la juguler, il n’est pas surprenant que la science économique doive compter avec le retour de l’économie politique [33] et de la géoéconomie [34]. Moins que jamais, les phénomènes de pouvoir, de domination et de dépendance, de résistance sociale, ne sauraient être laissés de côté. Ils étaient déjà à l’origine des controverses entre libéraux et réalistes d’une part, entre libéraux et marxistes de l’autre. Et ils sont désormais pris en considération, [18] car tout finit par arriver, par les constructivistes qui analysent le fonctionnement de la gouvernance globale [35]. Ils n’en avaient que trop privilégié une version irénique peu compatible avec la complexité et les tur­bu­lences du monde qu’ils décrivent.

Dans un premier chapitre, après avoir retracé la contextualité et les grandes lignes de la théorie des « régimes internationaux », il sera donc intéressant de voir comment elle s’est dissoute dans la réalité de la globalisation en marche. Comment ses protagonistes en sont réduits à parler de régimes dès qu’une simple concertation est mise en route. Comment elle cède le pas à l’économie politique internationale dont l’émergence a une double signification. D’un côté, elle marque la reconnaissance de la mondialisation en tant qu’objet prépondérant dans l’analyse des relations internationales contemporaines. D’un autre côté, compte tenu des contradictions, des tensions et de la redistribution de la puissance qu’engendre le phénomène, elle s’invite à l’étude des rapports de force et de la compétition qui caractérisent l’économie mondiale sous tous ses aspects. De sorte que l’Épi se focalise plus que jamais sur le rapport entre l’économique et le politique en posant de nombreuses questions : celle de la souveraineté des États face aux forces du marché, celle des nouvelles hiérarchies d’acteurs, celle des limites et des impasses de la gouvernance mondiale face aux contradictions du système capitaliste globalisé, celle d’une crise systémique potentielle. C’est pourquoi les configurations de la globalisation, celle de la géofinance comme celle des ressources énergétiques par exemple, avec les inégalités et avec les limites qu’elles opposent au mythe de la croissance généralisée et de l’enrichissement mutuel, méritent d’être étudiées de près.

Ainsi, en dépit de la pause et même de la baisse que l’on remarque dans l’évolution présente des prix des hydrocarbures, les perspectives liées à l’épuisement programmé du pétrole à partir de son « pic de production » qui interviendra entre 2010 et 2016, pour les plus pessimistes, entre 2020 et 2030 pour les optimistes, sont telles que, selon le rapport dressé par les parlementaires français, « nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise particulièrement préoccupante, durable et globale… » [36]. Elle est bien sûr susceptible d’avoir des effets systémiques. [19] Quand le renchérissement du prix du baril de pétrole atteindra un niveau prohibitif, ou quand le rationnement du carburant s’imposera, si aucune solution de substitution rentable n’est trouvée, cela portera un rude coup aux échanges internationaux, par le biais des prix des transports (terrestres et aériens surtout, maritimes dans une moindre mesure) quand on sait combien la mondialisation a été encouragée par la baisse de leurs coûts. Tout peut arriver dans l’espace énergétique, compte tenu des besoins à venir, quand on sait que là où les États-Unis brûlent 25 barils de pétrole par personne et par an les Européens en consomment 12, les Chinois 2 et les Indiens un seul [37]. Certes, l’offre pétrolière est peut-être extensible (Arctique par exemple). Mais jusqu’à quel niveau, jusqu’à quand et pour qui ? Bien sûr, on peut toujours se consoler du ralentissement forcé de l’activité économique mondiale respectivement à ses aspects les plus agressifs pour l’environnement, en se disant qu’il réduira alors le « choc climatique  » qui s’annonce…

À partir seulement de ce premier niveau de la réalité mondiale, on s’évertuera dans un second chapitre à mesurer la portée des thèses transnationalistes et à évaluer la pertinence des concepts de société mondiale et de société civile globale (Scg) qu’elles mobilisent. Ces deux notions sont différenciables, mais elles sont le plus souvent conjointement comprises comme constitutives du contre-pouvoir au capitalisme mondial. Mieux encore, comme le soubassement de la démocratie mondiale suite à la transnationalisation d’associations et d’organisations de toutes sortes, et à la connexion, grâce à l’Internet, de tous ceux qui se rêvent être les citoyens du monde, de tous ceux qui, adeptes du « sans-frontiérisme », en appellent à une régulation sociale mondiale qui se substituerait à celle des États d’ores et déjà dépassée. S’agissant d’y voir clair dans ces interprétations et d’évaluer la consistance des dimensions sociales et culturelles de la mondialité, il serait dommageable en la matière de se priver des analyses produites par l’école anglaise des relations internationales.

En effet, depuis une cinquantaine d’années, la question de la société mondiale (World Society) est un des axes de la réflexion que mènent l’English School [38] (laquelle constitue en soi, comme [20] cela a été noté, un programme de recherche fondé sur ses trois traditions : réaliste, rationaliste et révolutionniste [39]) et d’autres auteurs britanniques qui lui sont périphériques parce qu’ils privilégient une approche tantôt holiste (R. J. Vincent) tantôt sociologique (J. W. Burton, E. Luard, M. Shaw) [40]. Fondamentalement, l’école anglaise s’appuie sur le concept de société internationale ou société des États dans laquelle ces derniers coopèrent, dialoguent et ont en partage un certain nombre de valeurs, de normes et d’institutions qu’ils s’efforcent de sauvegarder et de faire vivre. En parallèle, elle conçoit que se constitue progressivement, en dehors des États, une société mondiale qui réunirait les individus, les organisations privées, les groupes humains de toutes natures jusqu’à rassembler la population mondiale. La question qui se pose aussitôt est de savoir s’il faut maintenir les deux sociétés distinctes, et les analyser séparément, comme l’ont fait les premiers auteurs tels Wight et Bull et qui ne s’intéressaient véritablement qu’à la société internationale, ou bien s’il est opportun d’intégrer celle-ci à la société mondiale pour saisir leurs interactions, comme le pense présentement Buzan. Ce dernier a sans doute raison, mais c’est alors que les choses se compliquent, et que plusieurs interrogations surgissent et s’emboîtent. En premier lieu, peut-on considérer qu’il existe une société mondiale au sens où Hedley Bull la définissait, en expliquant, rappelons-le, que « par société mondiale nous entendons qu’il existe non seulement un haut degré d’interaction entre tous les membres de la communauté humaine, mais aussi un sens de l’intérêt commun et des valeurs communes sur la base desquels des règles et des institutions communes pourraient être bâties » [41] ?

Sachant que la mondialité est multiréférentielle autant qu’elle est multidimensionnelle, voilà qui pose la question de savoir s’il peut y avoir homogénéisation des valeurs et si oui, sous quelles conditions, pourquoi et comment ? Barry Buzan convient de l’importance du sujet et y voit le cœur du débat entre les pluralistes et les cosmopolitistes. Pour sa part, il propose une synthèse de la « triade épistémologique » britannique (système international-société internationale-société mondiale) qui l’autorise à préférer au concept de système mondial (World System), qui à ses yeux comme à ceux d’Alexander Wendt (qu’il rejoint sur ce [21] point) ne met pas suffisamment l’accent sur les interactions sociales, celui de société mondiale (World Society), bien qu’il penche lui-même plutôt du côté du pluralisme [42]. Et qu’il admet la nécessité de confronter ce concept aux réalités géographiques, c’est-à-dire aux rapports entre le global et le local, et aux relations qui existent entre les différents sous-systèmes régionaux, intersociétaux et interétatiques [43]. En d’autres termes, au-delà de la connaissance de la société des États, et afin de juger de l’homogénéité et de la portée réelle des interactions sociales susceptibles de justifier de l’usage du vocable société (mondiale) de préférence à celui de système (mondial), s’impose l’analyse empirique des relations non étatiques, celles du monde des individus, des réseaux, des diasporas, des Ong, mais encore des maffias et des mouvements terroristes. En second lieu, et par la même occasion, Buzan confirme sa position en soulignant la connotation idéologique du concept de société civile globale [44]. Tandis que la catégorie société mondiale se contente d’associer analytiquement les acteurs étatiques et non étatiques pour tenter ensuite de théoriser leurs rapports, la notion de société civile renvoie, quant à elle, à « une profonde et longue dispute idéologique entre les interprétations conservatrice et libérale de la condition humaine, et à des visions sur les moyens de parvenir à la bonne vie » [45]. De surcroît, il est présupposé alors que la Scg est suffisamment cohérente et naturellement démocratique pour être le contrepoids du système des États et en corriger les errances. Problématique par essence, cette thèse, quand elle est transposée au niveau d’un groupe de bientôt neuf milliards d’humains d’une hétérogénéité infinie, aux aspirations tellement multiples et différentes, ne peut évidemment qu’inspirer le scepticisme. Elle n’en est pas moins soutenue par des auteurs comme Rosenau et Held et nombre de leurs épigones français qui confondent l’explosion des égocentrismes avec les progrès de la démocratie. Selon Buzan, qui ne se fait pas d’illusions parce que la Scg n’est pas par nature une « bonne chose », il faudrait pour qu’elle démontre la capacité de régulation qui lui est prêtée qu’elle soit en mesure de maîtriser deux phénomènes : d’une part, « la face grise du monde non étatique représentée par les différentes sortes d’organisations extrémistes ou criminelles », et [22] d’autre part, « l’économie globale et ses acteurs non étatiques » [46]. Déjà peu pertinent au plan théorique, quand il désigne une force ou une entité susceptible de transformer ou de s’opposer à la mondialisation, le concept de société civile globale est, en outre, mis à mal par les crises qui se produisent dans les différents champs où la Scg est censée intervenir. C’est que sa conception est un défi aux représentations multiples du monde qu’entretiennent ses différentes parties tellement hétérogènes.

La vision finalement très occidentale selon laquelle l’humanité est une et selon laquelle le devoir des dirigeants et des élites politiques est de traduire dans les faits la solidarité latente des intérêts et des valeurs est-elle en conformité avec le réel ? Ne sous-estime-t-elle pas les divergences des trajectoires politiques, culturelles et sociales d’acteurs réunis à des fins exclusivement marchandes. À ce jour, dans ses pratiques, la mondialisation confirme à notre avis, en le poussant jusqu’à sa dernière extrémité, le pronostic de Georg Simmel d’une culture moderne dominée par le rôle de l’argent, et qui se retrouve écartelée entre deux directions opposées : l’interdépendance et l’indifférence [47]. L’explication qu’il donne est que l’argent a, d’un côté, libéré l’agir économique de presque toutes les contraintes physiques et permis l’unification de la sphère sociale globale, alors que d’un autre côté, il a produit une dépersonnalisation sans précédent de chaque agent et, plutôt qu’une autonomie réelle, il a engendré un faux sentiment d’indépendance de l’individu. Parce que de « simple moyen et de préalable qu’il était – l’argent prend intrinsèquement l’importance d’une fin téléologique… » [48] – il est devenu le référent de l’universel humain. Cet état de choses fait que la mondialité ne saurait être assimilée à une humanité intégrée et solidaire, elle n’existe qu’à travers l’échange marchand. Il est donc possible que son état de totalité agrégée ne soit que provisoire. Sa réalité configurationnelle n’implique pas l’objectivation d’une humanité concrète. Elle est système de réseaux et d’échanges, rien de plus. Pierre-Noël Giraud insiste justement sur le caractère très peu inclusif du capitalisme mondialisé qui ignore des masses d’hommes parce que « la globalisation actuelle est une globalisation engendrée par des nomades qui, au lieu d’interagir avec des sédentaires dans leur environnement immédiat, agissent désormais à une échelle mondiale » et [23] aussi parce que « l’inégalité interne est gage de compétitivité externe ! » [49]. Un système fermé sur lui-même, sans au-delà, menacé d’implosion par les dégradations environnementales, par le retour de la rareté des matières premières et des ressources agricoles, par les facettes multiples de la crise démographique, et allant de pair avec elle, par la précipitation des trajectoires civilisationnelles les unes vers (et parfois contre) les autres, tel est le visage de la mondialité. Encore que, selon bien d’autres que nous, le maniement du concept de civilisation ne soit pas forcément du meilleur aloi en matière d’étude des relations internationales, parce qu’il réfère à une contextualité complexe, à un faisceau de phénomènes et de facteurs, et non pas à un acteur intentionnel.

« La notion de civilisation, en effet, est au moins double. Elle désigne, à la fois, des valeurs morales et des valeurs matérielles » rappelait Fernand Braudel [50]. Lequel considérait, ce qui témoigne de leur complexité, que « les civilisations sont des espaces […] des sociétés […] des économies […] des mentalités collectives […] des continuités » [51]. Autrement dit, elles ont chacune leur dynamique propre qui décline des ères historiques spécifiques, elles se dissocient chacune en sous-espaces ou aires culturelles, elles englobent des sociétés proches mais non identiques aux structures évolutives, elles varient au gré du progrès technique et économique, et enfin, même si du point de vue des mentalités « la religion est le trait le plus fort, au cœur des civilisations, à la fois leur passé et leur présent » [52], force est de constater que leur marquage par ce facteur est lui aussi sujet à des fluctuations ou à la sclérose. En outre, on peut penser avec Pierre Chaunu, parce que les civilisations ne sont pas hermétiques, et qu’en dernier ressort c’est l’histoire démographique (en relation avec les conditions naturelles et le progrès technique) qui prime sur tout, qu’il est légitime de dégager une « succession des systèmes de civilisation » consécutive à quatre phénomènes décisifs : 1) « le tournant du monde plein », c’est à dire le balancement en faveur de l’Occident (dans le passé, en attendant le retour prochain du balancier vers l’Asie) de l’axe Méditerranée-Inde-Chine « sur lequel tout se joue » ; 2) le désenclavement planétaire, à partir du XVIe siècle ; 3) la révolution scientifique ; 4) la mutation de la croissance des hommes et des moyens, elle-même [24] fondatrice d’une mondialité toujours plus uniforme [53]. Tout cela amène à penser que l’usage du concept n’est pas évident, à approuver que si « les civilisations sont des puissances aveugles, sourdes et muettes, elles ne sont pas des acteurs politiques comme les États ou des acteurs économiques comme les entreprises, elles ne pensent pas, elles ne communiquent pas, elles n’agissent pas en tant que telles » comme l’écrit un auteur, qui malheureusement n’hésite pas à tenir ensuite les critères civilisationnels, en les systématisant quelque peu, pour les facteurs déterminants des relations internationales contemporaines [54]. Ni acteurs (c’est le reproche le plus justifié que l’on ait pu adresser à Samuel Huntington que de les qualifier ainsi), ni puissances en elles-mêmes (parce qu’elles peuvent souffrir de trop graves carences ou insuffisances, et qu’on ne saurait surtout leur attribuer une intentionnalité) bien qu’il existe entre elles des rapports de puissance, les civilisations ne sont, en fin de compte, que des contextes matériels (soit les états d’avancement des conditions de vie qui tendent à s’égaliser) et historico-culturels qui conditionnent plus ou moins les acteurs individuels ou collectifs qui en sont issus. Dès lors, en raison de toutes ces ambiguïtés, et parce qu’en général les auteurs font principalement référence à la composante immatérielle, pourquoi ne pas s’en tenir à « l’adjectif culturel, inventé en Allemagne vers 1850, et dont l’usage est si commode » (en tout cas bien plus que celui de civilisation) comme l’avançait Fernand Braudel (pour qui la civilisation reste un objet d’étude en tant que contexte multifactoriel et multiphénoménal de longue durée) [55] ? Car sous la connotation réductrice et un peu simpliste où le terme civilisation est aujourd’hui souvent employé, il désigne surtout un ethnocentrisme enraciné dans le temps et porteur d’une vision du monde, et de traits culturels tous souvent plus complexes que les schématisations qui sont proposées. Ce qui ne dispense pas, bien au contraire, d’une approche inter-ethnocentrique du monde contemporain.

En tout état de cause, la question de fond reste celle de la structuration et du fonctionnement de la mondialité. Comme il n’y a pas de réponse qui aille de soi, qu’il n’existe pas de théorie générale satisfaisante, sachant qu’une théorie ne saurait être autre chose qu’un outil d’analyse, la seule issue est de se doter [25] d’un instrument d’interprétation global, avec l’espoir non pas de produire la copie du réel, mais d’en proposer une approche la plus cohérente possible. Dans le chapitre conclusif de ce tome, mais aussi du traité dans son ensemble, nous reviendrons à cet effet sur la systémologie à base géopolitique et herméneutique [56] dont nous avons présenté les principes et la méthode dans nos livres précédents [57].

[27]

Traité de relations internationales.

Tome III. Les théories de la mondialité.

Chapitre I

L’ORDRE MARCHAND

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La très forte croissance économique qu’a connue le monde occidental au lendemain de la seconde guerre mondiale et le fait que ce dernier se soit reconstruit autour des États-Unis, à la fois première puissance militaire, navale et économique, cultivant une idéologie marchande, ne pouvaient qu’influencer la pensée sur les relations internationales. Celle-ci s’est donc concentrée, pendant de longues années, et sous leur influence, sur ce qui devait être le premier objet, et en même temps la première mouture de l’économie politique internationale (Épi), à savoir la notion de « régime ». Pourquoi et comment la coopération internationale s’organise-t-elle ? Pourquoi le pouvoir étatique régule-t-il les relations de marché grâce aux régimes et comment les forces économiques contraignent l’action politique ? Ce qui, au passage, laisse à penser que « l’économie politique est aussi une discipline construite à dessein » [58]. C’est ainsi que consécutivement à l’observation du fonctionnement des institutions internationales créées à partir de 1944, émerge dans la littérature internationaliste américaine la théorie des régimes. Elle entend montrer, écrit Gérard Kébabdjian, « qu’une fois fixé un système de principes, de règles et de normes commun à un ensemble de pays et susceptible de “stabiliser” les relations internationales, il est possible de faire confiance aux forces du marché et aux instances nationales pour internaliser ces contraintes nouvelles » [59]. Pour cet économiste français qui connaît la synthèse des politologues que sont Hasenclever, Mayer et Rittberger [60], malgré les [28] variables explicatives des différentes écoles en présence, « un régime international est donc un réseau d’appartenance collective qui se matérialise, pour les acteurs privés, par des contraintes et des repères communs, pour les États, par l’acceptation commune d’un ensemble de limitations de souveraineté » [61].

Mais pour autant que cette définition puisse faire l’unanimité, la théorie des régimes, qui relève de toute évidence de l’économie internationale, c’est-à-dire de l’économie des échanges entre les différentes unités nationales qui composent l’économie mondiale, devient obsolète quand la globalisation, avec ses réseaux d’entreprises qui débordent les frontières, avec ses interconnexions technologiques qui transforment les circuits de production, de distribution et de circulation des richesses, implique une déréglementation complète. C’est tellement vrai que les régimes internationaux qui géraient la coopération économique sont au plus mal. Ils ont été démantelés, à l’instar du régime de Bretton Woods, mis à mal par la « démonétarisation du dollar » (l’abandon de sa convertibilité), ou passablement réduits dans leurs rôles d’arbitres par la libéralisation extrême de l’économie mondiale exigée par la puissance économique américaine. Après les avoir promus, dans un premier temps, mais désireuse ensuite de s’ouvrir l’ensemble des marchés et de faire tomber tous les obstacles, elle a fait du libre-échange tous azimuts l’arme privilégiée de sa stratégie économique et sécuritaire.

Unilatérale en vérité, celle-ci repose sur l’idée, explique un universitaire canadien sur la base de documents officiels, qu’il faut « négocier un ensemble d’accords commerciaux qui se renforcent les uns les autres du fait que les succès obtenus dans l’un puissent se transformer en progrès ailleurs. En opérant sur plusieurs fronts à la fois, cela nous permet de créer une libéralisation compétitive à l’intérieur d’un réseau dont les États-Unis occuperaient le centre » [62].

Cependant, le nouveau paradigme de l’économie mondiale (tel qu’il aurait été fixé par le Consensus de Washington), transnationaliste par constitution, et selon lequel l’harmonie des intérêts des peuples et des États est supposée être atteinte à travers la concurrence (à charge pour l’Épi de le valider ou non) n’est pas dénué de contradictions. C’est que l’ordre marchand total qui [29] donne alors la prépondérance au privé sur le public, à l’externe sur l’interne, et qui réduit à une peau de chagrin la notion de bien commun (l’air que nous respirons !), disloque les anciennes solidarités locales et nationales. Allant jusqu’à mettre en échec la théorie des avantages comparatifs de Ricardo et ses réajustements les plus modernes, de l’aveu même de l’auteur de ces derniers [63], il compte ses gagnants et ses perdants et légitime l’émergence de nouveaux pôles de rivalité. Dans ces conditions, non seulement l’ordre marchand commence à être mis en cause, mais il reste à la merci d’un certain nombre de risques comme la dispute des ressources énergétiques ou comme, ce que l’on va peut-être vérifier dans les temps qui viennent, la défaillance de l’économie américaine. Du même coup, l’objet central de la nouvelle Épi s’affirme être le pouvoir économique dans la globalisation. Elle se partage alors entre deux courants.

Le premier cultive le thème du déclin de l’État, et se fixe comme programme de recherche le cadre institutionnel qui permettrait la bonne gouvernance de l’économie mondiale. Celle qui serait susceptible de gérer, d’une part, les rapports entre les souverainetés en les découplant de l’interdépendance économique, mais aussi d’autre part, entre les États et les groupes privés (entreprises, opérateurs financiers, etc.), étant entendu que les premiers ne sont plus les seuls décideurs et qu’il leur faut en concéder, parfois beaucoup, aux acteurs privés, entreprises et fonds de pension.

Le second courant relève d’une vision moins consensuelle de l’économie mondiale et penche vers une géoéconomie qui prend en compte à la fois le jeu des forces économiques et le jeu des interdépendances. C’est-à-dire qu’il met plus l’accent sur les structures du système mondial que sur les nouveaux acteurs et considère les grands États capables d’agir sur la configuration de l’économie mondiale, quitte à ce qu’ils renouent avec des formes plus ou moins avouées de mercantilisme, pour des raisons principalement sociales, tout en négociant des formules nouvelles de régulation. Car si la contestation toujours plus forte des conséquences sociales de la globalisation a revigoré en apparence, sous le couvert de l’alter-mondialisme bruyant, la théorie [30] néo-marxiste de l’économie-monde, c’est bien plus certainement du côté du néomercantilisme que de celui de la « révolution mondiale » ou de la «réforme de la mondialisation », que le pendule de l’Histoire est en train de repartir. Et la crise va accélérer le mouvement.

1. La théorie des régimes internationaux

et son contexte

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L’analyse en termes de régimes a correspondu à un besoin, quand, à l’occasion de la grande croissance de l’après-guerre, l’emprise de l’économie sur les relations internationales est devenue de plus en plus forte, et quand la coopération s’est intensifiée au sein de la sphère occidentale, sous l’hégémonie incontestée et alors incontestable des États-Unis. Comme l’écrit Kébabdjian, le but est d’expliquer pourquoi, à l’instar du Gatt, naît à un moment donné une organisation dans un domaine des relations internationales, appelée régime, et comment elle fonctionne. Avec l’intention, faut-il ajouter, de la légitimer en invoquant la génération spontanée, comme s’y essaient les libéraux. Ou avec l’objectif avéré de justifier l’hégémonie américaine en tant que garant de la coopération occidentale, et en feignant de croire à sa fin face à la montée en puissance des économies japonaise et allemande, comme le font les réalistes. De toutes les façons, les deux démarches renvoient à cet américano-centrisme caractéristique de la théorie des régimes que soulignait Susan Strange, laquelle formulait de grandes réserves quant au déclin supposé des États-Unis dans les années soixante-dix, sachant qu’elle jugeait intacte leur puissance structurelle [64]. Le fait est que les écoles libérale et réaliste sont d’accord sur l’essentiel, à savoir : la nature nécessairement libérale du régime global de l’économie internationale. De ce point de vue, leur dispute peut apparaître superfétatoire ou disproportionnée surtout que la théorie des régimes ne s’interroge pas sur l’ordre international final et sur l’éventuel recours à la violence pour trancher dans un conflit d’ordre économique. Cette théorie se réduit, pour beaucoup [31] de commentateurs, à une modélisation de l’économie internationale suivant la méthode du choix rationnel collectif, avec ou sans hégémonie, dans le cadre strict d’une sphère occidentale préservée sinon dominée par les États-Unis.

Bien que, du point de vue de l’orthodoxie libérale, cela apparaisse à Pierre Noël fort discutable [65]. Parce que si on la suit, défend-t-il, il ne saurait y avoir de problème d’action collective sachant qu’elle enjoint aux États libéraux d’abaisser unilatéralement leurs barrières douanières, et cela quelle que soit l’attitude des autres. Quoi qu’il en soit, l’approche du rational choice, couramment utilisée par les économistes, que partagent les réalistes et les libéraux et qui relève du paradigme rationaliste, aura été à l’origine de nombreuses théories très en vogue comme la théorie des jeux ou de la théorie de la décision. Après la fin de la guerre froide, quand on change de contexte et que les régimes sont eux-mêmes battus en brèche par la globalisation, la question de la théorisation de la coopération économique ne se pose plus. Elle est dépassée par celle de l’intégration mondiale. Toutefois, parce qu’ils forment à leurs yeux les prémisses de la gouvernance globale, les constructivistes vont s’efforcer de sauvegarder les régimes internationaux. Pour ce faire, ils abandonnent la pure rationalité des libéraux et des réalistes, celle qui relève des intérêts des acteurs (interest-based) ou des configurations de puissance (power-based), pour la remplacer par le rôle des idées et des représentations (knowledge-based) et mieux encore par les principes de l’intersubjectivité et de la « connaissance partagée » [66].

A. Le concept de régime international

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John Ruggie est le premier à avoir introduit le concept de régime international comme prémisse du phénomène d’institutionnalisation dans les relations internationales, à partir d’une analogie avec l’évolution qu’ont connue les économies libérales après la guerre sous l’effet de la régulation keynésio-fordiste et de l’émergence de l’État-providence [67]. Le politologue américain avait déjà défini le régime comme « un ensemble d’anticipations communes, de règles et de régulations, de plans, d’accords organisationnels [32] qui sont acceptés par un groupe de pays » [68]. En mettant précisément l’accent sur la contextualité des régimes internationaux et sur leurs liens avec les structures internes des capitalismes nationaux, ce précurseur a ainsi proposé une analyse originale des régimes qui anticipe l’approche constructiviste, mais qui a été occultée par la tendance dominante, laquelle consiste « à voir un régime comme un système ahistorique ayant pour but de résoudre les dilemmes logiques liés à la formation des choix collectifs à partir de décisions individuelles » [69]. Cela explique pourquoi c’est aux auteurs néoréalistes et néolibéraux, notamment à Krasner, de la première école, et à Keohane, de la seconde, que l’on rattache les premières formulations complètes de la théorie orthodoxe des régimes. Rappelons la définition qu’en donnait Krasner : « des ensembles explicites ou implicites de principes, de normes, de règles et de procédures de prise de décision autour desquelles les anticipations des acteurs convergent dans un domaine donné des relations internationales » [70]. Cette définition, l’économiste français qui nous sert ici de référence la commente ainsi :

« On établit généralement une hiérarchie entre les deux premiers termes (principes et normes) et les deux derniers (règles et procédures de décision). Les principes et normes constituent les éléments permanents d’un régime : ils se réfèrent au système de valeurs fondamentales partagées par un groupe de pays, c’est-à-dire aux finalités du régime : les buts fondamentaux (principes) et les droits et obligations (normes). Les règles et procédures de décision se réfèrent, de leur côté, aux instruments du régime, donc à des éléments qui peuvent être variables dans un régime. Les règles sont des prescriptions pour l’action. Les procédures de décision concernent les pratiques en vigueur pour la formation des choix collectifs […]. À la limite, les normes et les règles ne peuvent être distinguées. Il est difficile sinon impossible de dire la différence entre une “règle implicite” (une norme) de signification large et bien comprise et un principe d’opération spécifique […]. C’est la raison pour laquelle il paraît toujours difficile de savoir, face à un processus de mutation historique, si l’on a affaire à un changement à l’intérieur d’un régime ou à un changement du régime lui-même. Ces difficultés expliquent que [33] la définition de Krasner ait donné lieu à des discussions [71]. » Toutefois, ajoute-t-il, « le courant central de la théorie des régimes a tendance à considérer implicitement qu’un régime est un arrangement interétatique à vocation internationale et à assimiler régime et arrangement institutionnel » [72].

Le fait remarquable est la rareté des régimes internationaux. Bien que le concept ait été employé pour désigner des réalités a priori très différentes, Keohane, pour sa part, ne reconnaissait en 1984 que trois régimes économiques internationaux en place depuis la seconde guerre mondiale : le « régime commercial », celui du Gatt, le « régime monétaire », celui de Bretton Woods et le « régime pétrolier », celui en vigueur depuis 1945 jusqu’à l’émergence de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) [73]. Les autres champs de l’économie internationale continuaient d’être livrés à eux-mêmes. À une telle restriction, s’additionne le fait que « la propriété de non-universalité s’applique également aux participants : non seulement tous les États (de même que les acteurs privés qui sont concernés par l’appartenance étatique à un régime) ne font pas nécessairement partie des accords créant un régime, mais un nombre plus ou moins important d’États (et d’acteurs privés) se trouvent simultanément exclus de certains régimes et membres d’autres régimes (par exemple, tous les pays de l’Union européenne ne faisaient pas partie du système monétaire européen ou ne font pas actuellement partie du noyau euro) ; de plus, à l’intérieur du régime considéré il existe une hiérarchie entre les pays et une distribution plus ou moins inégalitaire du pouvoir. Un régime international comporte donc des frontières, un intérieur, un extérieur et une périphérie, des exclus et des inclus, une structure interne et une hiérarchie des positions » [74]. La théorie des régimes s’intéresse plus à des ordres partiels ou locaux qu’à l’ordre économique mondial lui-même. Ce qui ne va pas dans le sens, faut-il observer, de l’institutionnalisation des relations internationales.

En effet, comme l’explique très bien Kébabdjian, un régime construit un « ordre taxinomique » sectoriel et distinct, sachant que « la condition nécessaire pour qu’existe un régime est que plusieurs États décident de traiter un ensemble donné de relations internationales (par exemple les relations commerciales [34] privées) indépendamment des autres relations économiques (mouvements de capitaux ou relations monétaires, par exemple). Alors que toutes les relations sont a priori liées, un régime impose une contrainte de classement. Le Gatt, et aujourd’hui l’Omc, reposent sur un principe de séparation fondamental ; ils ont pour fonction d’autonomiser le traitement des relations commerciales. Un régime interdit donc, du moins en principe, ce que les théoriciens des relations internationales appellent le “linkage”, c’est-à-dire la possibilité de trouver un compromis dans un domaine en liant ce compromis à un compromis dans un autre domaine [...]. Un régime fixe donc un “agenda”, au sens américain, c’est-à-dire un mode de résolution spécifique des différends » [75].

Quant au contenu de cet ordre partiel, Kébabdjian précise qu’« un régime se veut “un ordre institutionnel”, un ordre qui s’oppose à l’“ordre spontané” du système. Pour qu’il y ait régime, il faut que le système considéré soit organisé selon une “Constitution”, une “charte fondamentale”. Cette dernière doit vérifier trois propriétés : 1) elle doit définir une “loi commune” permettant de mettre en compatibilité des comportements individuels hétérogènes (condition qui contribue à établir une stabilité collective en faisant “converger les anticipations” ; 2) elle implique une limitation de souveraineté des États participants ; en d’autres termes, un régime doit modifier peu ou prou le modèle anarchique sans quoi un régime ne se distinguerait pas d’un système ; 3) elle doit conduire à “améliorer” les performances du système concerné en ce sens qu’elle doit permettre d’atteindre des états inaccessibles au système laissé à lui-même, des états considérés à un titre ou à un autre comme préférables, en général pour les centres bénéficiaires de ces régimes » [76]. Malgré ces exigences, l’appellation de régime est souvent étendue à tout facteur tant soit peu organisationnel de la vie internationale parce que l’objet principal, voire l’obsession, de ces théories demeure la coopération interétatique en matière de gestion de l’économie mondiale, ou de sécurité (Jervis). L’interrogation reste : pourquoi et comment les États trouvent-ils un intérêt commun à coopérer dans la gestion de l’économie mondiale ? La réponse est-elle à rechercher du côté de la configuration de la puissance [35] ou du côté de la convergence des intérêts en raison de la présence d’externalités (par externalité ou effet externe, on entend une affectation positive ou négative, du bien-être d’un ou de plusieurs acteurs, consécutive à l’activité de tiers), et de « biens collectifs » internationaux comme le maintien d’un système commercial ouvert et d’un système monétaire et financier stable.

B. Le dilemme de la théorie des régimes :

avec ou sans stabilité hégémonique [77]

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Au départ, la question des régimes est donc une affaire d’action collective à l’intérieur de la sphère occidentale pendant la guerre froide : celle d’États faisant partie d’une même coalition et partageant la même vision du monde. Cela en exclut beaucoup d’autres et, tout de même, pose d’emblée le problème de leur libre arbitre. À ce sujet, le libéral Robert Keohane est plutôt d’accord avec les néoréalistes pour considérer que la demande de régime n’est pas qu’une affaire de contraintes environnementales, mais qu’elle procède aussi de la volonté de la puissance dominante et que l’on est en droit de parler de « régime imposé » [78]. Cependant, et sans doute parce que, comme le rappelle à bon escient Pierre Noël, Keohane et son collègue Nye entendaient changer de paradigme dans l’analyse des relations internationales, et qu’ils se proposaient « d’introduire le paradigme de la politique-monde (world politics) comme substitut au cadre analytique étato-centré » [79], ils ne sauraient partager avec les réalistes l’idée que le maintien effectif d’une hégémonie est indispensable à la survie des régimes. Alors même que tous imaginent l’hégémonie américaine menacée, que les régimes sont nécessaires au maintien de la croissance globale et à la régulation des échanges, les libéraux veulent croire à la possibilité d’une coopération spontanée, ou tout au moins d’une prolongation consensuelle des régimes au-delà de la contrainte initiale. Et cela sous l’effet, pensent Robert Keohane et Joseph Nye, de l’interdépendance complexe qui s’étend et qui se caractérise, rappelons le, par trois traits principaux : 1) les canaux multiples (interétatiques, transgouvernementaux et transnationaux) qui connectent entre elles les sociétés nationales que ce soit [36] entre les élites gouvernementales ou non gouvernementales, que ce soit entre les entreprises ou les groupes d’individus ; 2) l’existence d’un agenda des rapports interétatiques qui ménage de multiples solutions à la résolution des différends sans qu’il s’impose une hiérarchie entre les moyens, étant entendu que la sécurité militaire n’est plus la priorité absolue ; 3) le fait que les gouvernements n’utilisent pas la force militaire quand l’interdépendance complexe prévaut parce qu’elle est contre-productive pour résoudre des problèmes économiques [80]. Ainsi, la théorie libérale des régimes internationaux vise à conceptualiser la « coopération internationale », tout en critiquant la théorie de la stabilité hégémonique des réalistes afin de prouver qu’elle est superfétatoire.

La théorie de la stabilité hégémonique

et ses interprétations

Du côté des néoréalistes, « l’idée partagée par les théoriciens de la stabilité hégémonique est qu’un régime international ne peut exister que grâce au pouvoir exercé par une instance étatique centrale surpassant toutes les autres en puissance et seule capable d’assurer la prise en charge des coûts de l’offre de régimes. Inversement, l’évolution et la mort éventuelle des régimes s’expliqueront par le déclin de la puissance hégémonique », constate Kébabdjian [81]. Parmi les économistes, la première théorie de la stabilité hégémonique remonte à Kindleberger [82]. Cet historien du capitalisme, qui explique que l’essor du libre-échange a été paradoxalement plus soutenu par des motivations idéologiques qu’il n’a été stimulé par des intérêts économiques [83], « est sans doute le premier à avoir cherché à fonder l’hégémonie sur un ordre de nécessité économique et l’idée que la constitution de régimes internationaux implique l’exercice d’un leadership » [84]. À ses yeux, « la force du principe hégémonique repose sur l’apparente concordance historique entre les phases de domination de l’économie mondiale par un État (Grande-Bretagne au XIXe siècle et États-Unis au XXe), l’émergence de règles internationales et la constitution de régimes internationaux en matière commerciale et monétaire, et les phases de stabilité internationale » [85]. Il est notoire que Kindleberger ait cherché à expliquer les difficultés économiques de la période de l’entre-deux-guerres et l’aggravation [37] de la crise de 1929 par l’incapacité de la Grande-Bretagne à assurer le leadership (déclin accéléré de son économie et dépréciation de la Livre comme conséquences de la première guerre mondiale) et le manque de volonté des États-Unis pour prendre le relais des responsabilités. Ceux-ci ne s’exécutèrent qu’après la seconde guerre mondiale, démontrant par là que « pour que l’économie mondiale soit stabilisée, il faut un stabilisateur, un seul stabilisateur » [86]. Selon Kindleberger, l’économie mondiale constitue un bien collectif ou un bien public international qui a besoin d’une régulation centrale pour sa stabilité et pour son bon fonctionnement. Ainsi, pendant toute la guerre froide l’hégémonie américaine sur le monde occidental garanti la paix et la libre circulation des marchandises à l’intérieur de cet espace. Les États-Unis en assurent le coût, mais y trouvent leur intérêt, parce que cela profite à leur commerce extérieur et à leurs firmes multinationales qui investissent beaucoup en Europe et au Japon. Les règles du libre commerce profitent à tous, et même à des acteurs qui n’ont pas participé à leur élaboration ou qui peuvent très bien ne pas les avoir ratifiées. Ils sont autant de « passagers clandestins » dont le nombre, s’il augmente trop, peut nuire à la stabilité du système économique. Pis encore, les coûts étant à sa charge, l’économie dominante risque de voir sa position se dégrader au profit des autres pays qui la rattrapent parce que leurs gains garantis par la stabilisation sont plus élevés. Si la stabilité de l’économie mondiale suppose, comme le conçoit Kindleberger, un hégèmon qui en assure le leadership bienveillant en prenant à sa charge les coûts internationaux de la fourniture des biens collectifs, encore faut-il que les avantages excèdent en ce qui le concerne les charges. C’est le dilemme de cette théorie, révélé par Arthur Stein. Il entraîne que l’économie dominante peut passer unilatéralement de l’ouverture à la fermeture [87]. À la limite, on peut se demander si l’existence même de ce dilemme ne donne pas raison à ceux qui considèrent qu’un régime international ne peut être assimilé à un bien public, tant il est vrai qu’il demeure un système de compétition dont les bénéfices sont souvent très inégalement répartis [88]. C’est d’ailleurs le procès qui est fait aujourd’hui à l’Omc par les pays du Sud, si l’on peut encore faire entrer cette institution internationale dans cette catégorie ! Le déclin d’une hégémonie serait donc problématique [38] pour la préservation d’un régime. La solution à ce questionnement est en partie donnée par Snidal quand il explique que tout dépend de l’asymétrie de puissance [89]. Si l’écart en faveur de l’État chef de file est assez discriminant et que l’essentiel de ses intérêts est préservé, il y a tout lieu de penser qu’il se comportera en hégèmon bienveillant. Dans le cas inverse, il risque d’être tenté d’utiliser sa marge de potentiel de façon plus contraignante, plus coercitive. Mais alors, quid de la décision collective, et l’on retrouve l’objection théorique de Noël étayée par la politique commerciale unilatérale de l’Angleterre avant 1914 !

La notion d’hégémonie employée ici, que n’utilise pas Kindleberger, mais qui est reprise par les différents auteurs est assez étroite, note notre économiste de service, parce que l’acception qui semble s’imposer est celle d’une position dominante occupée par un État dans un système international : « un État est hégémonique quand non seulement il est plus puissant que les autres, mais quand sa puissance relative “surpasse” toutes les autres » [90]. Ce que dans son vocabulaire de spécialiste, Barry Eichengreen préfère exprimer en termes de « puissance de marché : une taille suffisante sur le marché pertinent pour influencer les prix et les quantités. Je définis un hégèmon de façon analogique à une firme dominante : comme un pays dont le pouvoir de marché, entendu dans le sens précédent, excède significativement celui de tous les autres rivaux » [91].

Ceci étant, on ne peut qu’être d’accord avec Grégory Vanel quand, dans sa recherche sur l’hégémonie en économie politique internationale, il considère que « l’effet de domination ne peut à lui seul nous faire entrer dans l’hégémonie » [92]. Comme nous l’avons déjà observé avec Steven Lukes en particulier (cf. notre tome II), ce concept, en effet, intègre une dimension psychologique et culturelle prépondérante puisqu’il s’agit de faire adhérer autrui à ce que l’on souhaite soi-même. Si, avec les mêmes mots que Kébabdjian ou avec ceux que Strange utilisait pour définir le pouvoir structurel, on peut écrire comme le fait Vanel que « l’hégémonie est un système de relations de pouvoir qu’exerce un hégèmon et qui lui permet, non pas de dicter dans le détail les règles et les principes internationaux, mais de structurer le champ d’action possible des autres acteurs », il est clair aussi que les [39] conditions matérielles ne se suffisent pas à elles-mêmes. En outre « l’hégèmon doit être capable de faire consensus sur les actions qu’il entreprend, mais il doit aussi être capable de justifier son existence » [93]. Pour saisir le dispositif immatériel qui participe alors à l’instauration de ce pouvoir international, lequel énonce la définition des règles, des conventions et des institutions, les différents experts se réfèrent en général aux travaux de Gill et Law qui utilisent, dans la lignée de Robert Cox, l’approche gramscienne de l’hégémonie [94]. Nous avons vu, dans le second tome, que pour Gramsci, le pouvoir de l’État n’est pas seulement coercitif mais qu’il se nourrit de l’approbation de ceux qui le subissent parce qu’ils considèrent comme légitime l’ordre qu’il fait régner. Quant au « covert power » de Gill et Law qui est un pouvoir indirect, persuasif, qui s’exerce à travers le contrôle des représentations, et qui accompagne l’« overt pouvoir », déclaré et évident, il n’est rien d’autre que la « troisième dimension de la puissance » discernée par Lukes [95]. Dès lors, de façon analogue, bien que la puissance militaire soit à l’origine de tous les régimes créés par l’Occident, ce sont les processus de la légitimation internationale qui finissent par jouer le rôle crucial dans la justification et le maintien des régimes internationaux. Au point que les partenaires les plus faibles, souverains et libres de ne pas adhérer, mais contraints par la trame des échanges commerciaux, financiers, monétaires structurés par l’économie dominante, se résignent tôt ou tard. Pour Kindleberger qui ne parle que de leadership c’est le besoin d’un ordre, c’est la nécessité d’une régulation centrale, qui explique les ralliements. Sa position est qu’il faut un leadership (« un seul stabilisateur ») en raison des difficultés et des coûts de négociation quand deux États, ou plus, sont amenés à prendre en charge les responsabilités collectives. C’est que pour cet auteur, « le besoin d’un régulateur central repose sur la nécessité de disposer internationalement de mécanismes pour combattre l’apparition de dynamiques cumulatives perverses. Ainsi, l’absence de régulateur central expliquerait la transmission internationale des crises et la transformation d’une crise locale en crise mondiale » [96].

Toutefois, remarque Kébabdjian au sujet de l’œuvre de Kindleberger, « cette tentative, engagée par un économiste et destinée à la communauté des économistes, serait restée sans [40] lendemain (du fait de l’aversion bien connue de cette communauté pour tout ce qui touche à des interprétations historiques globales) si elle n’avait croisé le chemin de la tentative entreprise par les politologues réalistes de créer l’Épi. Cette rencontre a été à l’origine d’un véritable boom qui s’est produit dans les théories de la stabilité hégémonique dès la seconde moitié des années soixante-dix » [97]. Il n’empêche, reconnaît ensuite l’économiste français, que « Ruggie est le seul auteur à avoir donné une dimension théorique à la légitimation dans l’explication de l’émergence et de la disparition des régimes » [98]. Selon ce politologue s’il est vrai que la puissance détermine la forme de l’ordre international, elle n’en définit pas le contenu. Celui-ci dépend des valeurs communes partagées par les pays faisant partie du système international. Dès lors, une hégémonie ne fixe pas automatiquement le contenu du régime. D’un point de vue historique, Ruggie distingue ainsi deux périodes et deux types de régime. La première, celle qui correspond à ce qu’il appelle le « libéralisme du laissez faire », contient les régimes internationaux du XIXe siècle sous leadership britannique, sachant que la Grande Bretagne n’impose ni le capitalisme ni le libre-échange au monde. La seconde répond à ce qu’il désigne comme le « libéralisme enchâssé » ou encadré (« embedded liberalism »), c’est-à-dire au capitalisme réformé par l’intervention de l’État et par le keynésianisme, tel qu’il apparaît dans la plupart des démocraties occidentales après 1945. Ce régime va de pair avec le leadership américain de la seconde moitié du XXe siècle. La particularité de l’analyse des régimes internationaux de J. G. Ruggie est donc la suivante : d’une part, « elle traite les régimes internationaux non comme des constructions atemporelles destinées à résoudre des dilemmes logiques, mais comme des constructions historiques fondées sur des normes et principes qui sont toujours radicalement différents d’une époque à l’autre » [99]. Ce qui en ferait à nos yeux un pragmatiste. D’autre part, on remarque son insistance à faire le lien entre l’interne et l’externe, à expliquer comment la nature et le rôle de ces régimes varient en fonction des changements internes des capitalismes nationaux. Néanmoins, et c’est son côté idéaliste, le politologue américain voudrait montrer que « la construction des régimes internationaux dans l’après-guerre ne procède pas, en tout cas [41] pas seulement, de l’émergence de l’hégémonie américaine, mais de la convergence de tous les pays capitalistes vers un modèle à peu près commun, un modèle mélangeant économie de marché et intervention publique, et qui formerait la matrice des régimes internationaux » [100], parce qu’une telle évolution témoignerait de l’émergence d’un authentique multilatéralisme. Elle montrerait que la Pax americana n’est pas comparable à la Pax britannica parce qu’elle n’a pas produit le même ordre, parce que la nouvelle organisation des relations internationales ne se définirait plus strictement comme par le passé sur le libre-échangisme mais reposerait sur des arbitrages étatiques nouveaux. Cepen­dant, il faut bien le constater, cette mutation appartient déjà au passé. Elle a pris fin avec la mort du « compromis du libéralisme enchâssé », contingent de la période de la guerre froide, pour permettre le retour au libéralisme mondialiste sans régulation.

Enfin, les observateurs distinguent au cœur des théories de la stabilité hégémonique, le thème récurrent selon lequel il existerait des cycles de la puissance d’une centaine d’années qui commanderaient en même temps à l’histoire politique et à l’histoire économique et par conséquent au rythme et à la temporalité des régimes. C’est un point important de la version forte de la théorie de Robert Gilpin qui avance que tout hégèmon est prêt à faire usage de sa force pour, si nécessaire, contraindre d’autres acteurs à se soumettre à l’ordre établi par les régimes [101]. En effet, avec d’autres réalistes (Krasner, Waltz) il partage l’idée que pour qu’un régime puisse apparaître et soit en mesure d’imposer un ordre international, il faut d’abord une très grande inégalité de la distribution de la puissance internationale. Ce qui n’arrive généralement qu’à la suite d’une grande victoire qui assure la prépondérance incontestable d’un État. Les guerres pour l’hégémonie ponctueraient les périodes successives de l’histoire en mettant fin aux longues phases d’instabilité marquées par la lutte entre deux ou plusieurs prétendants. Et en consacrant le succès de l’un d’eux, elles rendraient possible l’installation de régimes internationaux et la stabilité économique. La Pax Britannica du XIXe siècle vient après les incessants conflits du XVIIIe siècle entre la France et l’Angleterre et après le succès définitif de cette dernière en 1815. De même, l’hégémonie américaine après la seconde guerre mondiale suit-elle la défaite de l’Allemagne en 1918, autre prétendant à la domination [42] mondiale au XXe siècle, puis son écrasement en 1945. La capitulation soviétique débarrassera ensuite les États-Unis d’un perturbateur plus que d’un véritable concurrent. La fin de la « guerre d’hégémonie » permet une concentration de la puissance à l’échelle internationale qui est propice à l’instauration d’un régime international, car seul un hégèmon peut dicter à des États souverains un ordre international facteur de paix et de prospérité. Malheureusement la conjoncture dure rarement très longtemps. Car, une fois un régime en place, le dilemme de Stein se pose, comme on l’a vu, et pour des raisons que l’on a effleurées. Il découle de ce principe d’entropie d’après lequel se produit une tendance à l’égalisation des puissances significative du fait que « les États de second rang bénéficient à plein de la stabilité que la nation hégémonique contribue à établir, c’est-à-dire qu’ils en bénéficient relativement plus que la nation hégémonique car ils arrivent à se soustraire aux coûts afférents à la production des biens collectifs internationaux » [102]. Du coup, la raison d’être du régime international s’affaiblit aux yeux de celle-là. Par conséquent, comme le soutient Gilpin, de bienveillante l’hégémonie tend progressivement à devenir plus « prédatrice », tout au moins au sens financier, parce que la puissance hégémonique s’efforce de faire partager par la contrainte, la menace ou le chantage les coûts qui sont devenus pour elle un fardeau. Les concessions commerciales accordées aux États-Unis par la Communauté européenne et par le Japon pendant la fin de la guerre froide en sont une illustration. Le partage des coûts de la guerre du Golfe, en est une autre. En tous les cas, la dégradation des rapports apparaît inéluctable parce que, d’une part, les États non hégémoniques ont tout intérêt à se comporter en passager clandestin, et que d’autre part, la puissance hégémonique ne pourra tolérer trop longtemps son déclin. Le risque d’une guerre existe-t-il pour autant ? Il n’est pas évident d’y répondre parce que Gérard Kébabdjian relève au cœur de cette théorie cyclique un problème important :

« La difficulté à établir une correspondance biunivoque parfaite entre les phases de stabilité (ou d’instabilité) et les phases d’ascension (ou de déclin) des hégémonies [103]. »

Or, de cette adéquation ou non dépendent la naissance et la survie des régimes. C’est pourquoi la chance que ces derniers perdurent « après l’hégémonie » a fait l’objet de nombreux travaux [43] dans les années quatre-vingt. Parmi les auteurs concernés, il y a d’abord Krasner qui explique la robustesse et par conséquent la persistance des régimes après l’hégémonie par un effet d’inertie (le « leadership lag »), quelque peu analogue à celui des « plaques tectoniques » des géologues [104]. C’est-à-dire, que si dans un premier temps, un régime reflète bien pour Krasner le rapport des forces internationales et la puissance d’un hégèmon (cette configuration étant propice à la création de régimes), et que si avec le temps, cet hégèmon voit ses gains relatifs diminuer à la différence des États non hégémoniques et est tenté de réagir, les régimes ne s’en trouvent pas automatiquement modifiés. L’explication tient au fait que les institutions, une fois qu’elles ont été créées, sont susceptibles d’avoir influencé les préférences des États, et même d’avoir modifié la distribution de la puissance en faveur d’acteurs qui militent pour leur maintien. Selon Krasner, il est possible aussi que, de façon brutale et avec retard (comme les mouvements tectoniques), le changement du rapport des forces exerce ses effets en faisant éclater les institutions. De ce décalage dans le temps, J.-G. Ruggie a déduit une « autonomie relative » des régimes internationaux, pour aller plus loin et soutenir que « le régime perdure malgré le déclin de l’hégémonie [quand] la congruence des buts sociaux des grandes puissances peut être suffisamment forte pour assurer son maintien, comme cela a été le cas durant les années soixante-dix » [105]. Mais comme ce fut le contraire pendant l’entre-deux-guerres (échec du premier gold exchange standard notamment). Autrement dit, et c’est aussi l’avis de Robert Cox, la relative autonomie des régimes par rapport à l’hégémonie dépendrait moins d’un effet d’inertie institutionnelle que d’un « consensus sur les valeurs du capitalisme ou sur le mode de gestion des conflits sociaux » [106].

Interaction des intérêts et utilité des régimes

Pour Keohane, tout au contraire, il s’agit de montrer qu’il n’est point nécessaire d’un hégèmon (même s’il a pu lui reconnaître un rôle dans leur émergence) pour que se mette en place un système de régimes internationaux, et que la coopération entre les États peut naître spontanément de la rencontre de leurs intérêts, et sous certaines conditions perdurer. Après s’être attaché [44] à expliquer, en particulier dans After Hegemony [107], l’utilité des régimes et leur compatibilité avec les postulats réalistes, de même que la possibilité de leur formation en l’absence de toute hégémonie, Keohane a trouvé chez Robert Axelrod l’argumentation qu’il recherchait et il a signé en commun avec lui un article [108] dans lequel ils tentent d’appliquer à la coopération internationale les résultats établis par Axelrod quant à l’apparition de la coopération dans « un monde d’égoïstes » [109]. L’utilité des régimes découle directement du paradigme rationaliste auquel adhère Keohane qui entend par rationalité que les États à l’instar des firmes « ont des préférences constantes et hiérarchisées » et qu’ils « calculent les coûts et les bénéfices de chaque possibilité d’action dans le but de maximiser leur utilité définie en fonction de ces mêmes préférences. L’égoïsme signifie que leurs fonctions d’utilité sont indépendantes les unes des autres, qu’« elles ne gagnent ni ne perdent en utilité simplement parce que les autres en gagnent ou en perdent » [110]. La greffe de la stratégie de « donnant-donnant » dans un monde d’égoïstes mais dans lequel le jeu des acteurs est à somme non nulle, telle que l’expose Axelrod, permet quant à elle de montrer comment en l’absence d’un pouvoir central la coopération émerge et comment elle peut prospérer et résister à toute alternative.

Dans l’anarchie internationale, où les États se méfient les uns des autres et où ils sont tentés de pratiquer la stratégie du self help en fonction de leurs préférences, l’utilité des régimes est de rendre plus transparent leur environnement, de mieux connaître les intentions des autres, et de les amener ainsi à privilégier une stratégie de coopération. Cette façon de Keohane de présenter les choses et qui tient à son désir d’opposer un monde éminemment coopératif au monde principalement conflictuel des réalistes, alors que la combinaison des deux fait la réalité de l’histoire, comme l’admet de son côté l’école anglaise (cf. notre tome II, p. 264-265), risquerait néanmoins de le conduire à surévaluer la fonction d’utilité. Certes, l’histoire est tragique, mais elle est moins manichéenne que les théories qui la concernent. C’est pourquoi, Keohane n’entend pas renier le rôle de la puissance, et il inscrit sa démarche dans une approche systémique [111]. Il a conscience que l’essentiel n’est pas de prouver que la coopération [45] est synonyme d’harmonie, mais que la concertation est possible grâce notamment à la communication qui permet « un ajustement réciproque des comportements des acteurs aux attentes réelles ou anticipées des autres » [112]. En particulier, dès l’instant où les travaux de Robert Axelrod sur la théorie des jeux, et plus précisément sur celui du « dilemme de prisonnier » vont l’amener à penser que la coopération entre les États peut naître spontanément de la rencontre de leurs intérêts, de ce qu’ils ont en commun. Cela surtout s’ils sont tous gagnants.

Examinons donc, avec Gérard Kébabdjian encore une fois, la pertinence de ce dilemme du prisonnier qui est selon ce dernier trop souvent présenté comme l’archétype de tous les problèmes d’action collective : « deux voleurs présumés complices d’un vol sont arrêtés par la police. Le juge n’a pas de preuves suffisantes pour les condamner. Sans leur permettre de communiquer entre eux pour se concerter, il les met séparément devant le choix suivant. Si vous avouez le vol (ce qui vaut preuve et dénonciation du complice), vous êtes gracié dans le cas où votre présumé complice n’avouerait pas, mais vous seriez condamné à deux ans de prison si, de son côté, il avouait. Si vous n’avouez pas la peine encourue est de six mois de prison dans le cas où le complice adopterait la même attitude mais se monterait à cinq ans de prison si l’autre avouait et donc vous accusait. Face à ce dilemme, chaque prisonnier, s’il est rationnel, doit avouer car c’est la stratégie dominante. Les deux prisonniers sont donc condamnés à deux ans de prison alors que leur peine pourrait n’être que de six mois » [113]. Le but de la fable est de montrer que la poursuite des intérêts individuels par des acteurs qui se défient les uns des autres, et qui ignorent la stratégie coopérative, est que le résultat de leurs rapports ne peut pas coïncider avec l’optimum collectif. Et que cela devient contre-productif pour chacun d’eux. S’ils pouvaient se concerter, aucun des deux prisonniers n’aurait intérêt à avouer. Cela signifie aussi que la coopération n’est pas hors d’atteinte, d’abord parce que la vie des États est une combinaison d’échanges et de conflits, et parce qu’ensuite, les acteurs peuvent avoir un intérêt objectif à coopérer. Or, nous dit Kébabdjian, ce type de situation dans laquelle des États ont le choix, puisqu’ils peuvent communiquer, entre la coopération qui [46] optimise les échanges et l’isolement qui les pénalise, est caractéristique de nombreuses situations en économie internationale. Étant donc supposé que les conditions du jeu commercial international soient bien celles d’un dilemme du prisonnier, Robert Axelrod entendait démontrer qu’un équilibre coopératif peut émerger spontanément par un processus de sélection naturelle lorsque ledit jeu est répété soit de façon aléatoire jusqu’à un certain terme, soit à l’infini. En relation avec le fait que les acteurs aient « suffisamment de chances de se rencontrer à nouveau pour que l’issue de leur prochaine interaction leur importe », la condition sine qua non est que les parties concernées s’en tiennent chacune à la stratégie de « donnant-donnant » (Tit-For-Tat ou Tft dans le langage d’Axelrod) qui implique le respect de trois règles : celle dite de « bienveillance » qui consiste à ne jamais faire défection ou à faire cavalier seul le premier ; celle dite de « susceptibilité » qui veut que l’on se montre susceptible et que l’on se retire si l’autre acteur a fait défection au tour précédent ; celle dite de « l’indulgence » qui incite à inviter l’autre à coopérer à nouveau après l’application de la punition [114]. Il va de soi aussi que les conflits inutiles doivent être évités et que chaque acteur ait le comportement le plus transparent possible. Ces règles destinées à instaurer la confiance, à réduire les incertitudes, à entretenir le dialogue créeraient une rationalité collective engageant à la coopération. Cela d’autant plus qu’elles entraîneraient des coûts de transaction nuls ou, en tout cas, moins élevés que ceux engendrés par des jeux de relations bilatérales multiples. Et bien entendu, comme le souligne Keohane, c’est dans le cadre des institutions internationales que ces règles ont le plus de chances d’être auto-entretenues, grâce à la répétition des rencontres, à la prévisibilité du comportement des autres. Ensuite, soutient Axelrod, et cela va dans ce sens, à partir du moment où un groupe d’États pratique le donnant-donnant, la coopération va se renforcer pour les trois raisons (ou les trois « théorèmes ») suivantes : 1) la robustesse de « cette règle de conduite [qui] enregistre de meilleurs résultats face à toutes les autres règles » (c’est la conclusion qu’Axelrod déduit de toutes ses analyses) et qui a donc les meilleures chances d’attirer, avec le temps, par sélection naturelle, une proportion croissante d’acteurs ; 2) la stabilité : [47] une fois installée la règle Tft a tendance à se stabiliser parce que si les acteurs coopèrent, elle ne peut plus être dépassée, en termes de résultat mathématique, par une règle concurrente (celle du « toujours seul » par exemple) ; 3) ce que nous appellerons l’effet de démonstration (la « viabilité initiale » chez Axelrod) laisse entendre que dans une situation d’anarchie « où les acteurs pratiquent différentes règles », ceux qui joue la règle de donnant-donnant « peuvent faire démarrer la coopération […] s’ils arrivent par petits groupes suffisamment importants » [115].

Pour autant que la cohérence du modèle d’Axelrod soit admise, il restait à démontrer qu’il était généralisable aux relations internationales. La question ayant fait l’objet de nombreuses controverses, Gérard Kébabdjian a regroupé celles-ci autour de deux problématiques : « les questions relatives aux joueurs, les questions relatives à la nature du jeu » [116]. Quant à la première interrogation, il observe que le jeu considéré par Axelrod étant un jeu à deux qui se répète, « la restriction principale sur plan de la pertinence des résultats tient à la limitation à deux joueurs. En général il existe un grand nombre de joueurs dans le domaine international. On arrive donc à ce paradoxe que la coopération envisagée par Axelrod est le contraire même de celle visée par les phénomènes internationaux. Les n joueurs de la population étudiée par Axelrod ne coopèrent jamais tous ensemble, ni à plus de deux. La restriction à la coopération bilatérale n’est pas gênante pour l’étude de beaucoup de relations d’échanges mais constitue un obstacle rédhibitoire pour l’étude des relations internationales, qui font intervenir beaucoup de participants et où la coopération, en dehors du cas spécial des systèmes bipolaires, est un concept multilatéral. Dans les jeux à plus de deux joueurs, se posent en effet des problèmes qui n’ont pas d’équivalent dans les jeux à deux joueurs. Il est notamment nécessaire d’envisager la possibilité de coopérations partielles (des coalitions) entre quelques joueurs, ce qui modifie entièrement les termes du problème (possibilités de regroupements régionaux comme en Europe). Les conditions d’applicabilité des résultats d’Axelrod au champ international ne vont donc pas de soi et demandent à être prouvées, entreprise dans laquelle aucun auteur néolibéral ne s’est pour le moment aventuré » [117]. Sur ce [48] premier point le jugement est sans appel. C’est sans doute pourquoi, plutôt que d’insister sur la valeur intrinsèque du modèle d’interaction d’Axelrod basé sur le dilemme du prisonnier, Keohane se satisfait de ce qu’il attire notre attention « sur la manière dont les barrières à l’information et à la communication en politique internationale peuvent empêcher la coopération et créer la discorde même lorsque les intérêts communs existent » [118]. Ensuite, en ce qui concerne la question de l’inégalité des joueurs, Kébabdjian constate que « le dilemme du prisonnier suppose des joueurs d’égale importance alors que le champ international se trouve structuré par une distribution inégale de la puissance. […]. Il est également possible d’envisager un jeu symétrique dans lequel l’hégèmon peut créer des opportunités d’exploitation en soumettant le plus faible » [119]. Ce qui est une évidence. Quant à la nature du jeu maintenant, « le premier problème résulte du fait que les résultats d’Axelrod supposent que le jeu soit indéfiniment ou infiniment répété. L’hypothèse d’horizon infini est irréaliste dans le cas général ; elle l’est encore plus concernant le domaine international, car les États (qui ne sont ni des ménages ni des entreprises) ont toujours la possibilité d’avoir recours à la guerre et de faire disparaître leurs adversaires (légitimement au regard des normes, des principes et des règles internationales : modèle anarchique). De ce fait il n’y a pas place pour des jeux infiniment répétés à l’échelon international. […] les enjeux sont si élevés dans le domaine international que la crainte de se tromper fait que les États ont une forte propension à suivre la stratégie dominante du jeu fini qui est la défection. Le jeu n’est pas, non plus, indéfiniment répété car les États sont certains d’avoir à rencontrer toujours les mêmes partenaires dans leurs jeux mutuels. Par exemple, le jeu entre l’Allemagne et la France n’est pas “indéfiniment” répété. Les échéances sont certaines (échéances européennes par exemple) et il est évident que le jeu monétaire, politique et commercial devra être joué avec l’Allemagne et non avec un hypothétique pays tiers. Le deuxième problème tient au fait que la nature du jeu reste stable durant le processus de convergence vers la coopération. Or, internationalement, le jeu n’est jamais stabilisé et l’un des enjeux des conflits entre les États est précisément l’affrontement sur la définition des règles du jeu » [120].

[49]

À ces critiques et à ces doutes, il faut ajouter la réserve formulée par Axelrod lui-même, par rapport aux questions que soulève son modèle éminemment individualiste et purement mathématique : « pour avoir une vue réaliste de ces problèmes il faudrait prendre en compte toute une série de facteurs absents […] d’idéologie, de politique bureaucratique, d’engagement, de coalitions, de médiation, de charisme politique » [121]. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les adeptes de la théorie néolibérale des régimes en soient revenus à des attitudes plus prosaïques en les présentant moins comme des instruments de la régulation internationale que comme des onguents des rapports interétatiques parce qu’ils permettent aux acteurs d’anticiper leurs positions respectives et que tout simplement ils créent « les conditions propices à la tenue de négociations multilatérales ordonnées » [122].

L’affaire de l’inégalité des joueurs relance le débat du leadership coercitif et du leadership bienveillant à propos desquels il a été souligné que si le premier est imposé et maintenu par la puissance, le second est caractérisé par la production de biens collectifs satisfaisant les intérêts de tous [123]. Toutefois, le leadership bienveillant pouvant être assuré par un petit groupe de pays désirant maintenir la production de biens collectifs, et cela même dans le cas où le bien collectif international a été fourni par un leadership unique, la question déterminante est donc de savoir si, « pour les États non hégémoniques appelés à entrer dans le cercle de la production du bien collectif, les gains nets augmentent (leadership bienveillant) ou diminuent (leadership coercitif) » [124]. Le critère retenu par Keohane permet à Kébabdjian, d’éclaircir deux points qui ont fait débat : celui des coûts de transaction, celui de la répartition des gains. Le politologue américain a avancé la proposition selon laquelle les régimes n’apparaissent que là où les coûts de transactions sont à la fois « ni trop élevés ni trop faibles ». S’ils sont trop faibles, en effet, il est inutile de créer un régime international car il est possible, dans le cadre de simples arrangements ad hoc, de négocier des compensations ou de trouver une solution satisfaisante pour tous. Ainsi, explique l’économiste, la coordination des politiques monétaires à l’échelle internationale n’a pas besoin de se doter d’un régime [50] international (comme c’était le cas avec le système de Bretton Woods) si l’information n’est pas onéreuse et si les échanges sont très bon marché (transport rapide et peu coûteux des personnes, télécommunications à bas prix, informatique de grande diffusion, messagerie électronique, etc.). On peut alors se contenter de négociations ponctuelles, de communication à distances et de réunions informelles, comme c’est de plus en plus le cas avec le G7, sans avoir besoin de construire les structures lourdes d’un régime. Sauf à tenir la conférence intergouvernementale pour un régime en soi, dès lors qu’il y a concertation ! Comme les régimes sont également impossibles lorsque les coûts de transactions sont très élevés, il reste le domaine de l’« entre-deux » : les régimes s’analysent alors tels des dispositifs destinés à diminuer les coûts de transactions institutionnels, c’est-à-dire les coûts associés aux quatre fonctions spécifiques (sanction, guidage, information, répartition) à un régime. En revanche, ces coûts de transactions très élevés pourraient donner crédit à l’hypothèse hégémonique dans la mesure où la coopération imposée par la puissance dominante permettrait de les abaisser. De l’avis de Keohane lui-même, on peut donc considérer qu’un leadership diminue les coûts de transactions et procure un bien collectif à l’ensemble des pays, parce que « les coûts de création d’un régime par un hégèmon sont plus faibles que ceux qui devraient être supportés par une coalition de puissances non hégémoniques en raison des externalités dont bénéficie l’hégèmon du fait de sa présence dans plusieurs régimes. Ainsi, l’existence d’une hégémonie militaire conduit à faire bénéficier le domaine commercial d’externalités en matière de diminution des risques » [125].

La réaction néoréaliste

et la complexification du cadre coopératif

Face à l’assurance des néolibéraux, basée sur la rationalité mathématique de leur modèle, l’argument des gains relatifs a constitué la principale réponse de la réaction néoréaliste. Il tient en une proposition : « le principe de coopération néolibéral n’est pas applicable inconditionnellement à la sphère internationale car les États sont principalement préoccupés par leurs gains relatifs » [126], constate Kébabdjian qui se réfère à Kenneth Waltz, [51] lequel écrit : « Quand les États, confrontés à une possibilité de coopération avec des gains mutuels, se demandent s’ils vont coopérer, la question qu’ils se posent est de savoir comment le gain se partagera. Ils sont contraints de se demander non pas : “Est-ce que nous allons tous les deux gagner ?” mais : “Qui va gagner le plus” ? [127]. »

C’est sans doute Joseph Grieco qui s’est le plus attaché à démontrer que le modèle issu du dilemme du prisonnier ne tient pas assez compte du fait que les acteurs sont autant soucieux de leurs gains relatifs que de leurs gains absolus [128]. Or, l’argument des gains relatifs soutient que les acteurs étatiques sont seulement sensibles à « la coopération ou à la création de régimes dans la mesure où leurs gains relatifs s’accroissent. Comme il est impossible que tous les gains relatifs de tous les agents augmentent simultanément, il n’existe aucune raison générale pour la création de régimes sur la base de l’argumentation néolibérale » [129]. Grieco en veut pour preuve la difficulté, dans le domaine du commerce international, à aller au-delà de l’accord du Gatt en raison de la compétition des États-Unis, de l’Europe et du Japon sur la répartition des bénéfices octroyés par ce régime [130]. Il admet aussi que les situations sont parfois plus compliquées, et que dans certains contextes, des pertes relatives peuvent être compensées par des gains absolus importants [131]. Grieco cherche à montrer que la sensibilité aux gains relatifs (qu’il appelle « facteur k ») n’est pas une donne immuable et peut varier, sans qu’il s’inquiète des hypothèses sous lesquelles la coopération peut ou non émerger dans un système à motivations mixtes. Dans son approche contextuelle, constate Kébabdjian, Grieco « traite le coefficient de sensibilité de comportement d’un État aux gains relatifs, le facteur k, comme une variable qui est supposée toujours strictement supérieure à zéro. Il identifie les sources de variation possibles du facteur k entre deux pays qui sont : 1) la conjoncture considérée (état de guerre ou de paix) et l’héritage conflictuel : un état de guerre, doublé d’un passé conflictuel, conduit à une valeur de k élevée ; inversement, des relations paisibles diminuent la valeur de k ; [52] 2) l’existence ou non d’un ennemi commun : la sensibilité aux gains relatifs croisés entre deux pays peut être plus faible (France et Allemagne par exemple) s’il existe un adversaire commun (États-Unis ou Japon par exemple, dans le domaine industriel ; 3) le domaine concerné : certains secteurs sont stratégiques et conduisent à donner aux gains relatifs une importance plus grande (questions militaires, recherche en technologie avancée…) que dans d’autres secteurs ; 4) le degré de convertibilité des gains en ressources : les gains coopératifs dans le domaine de la protection contre l’environnement sont par exemple plus difficilement convertibles en ressources de puissance que les gains de coopération dans un domaine où les externalités sont pécuniaires ; 5) la taille des pays : deux États de taille similaire auront tendance à se caractériser par un k plus faible que deux États de taille inégale mais proche ; un très petit État et un État très puissant auront, en revanche, tendance à se caractériser par un k faible ; 6) la nature de l’État : des États démocratiques auront tendance, toutes choses égales par ailleurs, à avoir entre eux un k plus faible que s’il s’agissait d’États despotiques » [132]. Et quand il applique ces critères aux États qui ont participé à l’un des cycles de négociations commerciales du Gatt (celui du Tokyo Round), Grieco en conclut qu’« une grande symétrie dans la répartition des gains relatifs dans un secteur non stratégique constitue un facteur favorable à la conclusion d’un accord ; une plus grande asymétrie de la répartition des avantages en faveur du partenaire le plus fort est, quant à elle, un facteur fortement défavorable » [133]. Malgré sa position relativement souple le néoréaliste que demeure Joseph Grieco persiste à penser, avec ceux de son école, que la situation d’hégémonie reste le meilleur cas de figure de la coopération [134]. Dans le cas contraire, les néoréalistes concèdent sa plausible apparition selon le scénario suivant : « Soit n le nombre, assez grand, d’États de puissances comparables. On peut toujours imaginer une coopération de m États (m < n) formant une coalition et ayant pour but d’augmenter leurs gains relatifs vis-à-vis des joueurs laissés en dehors de la coalition (n - m). La coopération envisagée est alors nécessairement [53] restreinte à un sous-ensemble de pays et ne concerne que des alliances, jamais l’ensemble du monde. Vouée à être passagère l’alliance est donc inévitablement instable si les rapports de force ne sont pas asymétriques, car des alliances concurrentes peuvent toujours se former et chaque joueur de chaque alliance est toujours tenté de faire défection pour rejoindre une autre alliance. La coopération apparaît donc exceptionnelle, flottante et temporaire. De même, elle est en principe impensable si l’on considère des jeux à deux joueurs (duopole), car la préoccupation des gains relatifs interdit tout accord » [135]. L’opposition entre néolibéraux et néoréalistes sur la question des régimes est-elle donc finalement irréductible ? Ce n’est pas certain est-on en droit penser, parce que les deux courants admettent dans leurs dernières productions qu’en fait les États ont deux séries d’objectifs : des objectifs de gains absolus et des objectifs de gains relatifs. Ce qui se produit généralement faut-il remarquer, quand un État considère à la fois le volet monétaire et le volet commercial de ses échanges [136].

Cette dernière discussion a au moins le mérite de faire ressortir la complexité des positions théoriques et celle du cadre coopératif des États, qu’il soit strictement économique ou non. Ainsi, après Krasner, mais pour des raisons différentes, Grieco ne réfute pas l’utilité des régimes bien qu’il discute leur portée institutionnelle et leur impact comportemental, comme les autres réalistes. Outre cette relativité dans l’appréciation, la complexité procède du fait que certains auteurs vont envisager la globalité de la coopération, c’est-à-dire les interactions qui marquent son environnement, et vont soit proposer de nouvelles catégories de régimes comme Arthur Stein [137], soit remettre en cause l’approche rationaliste et avancer une autre hypothèse d’école, tel Oran Young [138], soit enfin en sortant de l’ordre marchand pour passer à celui de la sécurité, envisager la coopération sous l’angle des perceptions mutuelles comme l’entend Robert Jervis [139]. Chez Stein, le plus intéressant est la distinction qu’il opère entre les « dilemmes d’intérêts communs » et les « dilemmes d’aversions communes ». En effet, tandis que les premiers correspondent au [54] cas général, les seconds, dans le sens où ils suggèrent que les États font face à une situation à terme insupportable qu’ils veulent collectivement éviter, relèvent de la problématique environnementale et climatologique contemporaine. Sachant que face aux risques du choc climatique, il n’existe pas de stratégie individuelle dominante indépendante de la décision des autres, le stress environnemental devrait par lui-même générer un régime. Or, ça n’est pas encore le cas avec le protocole de Kyoto puisque des grands États pollueurs comme les États-Unis ne l’ont toujours pas ratifié jusqu’au départ peu glorieux de Georges Bush en janvier 2009 (cela a déjà changé avec le président Barrack Hussein Obama), et que parmi ceux qui l’ont fait, nombreux sont ceux qui rechignent ou qui ont des difficultés à adopter les dispositifs arrêtés.

De tels dysfonctionnements peuvent être expliqués, au moins en partie, par les réserves qu’émet Oran Young quant à la supposée rationalité qui conduit à la formation d’un régime, compte tenu à chaque fois de la complexité du contexte de la prise de décision. Ce politologue qui a usé avec parcimonie de l’analyse systémique [140], mais suffisamment pour souligner que dans toute configuration d’acteurs interdépendants chacun est redevable des promesses et des menaces des autres [141], et qui s’est particulièrement intéressé à la question environnementale [142], n’a pu s’empêcher de remarquer que les protagonistes des régimes tenus pour rationnels faisaient « abstraction d’un grand nombre de considérations qui entrent dans les préoccupations majeures des négociateurs dans les circonstances du monde réel » [143]. En l’occurrence, en matière de protection de l’environnement, a fortiori en temps de crise, ce sont les contraintes économiques qui font obstacle. Les objectifs d’un même acteur s’avèrent régulièrement contradictoires, ceux d’une communauté d’États plus encore. Peut-on dès lors envisager isolément la conclusion d’un régime quand les États sont engagés dans des négociations multiples et quand leurs stratégies doivent s’adapter à la complexité du système qui les englobe ?

[55]

Young insiste sur la nécessité d’intégrer le « marchandage institutionnel » au raisonnement sur la formation des régimes, c’est-à-dire d’admettre, d’une part, que ceux-ci sont parties prenantes à une négociation qui lie, au moins implicitement, plusieurs domaines et que par conséquent les résultats sont liés, et d’autre part à reconnaître, qu’au sein de chaque tractation propre à un régime, la répartition des gains, à partir de ce qui a été fixé au départ, est redéfinie et redéployée, en fonction des circonstances et des pressions extérieures, au cours de ce qu’il appelle le « marchandage intégré ». Au final, cette mise en cause du processus d’émergence des régimes, perçus par lui comme des arrangements institutionnels plus ou moins laborieux, ne conduit pas Young à douter de leur effectivité si certaines conditions sont remplies [144]. Tout en se revendiquant néopositiviste, il prend acte de certaines réalisations et dispositions matérielles ou immatérielles [145] pour justifier le rôle déterminant des institutions sur la vie internationale du moment que sept variables interagissent dans le sens de leur effectivité : la transparence, soit l’adéquation entre les comportements des parties et les principes ; la robustesse, ou l’efficacité et l’adaptabilité des mécanismes institutionnels ; les règles d’évolution du régime en fonction du contexte ; les capacités des gouvernements à respecter leurs engagements par rapport aux aléas des rapports internationaux et des pressions ou des perturbations domestiques ; la répartition de la puissance internationale, sachant que son asymétrie n’est ni indispensable, ni un phénomène dirimant, et que les régimes ont survécu à sa diffusion au cours des dernières décennies ; le niveau de l’interdépendance étant entendu que sa hausse renforce l’effectivité ; l’ordre intellectuel ou le système des idées qui implique que le régime ne peut exister ou persister sans une cohérence de ceux-là, sans une certaine homogénéité des représentations qu’ont les acteurs du monde et de son devenir [146].

En incluant ce dernier point, le rôle des idées, Young prépare le terrain pour les constructivistes. Mais il le fait, on peut le dire, en compagnie de Robert Jervis, qui croise le modèle du dilemme [56] du prisonnier avec le concept du dilemme de sécurité de John Herz [147], tout en accordant une grande place au problème de la perception, pour délimiter ce qu’il comprend comme un régime de sécurité. Nonobstant que l’on sort de l’ordre marchand, ce cas est intéressant à évoquer parce qu’étant donné la sensibilité des enjeux sécuritaires, il montre mieux combien sont déterminantes les croyances et les perceptions mutuelles.

Jervis lui-même commence par montrer ce qui différencie le dilemme de sécurité de ceux relevant de l’économie [148] : 1) les affaires de sécurité impliquent une compétition bien plus intense entre les États ; 2) que les motivations soient offensives ou défensives ne change pas grand-chose, qu’il s’agisse de conforter le statu quo ou d’essayer d’en sortir, toute augmentation des capacités militaires étant mal perçue ; 3) l’enjeu en matière de sécurité est toujours plus élevé que partout ailleurs parce qu’il est vital et conditionne les autres ; 4) la façon dont les autres évaluent leur degré de sécurité est difficile à apprécier et, par conséquent, le domaine de la sécurité est celui où l’incertitude est la plus grande. L’hypothèse de la guerre n’est jamais à écarter complètement. Ces quatre raisons expliquent, d’après Jervis, pourquoi les gouvernants ne sont pas empressés à établir des régimes de sécurité qui impliquent une restriction mutuelle et une autolimitation de chacun. Malgré ces handicaps, le politologue s’évertue à dégager cinq conditions [149], avant tout d’ordre comportemental et perceptuel, susceptibles de favoriser la promotion d’un régime de sécurité : 1) les grandes puissances doivent le vouloir ; 2) les acteurs doivent penser que les autres partagent la valeur qu’ils placent dans la sécurité mutuelle et la coopération (une seule défection suffit à empêcher la naissance du régime) ; 3) même quand les plus grandes puissances le souhaitent, il faut que tous les autres participent à la création du régime et qu’aucun d’entre eux n’imagine que sa sécurité serait mieux garantie par son expansion ; 4) il faut, c’est une évidence, qu’aucun État ne considère que la guerre est un bien en soi et qu’elle peut rapporter ; 5) la formation d’un régime de sécurité dépend aussi d’autres variables comme la posture plutôt défensive ou plutôt offensive d’un tel ou d’un tel. La meilleure façon de pouvoir rassurer tout le monde est de pouvoir [57] bien distinguer entre armes offensives et armes défensives, sachant que les premières sont moins chères et plus efficaces que les secondes. Ces considérations s’éloignent assez de la rationalité utilitariste qui présidait à la réflexion sur la création et le maintien des régimes. Elles légitiment d’une certaine façon une nouvelle manière, cognitiviste celle-là, de les analyser ou plutôt d’analyser ce qu’il en reste.

L’approche cognitiviste : des régimes aux réseaux

La critique de fond revient sur ce qui a été noté au début de ce chapitre, à savoir la portée limitée de la notion de régime dans une économie qui s’est mondialisée et surtout qui a été dérégulée. Conçues à une époque où les recettes du keynésianisme fonctionnaient encore, les approches en termes de régimes ne s’interrogent guère sur ce qui forge et modifie l’intérêt des États, sur les instances de pouvoir économique autres que l’État, sur le rôle des firmes multinationales, des fonds de pension, etc. Ce faisant, elles évacuent deux catégories fondamentales : le temps et plus encore l’espace économiques. À partir de ce constat de lacunes, des chercheurs ont alors souscrit à une définition large de l’Épi. Outre Gilpin déjà nommé, on peut citer Susan Strange qui définit l’objet de l’Épi comme « les arrangements sociaux, politiques et économiques relatifs aux systèmes globaux de production, d’échange et de distribution, ainsi que le mélange de valeurs qu’ils incarnent » [150]. Ou Robert Cox qui part quant à lui du point de vue que l’Épi doit appréhender le monde « comme une configuration de forces sociales en interactions, dans laquelle les États jouent un rôle intermédiaire quoiqu’autonome, entre la structure globale des forces sociales et les configurations locales des forces sociales au sein de pays particuliers » [151]. Ces approches s’intéressent aux modalités qui relient l’économique et le politique, l’international et le national, aux contingences sociales et historiques qui les déterminent, aux structures contraignantes tant matérielles que normatives qui canalisent les possibilités de changement social à l’échelle internationale. Et dont peuvent faire partie des succédanés de « régimes internationaux » maintenus plus pour leur valeur [58] symbolique et ce qui leur reste de force de persuasion que pour leur réelle capacité régulatrice et arbitrale.

Préoccupés par cette dérive liée à l’involution de l’économie mondiale qui se retrouve régulée par le seul marché, un certain nombre d’auteurs, parce qu’ils n’envisagent pas la coopération internationale autrement que par le biais des institutions ont voulu restaurer la théorie des régimes. Sceptiques quant à toute synthèse éventuelle des théories néoréalistes et néolibérales, associant politique de puissance et intérêt propre à la coopération interétatique, gains relatifs et gains absolus, ces chercheurs préfèrent mettre l’accent sur le rôle des idées et surtout sur ce qu’ils appellent la « connaissance partagée » dans la pérennisation des régimes. Adeptes du cognitivisme, c’est-à-dire d’une perspective sociologique qui insiste sur le caractère socialement construit de la réalité et sur l’importance de la connaissance et des perceptions dans un tel processus [152], ils se partagent entre un « cognitivisme fort », celui des constructivistes idéalistes, et un « cognitivisme faible » moins normatif [153]. Celui-là même qui motive des auteurs tels Ernst B. Haas et son fils Peter M. Haas, ou Emmanuel Adler, lesquels misent sur le rôle de l’apprentissage dans la sphère des institutions internationales, sur la circulation des idées et le partage de la connaissance via notamment les « communautés épistémiques » afin que les États rapprochent leurs préférences et leurs comportements dans le cadre de la diplomatie économique ou autre [154].

Le problème est que, dans tous ces écrits, la négociation s’efface au profit de l’influence. Car il s’agit bien, avec les communautés épistémiques notamment qui sont des « canaux par lesquels les nouvelles idées circulent des sociétés aux gouvernements mais aussi entre les pays » [155], de diffuser des modes de pensée. On se trouve dans le domaine des réseaux, sur lesquels nous allons largement revenir dans le prochain chapitre, bien plus que dans celui des régimes. C’est-à-dire que, compte tenu, d’une part, de la nature et de la finalité du réseau, et d’autre part, de toute l’ambiguïté qui emplit la notion d’intersubjectivité [156], qui laisse supposer qu’il puisse exister des schémas cognitifs communs sans aucune construction asymétrique, sans domination, il s’agit encore et toujours de pouvoir, voire de puissance de persuasion ou de formatage. Les constructivistes se trouvent ainsi bien en peine de présenter des « régimes » qui ne soient pas sous l’emprise ou sous l’influence de réseaux ou de groupes de pression transnationaux.

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2. Le pouvoir économique dans la globalisation,

objet central de l’Épi

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Les notions de globalisation et de mondialisation ont pour but de signifier la transformation accélérée, sinon la rupture, de l’ordre économique antérieur. Elles suggèrent un au-delà à la simple internationalisation des activités économiques, financières et commerciales mais elles ne devraient pas être systématiquement confondues. En effet, si l’on voulait faire un usage vraiment pertinent de ces deux termes, on conviendrait, avec l’économiste français François Chesnais, que la mondialisation, c’est la globalisation plus la régulation (« l’idée que, si l’économie s’est mondialisée, il importerait alors que des institutions politiques mondiales capables d’en maîtriser le mouvement soient construites au plus vite » [157]). Or, on en est loin, et cela se comprend puisque la globalisation a été voulue pour subvertir la dernière en date, celle du capitalisme keynésio-fordiste. Il faut rappeler qu’elle-même a été conceptualisée, dans les années quatre-vingt, dans les grandes écoles américaines de gestion des entreprises qui, sentant la fin proche du système soviétique, et bientôt les principales réglementations économiques supprimées, il fallait impérativement préparer les firmes et adapter leurs stratégies à un monde complètement ouvert. D’autant plus que, la maîtrise des Ntic allait s’avérer décisive. Les termes de « global » et de « globalisation » ont ainsi été mis à l’ordre du jour de toutes les grandes entreprises et de tous les gouvernements occidentaux pour marquer le dépassement stratégique des frontières économiques, et le démantèlement des formes nationales de régulation telles qu’elles étaient assumées dans le cadre de l’État-providence. En même temps ces termes s’en trouvaient quelque peu usurpés parce que la notion de « firme globale » est sujette à caution si on entend par là qu’elle n’a pratiquement plus d’attaches privilégiées avec un territoire. Pour François Chesnais, s’il est alors question « d’une intégration mondiale très poussée, portant y compris sur la production industrielle comme telle, avec une répartition des tâches entre filiales », l’affaire a tourné court [158]. Tandis que pour Pierre-Noël Giraud on peut parler de firme globale dès lors que des « firmes émergentes » s’intègrent à « des firmes ayant leur origine dans les [60] pays dits “riches” pour former des réseaux véritablement “globaux” » [159]. Par ailleurs, le nouveau capitalisme, en accédant à sa pleine dimension planétaire, crée le sentiment de renouer enfin avec sa nature mercantile originaire, puisque le marché fut conçu toujours sans borne. Mais sur ce point aussi, celui de l’homogénéité supposée du capitalisme mondialisé, l’unanimité des opinions n’est pas la règle. Considérant ses aspects institutionnels à partir de cinq critères fondamentaux (la concurrence sur les marchés de produits, le rapport salarial et les institutions du marché du travail, le secteur d’intermédiation financière et la corporate governance, la protection sociale et le secteur éducatif), Bruno Amable distingue cinq types de capitalisme : le modèle fondé sur le marché, le modèle social-démocrate, le modèle européen continental, le modèle méditerranéen et le modèle asiatique [160]. Quoi qu’il en soit, la mutation capitaliste fait suite à une décision éminemment politique, prise par des gouvernements ultralibéraux (ceux de l’Administration Reagan et du Cabinet Thatcher), ce qui hypothèque toute idée d’automaticité et de transcendance. En soi, cette réalité indubitable suffit à faire de la mondialisation le nouvel objet de l’étude des relations internationales, au travers de l’économie politique internationale. Elle pose le problème du pouvoir économique qui est au fondement de cette dernière. À qui appartient-il ? A-t-il complètement échappé aux États, pour les dépasser ? Il s’ajoute que les incidences politiques des conséquences économiques et sociales de la globalisation sur les sociétés nationales confortent cette incrustation. En effet, celles-là recouvrent un double mouvement de polarisation, l’une interne aux sociétés, en accroissant partout les inégalités économiques quel que soit leur niveau de développement, et l’autre internationale, entre les formations nationales situées à différents stades du processus, c’est-à-dire entre les puissances émergentes, les laissés pour compte, et les vieux États industriels anémiques. De plus, en jetant bas les formes nationales de la régulation administrée, non remplacées par celles des organisations internationales comme le Fmi ou l’Omc, parce que celles-ci sont réduites à une simple fonction d’arbitrage obéissant toujours à une logique de déréglementation et d’intégration forcée, la globalisation court le risque majeur, évident aujourd’hui, soit d’une crise systémique, soit d’une convergence de catastrophes.

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A. Le néocapitalisme et sa configuration

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De tout temps, des nations ont échangé des biens et des services, même dans les périodes de restriction protectionniste des XIXe et XXe siècles, et c’est pourquoi il fut longtemps question d’économie internationale. Cette expression est apparue désuète, ces dernières années, à la plupart des économistes, sans qu’ils arrivent à se mettre d’accord sur une autre dénomination, et certainement pas sur celle d’économie mondiale, dans la mesure où celle-ci ne constitue ni une totalité unifiée disposant d’une cohérence d’autoreproduction propre, ni non plus, malgré des frontières nationales de plus en plus poreuses, un seul immense et unique marché. C’est d’ailleurs ce qui a conduit Michel Beaud à proposer, pour analyser cette économie qui se planétarise sans être intrinsèquement mondiale, l’artefact du système national /mondial hiérarchisé à la confluence des logiques nationales dominantes et des logiques oligopolistiques transnationales [161]. Une chose apparaît cependant évidente. Alors que l’échange international était avant tout fondé sur le principe de la complémentarité, à partir d’une perspective qui était fondamentalement nationale, la globalisation implique le dépassement du national au moins du point de vue stratégique. Parce que pour les acteurs économiques, avec le triomphe du marché, et sa logique unidimensionnelle, le changement d’échelle a été total.

La logique du nouveau capitalisme

Le capitalisme a changé. Il est passé par une succession d’étapes, depuis le capitalisme marchand autrefois, au capitalisme productif ou industriel hier, et au néocapitalisme ou métacapitalisme aujourd’hui, comme le dénomme Pierre Dockès, parce qu’il se réduit de plus en plus « à des jeux du capital sur le capital » menés essentiellement sur les marchés financiers [162]. L’économiste veut dire par là que, désormais, la recherche du profit, qui est à la source du capitalisme, se réalise en faisant du capital productif lui-même la marchandise qui s’échange. Ce troisième temps correspond à un nouveau capitalisme transnational qui marque une rupture, comme on l’a vu, avec l’ancien rythme d’accumulation, [62] qualifié de keynésio-fordiste. Le néocapitalisme a mis en place une division du travail intrafirme planétaire, et a rétabli le marché comme mode principal de régulation économique et sociale, c’est-à-dire non seulement de l’économie mais de la société tout entière. Et la dernière réunion du G 20 du 15 novembre 2008, en pleine crise financière, a montré que l’on n’était pas disposé à revenir là-dessus. D’où le démantèlement ininterrompu des institutions protectrices, la construction de nouveaux rapports dans l’entreprise et la transformation de ses modes de gouvernance. Dans le même temps, la logique marchande continue de s’approprier des champs nouveaux tels que le patrimoine génétique humain, remarque Dockès. En ce qui concerne le facteur travail, la marchandisation est devenue synonyme de flexibilité. Les individus doivent s’y soumettre et n’ont plus d’autre choix que de s’y adapter puisque le progrès et la modernité seraient à ce prix. Et comme la crise est là… La compétitivité se trouve ainsi légitimée comme étant le seul principe pertinent d’organisation au niveau de l’entreprise comme à celui de la société. Et l’on peut toujours se demander s’il s’agit d’une autre façon de voir le libéralisme ou s’il s’agit d’aller au bout de la logique d’un libéralisme enfin authentique… Quoi qu’il en soit, porté par les nouvelles technologies, le marché du capital s’est considérablement développé et il régule l’économie mondiale par les fusions et acquisitions. Mais, il est instable, spéculatif, sujet à des retournements brutaux comme on l’avait déjà constaté à la fin des années quatre-vingt-dix (crises asiatiques) La spéculation sur les Ntic s’était traduite par des surinvestissements, sanctionnés par des crises financières. Que dire maintenant après le krach de l’été 2008 ?

Les capitaux pouvant s’engager et se désengager partout et immédiatement dans le monde en fonction des opportunités qui leur sont offertes, leur mobilité, exclusivement soumise à la recherche du plus grand profit réalisable, apparaît comme un élément absolument déterminant de la nouvelle organisation des conditions de production. Celle qui s’est mise en place soit par le biais des investissements directs à l’étranger soit par de multiples procédés de sous-traitance. Cette instabilité fondamentale est, selon Dockès, le signe d’un ordre productif inachevé, comme l’était le capitalisme libéral avant 1848, et le capitalisme organisé [63] avant 1945. Le capitalisme en redevenant libéral, et cette fois à l’échelle mondiale, renoue aussi avec la crise régulatrice comme on peut le constater. Enfin, dans la mesure où le néocapitalisme est créateur d’inégalités, internes et internationales, de précarité et de stress, d’exclusion individuelle et collective, et dans la mesure où son dynamisme et ses crises engendrent des coûts sociaux considérables, il commence à faire lever des mouvements sociaux.

Les configurations de la mondialisation

La concentration du capital entre les mains de quelques centaines de très grandes entreprises industrielles et financières installées dans les trois zones économiques majeures que constituent les États-Unis, l’Europe occidentale et maintenant l’Asie orientale plutôt que le seul Japon, entraîne qu’il serait préférable, au seul regard de l’espace capitaliste, de parler de « triadisation » plutôt que de mondialisation [163]. La proportion des investissements directs à l’étranger (Ide) qui se dirigent vers ces trois pôles est hautement significative : les quatre cinquièmes pendant la décennie quatre-vingts, les trois-quarts pendant la décennie quatre-vingt-dix, sans inclure encore la Chine qui a accueilli pendant cette dernière période le quart des Ide destinés aux pays en voie de développement [164]. Sachant aussi que Taiwan, la Corée du Sud, l’Indonésie, la Thaïlande, la Malaisie et Singapour étaient les autres principaux récipiendaires. Au sein de la Triade, on remarque dans le même temps des changements caractéristiques comme le recul des États-Unis en tant que pays investisseur et son avènement comme premier pays d’accueil, précédant maintenant la Chine ; la montée en puissance du Japon comme investisseur, devançant les principaux États européens. Cependant, la bonne compréhension de la configuration du néocapitalisme ne saurait se limiter à ce constat géographique. Il faut compter aussi avec le dédoublement de plus en plus net du capitalisme lui-même entre un système productif, national ou multinational, et un système financier transnational de plus en plus fluide. D’où la pertinence de la représentation de Charles-Albert Michalet qui conçoit la configuration globale du capitalisme contemporain sous la forme de trois espaces emboîtés, de trois « espaces gigognes » : celui des [64] échanges ou espace international, celui des investissements directs ou espace multinational, et celui des flux de capitaux financiers ou espace transnational, ou mieux encore offshore [165]. Chacun des trois est commandé par une logique propre, ce qui perturbe le concept de spécialisation internationale, explique l’économiste français En effet, la logique du premier est celle de la spécialisation fondée sur les écarts de productivité entre les pays. L’espace pertinent est donc celui de l’État-Nation. La logique du second est la compétitivité. Elle est mesurée en termes de part du marché mondial. L’acteur principal tend à devenir la firme. La logique du troisième est la recherche de la rentabilité financière maximale à court terme. Les investisseurs institutionnels (fonds de pension, compagnies d’assurances, etc., c’est-à-dire, pour simplifier, les zinzins) en sont, avec les grandes banques les principaux acteurs. Ici, l’investissement ne se confond pas avec l’accumulation productive comme c’était encore le cas dans l’espace multinational. Il cherche à se placer en dehors de toute régulation (sens du terme off shore) en se domiciliant dans ces « paradis fiscaux » dont on parle tant depuis le début de la crise. Du fait de la divergence des logiques, on comprend que les relations entre ces espaces puissent être autant contradictoires que complémentaires. Et que ces relations devenues nécessairement complexes commandent à la configuration globale du système capitaliste. Jusqu’à ces derniers temps, depuis une bonne décennie, l’espace financier transnational donne le ton. Mais, confiait avec raison Michalet, une crise systémique pourrait rendre justice à l’espace des États qui constitue le socle de la configuration, ne serait-ce que parce qu’il enferme le facteur le moins mobile, la population, et qu’il est le seul structuré.

B. Les acteurs de la globalisation

et la question du pouvoir économique

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Concrètement, les firmes multinationales ou transnationales (comme on préfère les dénommer aujourd’hui) apparaissent comme la forme internationalisée de l’oligopole mondial [166]. Elles sont à l’origine de l’investissement direct à l’étranger et [65] elles accaparent plus de 50 % du commerce international (celui que les spécialistes appellent le « commerce captif »). Sources et enjeux du pouvoir économique, elles sont soumises à trois contraintes majeures, qu’Olivier Bouba-Olga résume ainsi : « la dictature des coûts », ceux de la production et du management ; la « dictature financière », celle inhérente à la nouvelle gouvernance d’entreprise qui fait la part belle à l’actionnariat ; la « dictature des compétences  » qui passe par la technologie, la recherche et la formation [167]. Les firmes contribuent au « processus d’approfondissement de la mondialisation » qui bouleverse les hiérarchies et qui pose de plus en plus de problèmes aux sociétés et aux territoires [168], lesquels devraient être amenés à réagir.

Géographie des territoires

et géographie des firmes

On s’est posé la question de savoir si les stratégies des multinationales annulaient la distinction entre le domestique et l’étranger, entre le local et le global en créant un espace transnational, nouvel espace de liberté pour les firmes ? C’est l’impression ressentie par tous ceux qui sont victimes des délocalisations, et c’est l’impression que donnent les marchés financiers qui drainent annuellement par l’intermédiaire des fonds d’investissements mutuels, des compagnies d’assurances et des fonds de pension, quelque huit mille milliards de dollars !

Pourtant, comme nous l’apprennent plusieurs économistes, la configuration réelle de l’économie mondiale n’est pas simple. Son espace n’est pas homogène. Il est à plusieurs niveaux et il est fait de géographies décalées. Une première réserve consiste à relativiser le phénomène de la globalisation des firmes et à ne pas exagérer le déclin économique de l’État comme l’ont trop suggéré des titres de livres tels que The retreat of the State de Susan Strange, The End of geography de Richard O’ Brien ou End of Sovereignty de Camilleri et Falk, quand ces politologues ont découvert le phénomène qui les a subjugués. Dès ce moment-là, Robert Gilpin, qui n’est pas de leur avis, faisait remarquer qu’en termes de commerce, d’investissements, et de flux financiers, les mouvements étaient relativement plus importants, à la fin du dix-neuvième siècle qu’aujourd’hui [169]. Surtout, [66] précise-t-il, le critère le plus important de l’intégration économique ou de l’interdépendance de plusieurs économies, c’est-à-dire ce que les économistes appellent la « loi du prix unique  », est loin d’être vérifié. Il faut comprendre par là, que si des biens et des services identiques sont au même prix ou à des prix presque équivalents d’une économie nationale à une autre, alors ces économies sont étroitement intégrées. Ce qui n’est évidemment pas le cas dans le monde actuel, et même pas entre les grandes économies développées, américaine, japonaise et européenne [170]. Or, comme le confirme Michalet, ce critère du « prix unique  » n’est pas prêt d’être respecté parce que les échanges internationaux s’orientent de plus en plus vers des échanges intrabranches et intrafirmes. Il faut savoir que dans de telles conditions « ces prix sont fixés par la maison mère et ont une relation obscure et indirecte au prix du marché […]. Il n’existe pas de marché pour les produits intermédiaires et les composants qui circulent dans l’espace internalisé de la firme ; ils sont spécifiques. Une conséquence de cet impact est que la régulation par les prix, généralement admise, est à remiser au magasin des accessoires » [171]. Une remarque annexe concerne la réputation d’apatridie des grandes firmes que suggère la notion d’espace transnational, question sur laquelle nous nous sommes déjà penchés mais qui mérite d’être réitérée [172].

La globalisation fait-elle perdre à l’entreprise, au plan managérial et financier en particulier, son identité d’origine au sein d’un espace nouveau commun aux seules entreprises ? Il n’est pas facile de répondre. D’un côté, l’idée que les multinationales sont désormais prises dans un même écheveau et que les produits sont des assemblages internationaux, dans le cadre d’entreprises en réseaux, résume la représentation de l’économie mondiale intégrée. Elle suggère l’apparition d’un « level playing field », c’est-à-dire « d’un terrain de manœuvre lisse, homogène pour les activités des firmes, dans tous les secteurs, [qui] change les conditions de la concurrence à l’intérieur des frontières nationales » [173].

Par sa systématisation liée à l’obligation imposée aux grandes entreprises d’investir et d’acquérir des parts de marché dans les deux autres espaces de la Triade qui ne sont pas leurs pays d’origine, le networking (la mise en réseau) est apparu comme une [67] nouvelle logique d’action, même si elle existait depuis les temps reculés de l’histoire humaine. Face à la saturation de la production standardisée, à la de plus en plus difficile anticipation de la demande, et à la pression de la concurrence, les entreprises recherchent, avec toujours plus de pugnacité, la flexibilité et la baisse des coûts de production et de transaction par des relations d’échanges et des stratégies mutuelles. Quand bien même, la finalité des firmes en réseaux reste de se « créer une sorte de sous-marché contractuel dans le marché global où se confrontent l’offre et la demande » explique Hervé Torelli [174]. En d’autres termes, les entreprises instrumentalisent le réseau comme le moyen privilégié d’une stratégie de territorialisation visant à l’exclusivité ou la quasi-exclusivité au cœur même de l’espace marchand transnational et autonomisé. Il s’en suit, à la fois, une disjonction de l’espace politique et de l’espace économique des firmes, et une fragmentation de ce dernier qui empêche la régulation par les prix (et par conséquent son unité). Cette « nouvelle géographie économique » a été mise en relief par Paul Krugman qui jugeait qu’il manquait à la théorie classique de l’échange une dimension spatiale et temporelle susceptible de mieux appréhender les évolutions contemporaines [175]. Instrument à part entière de l’Épi, comme le revendique Robert Gilpin, la New Geography lui permet d’incorporer les processus institutionnels, historiques et spatiaux, de relever l’importance de la concurrence oligopolistique, des économies d’échelle, et de l’innovation technologique, de façon à faire ressortir les discontinuités, les déséquilibres, et les disparités profondes en matière de répartition de la richesse et du pouvoir économique. Et, naturellement, de mieux expliquer les délocalisations. Elle permet aussi à Krugman et à d’autres que lui [176], de réviser l’analyse de l’économie mondiale en termes de centre et de périphérie et d’initier la théorie du commerce stratégique (Stt) dont l’idée centrale est que « les firmes et les gouvernements doivent agir stratégiquement dans des marchés globaux imparfaits et dès lors improviser un équilibre national entre le commerce et le bien-être du pays » [177].

Si la géographie des territoires et celle des firmes ne correspondent plus, Gilpin croit malgré tout à la résistance de l’État. Tout simplement, écrit-il, parce que ce dernier n’a pas le choix, [68] qu’il est confronté à un « trilemme » ou à un « triangle impossible », à savoir qu’il ne peut, en même temps, satisfaire à trois objectifs économiques souhaitables : des taux de change fixes, son autonomie en matière de choix macroéconomiques, et la mobilité internationale du capital. Au mieux, il peut en satisfaire deux à la fois. Il lui faut donc agir ou réagir, individuellement ou en accord avec d’autres comme l’ont fait les États européens dans le cadre de l’Union économique et monétaire (Uem) en juillet 1992 et août 1993 contre une spéculation dirigée alors contre les principales monnaies européennes et contre la stabilité de ce qui n’était encore que le système monétaire européen [178]. La « tyrannie des marchés » s’arrêterait-elle là où la volonté des États commence, surtout en cas d’entente interétatique ? Cette vision stato-centrique de l’Épi ne fait pas l’unanimité. Pour Michalet, moins pessimiste par ailleurs, « dans la nouvelle géographie mondiale, ils [les États] ne sont plus que de simples territoires économiques, les composantes d’un puzzle » [179]. Mettant en avant l’économie productive, et non pas monétaire, il prend l’exemple de la France : « le chiffre d’affaires des entreprises françaises à l’étranger et celui des firmes étrangères en France, en pourcentage de la production manufacturière française, sont à peu près égaux, soit un peu plus de 60 % du PIB. […] Les filiales des groupes étrangers réalisent un tiers du chiffre d’affaires de l’activité manufacturière et emploient 27 % de ses effectifs. […] Entre fin 1994 et 2003, le nombre des salariés travaillant dans une filiale étrangère a été multiplié par 1,8 » [180]. Il faut dire que la France serait une exception parmi les grands pays industrialisés, sachant que le poids des non-résidents dans le capital des sociétés y est de 25 %, contre 5 % aux États-Unis et 9 % en Allemagne [181]. Autrement dit, et compte tenu aussi que les trois quarts de la valeur ajoutée des multinationales sont encore produits dans leur pays d’origine, l’image d’un « village planétaire du capital » marqué par « la disparition progressive des États-Nations » peut sembler quelque peu forcée [182]. En outre, la tendance actuelle des gouvernements est à restreindre les rachats par des étrangers de sociétés, d’usines, et de biens immobiliers dans leurs pays. Aux États-Unis, le Congrès a voté une loi prévoyant un examen approfondi des investissements étrangers par [69] le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Cfius), tandis qu’en Chine une nouvelle réglementation permet d’empêcher les acquisitions d’entreprises chinoises si la « sécurité économique » du pays est en jeu. La Russie, le Canada, l’Inde et l’Allemagne envisagent également de revoir les régimes en vigueur concernant l’investissement étranger.

Le processus de déploiement international des entreprises n’est certes pas douteux, mais ce dernier constat invite à considérer que l’État n’est pas économiquement mort, qu’un retour du mercantilisme est toujours possible, et sans doute probable par urgence sociale et politique. Il faut donc relativiser certains phénomènes réputés soutenir l’intégration économique mondiale, ainsi que leur incidence sur le rôle des États. D’abord, en ce qui concerne précisément le réseau mondial, il a été constaté « qu’une fusion sur deux échoue et que les alliances sont fragiles » [183]. Leur durée de vie n’est que de cinq ou six ans. Elles périssent des mêmes maux : insuffisante définition des objectifs visés, financement trop parcimonieux, alliance entre inégaux, réorientation stratégique, incompatibilité entre cultures d’entreprise, affaiblissement de l’un des partenaires. Quant au phénomène de la sous-traitance, s’il se développe à un rythme soutenu, il continue de relever d’une stratégie individuelle de la firme beaucoup plus qu’il ne procède d’un mécanisme, volontaire ou non, global d’intégration. Il ne crée aucun lien organique puisque son principe même est l’interchangeabilité des partenaires dès qu’ils ne remplissent plus ou, au contraire, qu’ils assument mieux les exigences d’une production « à flux tendus ». La confusion est faite, de façon trop fréquente, entre l’adaptation de la firme à la concurrence mondiale, qui lui impose les meilleures et les plus grandes économies d’échelle, et par conséquent un déploiement maximum, et la perte de son identité nationale. Sur les cent premières multinationales industrielles, « la quasi-totalité des firmes citées a une nationalité unique et trois groupes seulement sont considérés comme binationaux » [184]. Toutefois, comme on l’a examiné, l’élargissement de l’assise géographique des multinationales introduit une distorsion entre l’intérêt de l’entreprise, quand sa stratégie le commande, et l’intérêt national. Cette stratégie correspond à une vision véritablement mondiale [70] du marché. Elle est définie et arrêtée de manière nécessairement très centralisée puisqu’il s’agit désormais de penser la production à l’échelle planétaire, mais elle s’adapte aussi à des demandes spécifiques, locales, et démarquées des demandes trop normalisées ; c’est la technique de la glocalization. Les productions sont ainsi réparties et coordonnées à travers le monde. Dans différents pays des usines sont spécialisées dans la fabrication de tel produit ou de tel élément et sont dimensionnées pour fournir une zone de marché plus large que le marché local. Cette rationalisation permet de réduire les coûts grâce aux économies d’échelle obtenues dans la production et d’amortir des frais de recherche toujours importants puisqu’il faut sans cesse innover. Elle dépend néanmoins des conditions locales et des risques encourus (notion de risque/pays), et c’est pourquoi Zaki Laïdi n’a pas tort d’écrire que « la fonction d’assurance ou de réassurance politique des États reste considérable », entendant par là que « dans chaque espace national territorialisé, l’État est censé répondre rapidement à l’incertitude, à la menace ou à la rupture provoquée par une panne, un attentat, une crise internationale, un risque technologique, ou une catastrophe humanitaire » [185]. En ce sens, sa thèse selon laquelle il n’y a pas de mondialisation durable sans État, est exacte.

Pourtant, l’idéologie libérale tend à abaisser l’État au niveau d’un agent économique comme un autre. C’est-à-dire qu’il doit soumettre ses décisions concernant ses dépenses et ses recettes à la justice comptable du marché. Elle incline à le ramener à son unique rôle d’État-gendarme, car le marché est plus capable que lui de coordonner les préférences individuelles. Mais plutôt que de croire à cette régression, Laïdi croit percevoir l’avènement de « l’État de marché », celui caractérisé par « la propension croissante et universelle des États à intégrer les intérêts du marché dans la définition de la rationalité publique, à faire du marché un levier de la puissance étatique de sorte que, plus la logique marchande s’étend, plus l’État s’y trouve impliqué » [186]. La place de l’État dans la mondialisation n’a donc pas fini de faire couler de l’encre. D’une part, l’organisation des échanges de produits finis ou semi-finis entre les filiales et entre les usines de différents pays, et la mobilité géographique des unités de fabrication ou des [71] sous-traitants des grandes entreprises participent incontestablement à la réputation d’apatridie des firmes multinationales. Tandis que l’État apparaît désarmé face à une finance globalisée et libéralisée qui met directement en concurrence les systèmes sociaux. D’autre part, principalement à cause de l’oligopolisation du marché, il est difficile de définir un véritable espace transnational. La géographie des firmes est plutôt celle d’un entre-deux, entre ce dernier et le national, celle d’un partage entre autant de « territoires d’entreprises » qu’il existe de groupes-réseaux transnationaux. Toutefois, ces derniers temps, la nouvelle gouvernance actionnariale des entreprises accrédite un peu plus l’image d’un capitalisme sans racines.

La loi des marchés financiers

Le moyen essentiel de l’implantation des filiales permettant d’organiser mondialement la production industrielle est l’investissement direct à l’étranger. Selon la définition de référence qu’en a donnée le Fmi en 1977, c’est « un investissement qui vise à acquérir un intérêt durable dans une entreprise exploitée dans un pays autre que celui de l’investisseur, le but de ce dernier étant d’influer effectivement sur la gestion de l’entreprise en question ». Ces dernières années les flux d’Ide ont explosé : 1,4 milliard de dollars investis en 2000, presque un milliard de dollars en 2005, d’après la Cnuced. Ces investissements sont devenus essentiels pour les économies nationales : en 2004, alors que les États-Unis exportaient pour 400 milliards de dollars, les entreprises américaines vendaient pour 2 620 milliards de dollars de biens par l’intermédiaire de leurs filiales à l’étranger. De cette situation commune à tous les acteurs a résulté l’internationalisation du capital, elle-même génératrice du néocapitalisme évoqué plus haut. Il se distingue de ses formes antérieures par la marchandisation du capital productif et la mobilité de plus en plus grande des capitaux en quête de rentabilité financière.

Avec les mesures de déréglementation adoptées (les trois D : dérégulation, désintermédiation bancaire, délocalisation), la libéralisation financière imposée au cours des vingt dernières années du XXe siècle « allait servir de marchepied à l’émergence d’une [72] finance globalisée extrêmement puissante, bref à un “mur de l’argent” imposant, dont les principaux protagonistes sont aujourd’hui en position d’exercer des “pouvoirs de marché” considérables » [187]. Parmi ces puissants acteurs de marché à côté des banques internationales on trouve les investisseurs institutionnels (fonds de pension et fonds mutuels, ou hedge funds) qui collectent l’épargne à travers le monde et qui sont devenus les nouveaux intermédiaires financiers. Ces opérateurs se dressent parfois comme des forces indépendantes face aux États, et ils sont présentés alors comme les grands féodaux de la finance mondiale. En tout cas, leur croissance a été considérable : « Gérant 380 milliards de dollars d’actifs en 1998 et 480 en 2000, ils ont atteint un encours de 1 000 milliards en 2004 et 1 200 en 2006. Cette expansion fulgurante est venue du changement de structure de leur clientèle. Essentiellement composée de riches capitalistes individuels dans les années 1990, la clientèle des hedge funds s’est institutionnalisée » [188]. Des noms viennent à l’esprit, tel celui de George Soros qui, à la tête de l’un des plus puissants fonds de pension du monde, son Quantum Fund, a été fortement soupçonné d’être à l’origine des attaques portées contre les monnaies du système monétaire européen en 1992-1993, d’abord, puis d’être directement responsable, mais avec moins de certitude puisque son principal accusateur s’est rétracté par la suite, de la crise asiatique [189]. Sans doute que dans ce dernier cas l’excès de renommée lui a été néfaste. Les sommes déplacées sont telles, nous dit François Morin, que leur mesure nécessite à ses yeux une nouvelle unité de compte, le téradollar ou le téraeuro (qui comptabilise dans chaque cas le millier de milliards de devises) [190]. Mais le plus impressionnant est la faiblesse relative des transactions de l’économie réelle (production et échanges commerciaux internationaux) soit 40,3 téradollars, par rapport aux 1 155 téradollars des transactions financières [191]. Et qu’au sein même de ces dernières, les transactions traditionnelles (celles du marché de changes et du marché obligataire) sont submergées par celles du marché des produits dérivés. Ceux qui sont de loin les plus spéculatifs et qui ont causé les dégâts que l’on connaît.

Cette évolution n’est pas sans rapport – tous les auteurs sont d’accord là-dessus – avec la nouvelle gouvernance des entreprises qui s’est imposée au début des années quatre-vint-dix. Elle correspond [73] à la reprise en mains des firmes par les actionnaires et à la domination des gestionnaires financiers. Car derrière les mots, ici les marchés, il y a toujours les hommes avec leurs désirs, leurs intérêts, et leurs ambitions. L’objectif de maximisation de la valeur actionnariale rejoint l’intérêt du manager qui est « un dirigeant rémunéré en partie par un salaire et en partie par des stocks options ce qui fait de lui […] un professionnel de la finance. Il a une vision de banquier d’affaires, de gestionnaire de portefeuille, qu’il applique aux différentes activités de l’entreprise » [192]. Cela implique, d’une part, que le court terme soit le plus souvent privilégié aux dépens du long terme, au titre de la rentabilité sur les fonds propres dont le ratio exigé doit dépasser les 15 %, d’autre part, que les investissements soient négligés dans les économies d’origine. Enfin que l’entreprise augmente son taux d’endettement afin de créer de la valeur pour l’actionnaire. Dans « le régime de la valeur actionnariale » qui a remplacé le « régime de croissance dit “fordiste” », dans laquelle la régulation par les flux relevait d’une « progression conjointe de la productivité et des salaires », la régulation passe par les marchés d’actifs. Ceci implique que « c’est l’accroissement de la richesse des ménages, accompagné d’une inégalité sociale grandissante, qui est le régulateur parce qu’il soutient la demande qui valide le rendement financier du capital. Mais l’accroissement de cette richesse n’est pas possible sans l’expansion du crédit qui élève les prix des actifs » [193]. D’où la croissance sous endettement.

En outre, comme « une grande partie de l’activité des investissements consiste à transférer les risques liés à leurs placements vers d’autres acteurs qui ne sont pas en capacité de leur résister : salariés, épargnants, retraités, pays émergents » [194], cela crée des clivages au sein des formations sociales nationales entre les rentiers et les autres. Robert Reich a parlé à ce propos de sécession. La divergence des intérêts entre des individus aux espaces de vie (et pour certains d’accumulation du capital) aux échelles décalées entre le national et le mondial, ne peut qu’amoindrir le lien social. Elle ne peut aussi qu’altérer la confiance dans le marché de tous ceux qui sont exclus des réseaux les plus gratifiants. Bien plus, elle pourrait compromettre aussi la confiance dans les initiatives économiques des États [74] décidés à réagir face au désordre des marchés monétaires et financiers et face à l’activisme spéculateur des réseaux d’opérateurs. En ce sens, il serait regrettable que de la création bienvenue de la monnaie unique européenne possède un instrument qui favorise par trop l’Europe des rentiers contre l’Europe de l’emploi. Ce qui est un risque réel, compte tenu du vieillissement des populations européennes.

Les nouvelles hiérarchies économiques

La croissance du commerce mondial est considérable, et elle est, pour partie, le reflet d’un changement dans la hiérarchie des puissances économiques. En valeurs, les exportations de marchandises sont passées de 57 milliards de dollars, en 1947, à 3 650, en 1992, et à 7 300 en 2003. Quant aux exportations de services, insignifiantes au lendemain de la guerre, elles atteignent 1800 milliards de dollars, toujours en 2003. Globalement, on constate une forte concentration des échanges entre les États industrialisés de la Triade (75 % à 80 % des importations et des exportations), avec un accroissement extraordinaire du commerce de marchandises de la Chine (troisième importateur mondial en 2003, avec une progression annuelle de 40 %, et quatrième exportateur) et un certain décrochage des périphéries. À l’Est de l’Europe, l’effondrement des systèmes d’économie planifiée et la transition vers l’économie de marché expliquent une contraction brutale de leur part dans le commerce mondial entre 1970 et 1990, de 7,3 % à 4,1 %. Depuis, grâce à l’adhésion à l’Union européenne pour l’Europe centrale et au raffermissement des cours du pétrole pour la Russie, les résultats se sont améliorés. En 2003, les économies en transition ont connu la plus forte augmentation du commerce extérieur, après la Chine. Les États-Unis, en revanche, ont enregistré un déficit du commerce des marchandises de 549 milliards de dollars, ce qui équivaut à 7,6 % des exportations mondiales de marchandises. Quant aux échanges entre les pays du Sud ils demeurent secondaires puisque les pays en voie de développement commercent entre eux dans une proportion qui n’excède pas le tiers du total de leurs flux. Enfin, la part de certaines régions dans le commerce [75] international est insignifiante (1 % pour l’Afrique, un peu moins de 10 % pour le Moyen-Orient).

Pour les pays en développement, les pays industriels représentent un débouché primordial, avec maintenant la Chine dont la demande en produits primaires ne cesse d’augmenter. Certes, la Triade continue de peser de tout son poids sur les échanges, mais avec des critères et selon des perspectives différents. L’Union européenne reste la première place commerciale du monde (près de 3000 milliards de dollars en 2003 dont 1 000 pour le commerce extra Ue) mais la croissance de ses échanges ne progresse plus que lentement. L’Allemagne est encore le premier exportateur mondial en valeurs, mais avec ce paradoxe d’un chômage qui semble stabilisé tout en demeurant à un haut niveau, tandis qu’entre les années cinquante et le milieu des années soixante-dix, les excédents commerciaux allemands, moins élevés que ceux de ces dernières années (dix milliards d’euros en 1972 contre 160 milliards en 2004 et 190 milliards en 2007), s’accompagnaient du plein-emploi. Ce retournement s’explique, à la fois, par la toujours remarquable spécialisation internationale de ses industries électromécaniques et chimiques, et par le fait qu’elle ait « délocalisé, surtout dans les Peco, à peu près le tiers de la valeur ajoutée qui entre dans ses exportations manufacturières… » [195]. Autrement dit, l’industrie allemande profiterait toujours de sa réputation tout en fabriquant de plus en plus à l’étranger. Les groupes industriels allemands ont maintenu leur rang, au point de devenir les weltmeister (leaders mondiaux) dans plusieurs secteurs, malgré le cours de l’euro et malgré le prix de la main-d’œuvre autochtone (qui s’en trouve en partie sous-employée) en redéployant leurs activités à l’étranger (les coûts de fabrication sont huit fois moins élevés chez le voisin polonais).

Inquiet de cette dérive qui cache une forte désindustrialisation (la plus forte au sein de l’OCDE depuis 1990 avec celle du Japon) un économiste allemand parle « d’économie de bazar » et entend alerter l’opinion que l’Allemagne ne pourra pas compter longtemps sur le « made in Germany » [196]. Michalet fait remarquer que les ex-Peco (Pays d’Europe centrale et orientale) eux-mêmes, avantagés dans un premier temps, sont menacés par les délocalisations vers la Chine (par exemple, 74 % des exportations [76] de la Hongrie et 71 % de ses importations sont imputables aux multinationales). C’est, bien sûr, de cette dernière que provient le principal changement dans la hiérarchie économique. Ses exportations étaient, en 2003, presque au niveau de celle du Japon (438,4 milliards de dollars contre 471,9). Elle s’annonce maintenant au troisième rang mondial, en termes de Pib, devançant l’Allemagne. Avec un produit de 3 100 milliards de dollars en 2007, elle arrive derrière le Japon et les États-Unis [197].

Quant aux États-Unis, second exportateur et premier importateur, ils accusent un déficit commercial (500 milliards de dollars en 2005) qui équivaut à 4,9 % de leur Pib. Ce qui a de quoi inquiéter les pays partenaires de l’économie américaine, surtout si l’on prend en considération son endettement officiel, et le fait paradoxal pour une économie dominante qu’elle importe plus de capitaux qu’elle n’en exporte. Mais il faut se méfier des apparences. Si l’on en croit Michalet, qui s’appuie sur les travaux de différents économistes américains, il se trouve que « l’économie américaine n’est plus le pays ayant la dette la plus forte du monde, mais, au contraire, qu’il est un créancier net du reste du monde » [198]. D’abord, parce que le déficit commercial américain n’existerait pas « à partir du moment où étaient prises en considération les ventes des filiales sous contrôle des firmes américaines dans le monde » [199]. Autrement dit, la balance commerciale classique n’intègre pas la réalité de la transnationalisation des firmes. Ensuite, la comptabilisation des avoirs américains à l’étranger serait fausse au point de laisser de côté 3,1 trillions de dollars d’actifs nets. Cette sous-estimation de l’immense richesse financière des États-Unis tient à trois causes : la sous-évaluation du rendement des investissements Us à l’étranger qui est à l’origine d’une manne insoupçonnée (dark matter) ; la conservation par les banques américaines de réserves en dollars sans le moindre taux d’intérêt, alors même que les États-Unis prélèvent sur les institutions étrangères un droit d’émission évalué à 5 % dont le produit permet d’acheter des actifs ; le rendement relativement faible des capitaux investis aux États-Unis en raison de contraintes fiscales.

En somme, si la globalisation induit des changements hiérarchiques évidents (ceux qui opèrent au sein de l’économie réelle), elle [77] conforte ou modifie des positions de manière bien plus discrète ou invisible par le biais des processus de la transnationalisation. Tant et si bien que le pouvoir financier et économique n’est pas toujours là où on le croit. Il n’en reste pas moins, que les pays émergents poursuivent leur rattrapage avec une croissance agrégée moyenne de 6% depuis l’an 2000, contre 2,5 % pour les pays développés. Ce qui impliquerait, si les taux se maintiennent, que « les pays émergents d’Asie, d’Amérique latine et du Moyen-Orient feraient 66 % du Pib mondial en 2030, mesuré en parité de pouvoir d’achat selon les calculs de Maddison, contre 40 % en 1913, 38 % en 1950 et 50 % en 2005. Comme ces pays faisaient ensemble 70 % du Pib mondial en 1820, cela signifie que le régime de croissance mondiale du XXIe siècle effacerait presque les effets de la révolution industrielle qui avait fait reculer irrémédiablement ces pays vis-à-vis de l’Occident » [200].

Les contradictions de l’économie mondiale

et les impasses de sa gouvernance

Les bouleversements liés à la libéralisation des échanges et des mouvements de capitaux modifient radicalement les relations économiques internationales et ont donc de profondes conséquences sur la vie économique et sociale de tous les pays du monde. Parmi celles-ci, les observateurs s’accordent pour souligner l’accroissement des inégalités dans toutes les sociétés, en instillant la pauvreté dans l’abondance au Nord et en enrichissant des pays du Sud tout en accentuant le sous-développement chez certains. On dispose à ce propos du rapport dressé par la « Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation » de l’Organisation internationale du Travail (Oit), publié en février 2004 [201]. Si la croissance mondiale a été au rendez-vous, en particulier celle du commerce international ou celle d’une région comme l’Asie de l’Est, les résultats globaux en termes de croissance du revenu par habitant sont mitigés. En effet, si dans cette dernière région, « la croissance a permis à plus de 200 millions de personnes de sortir de la pauvreté en une seule décennie » [202], il faut admettre qu’« entre 1985 et 2000, la croissance du revenu par habitant n’a été supérieure à 3 pour [78] cent par an que dans 16 pays en développement. Elle a été inférieure à 2 pour cent par an dans 55 pays en développement et elle a même été négative dans 23 d’entre eux. Au cours de cette même période, l’écart de revenu entre les pays les plus riches et les plus pauvres a considérablement augmenté » [203]. À cet égard, un phénomène frappant est « la forte augmentation de la part du 1 pour cent de la population qui a les plus gros revenus aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Canada » [204].

Dans le même temps, la mondialisation a entraîné une unification progressive du marché du travail qui s’est traduite par la création d’un excès structurel de main-d’œuvre (à elles seules, la Chine et l’Inde ont doublé l’offre de travail globale). Par conséquent, elle contribue à la déstructuration de l’emploi là où il était le plus organisé, à savoir les pays développés. Dès lors, certains, comme Alan Tonelson, voient dans la globalisation une « course vers le fond » des travailleurs des pays industrialisés et spécialement des Américains [205]. Contrairement à la doctrine officielle, la globalisation a ses gagnants et ses perdants. Pour Pierre-Noël Giraud, avec les évolutions de la régulation de la finance et du commerce international, ensemble « elles favorisent la montée des pays émergents, c’est-à-dire aujourd’hui de pays comptant près de trois milliards d’hommes » tandis qu’« elles laissent peu d’espoir à court terme aux autres pays de l’ex-Tiers-monde : ils devront attendre que les actuels pays émergents veuillent bien délocaliser chez eux ce qu’ils ne veulent plus faire ». Enfin, « elles tendent à accroître partout les inégalités économiques internes » [206]. Ce sont ces polarisations qui entretiennent la critique néomarxiste d’auteurs comme Immanuel Wallerstein ou Giovanni Arrighi [207]. Et qui poussent certains de leurs émules à revendiquer « une autre mondialisation ». Couplées avec les dérives du système financier mondial, elles suscitent le scepticisme de nombreux économistes, en particulier des Français qui ont participé de près ou de loin à l’école dite de la Régulation. La gouvernance mondiale est dans l’impasse comme le déplore Aglietta. La crise qu’il redoutait a bien eu lieu. Et il y a fort à parier que les solutions seront à rechercher du côté d’un néomercantilisme régional plutôt que de celui d’un cosmopolitisme impraticable.

[79]

La déstructuration de l’emploi

dans les pays développés

La réciprocité ou l’enrichissement mutuel qui donnent sens à l’interdépendance économique, sont difficiles à faire admettre quand les coûts et les inconvénients paraissent plus lourds que les avantages tirés de l’échange, ou quand ils sont réputés retomber sur une catégorie unique de partenaires. Surtout lorsque des travaux d’économistes, tels qu’Alan Wood en Grande-Bretagne, ou Jean Marie Cardebat en France, « conduisent à penser que les délocalisations et, plus généralement, le commerce avec les pays à bas salaires, ont une incidence non négligeable, au moins sur la structure de l’emploi » [208]. D’une part, parce que les importations remplacent des productions domestiques. D’autre part, parce que la concurrence incite les entreprises des pays industrialisés à substituer des machines à de la main-d’œuvre locale, trop chère, à automatiser sans cesse. Enfin, en raison de ces délocalisations tellement redoutées et qu’il convient de bien cerner. D’après Bouba-Olga, il faut définir la délocalisation « comme la fermeture (éventuellement progressive) d’une unité de production implantée sur un territoire, accompagnée de sa réouverture sur un autre territoire » [209]. Et peu importe l’objectif de l’opération : le rapprochement d’un nouveau marché ou la volonté de tirer parti des écarts nationaux de coûts de production, sachant que ce second critère, parce qu’il est alors le seul pris en compte, est souvent utilisé pour restreindre le champ de la délocalisation. Celle-ci doit être normalement distinguée de l’externalisation, à savoir le fait qu’une entreprise ferme une unité de production pour faire appel à un fournisseur étranger. Dans la mesure où, comme le dit l’économiste, elle décide de passer par le marché, sa décision doit, en général, beaucoup aux disparités de l’offre de travail mondial. De celles-ci, il en existe à l’intérieur des territoires nationaux qui peuvent entraîner des déplacements de sites, mais fait-il remarquer, on réserve néanmoins l’usage du terme délocalisation au niveau international. C’est que c’est à ce stade-là que le phénomène inquiète le plus. Et il y a de quoi parce que la pression sur les salariés des pays développés n’est pas prête de diminuer quand on sait que la force de travail a augmenté de 2,2 % par an au Brésil, de 2,5 % aux Philippines, de 1,9 % en [80] Inde, de 2 % en Chine, entre 1980 et 1993, et que, surtout, dans les trente années qui viennent, d’après la Banque mondiale, la masse des nouveaux travailleurs dans le monde va passer de 450 millions, en 2000, à plus de un milliard [210]. Or, 99 % de ce milliard d’individus vivra dans des pays où, en moyenne, le revenu par tête était de moins de 8 600 dollars par an, en 1993. Ce qui laisse prévoir, qu’en 2025, 89 % de la force de travail mondiale, dont 61 % vivra dans les pays les plus pauvres, vont se concentrer sur les États où le revenu par tête et par habitant était inférieur à 695 dollars en 1993 [211] ! Avec ce que rapporte Alan Tonelson, l’un des porte-parole du syndicalisme américain, on a le sentiment que « l’armée de réserve » du prolétariat offre de belles perspectives aux entreprises. D’autres experts américains pensent pouvoir, d’ores et déjà, constater les dégâts causés à l’emploi américain par le développement du commerce entre les États-Unis et la Chine. Ainsi, Robert E. Scott soutient que « contrairement aux prédictions de ses supporters, l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (Omc) n’a pas permis de réduire son surplus commercial avec les États-Unis, ni fait s’accroître l’emploi industriel américain. La montée du déficit du commerce américain avec la Chine entre 1997 et 2006 a anéanti une production qui aurait pu entretenir 2 166 000 emplois aux États-Unis. La plupart de ceux-ci (1,8 million) ont été perdus depuis que la Chine a adhéré à l’Omc en 2001 » [212]. Chine et Inde vont-elles écraser le marché mondial ?

Dans le domaine de la mondialisation de l’économie et des finances, l’intérêt marchand des firmes et des banques est clair, évident, et leur stratégie de déploiement planétaire obéit à trois objectifs liés : les gains de productivité, les économies d’échelle, et l’extension des parts de marché. Le déploiement passe par le développement de firmes-réseaux ou par la création de réseaux d’entreprises plus décentralisés que les premières. Les formes d’organisation différencient les deux systèmes, mais dans les deux cas il s’agit bien de coordonner des sous-traitances, en amont comme en aval, de manière comme le dit François Chesnais à internaliser les « externalités » offertes par le fonctionnement en réseau. Parmi celles-ci, on peut énumérer l’appropriation de faibles coûts de production et d’innovations technologiques, la [81] réduction de la dépendance par rapport au marché intérieur, la segmentation des marchés nationaux, la discrimination des prix, l’assouplissement des rapports hiérarchiques internes en faisant retomber les coercitions sur la sous-traitance. On comprend, qu’en revanche, les conséquences de cette politique commerciale n’inspirent pas la confiance aux populations salariées des États développés. D’une part parce que, incontestablement, les consécutives au redéploiement déstructurent l’emploi. D’autre part, parce que la globalisation du marché du travail entraîne une propension à la baisse des revenus de celui-ci, et un amenuisement de la protection sociale. L’économie réticulaire transnationale déstabilise les sociétés. Elle fait peser une lourde menace sur les classes moyennes comme cela a été bien montré [213]. Et avec le concours des marchés financiers, elle creuse les inégalités. En effet, la mobilité accélérée du capital permet, selon Robert Reich, aux plus riches de le devenir plus en même temps qu’elle appauvrit davantage les plus pauvres [214]. Ceci en raison de l’élargissement du fossé entre les rémunérations que les individus reçoivent pour leur travail (opposition entre « les manipulateurs de symboles » et « les travailleurs routiniers »), et en raison de l’écart grandissant entre les revenus du capital, lequel diffuse au-delà des frontières avec la propriété des entreprises, et ceux des salariés. Aux États-Unis notamment, « on voit que la tranche des revenus les plus faibles n’a progressé que de manière insignifiante sur plus de 20 ans (moins de 0,5 % par an) dans un pays qui a connu une forte croissance dans les années 1990. […] De 1990 à 2001, le revenu nominal des dirigeants a augmenté de 300 % contre 35 % pour le salaire minimum » [215]. En somme, il semble bien qu’on assiste aux installations concomitantes d’un oligopole productif et commercial et d’un corporatisme sociétal transnational, pour reprendre, mais avec une connotation plus négative que celle qui est la sienne, une expression de Michel Lallement [216]. L’oligopole industriel mais aussi tertiaire – car les services sont de plus en plus concernés – dérive directement de la concentration du capital à l’échelle mondiale du fait de la constitution des réseaux d’entreprises et de leur resserrement à quelques unités par branches d’activités. La physionomie de ces réseaux est compliquée par de [82] nombreuses alliances qui réduisent l’espace de concurrence, tout en exacerbant celle des groupes restés en lice. En face, par corporatisme sociétal transnational, nous sommes tentés de qualifier la situation de confrontation, au niveau mondial et au-delà des frontières, de catégories sociales aux intérêts économiques spécifiques et divergents, aux pouvoirs de négociation très inégaux.

Face à toutes ces alarmes, quelques-uns, tel Élie Cohen, ont entendu dénoncer « la corrélation fallacieuse entre développement des échanges et croissance du chômage », faisant valoir que « le degré d’ouverture de l’économie française n’a pas sensiblement crû depuis 1977, alors que le chômage a augmenté de 250 % tandis que seulement 4 % des investissements extérieurs français se dirigent vers des pays à bas salaire ». Par conséquent, cela voudrait dire que « la part du commerce international réalisé avec les pays en voie de développement est trop faible pour expliquer l’ampleur du phénomène (la crise de l’emploi) constaté surtout en Europe, et les besoins des Pvd (pays en voie de développement) sont tels qu’ils constitueront à l’avenir des débouchés importants pour les pays industriels » [217].

Cette argumentation est-elle toujours tenable et s’agit-il, avec les chiffres cités plus avant, de simples extrapolations et d’une peur injustifiée ? Ou bien, au contraire, ne sont-ce là que des prémisses tandis que le vrai défi reste à venir, comme l’a annoncé Pierre-Noël Giraud ? Son pronostic à lui est que l’augmentation même équilibrée du commerce entre pays riches et pays à bas salaires va faire que dans les vieux pays industriels « les créations d’emplois compétitifs ne pourront compenser les destructions d’emplois exposés. En conséquence soit le chômage et les inégalités de revenus s’accroîtront, soif les inégalités de revenus s’accroîtront sans chômage, mais dans ce cas encore plus vite… » [218]. Cette évolution est d’autant plus à craindre que la croissance de la proportion des emplois hautement qualifiés est assez loin de ce que l’on annonce régulièrement dans les pays riches. À partir des documents publiés par le ministère du Travail américain, Tonelson analyse que « le total du nombre d’Américains qui, en 1998, étaient classés comme managers généraux, décideurs de haut niveau, ingénieurs de toutes sortes, informaticiens, juristes, médecins et dentistes, représentaient 5,2 % du total des 140,5 millions d’actifs. En 2006, ces mêmes [83] emplois étaient supposés atteindre seulement 5,8 % des 160,8 millions d’actifs » [219]. Il note aussi que selon ces mêmes publications « entre 1998 et 2008, l’économie américaine créera près de 55 millions de nouveaux emplois. Quelque 20,3 millions correspondront à l’extension d’opportunités d’emploi. Le reste sera généré par la nécessité de reconvertir des travailleurs qui perdent leur emploi ou qui abandonnent leurs anciennes occupations pour des nouvelles » [220].

Essor de la « superclasse globale » (ou hyperclasse)

et crise des classes moyennes

À la crise en gestation des classes moyennes fait face l’insolente réussite de cette « superclasse globale » que décrit David Rothkopf, et qu’il évalue à 6 000 personnes pour six milliards d’humains [221]. Hyperclasse vaudrait-il mieux écrire, en ce sens que dans son esprit, elle répond moins à la catégorie marxiste (caractérisée par une forte homogénéité et une relative solidarité) qu’à un réseau transnational d’élites aux origines multiples. Parce que mélange d’hommes d’affaires, des médias, banquiers, financiers, chefs d’entreprise, écrivains, journalistes, vedettes du show-business, Rothkopf pense en effet qu’elle est la juste transcription de ce que Vilfredo Pareto, et plus tard Wright Mills, caractérisait comme une « élite de pouvoir » [222]. Il n’empêche que son dénominateur commun est l’argent puisque selon le rapport de l’Onu de 2006 qu’il cite, 10 % de la population mondiale contrôlait 85 % des richesses, 2 % en possédaient la moitié et 1 % en détenait 40 %. Son essor est donc directement lié au marché mondial parce que « la globalisation n’a pas seulement produit un marché sans frontières, mais aussi le système de classe qui va avec lui », écrit Jeff Faux [223]. L’économie mondiale est en train de créer une élite globale, que celui-ci appelle le « parti de Davos », et qui a fait depuis longtemps du cosmopolitisme un style de vie comme le montre bien Rothkopf dans son livre. Son vecteur est l’usage de plus en plus répandu de l’Anglais en liaison avec des pratiques professionnelles standardisées. À quoi s’ajoutent la référence commune aux mêmes sources d’information et la fréquentation des mêmes lieux de passage et de loisirs. [84] Toutefois, cette culture commune n’est pas exempte des rapports de force et à l’abri d’un choc culturel interne ou d’un renversement d’influence. En effet, il serait naïf, et quelque peu condescendant, que de croire que la participation de plus en plus nombreuse d’Asiatiques à l’élite mondiale implique leur occidentalisation systématique [224]. La montée en puissance des milliardaires issus d’Asie et d’autres régions du monde ne peut qu’engendrer un changement de valeurs, dans le sens par exemple d’une plus grande tolérance envers la corruption, et un repli des conceptions occidentales du monde, de la société, de la condition humaine. De ces constats dérivent deux conséquences majeures. D’abord, que les individus qui participent à la nouvelle élite mondiale ont plus d’intérêts en commun qu’ils n’en ont avec les classes moyennes ou pauvres dont ils partagent la nationalité. Le fossé se creuse parce que si dans le passé, en dépit des conflits interclasses, le travail et le capital allaient de pair, il n’en va plus du tout ainsi. C’est la notion même de société que la mondialisation rend caduque. Avec la dégradation des conditions de vie des peuples, une opposition de plus en plus nette se dessine entre ceux que Rothkopf appelle les « globalistes et nationalistes », c’est-à-dire l’oligarchie mondialiste, d’une part, et les multiples mouvements populistes à venir, d’autre part [225]. Cette « ligne de faille politique du nouveau siècle » va traverser tous les États. À l’occasion de la grande crise qui s’annonce, elle pourrait susciter des changements politiques inattendus dans leur composition. Ensuite, l’hétérogénéité axiologique (celle des valeurs) de l’hyperclasse, qui n’existe que par et que pour l’argent, et, nous l’examinerons plus loin, la généralisation du communautarisme et des phénomènes d’ethnicisation à l’échelle globale, rendent inepte l’idée d’une société mondiale en devenir.

Au centre de l’hyperclasse se tient l’élite financière. Elle contient les immenses fortunes privées et institutionnelles. Autour gravitent les élites de différents ordres qui sont autant de relais d’influence. Rothkopf décrit leurs liens, montre comment le pouvoir de l’argent, le pouvoir institutionnel, le pouvoir médiatique et le pouvoir politique sont mobilisés et interconnectés pour que le monde aille dans la direction voulue. Il ajoute que si [85] « aujourd’hui, les compagnies dominent la superclasse et que les Américains dominent parmi les leaders de ces compagnies », les choses sont en train de changer [226]. Cela s’explique par la percée de nouveaux leaders issus des pays émergents. C’est que l’accès à l’hyperclasse est relativement ouvert, en tout cas plus qu’il ne l’était aux anciennes élites [227]. La rapidité des fortunes est stupéfiante. Néanmoins, la porte reste étroite et l’auteur se demande si le conflit entre les partisans de la mondialisation et les peuples n’est pas inévitable, si les marchés se montrent toujours aussi injustes dans la distribution de la richesse, si sous l’apparence de la libre concurrence il n’existe toujours pas de véritable égalité des chances [228]. D’autant plus qu’avec la crise les exaspérations vont grossir. Elles vont le faire, dans les pays développés, si la « dégringolade des classes moyennes » se poursuit [229], et si les allocations de retraite fondent avec les hedge funds comme cela est déjà le cas pour nombre de Britanniques [230], et dans les pays émergents, si l’arrêt de la croissance ruine les espérances et se double d’une crise alimentaire. Il y a fort à parier que la classe moyenne, dont Robert Rochefort explique qu’elle n’existe plus tellement elle s’est émiettée [231], rejoigne dans l’avenir les mouvements populistes. Maintenant qu’elle n’a plus rien à attendre de la mondialisation en termes de pouvoir d’achat comme le déplore le directeur du Credoc, parce que la faible progression des salaires en France et en Europe n’est plus compensée par la baisse spectaculaire des prix grâce aux importations de produits fabriqués en Chine [232]. La poursuite du libre-échange ne fera qu’accentuer le sentiment de « déclassement » des classes moyennes constaté par Louis Chauvel [233], en raison de son dysfonctionnement reconnu par ses propres théoriciens.

La mise en cause du théorème Hos,

ultime justification du libre-échange

En rapport avec ces constats empiriques, les discussions qu’ils soulèvent ont fini par rejaillir sur la théorie économique, et plus précisément sur celle du commerce international. Avec en première ligne, le célèbre théorème Hos (Heckscher-Ohlin-Samuelson) [86] dont Michalet nous explique qu’il n’est plus de saison – ce que nous avions nous-mêmes subodoré [234] – parce qu’il ne pouvait s’appliquer qu’à l’ancienne économie internationale fondée sur la fixité des facteurs de production [235]. Une opinion confirmée par Paul Samuelson lui-même [236], qui impute le mal, le nouveau dysfonctionnement théorique, à l’outsourcing mondial, c’est-à-dire à la sous-traitance généralisée. En particulier quand elle se traduit par la délocalisation des services et des laboratoires de recherche, comme elle se pratique depuis quelques années vers l’Inde. Ève Charrin, qui nous rapporte le débat soulevé aux États-Unis par la volte-face du théoricien américain, prix Nobel pour ses travaux sur l’échange international, considère que les délocalisations de matière grise et de centres de recherche vont permettre à ce pays de bouleverser la donne économique mondiale à son avantage, d’une manière que l’on ne soupçonne pas, notamment en France [237].

Il faut rappeler que le théorème Hos découle de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, et il postule que l’égalisation de la rémunération des facteurs s’opère au fur et à mesure que l’échange réduit l’inégale dotation qui justifie sa propre existence. Il faut ajouter qu’il présuppose la fixité des facteurs de production. En effet, selon sa logique, en se spécialisant dans la production qui fait appel au facteur le plus abondant, à des prix bas, chaque pays intensifie l’utilisation de ce facteur, ce qui en relève le prix, tandis que les importations se substituant à la production domestique, réduisent l’emploi du facteur rare, ce qui fait baisser son prix. Au final, chaque pays, à défaut de disposer d’un avantage absolu sur tous les autres peut bénéficier d’un avantage comparatif. Mais avec la globalisation tout, ou presque, a changé. La nouvelle mobilité des facteurs, surtout celle du capital financier et du capital technologique, rend caduc l’avantage comparatif au profit de l’avantage compétitif qui « renoue avec l’avantage absolu d’Adam Smith, celui qui permet au vainqueur d’empocher toute la mise », écrit Michalet [238]. Et le vainqueur est du côté des économies émergentes parce qu’avec les délocalisations high tech, précise Samuelson, les pays développés, dont les États-Unis pour lesquels il s’inquiète d’abord, se [87] privent de tout avantage comparatif. En effet, « si le capital et la technique migrent là où le travail est le moins cher, c’est l’avantage absolu qui compte – il n’y a plus d’avantage comparatif », renchérit un autre économiste, Paul Craig Roberts [239]. D’autant plus qu’au niveau du marché du travail, le moins fluide et dans lequel le théorème Hos pouvait encore faire sens dans sa version révisée (théorème Stolper-Samuelson), il faudra tant de temps avant que le niveau des salaires, là où le facteur travail est très abondant, ne rattrape celui des pays les plus avancés, que bien des dégâts auront été faits [240].

En second lieu, la nouvelle théorie du commerce international exposée, entre autres, par Helpman et Krugman, qui entend démontrer « que lorsque deux pays s’ouvrent à l’échange, les rémunérations réelles des facteurs de production abondants aussi bien que rares peuvent augmenter dans chaque pays », se heurte, d’après Jean-Marie Cardebat, à une forte réserve [241]. À savoir qu’il s’applique difficilement aux échanges entre pays développés et non-développés parce qu’« il n’est valable que lorsque les deux pays qui s’ouvrent à l’échange sont suffisamment proches en termes de dotations factorielles » [242]. En effet, prenant acte de ce que « si les conclusions du théorème de Stolper-Samuelson sont remises en cause, sa logique n’est pas atteinte », un économiste a néanmoins montré, dès 1997, « que l’abandon des relations commerciales avec les pays à bas salaires permettrait d’accroître le salaire relatif des travailleurs non qualifiés dans neuf des pays de la Cee à douze » [243]. Tant et si bien que ce qui protège encore l’emploi dans les pays du Nord, c’est « l’imperfection des marchés des biens et services », c’est-à-dire tout ce qui structurellement et institutionnellement les fragmentent et les segmentent [244]. Il faut croire que Cardebat a vu juste puisque Paul Krugman a fini par convenir que dans une économie mondiale à la merci de l’outsourcing, « le cercle des gagnants est des plus restreints » [245]. Enfin, la crise de l’emploi dans les États occidentaux, engendrée par un libre-échange dévoyé, libre-échange qui n’en est plus un puisque les pays et leurs partenaires ou facteurs respectifs sont dissous dans un même marché, ne risque-t-elle pas d’être aggravée par l’émergence de ce que certains [88] théoriciens perçoivent comme un « nouveau système productif » à base de « coûts fixes » [246] ? Soit un système de moins en moins consommateur de travail grâce aux nouvelles technologies d’information et de communication, grâce à une nouvelle organisation industrielle qui feraient que le coût de production d’un bien reste inchangé quelle que soit la quantité produite. Les seuls coûts à supporter sont alors les coûts fixes initiaux. Fondateur d’un espace globalisé par les techniques, le nouveau système faiblement créateur d’emplois serait, d’après Jean-Hervé Lorenzi, susceptible de générer une concurrence accrue par l’élargissement des activités concurrentes.

Au total, la repolarisation guette d’autant plus les sociétés développées que celles-ci vont connaître une grave crise démographique. Un fossé intergénérationnel risque de se creuser, car on voit mal comment une population active réduite, en proie au chômage et à la stagnation des salaires, en raison des délocalisations et de la faiblesse de la demande intérieure, pourra longtemps faire face au financement de l’édifice social élaboré depuis la seconde guerre mondiale. La crise sociale grecque de l’automne 2008, celle de la jeunesse du pays, est un signe annonciateur d’un phénomène qui pourrait bien embraser toute l’Europe. Au fait de ces réalités, Michel Godet avait annoncé un tel choc pour 2006, en France [247]. Il ne s’est pas encore produit, mais ce n’est sans doute que partie remise, compte tenu que dans ce pays, quand les jeunes de moins de 20 ans étaient, en 1968, deux fois plus nombreux que les plus de soixante ans, ce devrait être l’inverse en 2050. Nous y reviendrons.

La transformation des périphéries

et les tribulations de l’Omc

Si la globalisation pose des problèmes économiques et sociaux aux pays industrialisés, on se doute qu’il en va de même pour bon nombre de pays en développement. En tout cas, pour tous ceux qui n’ont pas su prendre à temps « le train de la mondialisation », ou qui l’ont pris dans de mauvaises conditions, et qui dès lors ont connu la désillusion. [248] C’est pourquoi, aujourd’hui, parce « qu’on les force à ouvrir leurs marchés aux [89] produits des pays industriels avancés, qui eux-mêmes continuent à protéger leurs propres marchés » [249], ils sont au bord de la rébellion. Comme l’a montré, une première fois, l’échec de la Conférence de Cancun (en septembre 2003). À cette occasion, une coalition de vingt-deux d’entre eux a refusé de signer la déclaration finale prétextant qu’ils ne pouvaient accepter la libéralisation du commerce des produits agricoles en raison, d’une part, de leur déficit de compétitivité dans ce domaine, et surtout, d’autre part, des aides et subventions versées par les États développés à leurs agriculteurs, en particulier sous forme de primes à l’exportation (estimées à plus de 300 millions de dollars par an). Ils ont ainsi interrompu le cycle de négociations, dit cycle du Millénaire, ouvert à Doha en 2001, après la crise de Seattle en 1999. Mais, ce refus peut-il être durable sachant que l’exclusion est la pire des situations ? Comme leurs exportations vont essentiellement vers des pays industrialisés, bien que cela soit en train de changer, la majorité des pays en voie de développement n’a pas d’autre choix que de s’arrimer à la périphérie de l’un des centres de richesse. Comment sinon attirer des capitaux étrangers tout en prétendant se fermer au monde économique international ? Surtout quand le pôle le plus puissant, les États-Unis, s’est doté d’une législation commerciale (le Trade Act de 1974, renforcé depuis) lui permettant de mettre en œuvre des mesures de rétorsions très dures contre n’importe quel État qui n’ouvrirait pas ses frontières aux produits américains.

Cependant, face au défi de la mondialisation, la transformation des périphéries bat son plein et bouleverse la géographie économique de ce qu’il est convenu d’appeler le Sud. Déjà fracturé par l’émergence des nouveaux pays industrialisés, par l’enrichissement exorbitant de quelques pays pétroliers, celui-ci est en voie de restructuration sous l’effet de certaines tendances et des stratégies commerciales d’acteurs de grande dimension. Il y a d’abord, que si les échanges entre Pvd ne représentent toujours que 10 % du commerce mondial, ils vont en s’accroissant. Selon la Cnuced, environ 40 % des exportations des Pvd sont destinés à leurs homologues, et le commerce Sud-Sud augmente de 11 % chaque année. Concomitamment, la mondialisation redistribue les revenus, par le biais des prix relatifs, à l’avantage des économies [90] émergentes. En 2005, celles-ci qui représentent plus de 80 % de la population mondiale, détenaient près de 65 % des réserves mondiales en devises, 50 % du Pib mondial (en parité de pouvoir d’achat) et un peu moins de 20 % du capital boursier global [250]. Dans ce début de retournement de l’équilibre économique mondial, la Chine, l’Inde et le Brésil y sont pour beaucoup. La plupart des autres pays d’Afrique, d’Asie, ou des Caraïbes, qui n’ont pas leurs capacités de négociation sont encore en quête d’un « traitement spécial et différencié » dans le cadre de l’Omc. La Chine est aujourd’hui à la pointe de l’offensive des pays émergents. La somme de ses Ide a atteint 12,3 milliards de dollars en 2005, et leur montant cumulé, difficile à évaluer en raison du rôle spécifique de la place de Hong Kong, dépasserait les 46 milliards de dollars. De sorte que la Chine ne se contente pas d’importer de la technologie, des matières premières. Elle investit de plus en plus chez ses fournisseurs. Après l’Asie et l’Amérique du Nord, qui accueillent l’essentiel de ses Ide, c’est maintenant l’Afrique (minerais et pétrole) et l’Amérique du Sud (métallurgie) qui sont concernées.

Ouverte plus tardivement, depuis 2000, à la mondialisation, grâce à la libéralisation des investissements, et avec une croissance plus centrée sur la consommation intérieure, l’Inde a fait une entrée remarquée, en particulier en France et en Europe, dans le domaine des acquisitions industrielles (métallurgie, chimie). Mais ce qui la différencie des autres Pvd émergents est sa prédilection pour la haute technologie (28% des investissements totaux indiens) qui la met dans la position de conquérir le marché mondial des services informatiques, dont elle contrôle déjà plus de la moitié. Les experts promettent à cet État, qui dépasse lui aussi le milliard d’habitants, d’être avec son voisin chinois, vers le milieu de ce siècle, largement sortis de la périphérie pour rejoindre le centre du monde. D’ailleurs, bien des pays en voie de développement s’inquiètent déjà d’être submergés par les exportations chinoises, en attendant les indiennes, ce qui rend compliquées certaines des coalitions qui se sont nouées au sein de l’Omc. Une autre mutation observable au sein de la périphérie est, en effet, le rapprochement de nombreux États dans le cadre soit d’ententes, soit d’organisations régionales. Afin [91] d’améliorer leurs capacités de négociation dans l’organisation mondiale, ils ont constitué différents groupes d’intérêt. En particulier le G 21 qui réunit autant d’États émergents, le Groupe de Cairns qui regroupe 19 grands exportateurs agricoles et quasiment son contraire le G 10, association de grands importateurs de produits agricoles.

En achoppant depuis 2003 sur les négociations concernant la circulation de ces derniers, l’Omc, qui est l’héritière du Gatt, lequel ne constituait pas à proprement parler une organisation internationale, vient de montrer une certaine impuissance à garantir un fonctionnement équilibré du système commercial. Le multilatéralisme qui est sa raison d’être, qu’elle défend et qui implique que la décision soit prise sur la base du consensus, commence à être menacé par la prolifération des accords bilatéraux. L’organisation, créée par l’acte constitutif signé à Marrakech en avril 1994, a été pourtant renforcée, par rapport au Gatt. Ainsi, les règles de l’Omc sont accompagnées de mécanismes de sanctions susceptibles d’être appliquées après l’arbitrage, et en cas de son non-succès, par l’Organe de Règlement des Différents (Ord). Normalement, les États membres doivent faire connaître à l’Omc leurs programmes de politique commerciale (mécanisme d’examen des politiques commerciales). Enfin, l’organisation du commerce mondial a reçu l’autorisation de coopérer avec les deux autres piliers de l’ordre économique mondial, Fmi et Banque mondiale, en vue de mieux assurer la cohérence des politiques économiques internationales. Ces nouveautés visent à faire de l’Omc le cadre stable et permanent des discussions entre pays membres, sachant que l’organisation comprend une conférence ministérielle (qui se réunit au moins une fois tous les deux ans pour décider des grandes orientations), un conseil général, qui est l’organe permanent entre les sessions de la conférence, et un directeur général. Les thèmes qui ont été arrêtés à Doha et qui devaient être abordés au cours du cycle du Millénaire montrent que l’Omc aborde un champ bien plus vaste que celui du Gatt, lequel se résumait au commerce des marchandises. Outre les biens manufacturés et l’agriculture, on y trouve au chapitre des négociations les services (transports, tourisme, télécommunications, banques, assurances) les biens culturels (brevets, droits d’auteur) et les investissements. [92] L’idée de fond de l’Omc est d’ouvrir tous ces secteurs à la concurrence internationale la plus limpide possible en s’attaquant, si besoin est, aux monopoles nationaux. Elle intègre et cherche à concrétiser le paradigme néolibéral, celui du « consensus de Washington ». Ce qui ne va pas sans à-coups. Déjà en 1998, principalement en raison de l’opposition de la France, un premier échec a marqué les négociations sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (Ami). Il prévoyait un régime extrêmement libéral consacrant le droit d’investir sans aucune restriction, favorable aux grands investisseurs internationaux, sans que les États ne puissent exercer ni droit de regard, ni pouvoir de régulation. Sans doute que ce projet d’un accord sur les investissements n’a pas été définitivement abandonné, mais l’Omc est, depuis Cancun en 2003, quasiment paralysée par la question agricole.

Le cycle de Doha, conçu pour ouvrir les marchés des pays riches aux exportations des Pvd, semblait en passe de redémarrer par suite à un compromis. Il consiste en une réduction, au lieu d’une suppression, des subventions versées aux agriculteurs américains (de l’ordre de 13 milliards de dollars contre près de 20 dans le passé) et européens, et à une baisse des droits de douane des États-Unis et de l’Europe, d’un côté. Contre une légère baisse de ces mêmes droits sur les produits manufacturés du côté des principaux pays émergents. Toutefois, sachant que les subventions des pays riches font baisser les prix des produits agricoles sur les marchés mondiaux, et qu’un très grand nombre de pays pauvres sont importateurs de ces mêmes produits, leur suppression complète pénaliserait, en faisant remonter le coût unitaire, la plupart des États d’Amérique Latine, d’Asie du Sud, du Moyen-Orient et d’Afrique. Selon l’étude de l’Université de Columbia qui expose ce paradoxe, seuls les grands exportateurs agricoles des pays du Sud (comme le Brésil et l’Argentine) et leurs grands exploitants en retireraient un avantage certain [251]. Malgré tout, c’est sur la base de ce compromis que le cycle de Doha avait été péniblement relancé, pour s’embourber à nouveau à l’occasion des négociations qui se sont tenues à Genève en juillet 2008. Il s’achève ainsi sur un nouvel échec dans un contexte différent de l’après-Cancún dans la mesure où maintenant les difficultés de plusieurs grandes économies mondiales et les tensions sur les marchés internationaux de [93] l’énergie, des matières premières, sont plus favorables aux accords bilatéraux et aux réflexes de sauvegarde qu’à la reprise du dialogue multilatéral.

Au cœur de la périphérie, la mondialisation ne se vit pas de la même manière, et il est convenu de dire que le fonctionnement de l’Omc ne traite pas équitablement tous les intérêts. Les rapports de force restent sous-jacents (comme ceux entre les États-Unis et l’Inde qui ont conduit à l’échec la conférence de Genève) et le principe du consensus parce qu’il « signifie donc le caractère acceptable d’une décision et l’absence parallèle d’opposition suffisamment importante pour empêcher l’adoption de celle-ci » [252] se retourne contre les plus faibles quand ils n’ont pas les moyens d’organiser leur refus. Du côté des pays développés, les représentants des gouvernements savent qu’ils doivent compter avec des groupes de pression puissants, avec des entreprises qui influencent les prix internationaux et qui disposent de réseaux de lobbying actifs et informés. De l’autre bord, en particulier pour les pays les moins avancés (Pma), la formation et l’information font souvent défaut, sans compter la dépendance de ces États par rapport aux politiques d’ajustement structurel du Fmi et de la Banque mondiale, nouveaux partenaires de l’Omc. En définitive, seules les grandes coalitions sont capables de tempérer la frénésie de déréglementation de l’organisation. Mais cela au prix d’un blocage qui dure depuis 2003 et qui risque plus qu’avant de faire le jeu des accords bilatéraux auxquels ne répugnent ni la Chine, ni les États-Unis. Or, les règlements multilatéraux de l’Omc sont censés être une pièce maîtresse de la gouvernance globale.

Les flux de capitaux et la marginalisation

du Fonds monétaire international (Fmi)

Le système monétaire international (Smi) élaboré à Bretton Woods en juillet 1944 est le fruit du contexte géopolitique de l’après-guerre. Spécifique au monde occidental, comme le Gatt, ce régime renoue avec l’étalon de change-or (Gold Exchange Standard, Ges) qui avait été expérimenté entre 1922 (Conférence de Gênes) et la grande dépression des années trente, [94] après la disparition du système de l’étalon or (Gold Billion mais avec la livre sterling comme devise pivot) dès les débuts de la Grande Guerre. Dans le Ges, les États membres continuent de définir leurs monnaies par rapport à l’or, mais ils le font également par rapport à l’une des deux devises clefs (essentiellement le dollar, la livre de préférence pour les États du Commonwealth) qu’ils utilisent comme moyen de réserves et de paiements internationaux. Le Ges repose sur des taux de change fixes, mais éventuellement ajustables (plus ou moins 1 %) avec l’accord de l’institution financière internationale, le Fmi, créée à Bretton Woods. Contre l’avis de J.-M. Keynes, qui voulait en faire une véritable banque centrale mondiale, la mission du Fmi est réduite par les Américains à veiller à l’unicité et à la stabilité des taux de change, à promouvoir l’expansion du commerce international, et à rendre libres les mouvements de capitaux. Le système monétaire, que certains entendent comme un régime, reflète de suite l’hégémonie des États-Unis, sachant que la part du dollar par rapport à l’or dans les réserves de change s’accroît rapidement. Il faut dire que toutes les monnaies sont alors dévalorisées, ou ont été fortement dévaluées, et que les économies européennes sont en ruines. Les États-Unis forment la seule source importante de biens et de services, de capitaux et de technologie. Dès lors, leur aide aux pays en reconstruction, le degré de convertibilité élevée du dollar (l’or fin est à 35 dollars l’once) et plus encore la possibilité reconnue jusqu’en 1971 aux autorités monétaires étrangères de demander la conversion en or des dollars qu’elles détiennent, ont été les différents facteurs qui font alors de la monnaie américaine, une « quasi-monnaie internationale ».

Toutefois, de graves insuffisances ont handicapé le fonctionnement du Fmi dès le départ : la faiblesse de ses ressources (8,8 milliards de dollars en 1945), le manque de discipline des pays membres (dévaluations compétitives de la France), et surtout la contradiction fondamentale du Ges, désignée sous le nom de dilemme de Triffin (du nom de cet économiste belge). À savoir, que d’un côté, si la confiance dans la stabilité de la monnaie clef est mise en cause par les déficits ou les excédents de la balance des paiements du pays centre – les États-Unis en l’occurrence – cela engendre un mouvement spéculatif de capitaux à [95] court terme. Mais d’un autre côté, toute politique d’élimination de ces déséquilibres tend à tarir la source des liquidités internationales. Et un dollar trop apprécié pénalise les exportations américaines. Les gestions nationale et internationale du dollar entrent donc en contradiction. Or, Washington a toujours privilégié l’intérêt américain. Toute une série de crises monétaires vont en découler d’octobre 1960 au mois d’août 1971. À cette époque, l’aggravation du déficit de la balance extérieure américaine et l’inflation aux États-Unis consécutives toutes deux aux dépenses de la guerre du Vietnam entraînent une forte spéculation contre le dollar. Le 15 août 1971, la convertibilité de la monnaie américaine est suspendue, et l’accord de Washington du mois de décembre de la même année entérine une dévaluation de 7,8 %, tandis que les marges de fluctuation de change des monnaies passent de 1 % à 2,25 %. La spéculation contre le dollar se poursuivant, il est à nouveau dévalué en février 1973 (42 dollars l’once). Mais cela demeure insuffisant. La défiance envers le dollar se maintient, suite à ses fluctuations persistantes (on dit qu’il « fait le yoyo »), ce qui amène le Fmi à tenter de créer en 1982, une nouvelle monnaie internationale, le Dts (qui existait en fait depuis 1969 sur la base de 1 Dts = 1 dollar). Monnaie de réserve strictement, le Dts (Droit de tirage spécial dans le jargon du Fmi) était calculé en fonction d’un « panier de devises » : dollar 42 %, Dm19 %, Franc 13 %, Yen 13 % et Livre 13 %. Ce que les États-Unis ne pouvaient tolérer trop longtemps, et l’initiative fut assez vite abrégée.

Entre-temps, les accords de la Jamaïque de janvier 1976 avaient consacré l’abandon des changes fixes, en légalisant le flottement des monnaies. Enfin, la crise de la dette des années quatre-vingt, c’est-à-dire l’endettement extravagant d’un grand nombre de Pvd, tel le Brésil, fut à l’origine d’une nouvelle mission du Fond, celle d’imposer aux pays affectés par la crise le traitement économique indispensable à l’obtention de crédits. Dès avril 1972, pour faire face au désordre monétaire mondial, les Européens avaient inventé « le serpent dans le tunnel », dans le cadre de l’Accord de Bâle, un pacte qui stipulait que deux devises de la Communauté européenne ne pouvaient fluctuer l’une par rapport à l’autre de plus ou moins 2,25 % (le « serpent ») [96] tandis que chacune des monnaies européennes ne pouvait s’écarter de plus ou moins 4,5 % du cours du dollar (le « tunnel »). Malgré quelques péripéties (la sortie du « tunnel  » de telle ou telle monnaie), le dispositif était consolidé, en 1979, avec la création du Système monétaire européen (Sme). Outre un élargissement de la bande des fluctuations (plus ou moins 6 % au lieu de 2,25 %), ce Sme était doté d’une caisse d’amortissement et d’unité de compte commune l’écu. En janvier 2002, intervenait enfin l’étape décisive de la création et de la mise en circulation de l’euro, en tant que disposition la plus spectaculaire et la plus sensible de l’Union économique et monétaire instaurée par le Traité de Maastricht. Les autres clauses majeures étant l’installation de la Banque centrale européenne (Bce) et l’adoption des quatre critères quantitatifs relatifs à la stabilité des prix (le taux moyen d’inflation de l’année ne doit pas dépasser de 1,5 % celui réalisé l’année précédente par les trois économies les plus performantes), au taux d’intérêt, au déficit budgétaire (le déficit budgétaire national ne doit pas dépasser 3 % du Pnb du pays), à la dette publique (elle ne doit pas être supérieure à 60 % du Pnb).

L’Uem et l’euro ont évidemment modifié la donne internationale. Mais jusqu’à quel point ? En ce qui concerne les membres de la zone euro, seize aujourd’hui, on s’accorde à dire que la monnaie unique a permis une meilleure convergence de leurs politiques économiques, qu’elle a engendré une meilleure transparence des prix en Europe, qu’elle a protégé les économies européennes des fluctuations financières mondiales, en particulier pendant la crise asiatique de 1997. Tandis que l’appréciation de l’euro a rendu les coûts de production européens moins sensibles aux hausses des hydrocarbures en 2007-2008, et que son appartenance à la zone euro a sauvé l’Irlande de la banqueroute, comme sanction à ses engagements dans le système de crédits spéculatifs américains en pleine déconfiture. Cependant, constatent Aglietta et Berrebi, et ce, depuis le début des années 1990, la zone euro est devenue celle où la croissance est la plus faible du monde [253]. Pour ces deux auteurs cette situation a plusieurs raisons : l’absence de politiques structurelles européennes, la crise financière allemande de 2001 à 2004, l’hétérogénéité des modèles sociaux et le défaut de coopération, et en dernier ressort [97] – ce sont des économistes qui l’écrivent – la carence d’une souveraineté politique dans la zone euro et d’une identité européenne « qui ne va pas sans frontières ». Ces défauts font aussi que l’Europe est encore loin d’être une puissance monétaire. Il ne saurait en être autrement d’une Uem qui depuis les années 1980 se contente d’expérimenter « une voie originale de la régulation de la globalisation », comme le remarque Kébabdjian ; sa particularité vient de ce que le modèle européen ne relève plus de la logique des « régimes régionaux » qu’il a dépassée, mais qu’il se retrouve écartelé entre « un mouvement de transfert de souveraineté réglementaire… » et « un déploiement à grande échelle de la logique des marchés autorégulés » [254]. Dès lors, malgré l’existence de l’euro, malgré la livre sterling et le yen, le système monétaire international est, d’après Aglietta et Berrebi qui prennent en compte les faiblesses de l’économie dominante américaine, plus proche « du système du semi-étalon dollar » que d’un système monétaire polycentrique [255].

En théorie, si l’on comprend bien ces différents experts, les principales monnaies internationales définissent entre elles un système de changes flottants dirigés, régime intermédiaire entre les changes fixes et les changes flexibles. Concrètement, il existe une parité approximative entre le dollar et l’euro, bien que cela se vérifie moins depuis l’envolée de la monnaie européenne : entre 2000 et 2006 le cours de l’euro contre le dollar est passé de la plage 0,80-0,90 à la plage 1,25-1,30, pour atteindre la barre de 1,60 en mars 2007. Pourtant, la part du dollar dans les réserves de change ne s’en trouve guère modifiée [256]. L’euro n’en est pas encore à remplacer le dollar. La raison en est que si le yen et la livre, et bientôt le yuan, ont leur zone propre et une fonction spécifique, les autres monnaies qui ne jouent pas de rôle international se caractérisent par un régime d’ancrage ou de raccordement à l’une des monnaies dominantes, parfois à plusieurs. Mais alors, c’est principalement au dollar et selon des architectures très variables. Le système monétaire international est donc fragmenté, mais faussement polycentrique de par la prépondérance du dollar. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, tient à préciser Kébabdjian, il n’est pas un régime de changes flexibles puisque l’existence de ce dernier suppose le respect d’une « loi [98] commune », à savoir la « loi du marché » et celle de la non-intervention sur les marchés des changes. Le système actuel, poursuit-il, est en fait une sorte de système de « liberté des changes » où chaque État (et l’Europe pour ce qui concerne l’euro) est libre de faire ce qu’il veut et d’avoir ou non des objectifs de change. Néanmoins, la liberté des changes couplée avec la liberté des mouvements de capitaux constitue la matrice génératrice de l’« instabilité monétaire » inhérente au système contemporain. Surtout quand l’économie dominante joue de l’étroite imbrication qui s’est instaurée entre le système financier international et le système monétaire international. Pour Aglietta et Berrebi, comme ils en avaient avisé leurs lecteurs et comme la crise vient de leur donner raison, il ne faisait pas de doute que les grands déséquilibres financiers américains, générés et entretenus par le système du semi-étalon dollar faisaient courir de graves risques à l’économie mondiale. En dépit de la grande richesse transnationale (dark matter) américaine signalée plus haut qui permettra peut-être aux États-Unis d’amortir la crise. Le krach qui s’est produit à New-York le 9 août 2007, a été le signal annonciateur de la crise immobilière américaine pronostiquée par eux [257] et qui a entraîné la crise bancaire de l’été suivant, ouverte par la faillite de Lehman Brothers et le rachat à bon compte (35 milliards d’euros) de Merrill Lynch par la Bank of America.

Les deux économistes expliquent l’énorme déficit commercial américain (725 milliards en 2005, soit une détérioration de 589 milliards depuis 1997) et le besoin considérable de capitaux étrangers pour financer l’économie américaine endettée, soit 850 milliards de dollars en 2006 (6,7 % du Pib) par une politique délibérée de surconsommation et de désépargne qui n’a cessé de s’appuyer sur le rôle international du dollar et sur un rapport de force favorable dans le système financier international. Selon eux, la politique économique suivie depuis la crise asiatique et surtout depuis le 11 septembre 2001 a consisté à « encourager les dépenses des ménages pour éviter une dépression à la japonaise dans une période qui faisait suite à l’éclatement de la bulle » [258]. Il en a découlé une baisse très forte de l’épargne nationale en même temps qu’une valorisation considérable du parc immobilier, impliquant un endettement toujours plus grand [99] des nouveaux acquéreurs, lui-même financé par l’épargne du reste du monde.

Ils récusent en totalité ou en partie les autres raisons qui ont pu être avancées pour justifier des déséquilibres financiers américains. À savoir : 1) l’attraction des capitaux par la « nouvelle économie » impulsée par les Ntic, étant entendu que la productivité a augmenté plus vite en Asie qu’aux États-Unis où le rendement du capital est plus faible qu’ailleurs ; 2) la « collusion implicite sino-américaine » reposant sur l’idée que l’excédent commercial réalisé par la Chine sur les États-Unis, grâce à un taux sous-évalué de sa monnaie, satisfait les deux partenaires dans la mesure où « la demande externe attire les investissements des entreprises étrangères en Chine et nourrit une augmentation très élevée de la productivité industrielle. De leur côté, les consommateurs américains peuvent sans douleur vivre au dessus de leurs moyens » [259] ; 3) l’argument de la surabondance de l’épargne mondiale est à fortement relativiser parce que si l’épargne a augmenté dans les pays émergents, elle n’y est pas spontanément disponible puisqu’elle représente avant tout une épargne de précaution, en l’absence de systèmes de retraite par répartition. Tandis qu’elle a baissé dans tous les pays développés. Par conséquent, pour Aglietta et Berrebi, le drainage à grande échelle de l’épargne mondiale par l’économie américaine n’est possible que parce que « le dollar est toujours la devise clé. La plupart des pays créanciers des États-Unis, toute l’Asie et la plupart des émergents hors Asie, ont des monnaies liées au dollar. Ces monnaies ne sont pas nécessairement ancrées par un change rigoureusement fixe. […] Mais nulle part dans les pays émergents, les gouvernements ne laissent le taux de change se déterminer par le marché. […] En ce sens, on peut parler de semi-étalon dollar. Dans ce système, le taux de change dollar / yuan et dollar / yen jouent un rôle pivot parce que la Chine et le Japon ont accumulé des réserves de change très au-dessus de ce qui est nécessaire pour défendre leur monnaie en cas de crise » [260]. Il s’agit par conséquent, nous disent les deux économistes, d’un système asymétrique dans lequel les responsabilités sont partagées et doivent répondre à une double exigence : « préserver une structure ordonnée des taux de change d’une part, réguler la liquidité globale en fonction de la demande de moyens de paiements [100] internationaux d’autre part. Les pays dont les monnaies sont définies par rapport au dollar doivent s’occuper des taux de change. Les États-Unis doivent réguler la liquidité pour qu’elle soit adaptée aux besoins des échanges internationaux [261] ». Or que se passe-t-il ? « Le Trésor américain n’a jamais accepté cette responsabilité » et comme « dans le semi-étalon dollar, il n’existe aucun mécanisme contraignant, qu’il vienne du marché ou des autres gouvernements, l’unilatéralisme américain est global et a donc une dimension monétaire. La liquidité internationale est asservie aux choix de la politique américaine » [262]. Il faut dire que les États-Unis ont intérêt à laisser traîner les choses et à s’endetter puisque leurs créanciers acceptent toujours d’être remboursés en dollars et qu’ils continuent à leur prêter de l’argent. Surtout que leur dette reste exprimée en dollars tandis que les actifs qu’ils détiennent sont en monnaie étrangère. Par conséquent, quand le dollar se déprécie, ces derniers prennent de la valeur alors que la dette reste au même niveau.

Dans la continuité du raisonnement, et maintenant que la crise est là, on peut se demander si celle-ci ne va pas plus durement atteindre leurs compétiteurs que les États-Unis eux-mêmes. Il semblerait que le marché des actions ait à ce jour moins perdu en Amérique du Nord qu’en Chine, en Russie ou encore en Angleterre. Cet unilatéralisme monétaire se retrouve dans la décision prise par la Réserve fédérale, le mardi 16 décembre 2008, de baisser son taux directeur à un niveau jamais atteint auparavant (soit une marge de fluctuation de 0 à 0,25 %) et de réduire sont taux d’escompte à 0,25 %. On peut y voir, en effet, les indices du lancement d’une dévaluation compétitive.

Dans de telles conditions il n’est pas étonnant que la finance internationale n’ait pas permis une meilleure circulation de l’épargne mondiale des pays à capacité de financement vers les pays à besoins de financement. Ce qui pose le problème du devenir du Fmi désarmé face à un régime financier international caractérisé par une grande volatilité des capitaux et focalisé sur la gestion du risque [263]. Faut-il en faire un instrument international de gestion de crise comme l’ont préconisé Stiglitz ou Aglietta ? Comment y parvenir quand un système de spéculation internationale, fondé sur la circulation de capitaux de plus en [101] plus volatils engendrés par des stratégies de diversification des actifs, incite les banques privées comme les centrales et les institutions financières de toutes sortes à s’alimenter de manière croissante sur le marché international des capitaux ?

Le G 7 (Sommet de Cologne) a cherché à esquisser une nouvelle architecture financière internationale qui aurait été une réponse aux nouveaux triangles d’incompatibilités. C’est-à-dire, d’une part, celui entre l’intégration internationale des économies, le maintien des États-nations et la conscience politique des agents (Rodrik) et, d’autre part, celui entre la séparation nationale des systèmes prudentiels et de supervision, le marché mondial de l’épargne et une stabilité acceptable de la finance (Aglietta) [264]. Mais cela a été un échec, parce que tout simplement les dispositifs alors envisagés, en particulier la définition d’un « prêteur en dernier ressort international », supposaient la transformation des missions du Fmi. Il aurait fallu un changement radical de sa charte, ce qui est encore inconcevable aujourd’hui. Pour remplir la double mission qui lui est impartie (de financier de l’économie mondiale et d’intermédiaire entre créanciers et débiteurs internationaux), et qui le tient loin de cette constitution en banque centrale mondiale en laquelle certains voudraient le convertir, le mode d’organisation du Fmi n’a pas été fondamentalement modifié depuis 1944 [265]. Celui-ci continue à être dirigé par deux instances : le conseil des gouverneurs (183 membres) qui se réunit une fois par an, en septembre, et le conseil d’administration (24 membres, dont 8 sont désignés par leurs gouvernements et 16 sont élus pour 2 ans). Sa règle de fonctionnement est la recherche du consensus, pour rendre les décisions plus rapides et plus opérationnelles. Si la réforme du Fmi n’a jamais été engagée, c’est parce que sa mise en œuvre éventuelle oppose deux approches politiques que sous-tendent les différents paradigmes économiques. D’une part, il y a la vision strictement libérale, défendue par les États-Unis, selon laquelle le Fmi doit se concentrer sur ses missions d’origine. Elle tient à préserver la liberté des banques centrales et reste favorable à la création d’autorités indépendantes de régulation. D’autre part, la France et d’autres pays voudraient mieux asseoir la légitimité du Fmi qui donne trop l’impression d’être trop dépendant [102] des intérêts économiques et géopolitiques des grands États industrialisés. Dans l’attente assez hypothétique d’un rapprochement de ces deux conceptions, des mesures limitées ont été adoptées comme la création du Comité monétaire et financier international (septembre 1998) qui permet une meilleure concertation du Fmi avec les gouvernements des États, ou comme la création d’un Bureau d’Évaluation indépendant (avril 2001), dont la mission est d’évaluer les résultats des décisions prises par des gouvernements qui auront été soutenus par un financement du Fmi, afin de limiter les abus et les gaspillages. La grande réforme qui ferait du Fmi l’organe central de la gouvernance financière internationale tarde à venir. Certains, forts optimistes l’espèrent pour le printemps 2009. On peut craindre aussi que ce qui reste de régulation soit emporté par la crise. En effet, le vieux système du Fmi semble dépassé. À preuve, le fait que dans la tourmente financière actuelle, plusieurs États acculés à la ruine se sont tourné vers d’autres, détenteurs de devises et prêteurs potentiels, plutôt que vers lui. Telle l’Islande qui a trouvé auprès de la Russie les premiers secours. Les États-Unis eux-mêmes, pilier vacillant du système monétaire mondial, sont tenus de faire appel aux nouvelles puissances financières du Moyen-Orient et d’Asie.

La mondialisation financière est entrée dans une phase de grandes turbulences dont on discerne mal le dénouement. Par chance, cela est arrivé quand le cours du pétrole a commencé à diminuer, après avoir connu une folle course vers les sommets. Ce qui prouve que nous ne sommes pas encore trouvés de plain-pied dans l’ère de la pénurie et du rationnement, parce que ce jour-là, le ralentissement de l’activité économique ne suffira pas à faire baisser le prix des hydrocarbures.

La question énergétique, « goulet d’étranglement »

de la mondialisation ?

S’il est un domaine pour lequel le concept d’interdépendance restitue mal la réalité (tant les consommateurs sont à la merci des fournisseurs) et au sujet duquel la théorie des régimes a trépassé, c’est le secteur de l’énergie. Particulièrement, celui du pétrole qui [103] est promis à une concurrence de plus en plus féroce. En raison d’une forte augmentation de sa demande, liée aux nouveaux besoins des économies émergentes, de la Chine avant tout, malgré la crise qui va les tempérer momentanément. Et de son épuisement programmé à partir de son « pic de production », si tant est que cette notion soit admise par tous les experts, et que l’on puisse en fixer la date. Il est donc à prévoir que la course à l’énergie, en fonction de la manière dont sera gérée la fin de l’ère du pétrole, engendrera de nouveaux arrangements géopolitiques ou créera de nouvelles tensions. On a eu un avant-goût des effets du renchérissement du prix du baril du pétrole sur les échanges internationaux (transports terrestres et aériens surtout) avant que la crise financière ne les fasse oublier. Les augmentations de 2008 ont entraîné des faillites de petites compagnies low-cost américaines et des suppressions de lignes par de grandes sociétés. Certes, la hausse de 2006 (jusqu’à 70 $ le baril) a été assez bien absorbée par l’économie mondiale, mais celle, à répétition, qui a débuté en avril 2008 (120 $ le baril) a inquiété beaucoup plus. Après un pic à 150 $ au début de l’été, la fièvre est retombée, tant et si bien que les 200 $ le baril, redoutés par certains, n’ont pas été atteints à la fin de l’année. Au contraire, le cours est passé sous la barre des 50 $. Toutefois, il convient de pas trop entretenir d’illusions pour l’avenir, parce que selon Christophe de Margerie, directeur général de Total, « la production mondiale est de 85 millions de barils par jour. On montera sans doute à 95 millions. Mais pas au-delà, et pas à 115 millions comme certains l’ont imaginé » [266]. Or, l’Ocde a prévu une demande mondiale de l’ordre de 96 millions de barils par jour à partir de 2012 (103,7 en 2020 et 117,6 en 2030). Le risque d’un déficit pétrolier existe donc à l’horizon de quelques années. La « paix énergétique », et avec elle l’avenir de la globalisation, vont ainsi dépendre de la réalité des réserves pétrolières mobilisables, des prix à venir, du fait que la nouvelle géopolitique du pétrole confirme plus que jamais le Moyen-Orient dans sa situation de « oil heartland », et enfin, des délais de mise en place comme de l’efficacité des énergies alternatives. Parallèlement, l’inégale répartition des ressources en pétrole, en gaz, en uranium, en minerais, en produits alimentaires et la concentration de la richesse financière entre quelques États qui en [104] résulte (fonds souverains), est aussi facteur de déplacement des lieux de puissance. Or, comme l’a montré l’école de la transition de la puissance (cf. notre tome II), c’est toujours là une période dangereuse de l’histoire qui fait craindre à Michael T. Klare que le nouvel ordre énergétique ne s’accompagne de crises et de conflits [267].

Sur l’espérance de vie du pétrole, tout en admettant qu’elle n’est pas longue, les prévisions sont plus ou moins pessimistes. Elles dépendent de la quantité des réserves de pétrole conventionnel et non conventionnel réellement existante. Experts et sociétés pétrolières ne sont pas d’accord. Les parlementaires français qui, d’ores et déjà emploient l’expression de « crise énergétique », tablent sur un « plafonnement de la production des hydrocarbures à l’horizon 2020-2030 », ce qui ne laisserait qu’« une quarantaine d’années de consommation pour le pétrole, une soixantaine d’années pour le gaz naturel et à environ 230 ans pour le charbon » [268]. D’autres analystes confirment l’idée que « le niveau des ressources disponibles devrait permettre de satisfaire la demande à l’horizon 2020 », mais sont plus optimistes dans la mesure où le progrès technique permet la baisse des coûts d’exploitation dans le même environnement donné (par exemple sur la plate-forme continentale), et favorise donc une extension des champs pétrolifères [269]. Ils citent une étude de l’Agence internationale de l’énergie (Aie) qui fixe le « pic de production » le plus probable à 2037, et l’hypothèse la moins favorable à 2021. Rappelons que le géologue Colin Campbell, qui a le premier mis en avant la notion de peak oil pensait que celui-ci serait atteint en 2010, et qu’à partir de cette date la production de pétrole diminuerait de 2 à 3 % par an [270]. Tout dépendra des nouvelles découvertes de gisements, des investissements et de la mobilisation des hydrocarbures non conventionnels (les pétroles lourds) qui à elle seule est susceptible d’apporter quarante années de consommation supplémentaires. À l’heure actuelle, toujours d’après l’Aie, il n’y pas de risque immédiat de pénurie, et l’on peut miser sur 44 ans de consommation de pétrole conventionnel (et jusqu’à 70 ou 80 ans avec l’addition du non-conventionnel).

Les chiffres annoncés concernant les réserves sont-ils fiables ? Pour certains les réserves pétrolières de l’Arabie saoudite [105] s’élèvent à 260 milliards de barils (et il pourrait en exister presqu’autant à découvrir), tandis que pour d’autres elles se limitent à 175 milliards. Celles du Koweït pourraient être surestimées de moitié. En revanche, et cela expliquerait bien des choses, celles de l’Irak auraient été, cette fois, sous-estimées dans la même proportion [271]. Qu’en est-il exactement des nouveaux gisements d’Asie centrale, de l’Arctique et des possibilités en matière de pétrole non-conventionnel ? Quelles conclusions provisoires peut-on faire ? En termes d’approvisionnements, le risque de pénurie en carburant, parce que le pétrole est indispensable et irremplaçable, règne au-delà de 2020. En termes de prix, parce que « le scénario de référence de l’Aie […] prévoit une croissance [de la demande] au rythme moyen de 2 à 2,3 % par an, dont 1,9 % pour le pétrole, sur la période 2003-2020, en ligne avec l’évolution de la demande mondiale d’énergie primaire (évaluée à 2 % par an) on attendrait ainsi 115 millions de barils par jour (Mb / j) en 2020 et 120 Mb / j en 2030 » [272], il faut s’attendre à une tension permanente, à une hausse continue. L’année 2008, avec ses hausses inattendues et les mécontentements sociaux qu’elles ont engendrés n’aura donné qu’un petit aperçu des difficultés à venir. À elle seule la Chine a consommé en 2006 plus de 6,5 millions de barils par jour et elle en consommera 10 millions en 2010. En 2006, ses importations ont dépassé les 3 Mb/j soit presque l’équivalent de la production du Venezuela. Quitte à ce que l’offre s’adapte, c’est-à-dire que les investissements pétroliers produisent leurs effets, il y aura toujours un décalage qui entretiendra une tension sur les prix. Ce qui est certain, c’est que la fin du pétrole est proche, parce que trente à quarante c’est peu à l’échelle de l’histoire humaine, comme il est sûr aussi que le prix du baril ne cessera d’augmenter, même s’il connaîtra des paliers ou des baisses conjoncturelles.

Une autre certitude est que l’offre de pétrole va se reconcentrer sur le Moyen-Orient qui détient les deux tiers des réserves mondiales. On prévoit qu’il devra porter sa part dans la production mondiale de moins de 30 % en 2003 à plus de 48 % en 2030. Car, sauf les découvertes de nouveaux gisements pétroliers, dès la fin [106] de la première décennie du XXIe siècle le Moyen-Orient assurera presque 70 % des exportations mondiales de pétrole, et 100 % en 2050. Toutefois l’instabilité de la région ajoute aux incertitudes. Par rapport à sa capacité à augmenter ses exportations à la hauteur de l’évolution de la demande mondiale, sachant que tous les grands pays industrialisés, sauf la Russie, vont devenir dépendants du Golfe dans les vingt prochaines années. Les États-Unis, qui consomment 25 % de l’énergie mondiale alors qu’ils n’en produisent que 19 %, maintiendront-ils un déploiement de leurs forces qui garantisse la fluidité des flux énergétiques internationaux autant pour les autres que pour eux-mêmes ? Ou le resserreront-ils en leur faveur comme le laisse entendre leur expédition en Irak ? Les problèmes de dépendance qui avaient pu être réduits grâce aux économies d’énergie vont redevenir aigus. Dans le cas de l’Union européenne dont le taux de dépendance était en 1995 de 73 %, la Commission européenne prévoit ainsi un bon à 85 % dès 2010 et à 90 % en 2020 [273]. La situation de l’Amérique du Nord, le Mexique excepté, dont le taux de dépendance extérieure dépasse les 45 %, devrait se dégrader aussi, sauf un possible recours massif au pétrole non-conventionnel. D’autant plus que dans ce domaine, le proche Venezuela (avec lequel les relations des États-Unis ne sont pas au beau fixe mais cela peut changer d’ici vingt ans) dispose d’immenses réserves dans le bassin de l’Orénoque.

Le Moyen-Orient devra assurer également l’essentiel de la demande de la région Asie-Pacifique : 90 % des importations japonaises aujourd’hui et cela ne s’améliorera pas si ce pays ne conclut pas un accord avec la Russie relatif aux gisements sibériens ; 80 % des besoins chinois en 2010, dans l’état actuel des choses, c’est-à-dire si la Chine ne se trouve pas d’autre grand fournisseur ; une bonne part sans doute aussi des besoins à venir de l’Inde (30 % dès 2010) même si elle se tourne vers la Birmanie et l’Asie centrale [274]. Ce monopole moyen-oriental en perspective inquiète les experts dans le sens où les pays exportateurs sont fragiles, politiquement instables, et qu’il n’est pas sûr qu’ils auront suffisamment investi dans les années qui viennent pour répondre à la demande en pétrole [275]. Pourront-ils ou voudront-ils porter au plus haut niveau leurs exportations ? Un État comme l’Iran, qui arrive au second rang derrière l’Arabie saoudite tant pour la production que pour les réserves [107] (130,7 milliards de barils et 11,4 %) ne sera-t-il pas tenté de restreindre ses ventes autant pour garantir ses propres besoins qui grandissent, que pour s’assurer une position avantageuse dans la mondialisation quand les autres puissances seront menacées par la pénurie ? La redistribution des cartes en matière d’énergie et de pétrole est à l’origine de compétitions multiples et de surenchères à venir, en particulier entre la Russie, les États-Unis et la Chine, en matière de tracés et de constructions d’oléoducs et de gazoducs, quand il s’agit d’évacuer et de faire transiter les hydrocarbures du bassin de la Caspienne, de Sibérie, ou du Golfe persique [276]. La nouvelle géopolitique des hydrocarbures pose incontestablement des problèmes de sécurité énergétique. Pourront-ils se résoudre dans le cadre d’une coopération régionale ? Ce n’est pas certain, tant sont vigoureuses diverses revendications sur les zones pétrolifères prometteuses, comme celles de Pékin sur la Mer de Chine (dans le prolongement vers l’Est du gisement de la baie de Bohai, mais en concurrence alors avec le Japon) et sur la Mer de Chine méridionale.

L’interdépendance économique sera-t-elle assez forte face au levier de puissance que représente la détention d’hydrocarbures dans le monde tel qu’il fonctionne aujourd’hui ? Le partenariat énergétique entre l’Union européenne et la Russie que l’on s’efforce d’approfondir (il existe une Charte de l’énergie entre les deux acteurs qui remonte à 1994), parce que « les résultats ne sont pas à la hauteur des enjeux », atteste à la fois, de l’urgence de la coopération et de la difficulté de sa mise en œuvre [277]. Sachant que la dépendance gazière de l’Europe par rapport à la Russie (qui détient un tiers des réserves mondiales) va s’accroître (deux tiers des importations en 2030, contre un tiers aujourd’hui), tandis que celle-ci va avoir, malgré l’importance de ses fonds souverains, un besoin considérable de capitaux extérieurs sans lesquels elle ne pourra ni maintenir ni augmenter sa production d’hydrocarbures (735 milliards de dollars à investir d’ici à 2030), la coopération devrait aller de soi et se trouver dans une phase intense. Or, ce n’est pas le cas. D’après les parlementaires français, en raison d’une défiance de l’Union vis-à-vis des intentions et de la fiabilité russes [278]. Elle concerne les réelles capacités techniques de la Russie, et elle est entretenue par ses velléités d’ouverture de son marché à d’autres partenaires (en Asie) grâce à la construction de [108] nouveaux gazoducs, ou encore par sa propension à relever unilatéralement le prix du mètre cube. Il n’empêche que « 75 % des recettes d’exportation du secteur énergétique russe viennent de l’Union européenne et à l’inverse, l’Union des 25 dépend à 50 % de la Russie pour la fourniture de son gaz et de son pétrole. C’est-à-dire que l’interdépendance est totale et que, tant que cette réalité n’aura pas été reconnue sereinement par les deux parties, on restera dans un jeu de rôles stérile » [279]. Pour sortir de cette situation quelque peu risquée et contre-productive, il faudrait que les deux partenaires resituent leur partenariat énergétique dans la perspective d’une politique globale.

Au plan général, pour éviter que l’énergie ne devienne le goulet d’étranglement de la mondialisation, il va de soi que le développement des ressources de substitution et des énergies nou­velles doit s’accélérer. La « paix énergétique » devrait pouvoir être garantie par le remplacement du pétrole par de nouveaux « carburants » ou par de nouveaux vecteurs énergétiques comme l’hydrogène. Tandis que le « retour au nucléaire » s’imposera à certains pays, tout en sachant qu’une pénurie d’uranium se profile elle aussi à l’horizon. Il faut tenir compte également que cette problématique énergétique globale va de pair avec son homologue environnementale mondiale, en ce sens que son traitement aggravera ou réduira le « choc climatique ». Dans les décennies qui viennent, la question de la transition énergétique va s’avérer décisive pour la poursuite du développement économique et du bien être, pour la réduction des gaz à effet de serre, pour la lutte contre le réchauffement du climat et pour la paix du monde, tout simplement.

S’il est probable que les énergies fossiles satisferont encore, en 2050, 60 % des besoins mondiaux en énergie, des solutions émergent du côté du moteur électrique et de celui de l’hydrogène. D’ores et déjà, des fabricants d’automobiles proposent des véhicules hybrides (électricité/essence), tandis que les engins tout électrique qui seront une solution aux transports locaux (jusqu’à au moins 200 km) vont devenir d’un usage de plus en plus courant grâce aux progrès dans la fabrication des batteries électriques. Quant à l’utilisation de l’hydrogène (celle qui pourrait pallier à la fonction omnipotente du pétrole), on [109] estimait en 2005, que l’introduction fréquente, sinon banale, de ce vecteur énergétique dans les transports publics ne verra réellement le jour que dans 10 ans, et pour les véhicules particuliers dans 15 ou 20 ans [280]. Soit vers 2020-2030, période cruciale et à hauts risques, comme on l’a signalé, pour le pétrole.

Il faut savoir aussi que cela demandera un certain nombre de progrès au niveau de sa production, de son transport et de son stockage, de sa distribution, de la sécurité de son utilisation et au niveau des piles à combustibles [281]. Au final, la solution sera onéreuse. Néanmoins, parce qu’elle est attractive, la filière de l’hydrogène est l’objet de très importants investissements de recherche et d’expérimentations de plus en plus nombreuses au Japon, en Europe et en Amérique du Nord. En Californie et au Canada sont prévus des « couloirs à hydrogène », c’est-à-dire des axes routiers équipés de stations-service spécifiques échelonnées [282]. Les piles à combustible et les accumulateurs connaissent des améliorations techniques continues. L’énergie ne sera pas fatalement la pierre d’achoppement de la mondialité, mais de nouvelles inégalités surgiront. Pour le professeur Klare, spécialisé dans les études de sécurité internationale, un effort colossal en faveur des énergies nouvelles, en particulier de la part des États-Unis, est en effet indispensable si l’on veut préserver la paix énergétique. Parce que pour l’instant, faute d’une ambitieuse politique d’investissement en leur faveur, il voit se dessiner une lutte globale pour les ressources à la lumière des initiatives stratégiques et budgétaires des uns et des autres [283].

Du côté américain, il constate la réaffirmation de la doctrine de l’Amiral Mahan, au titre de la lutte pour les ressources vitales qui relègue toute considération idéologique ou de simple équilibre. On sait qu’elle préconise un effort naval tel que la marine américaine puisse garantir les lignes d’approvisionnement (90 % du commerce mondial et 65 % de celui du pétrole transitent par la mer), mais aussi protéger, en liaison avec les autres armes, les régions du monde où les États-Unis ont leurs fournisseurs. Afin que la flotte américaine continue à être présente dans l’Atlantique nord, la Méditerranée, et le Pacifique du nord-ouest, tout en croisant de plus en plus dans le Golfe persique, [110] le Pacifique du Sud-Ouest et le Golfe de Guinée (par rapport aux intérêts américains en Afrique), l’ancien secrétaire d’État à la Défense de George Bush et nouveau secrétaire de Barach Obama, Robert Gates, a fait inscrire au budget 2009 un lourd programme de dépenses navales (dont 4,2 milliards de dollars pour de nouveaux porte-avions nucléaires, 3,2 milliards pour des destroyers, 3,6 milliards pour des sous-marins de chasse ultramodernes). De façon complémentaire, dans le but de garder le contrôle des contrées pourvoyeuses de ressources naturelles et des marchés extérieurs, le Pentagone redéploie ses bases en Europe de l’Est, en Asie centrale et en particulier dans le bassin de la Caspienne, en Asie du sud-est. À la fois pour surveiller les réseaux de gazoducs et d’oléoducs et pour éventuellement conduire des opérations militaires.

Du côté chinois, M. T .Klare note que le Département de la Défense, dans son rapport annuel, met à égalité le risque d’un conflit avec les États-Unis au sujet des ressources naturelles avec celui que ferait courir une crise à propos de Taïwan. De fait la Chine s’efforce d’améliorer la projection de sa puissance vers les zones où elle se ravitaille, tandis qu’elle travaille, en collaborant avec la Russie dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai (Osc), à réduire la zone d’influence américaine en Asie centrale, à mettre hors de portée des États-Unis certains pipelines. Chacun des protagonistes, auxquels il faudrait ajouter l’Inde, l’Iran et bien plus modestement l’Union européenne, cherche ainsi à améliorer ses positions dans la perspective d’une éventuelle crise énergétique mondiale.

C. Le spectre de la crise systémique :

réhabilitation des théories néomarxistes

ou légitimation du néomercantilisme ?

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Avant que la raréfaction du pétrole ne précipite la crise systémique, l’ouragan Katrina, qui a peut-être été le premier grand avertissement du choc climatique à venir, puis les krachs boursiers de l’été 2008, avec maintenant la diffusion de la récession américaine, sont des signes ou des événements qui entretiennent [111] le sentiment que la globalisation a des effets universels devenus incontrôlables. Bien loin d’obéir à une quelconque gouvernance, sa logique confirme de jour en jour ce jugement d’Hobsbawm qui inclinait à penser que dans sa dernière forme-étape le capitalisme a atteint la dimension de la crise historique. Certes, il faut se garder de verser dans le pessimisme culturel qui marque la pensée occidentale sur le monde depuis le XIXe siècle, tel que l’analyse Oliver Bennett [284]. Surtout qu’il a été porté par des auteurs influents comme Rousseau, Marx, Weber, Spengler ou Freud. Mais, les dérives du capitalisme mondial, la dégradation de l’environnement naturel et l’anomie sociale générale qui sont observables font, écrit l’universitaire britannique, qu’il serait bien imprudent de le rejeter parce qu’il s’agit justement d’une tradition intellectuelle. L’énumération des périls, parce qu’ils relèvent à la fois de l’économie, de la nature et du social, amène d’ailleurs à s’interroger sur ce qui peut différencier une crise systémique d’une convergence de crises ou de catastrophes. Il est vrai que le concept de « crise systémique » relève d’abord du discours économique. Pierre Gonod, l’un des premiers à envisager le scénario de la crise systémique, pense que « la mondialisation pourra être victime d’un accident stratégique. L’interdépendance généralisée des économies d’un côté renforce la cohérence du système, mais de l’autre elle accroît la fragilité, puisqu’un dérèglement quelque part peut se propager à l’ensemble. […] “L’accident” pourrait ainsi résulter des avatars de l’ultralibéralisme et de la conjonction de divers phénomènes. En effet, les changements ne sont jamais dus à un seul facteur mais à la conjonction de plusieurs, y compris des facteurs imprévisibles » [285].

Mais, on peut penser aussi que pour être systémique, la crise doit être multidimensionnelle. Le cumul de la crise énergétique et de la crise économique et sociale en serait une première illustration. Au seul niveau de l’Europe, elle ajouterait, mais c’est presque une certitude comme nous l’examinerons, la dimension démographique. Est-il alors nécessaire de réévaluer les théories néomarxistes sur le capitalisme mondialisé ? Si certains phénomènes paraissent valider quelques-unes des analyses qui s’y réfèrent, les auteurs sont toujours en peine de convaincre le lecteur qu’il existe une alternative de ce côté là, parce qu’ils sont incapables de [112] se dépêtrer des préjugés cosmopolites qu’ils partagent avec les thuriféraires du libéralisme. Pour des raisons culturelles, que met en relief le postmodernisme, mais aussi économiques et géopolitiques, l’éclatement de la crise légitime plutôt le néomercantilisme, national ou régionalisé, déjà de retour.

Les indices de la crise systémique

Parce que la globalisation financière fait que l’équilibre entre l’investissement et l’épargne se réalise au niveau mondial et non plus national, et qu’il n’existe aucun dispositif de régulation mandaté par la communauté internationale pour surveiller le crédit, il est arrivé ce qui devait se produire. Le risque systémique d’une crise économique a alors joué. Celui-ci, explique Cartapanis, « renvoie évidemment au risque de contagion régionale ou globale d’un choc local. Mais le risque de système ne se réduit pas à la simple juxtaposition, voire à la propagation des risques individuels. Cette notion recouvre l’éventualité que les réponses rationnelles des agents puissent fréquemment conduire, de façon endogène, à des modifications brutales des anticipations, reflétant des sauts dans l’insécurité perçue, de nature à perturber durablement la détermination des prix sur les marchés d’actifs et la rationalité de l’allocation de l’épargne » [286]. Beaucoup va donc dépendre des réponses des gouvernements à la crise qui vient de commencer. Des failles encore insoupçonnées ne vont-elles pas entraîner l’économie mondiale dans la dépression ? Et non pas dans la récession qui n’est qu’un simple ralentissement conjoncturel de la croissance. Il faut rappeler ici que le terme de récession est apparu dans les années soixante, période de hautes conjonctures, pour signifier une décélération de la croissance par opposition à la dépression des années trente, caractérisée elle par la chute des taux de croissance. C’est tellement vrai que ce que l’on dénommait « politique conjoncturelle », pendant les Trente Glorieuses, consistait précisément à gérer l’alternance des phases d’accélération et de freinage d’une croissance qui demeurait positive dans tous les cas. À l’heure qu’il est, le risque de récession est donc la moindre des choses. Le moindre des prix à payer, comme à l’occasion de la crise asiatique de 1997-1998, qui ne fut pas systémique [113] puisque géographiquement limitée à l’Extrême-Orient. C’est bien la raison pour laquelle le chef économiste du Fmi, Olivier Blanchard, déclarait qu’« il faut éviter que la récession ne se transforme en Grande Dépression » [287]. L’avertissement asiatique aurait dû cependant, de l’avis de Cartapanis, faire prendre conscience du risque de système.

En rapport avec ce problème de sémantique, quand, en raccordant les critères économico-financiers au contexte géopolitique comme il l’a fait, un think tank français se permettait d’annoncer la « très grande dépression Us de 2007 », était-il trop présomptueux ou pêchait-il par précipitation [288] ? En tout cas, pas de beaucoup. Il faut préciser qu’aux quatre risques financiers régulièrement évoqués par tous les économistes (taux d’épargne négatif et baisse annuelle des prix de l’immobilier aux États-Unis, « montagne russe » des taux d’intérêts américains en 2007, faillites dans le secteur financier américain, prêts immobiliers à risque dans les marchés émergents) et maintenant avérés, ce centre de prospective ajoutait des hypothèses moins évidentes, tels le possible bombardement des centrales nucléaires iraniennes, d’une part, et l’effort presque conjoint de la Russie et de la Chine pour, à la fois, refouler les États-Unis d’Asie centrale et faire chuter le dollar, d’autre part. Tandis que la déstabilisation de l’Iran, qui demeure une éventualité moins hasardeuse qu’il pouvait paraître il y a peu puisque l’Administration Obama a intégré l’équipe qui a préparé différents plans d’intervention sous la présidence précédente, aurait une incidence désastreuse sur le prix du pétrole, le dernier point soulève plus de scepticisme. Cela dans la mesure où il n’est pas dans l’intérêt de la Chine de faire sombrer la monnaie américaine compte tenu de la masse des avoirs libellés en dollars détenus par Pékin, et parce que ce serait faire baisser le pouvoir d’achat sur un marché essentiel au commerce extérieur chinois. Néanmoins, conforté dans leur analyse par les événements que l’on vit, les experts du Leap / E 2020, le think tank cité, prédisent la cessation de paiement, la faillite, de l’État américain à l’été 2009 [289]. À cela, deux causes principales, avancent-ils : « la dette publique américaine s’enflamme de manière désormais incontrôlable » et « l’effondrement en cours de l’économie réelle des États-Unis empêche toute solution [114] alternative à la cessation de paiement ». Il faut admettre que le remède utilisé ces derniers temps pour sortir de la crise bancaire va tout à fait dans le sens du premier constat puisque le gouvernement américain a emprunté ou a donné sa garantie à des emprunts destinés d’abord à recapitaliser les banques (350 milliards de dollars sur les 700 du plan Paulson).

Or, il y a quant à cet acte de quoi s’interroger sur le remboursement effectif des prêts comme sur l’effet inflationniste des injections de liquidité opérées par la Fed. Sur le cours à venir du dollar, par conséquent. Et l’on annonce un plan Obama de près de 850 milliards de dollars, lancé dès le début de 2009. La dette publique américaine risque à ce compte de vite exploser si les emplois des nouvelles liquidités ne sont pas faits à bon escient, c’est-à-dire ne sont pas dirigés vers les investissements productifs, les équipements, la recherche. Cela est d’autant plus inquiétant que le professeur d’économie Laurence J. Kotlikoff, prévenait déjà en 2006 que les États-Unis allaient droit à la faillite et qu’ils étaient quasiment en état d’insolvabilité fiscale [290]. Compte tenu, écrivait-il, que « pour juger correctement de la solvabilité d’un pays il faut examiner les charges fiscales encourues par les générations actuelles et futures au cours de leur vie » [291], il s’avère que « le gouvernement des États-Unis est bel et bien en faillite, dans la mesure où il sera incapable de rembourser ses créanciers qui sont, en l’occurrence, les générations actuelles et futures auxquelles il a explicitement ou implicitement promis différentes sortes de paiements nets » [292]. Pour cet économiste, les mesures à prendre pour redresser la situation ne pouvaient qu’être draconiennes : le doublement immédiat et pour longtemps des impôts sur le revenu des personnes et des entreprises ; la réduction de deux tiers des prestations de la sécurité sociale et du système d’assistance médical Medicare. Une troisième option eût été de réduire immédiatement toutes les dépenses fédérales de 143 % [293].

La politique d’austérité n’étant pas dans la tradition américaine, il faut plutôt s’attendre à ce que l’Administration en place laisse filer l’inflation et laisse se déprécier le dollar jusqu’au moment où il sera temps d’entériner sa dévaluation (ce qui est le meilleur moyen de se débarrasser de la dette). Le Leap / E 2020 l’annonce pour l’été 2009, la dégringolade du billet vert commençant en [115] mars, avec une décote de… 90 %. En somme, on se retrouverait dans le scénario de 1933 quand Franklin Roosevelt décida la dévaluation unilatérale du dollar de 40 %, une façon d’essayer de se décharger de la crise sur les autres. Sans pourtant y parvenir parce que le New Deal fut au final un échec, contrairement à ce que croient une majorité de Français et d’Européens qui connaissent mal l’histoire des États-Unis, sachant que ces derniers comptaient plus de chômeurs en 1938 qu’en 1932. Seule la guerre permit à la machine économique américaine de se relancer.

Ce n’est pas en consommant des quantités gigantesques de crédits publics que l’économie américaine et toutes celles qui ont suivi son exemple sortiront de la crise. Surtout quand, comme l’Angleterre, elles ont tout misé sur la finance et délibérément sacrifié leur industrie. Celle-ci n’a plus rien à vendre, sauf son immobilier. Le basculement du monde dans la dépression est une hypothèse à prendre au sérieux. La conjonction de cinq facteurs pourrait en être la cause [294]. Le premier consiste dans l’inconnu de l’étendue de la crise financière. Les pertes des grandes places boursières sont estimées à 25 000 milliards de dollars, soit presque la moitié de leur capitalisation et près de deux fois le Pib des États-Unis. Mais demeure l’hypothèque qui pèse sur l’ensemble des systèmes de pension par capitalisation. L’Ocde estime à 4000 milliards de dollars les pertes des Hedge Funds pour la seule année 2008, et d’après le Leap / E 2020 une cascade de faillites a commencé fin 2008, qui va jeter le chaos dans ce secteur au printemps 2009 [295]. Le second réside dans la transmission internationale de la crise américaine surtout si l’économie réelle des États-Unis stagnait dangereusement ou s’effondrait. Sachant que l’affaiblissement de la devise américaine par rapport à l’euro et aux autres monnaies qui stimulerait les exportations Us, est en soi un facteur de perturbation des échanges. Le troisième concerne les mouvements de capitaux. Les banques ont commencé à rapatrier les capitaux qu’elles avaient placés à l’étranger. On estime que mille milliards de dollars (sur les quatre milliards investis ou déposés) ont d’ores et déjà quitté les pays émergents. Le quatrième danger tient à un effondrement de la demande par suite à la perte de confiance des consommateurs et des entreprises, par suite aussi à une forte montée du chômage et [116] à une baisse du pouvoir d’achat. Enfin, le marché du pétrole reste à la merci d’un événement politique grave dans une des grandes zones de production, avant même que ne se pose la question de la fin des réserves. Les prix des produits alimentaires, objets de spéculation boursière, demeurent élevés et entretiennent l’inflation, bien que la pression sur les salaires en raison de l’excédent structurel du marché du travail mondial agisse dans l’autre sens. Bref, c’est ici le bilan de près de trente ans de néolibéralisme américain et anglo-saxon !

On comprend que les inquiétudes que fait lever la mondialisation dérégulée, en pleine crise, puissent attiser la critique des théoriciens peu favorables à une théorie économique aussi catastrophique. Mais on peut penser que la dépression systémique, si elle devait se confirmer, provoquerait plutôt que le recours à des recettes néomarxistes, soit un retour au protectionnisme pur et unilatéral, soit sous une forme amendée dans le cadre du mercantilisme régionalisé.

Les interprétations néomarxistes

de la globalisation

Les principaux économistes ou historiens qui se revendiquent ouvertement de Marx et qui étudient la globalisation raisonnent en termes de système, mais de système incomplètement achevé. Car par rapport au capitalisme national, nous dit Rémy Herrera, ce « qui définit le système mondial capitaliste est au contraire la dichotomie entre l’existence d’un marché global, intégré dans toutes ses dimensions à l’exception du travail (contraint à une quasi-immobilité internationale), et l’absence d’un ordre politique unique à l’échelle du monde, qui serait plus qu’une pluralité d’instances étatiques régies par le droit international public et/ou la violence du rapport de forces. Ce sont les causes, mécanismes et conséquences de cette asymétrie à l’œuvre dans l’accumulation du capital, en termes de relations inégales de domination entre nations et d’exploitation entre classes notamment, que s’efforcent de penser les théoriciens du système mondial capitaliste. Ces derniers produisent en effet une théorie globale prenant pour objet et proposant pour concept le monde moderne en tant qu’entité concrète socio-historique faisant système, c’est-à-dire formant un [117] assemblage structuré par des rapports complexes d’interdépendance, de plusieurs éléments d’une réalité en totalité cohérente et autonome les positionnant et leur donnant signification » [296]. Malgré ce socle commun, Wallerstein, Samir Amin et Arrighi, pour ne citer que ceux qui observent avec le plus d’attention le phénomène de la globalisation, en proposent des interprétations personnelles de sa réalité, de ses crises et de son devenir.

Pour Wallerstein, précise Herrera, il s’agit « d’intégrer les éléments de l’analyse marxiste au sein d’une approche systémique […]. La perspective du système-monde est explicitée par un triple principe : d’abord spatial, “l’espace d’un monde”  ; […] ensuite temporel, “le temps de la longue durée” ; […] enfin analytique, dans le cadre d’une vision cohérente et articulée, “une manière de décrire l’économie-monde capitaliste” comme entité économique systémique organisant une division du travail mais dépourvue de structure politique unique la surplombant » [297]. Dans l’espace économique mondial unifié depuis l’an 1500 environ, depuis que les Européens ont commencé à étendre le système capitaliste à tout le globe, la division du travail découpe trois zones : centre, semi-périphérie et périphérie. Au cours des temps, le centre se déplace et les États changent de position en fonction d’un cycle hégémonique scandé par la succession de l’avance technologique, de la supériorité commerciale et de la domination financière. Les États peuvent glisser de la périphérie vers le centre ou inversement. Chaque changement historique dans la conquête de l’hégémonie a été accompagné d’un conflit d’envergure, parfois mondial (guerre de Trente Ans, guerres napoléoniennes, première et seconde guerres mondiales), remporté finalement par la puissance maritime. À chaque occasion le système interétatique a été profondément remanié (traités de Westphalie, Congrès de Vienne, Conférence de Paris, système des Nations unies). À chaque scénario, la puissance hégémonique s’est efforcée de promouvoir ses intérêts par le biais du libre-échange. Jusqu’à la fin de la Guerre froide, la diffusion des capitaux, des techniques et des méthodes d’organisation, dans la semi-périphérie notamment, opère une certaine répartition des richesses et plus d’égalité. Mais cela ne concerne encore que des populations relativement peu nombreuses. Depuis les années [118] 1990, remarque Wallerstein, les choses changent, prennent une tout autre dimension. De nouvelles divisions de classes apparaissent au sein des États du centre (Europe et Amérique du Nord), dans lesquels « la classe des travailleurs sera composée de façon disproportionnée de travailleurs non-blancs », ce qui à ses yeux est la véritable faille de la modernisation parce qu’elle augure d’une lutte des classes « racialisée » [298]. Une telle transformation des relations humaines explique l’intérêt qu’il accorde désormais à la « géoculture », à savoir le nouveau champ de bataille idéologique du système-monde moderne selon lui [299].

Quant à Samir Amin, l’essentiel de sa contribution, considère Herrera, « tient en ce qu’il montre que le capitalisme comme système mondial réellement existant est autre chose que le mode de production capitaliste à l’échelle mondiale. La question centrale qui anime toute son œuvre est celle de savoir pourquoi l’histoire de l’expansion capitaliste s’identifie à celle d’une polarisation à l’échelle mondiale entre formations sociales centrales et périphériques » [300]. Assez récemment il a admis « l’érosion de la grande division : centre industrialisé / régions périphériques non industrialisées, et l’émergence de nouvelles dimensions de la polarisation » [301]. C’est, selon lui, une des conséquences du désordre mondial engendré par la globalisation qui ne s’est pas accompagnée du déploiement d’organisations politiques et sociales surpassant les États. Elle n’a pas été en mesure de concilier l’industrialisation de l’Asie et de l’Amérique latine avec la poursuite d’une croissance globale et elle a marginalisé complètement l’Afrique. Amin voit le système mondial actuel néanmoins toujours dominé par les cinq monopoles du centre (ceux des médias, des marchés financiers, de l’accès aux ressources naturelles, de la technologie, et des armes de destruction massive). Tout en fixant les objectifs d’une autre mondialisation qu’il veut humaniste (désarmement général, organisation d’un accès égalitaire aux ressources naturelles, des relations économiques ouvertes et équitables entre toutes les régions du monde, des négociations pour une résolution de la dialectique global / national dans les espaces d’action politique et culturelle), il laisse transparaître beaucoup de scepticisme quant à cette perspective.

[119]

Giovanni Arrighi et Beverly J. Silver se sont particulièrement investis dans la socio-histoire et la géopolitique de la mondialisation. De leur point de vue, qui se situe dans la mouvance de Wallerstein et de Braudel, tout en faisant des emprunts à la science politique américaine, le devenir du système capitaliste moderne, plus près du chaos que de la gouvernance, tourne autour de quatre enjeux majeurs et liés entre eux [302]. Le premier est la « géographie du pouvoir mondial » car c’est une illusion de croire que la mondialisation est un phénomène purement économique et quasi-mécanique. La configuration économique mondiale du passé comme d’aujourd’hui est inséparable de la configuration des puissances. Le second réside dans la confrontation du « pouvoir des États » et du « pouvoir du capital ». Existe-t-il une adéquation, gage de stabilité, entre les deux, comme c’était le cas pendant la Pax Britannica quand la City régulait les changes et les capitaux, ou pendant la Guerre froide quand les États-Unis étaient à la fois gendarme et banquier du monde ? Ou, au contraire, la transnationalisation des firmes et des banques n’entraîne-t-elle pas une plus grande dispersion du capital, et par conséquent une disjonction des deux ? Le troisième concerne, à la fois, « les États, le capital et le pouvoir social des groupes subordonnés ». Ici, il s’agit de prendre en considération la mondialisation du marché du travail qui tire vers le bas les revenus des travailleurs des pays développés, tandis que ceux des pays pauvres, même s’ils en tirent temporairement profit, sont toujours sous la menace de la volatilité des capitaux. Quant à l’impuissance des États face aux firmes, elle accentue l’affaiblissement des groupes subordonnés. La question est de savoir jusqu’où et jusqu’à quand le déclassement des travailleurs, mais aussi des classes moyennes, ira-t-il sans révolte ? Le quatrième, en rapport avec la réflexion de Wallerstein sur la géoculture et avec la thèse bien connue de Samuel Huntington, tient dans un possible « changement d’équilibre du pouvoir civilisationnel ». Va-t-on vers une « racialisation » des rapports humains, internes et internationaux, comme le redoute le premier ? Faut-il craindre plutôt une « asianisation » de la mondialisation, comme y tendent certains, sachant qu’un Joseph Nye, tout autant qu’un Samuel Huntington, considère que la menace [120] que crée le succès de la modernisation de la Chine est bien plus grande que celle de la Chine communiste pendant la guerre froide. Malgré un certain nombre de difficultés et de risques à ne pas négliger, Arrighi et Silver sont enclins à penser que « le clash entre les civilisations occidentales et non-occidentales est plutôt derrière nous que devant nous » [303].

De la résolution de ces enjeux, de leur convergence ou de leur divergence dépendent la configuration globale des pouvoirs et par conséquent le visage de la mondialisation. Or, sur ce point, il n’existe aucun consensus. Les deux auteurs et leurs collaborateurs ont donc cherché à comprendre, à partir de ces critères et selon une trajectoire socio-historique de l’économie mondiale, ce qu’il y avait de nouveau dans la globalisation. Ils constatent que depuis les Temps Modernes, l’histoire économique est caractérisée par une succession de périodes d’hégémonie, et ils pensent pouvoir éclairer la situation contemporaine grâce à leur concept de « transition hégémonique ». S’appuyant surtout sur les travaux de Braudel, ils constatent que chaque fin d’hégémonie (hollandaise de la paix de Westphalie-1648 à la paix d’Utrecht-1713 ; britannique de 1815 à 1914 ; et, peut-être, américaine maintenant) est marquée par trois processus distincts mais reliés entre eux : l’intensification de la compétition interétatique et interentreprise, l’escalade des conflits sociaux et l’émergence d’une nouvelle configuration de pouvoirs. Ils soulignent notamment cette observation de Braudel selon laquelle les expansions financières ont toujours correspondu à une intensification de la compétition entre les États quant aux capitaux circulants. Entre 1713 et 1815, pendant que se déchaîne la rivalité franco-britannique et que les Provinces-Unies se réfugient dans la haute finance, et entre 1914 et 1945, le temps que les Anglo-Américains défassent l’Allemagne à deux reprises, le monde a connu un « chaos systémique ». C’est-à-dire « une situation de désorganisation du système sévère et apparemment irrémédiable. Tandis que la compétition et les conflits dépassent les capacités de régulation des structures existantes, de nouvelles structures émergent dans les interstices et déstabilisent définitivement la configuration de puissance dominante » [304]. Les auteurs soulignent l’importance du rapport entre la géopolitique [121] et la haute finance qu’Halford Mackinder avait lui-même rappelée au sujet de la dominance de Londres [305]. Ce que Hans Morgenthau confirme un peu plus tard à propos bien évidemment de Bretton Woods. Le gold-dollar-exchange-standard en drainant le capital de Londres et même de Wall Street vers Washington, où siège le Fmi, devenait à côté de la puissance militaire l’autre pièce maîtresse de l’hégémonie américaine [306]. Or, en cette période de globalisation financière, ce qui intrigue Arrighi et ses collaborateurs c’est la bifurcation ou la disjonction entre la puissance militaire et la puissance financière, soit le fait que si les États-Unis continuent de posséder la première, la seconde commence à se disperser. En raison de leur position de plus grand débiteur mondial et de l’accumulation des devises internationales (dollar et euro) dans d’autres places. Cela pourrait bien être le signe d’un prochain « chaos systémique », lui-même annonciateur d’une crise hégémonique. Mais si depuis que la Chine se reconstruit en tant qu’État moderne, il est possible qu’elle soit la principale bénéficiaire de la future configuration des puissances, cela ne conduira pas nécessairement à un conflit intercivilisationnel. À condition que les principaux acteurs sachent agir collectivement. Mais leurs intérêts sont-ils suffisamment convergents ?

Les impasses de la gouvernance mondiale

et la légitimation du néomercantilisme

L’ensemble des problèmes soulevés dans les développements qui précédent et les corrélations établies entre la réalité économique et son environnement politique et stratégique ont conduit Maurice Allais, le seul Français prix Nobel d’économie (1970), à tirer, il y a dix ans, les conclusions qui suivent et qui sont plus que jamais d’actualité : « 1) une mondialisation généralisée des échanges entre des pays caractérisés par des niveaux de salaires très différents aux cours des changes dépréciés ne peut qu’entraîner finalement partout, dans les pays développés comme dans les pays sous-développés, chômage, réduction de la croissance, inégalités, misères de toutes sortes. Elle n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable ; 2) une libéralisation totale des échanges [122] et des mouvements de capitaux n’est souhaitable que dans le cadre d’ensembles régionaux groupant des pays économiquement et politiquement associés, et de développement économique et social comparable ; 3) il est nécessaire de réviser sans délai les traités fondateurs de l’Union européenne, tout particulièrement quant au rétablissement d’une préférence communautaire ; 4) il faut, de toute nécessité, remettre en cause et repenser les principes des politiques mondialistes mises en œuvre par les institutions internationales et tout particulièrement par l’Organisation mondiale du commerce  » [307]. Depuis ce manifeste, le blocage que connaît cette institution internationale en matière agricole, auquel s’additionnent les nouvelles réticences apparues dans la négociation sur les produits industriels, mais aussi la montée de la pauvreté dans les pays les plus développés (en Allemagne, près de 7 millions de personnes y sont aidés à ce titre) à laquelle on ne saurait opposer l’enrichissement relatif d’une frange minime de population dans le Sud, ou encore les nouveaux soubresauts de la finance en rapport avec l’endettement des États et des ménages sont des faits qui attestent de l’impasse dans laquelle se trouve la gouvernance mondiale. En Europe, les emplois continuent d’émigrer et de disparaître. Le tissu social va se réduire, et un nombre croissant d’Européens qui sont exclus de la production seront nécessairement exclus de la consommation. Toutes ces dérives font que pour Jacques Sapir la question du protectionnisme est désormais posée [308].

En l’absence de toute alternative mondialiste crédible à celle du libéralisme au processus en marche (le système financier mondial n’est pas réformable et toute idée de « révolution mondiale » demeure utopique), il faut en effet s’attendre à l’émergence d’un néomercantilisme national ou régional. Il ne devrait être ni un retour pur et simple au protectionnisme, ni une dénonciation catégorique et complète du libre-échange mais un usage circonstancié et stratégique de l’un ou de l’autre, sous une forme ajustée. Cela principalement dans le but de maintenir ou de rétablir les équilibres économiques et sociaux internes des États ou des groupes d’États concernés. Car, tôt ou tard, les peuples européens, pour ce qui les concerne, vont commencer à se défendre contre la progression de la pauvreté et le recul de la protection sociale. Tôt ou tard, [123] les membres de la Commission européenne seront obligés de revenir sur les théories apprises dans les Business Schools. De même, face au désordre monétaire et financier mondial, il faudra bien que les Européens se décident à utiliser l’euro comme leur véritable monnaie internationale, lequel, selon Michel Dévoluy, n’a été jusqu’à maintenant rien moins qu’« une monnaie nationale employée de façon massive et systématique par des non-résidents » [309]. Pour cet économiste, à condition qu’il surmonte ses quatre handicaps (« sa politique de change est partagée ; sa représentation internationale est insuffisante ; il n’est pas soutenu par une véritable politique conjoncturelle européenne ; l’autorité de la Bce demande à être confirmée dans la durée » [310]), l’euro dispose d’un réel potentiel de diffusion en tant que moyen de paiement. Ce qui est un atout incontestable dans un monde financier en pleine crise de confiance, comme cela vient d’être démontré par les faits. La dévaluation du dollar obligerait à la mobilisation de ce potentiel au risque sinon que la zone euro se désagrège.

Un premier signe fort du retour au mercantilisme réside dans la constitution surprenante des « fonds souverains » (« sovereign wealth funds ») depuis peu de temps. Comme leur dénomination le laisse entendre, il s’agit de fonds publics d’investissement ayant des objectifs multiples et pas forcément en adéquation avec la loi du marché. Au-delà du seul rendement financier, ils tendent à servir dans une mondialisation de plus en plus coercitive et déboussolée, et cela est déjà avéré, à acquérir de la technologie, à s’emparer de ressources naturelles, à prendre le contrôle de sociétés étrangères, ou tout simplement à servir des objectifs politiques. D’un montant global estimé à près de 3 000 milliards de dollars en 2007, ce qui est peu par rapport aux 53 000 milliards de dollars des fonds détenus et gérés par les grandes institutions privées (banques, assurances, sociétés de gestion et fonds de pension), ils sont néanmoins promis à une belle croissance [311]. Si leur rythme de progression reste stable (soit de l’ordre de 19,8 % par an pour les 16 les plus importants) « les fonds souverains pourraient avoir accumulé 13 400 milliards de dollars en 2017 » [312]. Les principaux détenteurs de ces fonds souverains sont, soit des États riches en ressources pétrolières et gazières (avec les aléas de prix et de gains que cela suppose), [124] comme les États du Moyen-Orient (Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Koweït, avec respectivement des actifs en milliards de dollars de 875, 300 et 250, par exemple) ou la Norvège (341), dans une moindre mesure l’Algérie (40) ou la Russie (24), soit des États fortement exportateurs de produits industriels et disposant d’une monnaie sous-évaluée comme la Chine (200) ou Singapour (159) [313]. En ce qui concerne les fonds souverains moyen-orientaux, il est fait état que cette « finance islamique » est d’ores et déjà gérée selon la charia, et non plus selon les normes marchandes occidentales [314].

D’une manière générale, la constitution de ces fonds, déclare Elie Cohen, relève de trois explications, dont la troisième lui apparaît la plus convaincante : « soit c’est la réaction normale à une nouvelle phase de la mondialisation, qui touche désormais le contrôle des sociétés, qu’elles soient stratégiques ou qu’elles aient une valeur symbolique forte. Soit elle traduit la crainte des opinions publiques à l’égard de la globalisation financière et des stratégies de création de valeurs à court terme. Soit c’est une réaction politique : la perspective d’une intégration mondiale s’éloignant, on voit réapparaître la logique des nations, portée notamment par la Chine et la Russie » [315]. Trois raisons qui ne sont pas inconciliables et qui permettent de comprendre que les économies occidentales sont sur la défensive. Elles le sont d’autant plus qu’elles sont souvent lourdement endettées, comme la France où le niveau des dépenses publiques atteint un niveau catastrophique (1 000 milliards d’euros de dépenses publiques en 2007, et 1 284,8 milliards d’euros de dette publique en 2008 soit 66,7 % du Pib). Une telle situation les prive de toute marge de manœuvre. Non seulement elles sont bien en peine de constituer des fonds souverains propres (on voit mal comment la France parviendra à réaliser ceux qu’elle ambitionne de réunir), mais en outre, il leur est fort délicat de refuser l’entrée dans leurs groupes industriels et tertiaires en manque de financement, des capitaux d’État étrangers. Quand, ils ne financent pas leur dette publique elle-même ! Ces fonds souverains, véritables marqueurs de la puissance financière nationale, apparaissent de toute évidence comme les auxiliaires indispensables de la stratégie globale des grands États, comme ils préfigurent la géographie économique de demain avec ses nouveaux centres et ses [125] nouvelles périphéries. Leur utilisation prendra une connotation d’autant plus mercantiliste que la compétition dans tous les champs de la globalisation se durcira.

Désormais, l’hypothèse de la crise systémique n’est plus à exclure puisque l’économie réelle est de plus en plus touchée. Aux États-Unis, où les effets du plan de sauvetage Paulson tardent à venir, la demande de biens de consommation s’effrite et les premiers signes de la déflation apparaissent. La relance par la consommation est d’autant plus aléatoire que les économies nationales sont enchâssées dans un marché mondial dont une des clefs est la main-d’œuvre peu coûteuse des pays à bas salaires. Laquelle continue à exercer une pression à la baisse sur ceux des pays plus développés. La situation de l’emploi dans ces derniers se détériore. En cas de faillites ou de dégraissements, c’est entre 30 000 et 100 000 emplois que pourrait perdre la seule industrie automobile américaine. Et puis se pose la question de savoir qui prendra le contrôle des droits de propriété des grandes entreprises en dépôt de bilan ? Sans doute les géants financiers américains ou autres qui auront survécu ou qui auront profité des plans de sauvetage en augmentant leurs gains et leurs liquidités. Le redémarrage de l’économie mondiale et surtout le rétablissement des économies de la plupart des pays développés vont être difficiles ou impossibles dans le carcan du consensus de Washington. Ils ne le seront qu’au cours d’un long processus de restructuration économique et financière, une fois qu’elles seront sorties de ce dernier, et cela dans le cadre (celui de la zone euro, par exemple) d’un néomercantilisme régionalisé. C’est-à-dire d’une stratégie économique fondamentalement politique dont les finalités peuvent paraître difficiles à concilier puisqu’il s’agit, à la fois, de stabiliser et de maintenir les approvisionnements en capitaux, en technologies, en matières premières, quelques fois en biens de consommation, de préserver, autant que faire ce peut, un espace social décent, et de garantir l’accès aux marchés d’exportation, ceux qui doivent être maintenus ouverts afin d’y écouler une partie de la production nationale. Dans cette perspective complexe, si seuls quelques grands États sont en mesure d’influencer la fixation des nouvelles règles du jeu, les autres peuvent conclure des alliances et des partenariats avec d’autres États et avec des acteurs non étatiques.

[126]

Conclusion du chapitre :

la crise et la transformation

de l’ordre économique mondial

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Si la mondialisation est un objet central de la discipline des relations internationales, c’est parce qu’elle pose aux États mais aussi aux sociétés et aux individus qu’ils encadrent un problème de sécurité en termes de croissance, de stabilité monétaire et financière, d’emploi, et peut-être un jour d’approvisionnement. Mais surtout parce qu’elle pose un enjeu de pouvoir, celui de dicter l’ordre économique mondial. Or, de ce point de vue, la crise en cours pourrait entraîner des transformations importantes au sujet desquels les avis peuvent diverger. Pour les experts français déjà cités la sanction est là : les États-Unis sont en train de perdre leur statut de premier pôle financier mondial, en même temps que la classe moyenne américaine « est sacrifiée entre l’effondrement sans fin des prix de l’immobilier et une disparité des revenus désormais supérieure à celle de 1928 » [316]. Le basculement financier paraît irréfutable puisque le premier sauvetage bancaire n’était possible que grâce à l’injection de capitaux en provenance d’Asie et du Moyen-Orient (par exemple, 6,5milliards de dollars pour Merryl Lynch, 22 milliards pour City Group). De fait l’économie bancaire américaine va se retrouver plus débitrice qu’elle ne l’était, soit à un niveau colossal, des économies de ces deux régions. Sachant que l’État fédéral a cautionné plus de 1 000 milliards de dollars de crédits à haut risque et que la crise immobilière de 2007-2008 a provoqué entre 1 000 et 1 500 milliards de dollars de pertes, on peut parler de séisme financier. Les conséquences monétaires vont suivre, et le dollar aura du mal à conserver son rôle enviable dans les transactions internationales. La crise sociale, celle des classes moyennes, aura, quant à elle, le fâcheux résultat de pénaliser la demande et de retarder ou d’empêcher la relance de l’économie réelle, et donc le retour au plein régime au moment où les États-Unis ont besoin de toujours plus de moyens pour financer leurs engagements extérieurs. Leur situation géopolitique pourrait s’en ressentir. Ce scénario de déclin n’est pas partagé par tous et notamment par Niall Ferguson qui voit plutôt les États-Unis sortir victorieux de la crise qu’ils ont déclenchée [317]. Il le croit parce [127] qu’elle va frapper plus durement qu’eux les États européens où le secteur de la finance fait un pourcentage du Pib plus élevé qu’aux États-Unis, parce que la chute du prix du pétrole va atteindre la Russie, et surtout parce que ce qui compte dans l’économie mondiale aujourd’hui, c’est la relation entre l’Amérique et la Chine. Or, pour des raisons évoquées plus haut, l’intérêt bien compris des deux géants est de surmonter ensemble la crise, et par la suite, de veiller à ce que l’ordre économique mondial ne change pas trop. Dans tous les cas de figure, en matière d’équilibre des pouvoirs dans le monde, le plus certain est qu’il s’est produit un balancement vers l’Est.

[129]

Traité de relations internationales.

Tome III. Les théories de la mondialité.

Chapitre II

L’hypothèse hasardeuse

de la « société mondiale »

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La fin de la guerre froide et l’implosion de l’Urss ont surpris beaucoup de monde. Les théoriciens des relations internationales les premiers. Les hommes politiques aussi, sauf la poignée de stratèges qui, dans l’entourage du président Reagan, ont précipité la chute de l’empire. La victoire américaine est avant tout celle de la puissance économique des États-Unis face à laquelle le communisme a démontré toute son inefficacité. Le plus troublant est que les réalistes aient sous-évalué cette dimension de la puissance, ce qui les a conduits à surévaluer la puissance soviétique, alors même qu’elle était annoncée en faillite (Jacques Sapir [318]) et qu’elle avait dévoilé de graves insuffisances géostratégiques (Régis Debray [319]). En particulier quand il s’agissait pour elle de s’établir et de se maintenir hors de sa sphère européenne. Sans doute leur principale erreur a-t-elle été de séparer l’international et le domestique et de ne pas prendre en considération la structure interne de la puissance nationale. Mais leur relatif manque de clairvoyance ne constitue en rien la preuve que leurs détracteurs détiennent la vérité, comme on a pu le constater dans le tome précédent. Bien au contraire, les explications des constructivistes relèvent presque de l’affabulation, comme le démontre le renouement de la Russie postsoviétique avec la « tradition impériale ». Plus tard, avec le débridement stratégique du monde, comme une foule d’acteurs ont étendu leur champ d’action à toute la terre, l’idée d’un monde transnational s’est imposée parmi les politologues.

[130]

Un monde tissé de réseaux, eux-mêmes à l’origine d’une société civile internationale ou globale, dont on a noté avec Buzan l’essence idéologique, qui tendrait à s’affranchir de la tutelle des États. Elle a pu être définie comme « l’ensemble des groupes qui cherchent à produire des règles concernant des problèmes transnationaux, impliquant des contacts internationaux, dans le cadre d’une organisation plurinationale, sur la base d’une solidarité supranationale » [320]. Mais le caractère imprécis de cette formule explique que s’il est unanimement admis que les groupes concernés sont extérieurs à la sphère étatique, les avis de ceux qui croient en cette société divergent, en particulier sur l’inclusion ou non des acteurs économiques privés. Outre que la démarcation entre l’État et la société civile est à bien des égards très artificielle, il ne faudrait pas se méprendre ni sur la capacité des réseaux ni sur leurs finalités, et dans une perspective un peu trop manichéenne, qui l’emporte trop souvent aujourd’hui, en arriver à les considérer comme la meilleure arme de la démocratie dans le monde. En effet, les motivations des individus qui animent les réseaux ne sont pas toujours pures, et sont rarement désintéressées. Il convient de garder à l’esprit que la mise en place d’un réseau, quel qu’il soit, au plan international, vise avant tout à l’extension d’un espace d’action, à toute la planète parfois, et au contournement, licite ou non, des instances de régulation (États, Oig…). Il n’est donc pas sûr que la démocratie trouve, à tous les coups, son compte dans la multiplication des réseaux transnationaux. Jean Chesnaux, puis Jean-Marie Guéhenno s’en sont, tour à tour, alarmés [321]. Le monde des réseaux que ce dernier décrit est, en effet, celui du lobbying et de la corruption. On a que trop tendance à assimiler la montée en puissance des égocentrismes avec les progrès de la démocratie. D’ailleurs, ce que Guéhenno décrit comme un « empire sans empereur » nous fait penser à un réseau impérial qui serait la transposition à l’échelle mondiale du système politique moderne japonais tel que l’analyse Karel Van Wolferen [322]. Soit une sorte de pyramide tronquée, faite d’un tissu d’allégeances croisées et reliées entre elles par une corruption structurelle. L’écart peut donc être grand entre les représentations qu’ont, les uns et les autres, du rôle des individus dans la vie internationale.

[131]

L’expansion des réseaux sera, de la sorte, jugée bénéfique ou dangereuse pour la liberté et la sécurité des peuples. D’un côté, il y a ceux qui partagent les présupposés smithiens quant à la cohérence finale des intérêts individuels libérés des entraves étatiques. Avec ou sans la main invisible, dont la gouvernance (concept compris au-delà de la seule connotation économique, privilégiée jusqu’ici) pourrait tenir lieu. Là encore, l’imprécision de la définition de ce terme laisse circonspect. Marie-Claude Smouts, qui doit trouver un peu floue celle qu’en donne l’inventeur du terme, James Rosenau (un ensemble de régulations fonctionnant même si elles n’émanent pas d’une autorité officielle, produites par la prolifération des réseaux dans un monde de plus en plus interdépendant), stipule pour sa part, sans vraiment convaincre, que « la gouvernance est mise en œuvre par des acteurs de toute nature, publics et privés, obéissant à des rationalités multiples. La régulation n’est pas encadrée par un corps de règles préétabli, elle se fait de manière conjointe par un jeu permanent d’échanges, de conflits, de négociations, d’ajustements mutuels » [323].

En face, les pessimistes qui ne croient guère à ce type d’échanges naturels et consensuels, opposent à l’agrégation des préférences individuelles, « la bataille de tous contre tous, un affrontement où la volonté de puissance de chaque individu, de chaque pôle de pouvoir, ne connaît d’autre limite que la volonté de puissance du voisin » [324]. À notre sens, cette divergence ne fait que répéter, en l’aggravant, le hiatus qui caractérise le vieux débat interne des démocraties occidentales autour des notions d’intérêt et de confiance. Les deux sont-elles ici compatibles ? C’est difficile à croire si l’on considère que par le biais des réseaux transnationaux des individus cherchent avant tout à maximiser des intérêts particuliers, même quand ils portent l’habit de l’universalité, tandis que la confiance est une construction collective qui suppose l’adhésion à des valeurs communes, l’acceptation de règles sociales, de solidarités et, par conséquent, de limites difficiles à élaborer et à respecter en dehors d’une communauté politique [325]. D’autant plus que si société civile internationale il y a, elle « reste un lieu profondément inégalitaire », de l’avis même de celui qui y croit [326]. Pourtant, de l’adéquation des notions d’intérêt et de confiance au sein du multilatéralisme complexe aléatoire qui caractériserait cette dernière, dépend l’ordre [132] ou le désordre du monde [327]. Car, autant leur conciliation semble plausible si les réseaux transnationaux favorisent l’établissement d’échanges équilibrés, de transferts mutuels de ressources, et d’un système de communication susceptible de favoriser la codécision, autant leur divorce est inévitable si ces mêmes réseaux génèrent de nouvelles féodalités ou des polarisations transnationales. L’intérêt et la confiance sont incontestablement les deux critères qui doivent permettre d’évaluer l’impact des individus et de leurs réseaux sur ce que l’on a un peu trop promptement perçu comme « la démocratisation de la vie internationale ». La société globale des individus risque fort d’être pire que la société des États.

L’existence très problématique de la société civile globale ne doit pas nous empêcher d’examiner les thèses de ceux qui la postulent. Mais il faudra bien insister sur tous les défis qui mettent en jeu sa conception même. En particulier, ceux d’ordre démographique et d’ordre culturel qui viennent en rajouter aux immenses doutes que l’examen de la globalisation fait naître quant à l’intégration économique mondiale.

1. Transnationalisme

et vision réticulaire du monde

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Les publications de Robert Keohane et de Joseph Nye, en révélant l’intensification de l’interdépendance entre les États, entre les problèmes qui les unissent, ont ouvert la voie au courant transnationaliste. En soutenant l’idée selon laquelle la force militaire n’était plus prioritaire, tandis que des acteurs multiples étaient en mesure d’interagir avec les politiques des États, cette « école » entend rompre avec l’« international », qui se réfère au seul système des nations. Avec la libération des forces de la globalisation, la transnationalité s’inscrirait désormais dans l’ordre des choses. Elle serait la nature du nouveau monde né de la rupture du verrou soviétique, qui n’aurait fait que retarder d’un demi-siècle l’avènement d’une humanité enfin réunie dans l’échange et la communication. Corrélativement, la réhabilitation du réseau par le nouveau management de l’économie globalisée [328], fait que la transnationalité s’entend rhizomique si l’on accepte la métaphore proposée par [133] Deleuze et Guattari. En effet, précisent ces derniers, le rhizome passe « entre les choses, entre les points », il contourne les institutions ou il les subvertit, il se connecte en n’importe quel point, et avec n’importe quel autre de ses semblables ou avec n’importe laquelle de ses ressources [329]. De sorte que sa démultiplication et sa prolifération font réseau, et fabriquent les réseaux qui accélèrent et fluidifient les échanges ou les transferts. Dès lors, après avoir été longtemps tenus en suspicion, en raison de leur caractère occulte sinon secret, ces derniers sont l’objet de l’engouement des acteurs économiques ou politiques qui trouvent en eux le moyen de se libérer de nombreuses pesanteurs.

Grâce aux nouvelles technologies des communications les réseaux sont de plus en plus vastes. Ils peuvent faire le tour de la planète. Ils sont de plus en plus ramifiés, et chaque nouvelle ramification correspond à une extension de l’espace d’action des individus qui structurent le réseau sur lequel elle se greffe. Tant et si bien que l’on est en droit de parler d’espace réticulaire, voire de territoire réticulaire quand la structure est forte. Mais la tendance dominante et actuelle chez les sociologues ou les géographes est d’opposer assez systématiquement le territoire et le réseau, étant entendu que le premier est conçu comme un espace fermé, clôturé, et le second comme un espace sans limites.

Cette dualité nouvelle et rigide est très discutable. Elle oblitère le rôle des réseaux dans la construction étatique territoriale et elle perd de vue que le réseau a toujours été et reste, avec les institutions, l’un des dispositifs fondamentaux du pouvoir d’État. L’association du territoire et du réseau est fort ancienne. Il faut voir, qu’avant d’être devenu l’agent le plus efficace de la déterritorialisation, le réseau a d’abord été territorial, et qu’il continue d’entretenir avec le territoire de fortes connivences pour un grand nombre de ses formes propres. Depuis, si au fil du temps la diversification de ses fonctions et de ses finalités d’une part, le perfectionnement technique de ses supports d’autre part, ont fait du réseau un objet complexe plus éloigné du territoire, l’écart entre les deux catégories d’espace n’est pas devenu rédhibitoire.

La complexité procède, comme l’indique Gabriel Dupuy, des trois composantes fondamentales du réseau qui sont topologique, circulatoire et systémique [330]. En effet, l’étude des réseaux [134] montre que leurs formes, leurs maillages, leurs treillis confèrent à leurs créateurs, qui sont aussi bien des individus, des firmes, ou des puissances publiques leurs positions dans le système mondial. Ensuite, il y a que la fonction circulatoire du réseau est multiple, et d’une diversité extrême dans ses transmissions. Le réseau fait circuler des hommes, des biens, des signes, des idées, des ressources matérielles et immatérielles de toutes natures. Enfin, comme les vitesses de circulation sont très inégales, par rapport à l’entité transmise ou transportée, et par rapport à l’opérateur, plus ou moins prompt ou habile, le réseau engendre de nouvelles inégalités au sein de la transnationalité. On comprend mieux alors que de telles facultés aient séduit celui qui a vu dans le réseau le nouveau système d’agrégation d’individus opérant à l’échelle mondiale.

A. La thèse et la méthode transnationalistes

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En effet, l’un des ouvrages fondateurs de l’école transnationaliste est sans aucun doute le livre de James Rosenau, Turbulence in World Politics : a Theory of Change and Continuity, publié en 1990 [331]. Cet auteur est d’autant plus la référence majeure de cette nouvelle pensée qu’avec la publication, en 1997, d’un deuxième livre sous-titré Exploring Governance in a Turbulent World, il a clairement recherché les conditions d’une régulation d’un monde bousculé par les phénomènes transnationaux [332]. Son idée de départ est que la planète est entrée dans une phase chaotique et que les théories classiques des relations internationales ne sont plus en mesure d’expliquer le changement qu’il croit voir s’opérer à l’échelle globale. Que constate-t-il dans son premier volume ? D’abord, que depuis les années cinquante, on assiste à une montée en puissance des individus au sein des sociétés (surtout occidentales) mais aussi dans les affaires internationales. Il ne s’agit pas que des décideurs, soit les hommes politiques et les hommes d’affaires, mais également des citoyens, les plus communs (l’individu lambda selon ses termes). Ces derniers, parce que mieux éduqués et informés qu’autrefois, parce que plus à mêmes d’interpréter la chose publique [135] et de faire connaître leurs desiderata, sont dès lors décidés à faire entendre leurs voix (c’est le « je compte moi aussi » de Rosenau qui a vite fait de prêter les meilleures intentions aux individus et qui ne doute guère de leur lucidité).

Cette évolution majeure, cette rupture même, selon l’auteur, est la conséquence des progrès techniques et sociaux de la société industrielle. L’amélioration des niveaux de vie, les politiques sociales, et l’enseignement de masse ont favorisé l’émergence des classes moyennes et l’émancipation de l’individu. Ensuite, ce mouvement qu’il qualifie de « micro-social » va de pair avec un changement structurel. Il observe en effet que les « macro-structures », autrement dit les institutions, se décentralisent et se fragmentent. En particulier, ce que Rosenau désigne comme des « sous-groupes » (régions, provinces, associations, agences), se multiplient et nouent directement entre eux, par-delà les frontières, des liens de plus en plus nombreux. Ce phénomène réel et puissant, observable depuis quelques décennies (surtout depuis les jumelages entre villes d’Europe occidentale) et connu maintenant sous le nom de coopération décentralisée, n’en reste pas moins piloté par les États. Sachant que « la coopération décentralisée est le fait d’une ou plusieurs collectivités territoriales (régions, départements, communes et leurs groupements) et d’une ou plusieurs autorités locales étrangères qui se lient, sous forme conventionnelle, dans un intérêt commun » [333], on voit mal en effet comment ces acteurs pourraient collaborer sans l’assentiment de leur État respectif. Mieux, leurs initiatives et leurs actions de coopération internationale, qu’ils soient acteurs institutionnels ou non, sont encouragées parce qu’elles soulagent les appareils centraux. Elles sont le complément de leur propre activité diplomatico-économique. Quant à l’Union européenne, elle a mis sur pied un dispositif de soutien aux acteurs décentralisés européens qui coopèrent entre eux ou avec des homologues d’autres continents.

Ce partage des rôles, mais que Rosenau interprète comme une « fragmentation du politique » entraîne selon lui la constitution d’un nouveau « paramètre structurel ». Convoqué pour désigner la relation contradictoire qui s’instaure entre le micro et le macro (ou plus exactement la relation contradictatorielle dont il aurait pu [136] trouver l’inspiration chez Lupasco) parce qu’elle naît de l’interdépendance complexe de la volonté d’autonomie d’individus de mieux en mieux armés, d’un côté, et d’un contexte technologique et structurel de plus en plus prégnant et multiple de l’autre, le « paramètre relation » est lui aussi bouleversé. Il enregistre une baisse considérable de l’autorité de l’État, en voie de dépérissement et incapable de contrôler comme avant des acteurs « souverainement libres » et des individus prompts à le critiquer. Rosenau, qui continue de raisonner en termes de tiers exclu et non pas de tiers inclus (cf. Tome II, p. 311-312, et la conclusion, infra, de ce tome III), ce qui à notre sens réduit la portée de son analyse, en déduit arbitrairement que la politique mondiale compte désormais deux mondes et non plus un seul. Il oppose le monde des États, ou monde statocentré, qui a perdu le contrôle de la vie internationale, et le monde multicentré des différentes sphères d’activités qui s’organisent autour des entreprises, des individus, des organisations transnationales. Le premier monde compte moins de deux cents acteurs tandis que le second monde en compte des millions.

Leurs logiques d’organisation et de fonctionnement contradictoires suffisent-elles à les rendre séparables ? Rosenau pense que oui. Le premier continue de mettre la question de la sécurité en avant, tandis que le second privilégie l’autonomie. Pourtant, ils se confondent dans le même espace. Le monde multicentré, loin d’obéir à une logique solidariste est plein de mouvements contraires. Il connaît de graves problèmes de régulation. L’État lui-même, bien que contesté par le haut et par le bas, résiste et en tire profit pour se redéployer. Au fond assez perplexe quant à la réalité de la relation des deux mondes, Rosenau se contente d’écrire que le système mondial est entré pour un long moment dans une période de turbulence, qualifiée par lui de condition post-internationale et caractérisée par des chocs entre le nouveau et l’ancien, entre ce qui change et ce qui perdure. Pour évaluer les changements inférés, alors même que l’incertitude est la règle, Rosenau opte pour l’empirisme, pour une analyse systématique des faits qui lui apparaissent les plus significatifs. Après quoi, il sera toujours temps d’émettre des hypothèses.

La consigne est d’abord d’observer méticuleusement les faits. Il est hors de question de s’intéresser à ceux qui ne sont pas « potentiellement [137] observables » autrement dit réfutables. En cela, il se distingue complètement des constructivistes, même s’il partage avec l’immense majorité d’entre eux la même vision cosmopolitiste, la même aversion pour l’État (Alexander Wendt est l’exception) et l’idée de souveraineté. C’est pourquoi il est important à ses yeux d’accorder une attention toute particulière aux faits qui ne relèvent pas directement des relations interétatiques et d’insister sur ceux qui mettent en relief des acteurs susceptibles d’agir au-delà du seul espace national. Cela sans même qu’il y ait à les hiérarchiser puisqu’ils participent d’une société civile mondiale par nature conviviale et pacifique. La nouvelle donne veut que les individus, tous obéissant aux mêmes valeurs, aux mêmes motivations, aux mêmes normes culturelles, sont en mesure par le biais des mouvements d’opinion, des médias, des réseaux, d’en imposer aux États. Dans un second temps, afin de montrer comment les interactions entre l’acte individuel et le niveau global engendrent le changement, James Rosenau entend mobiliser trois paramètres : le « microparamètre », qui est supposé nous indiquer quelles sont les dispositions des individus face à l’État, c’est-à-dire en vérité nous démontrer que l’affaiblissement de leur « allégeance citoyenne » détermine celle de son autorité ; le « macroparamètre » qui se calque sur le paramètre structurel déjà évoqué et qui contient les règles du jeu mondial entre toutes les macrostructures anciennes et nouvelles ; enfin le « paramètre micro-macro », ou paramètre relationnel, est destiné à interpréter l’interdépendance entre les deux niveaux. La turbulence (un terme bien peu précis) qui en émane constitue en soi les transformations du monde. Il y a changement seulement parce qu’il y a incertitude désormais quant aux détenteurs du pouvoir et aux modalités de son exercice. Mais Rosenau ne dit pas où se situe le changement de système, sinon dans sa nouvelle dualité. D’ailleurs, face à la complexité, les transnationalistes ont abandonné l’espoir de construire une théorie ; ils penchent pour une approche sociologique des relations internationales et de la politique étrangère, qui privilégie les études de cas.

L’empirisme revendiqué par les transnationalistes s’oppose à l’approche métathéorique des constructivistes. Cependant l’emphase qu’ils mettent sur les phénomènes d’interaction au point de perdre complètement de vue les rapports de puissance, et les [138] volontés de domination, les amène à postuler l’arrivée d’un nouveau monde transcendé par une interdépendance désormais transnationale (c’est-à-dire entre les acteurs non étatiques et par-delà les États). Cela peut aller jusqu’à justifier chez certains d’entre eux, au titre d’un argumentaire plus solide (la prégnance de l’interdépendance) que celui avancé par les tenants du changement d’identité (l’intersubjectivité agissante), un parti pris cosmopolite et pacifiste. Pourtant, la prise en compte d’une multiplicité d’acteurs, même s’ils entendent échapper à l’autorité des États, ne suffit pas à inférer de façon systématique une convivialité. Il faudrait aussi s’interroger sur les sortes de relations sociales qui s’établissent entre eux et sur les formes de pouvoir qui en émergent. Barnett et Duvall qui, précisément, déplorent que les transnationalistes comme les constructivistes évacuent la puissance de leurs considérations sur le concept de « gouvernance globale », dont ils altèrent ainsi gravement la pertinence, pensent qu’une sociologie des acteurs non étatiques aussi bien qu’une sociologie des États doit inclure une réflexion sur pourquoi, comment et quand certains acteurs ont un « pouvoir sur » les autres [334]. Compte tenu de ce que « le pouvoir est le produit, dans et à travers des relations sociales, ou les effets qui façonnent les capacités des acteurs à conduire leur propre existence et à faire face à leur destin » [335], Barnett et Duvall, dans la continuité des théories sur le sujet qui ont été déjà envisagées (cf. notre tome II), distinguent quatre formes de la puissance dont ne saurait être exempte une société mondiale, fut-elle caractérisée par la prééminence des processus transnationaux. Qu’on ait affaire à des banques, des Ong, des groupes religieux, de simples individus, ou des réseaux, elles seront à considérer dans les développements qui vont suivre. Surtout que l’hypothèse de l’interdépendance transnationale n’annihile en aucun cas l’axiome réaliste de l’anarchie. Bien au contraire. Car dans la société polyarchique chère à Rosenau, rien ne garantit que les arrangements des uns ne se fassent pas aux dépens des autres. Dès lors, selon Barnett et Duval, la « puissance compulsive », ou coercitive, existe quand des relations d’interaction permettent à un acteur d’exercer un contrôle direct sur un autre, quitte à le menacer pour qu’il change de comportement ou de stratégie. Ce qui n’est pas l’apanage des États. Bien des mouvements politiques ou [139] religieux, des groupes sociaux ou économiques pratiquent la coercition La « puissance institutionnelle » se manifeste quand des acteurs exercent un contrôle indirect ou une influence ou tirent un avantage sur d’autres, par le biais d’institutions qu’ils ont mis ensemble sur pied. La « puissance structurelle » découle de la position de l’acteur dans la société mondiale (en particulier dans le système économique mondial), et par conséquent de ses propres capacités stratégiques, de ses vulnérabilités et des intérêts qui le lient aux autres. Enfin, par « puissance productive », il faut entendre, selon l’acception des deux politologues, la capacité d’un acteur ou d’un groupe d’acteurs à suggérer et à diffuser des systèmes de pensée, ou à imposer une de ces « machineries conceptuelles » qui fixe la « connaissance partagée » ou qui formate la vision globale de tous les acteurs [336]. Or, d’évidence, l’on peut dire que la « superclasse globale » est passée maîtresse dans l’art d’user des trois derniers pouvoirs. Matérielle ou immatérielle, moyen de domination ou de résistance, la puissance est autant inhérente à la société civile qu’à la société des États.

La spécificité du réseau

en tant que dispositif de pouvoir

Si le réseau est mobilisé pour l’explication des relations internationales par Rosenau et par d’autres, et si les études empiriques le concernant ne manquent pas, la question de sa pertinence, en tant que régulateur et par conséquent de son épistémologie en tant que source du pouvoir, demeure en suspens. Pour essayer de combler cette double lacune, on peut partir de la réflexion de Georges Gurvitch sur les groupes humains qui conduit à considérer le réseau comme un mode d’action (un « système d’influences et d’interventions » [337]) mis en place par un individu ou par un groupe désireux ou ayant l’intention d’exercer un pouvoir.

Dans cette optique, le réseau est d’abord un « ensemble de liens personnels, un tissu d’amitiés que renforcent les connivences doctrinales et les solidarités financières » [338] et il entre dans la catégorie de ce que Mancur Olson appelle, de son côté, les « petits groupes » [339]. C’est-à-dire les formes d’organisation [140] auxquelles leur dimension relativement restreinte accorde, selon cet économiste et sociologue américain, les meilleures chances de connaître la réussite parce qu’ils reposent sur l’interreconnaissance.

Deuxième caractéristique, et non la moindre, c’est un « groupement à distance ». Georges Gurvitch donnait une définition du groupe qui montre bien que l’intentionnalité le distingue clairement d’autres sortes d’agrégats humains : « le groupe est une entité collective réelle, mais partielle, directement observable et fondée sur des attitudes collectives, continues et actives, ayant une œuvre commune à accomplir, une unité d’attitudes, d’œuvres et de conduites, qui constitue un cadre social structurable tendant vers une cohésion relative… » [340]. Il ajoutait que « de simples conduites interdépendantes » ne suffisent pas à faire un groupement humain, et encore moins à « coconstituer » un acteur défini comme auraient trop tendance à le penser certains constructivistes. Il distinguait les groupes des flux qui sont constitués par les « simples assemblages de personnes réunies et juxtaposée » parce qu’obéissant aux mêmes désirs, plaisirs, habitudes ou occurrences de toutes sortes. La qualité de la relation entre unités agrégées est essentielle, comme le soutient Philippe Dujardin, pour qui, dans le réseau « la relation est voulue, construite, elle s’oppose à la simple “continuité” professionnelle, morale, territoriale qui prête sa consistance aux liens affinitaires » [341]. Remarquons que cette précision limite considérablement la portée de la notion de réseau de facto né de connivences et de rencontres passagères ou d’accords provisoires [342].

L’interreconnaissance qui garantit la spécificité téléologique du réseau ressort des travaux d’Alain Degenne et Michel Forsé. Ces deux sociologues ont arrêté trois principes de définition des groupes humains pas tellement éloignés de ceux retenus par Gurvitch : le principe de cohésion, le principe d’identité, le principe de complémentarité des rôles [343]. Le principe d’identité apparaît prioritaire car il traduit la prise de conscience de l’individu et sa volonté d’appartenance. Il présuppose la relation que le groupe entretient avec son environnement. Surtout, selon ses combinaisons possibles avec l’un des deux autres principes, il [141] définit des ensembles humains fondés sur l’interreconnaissance des personnes impliquées. Cette notion atteint son plus haut niveau de pertinence dans ce que Degenne et Forsé dénomment une « petite unité organisée  » qui réunit les deux conditions qui en font un réseau de pouvoir, un mode d’action collectif efficient. D’une part, parce qu’elle est un groupe qui s’auto-identifie et qui est susceptible d’arrêter et de conduire une stratégie. D’autre part, les membres ayant une connaissance directe les uns des autres, les rôles sont bien répartis. Plus la division du travail est affinée, plus la dépendance mutuelle est forte, mais aussi plus la stratégie engagée a des chances de réussir. Ils rejoignent là l’analyse de Mancur Olson qui accorde, lui aussi, l’avantage aux « petits groupes » sur les « grands groupes latents » dans lesquels la dispersion des volontés que l’on constate s’explique par le fait que rien ne pousse leurs membres « à agir en vue d’obtenir un bien collectif parce que, quelque utile que soit ce bien pour le groupe pris dans sa totalité, il ne représente pas pour l’individu un motif suffisant pour payer des redevances à une organisation travaillant dans l’intérêt du groupe latent, ou pour supporter sous quelque forme que ce soit une part des coûts qu’entraîne nécessairement une action collective » [344]. En revanche, un assez petit nombre de personnes, ayant en commun des valeurs ou des intérêts, se connaissant bien, même si elles sont éloignées les unes des autres, œuvreront plus facilement ensemble parce qu’il existe entre elles une réciprocité et une répartition même inégale de bénéfices ou de gratifications symboliques ou psychologiques. Au fond, le réseau présente incontestablement un caractère élitiste notoire.

Enfin, il faut admettre que l’identification du réseau à un groupe humain est susceptible de créer un certain trouble, car le groupe suggère des réunions, des assemblées, des comités votant des décisions ou des résolutions, écoutant des comptes rendus, etc. Tandis que le réseau, bien qu’il réunisse effectivement un nombre donné, mais limité, de personnes, les rassemble rarement, et privilégie le rapport interpersonnel. Il se construit en pointillé, en reliant un nombre de places, c’est-à-dire de personnalités, de lieux de pouvoir, ou de potentialités, tout simplement. C’est pourquoi, parce qu’il repose presque exclusivement sur la [142] relation, parce qu’il fonctionne plus à partir de la mobilisation que du « stockage » des ressources humaines, le réseau de personnes a plus l’allure d’un dispositif de pouvoir que d’un groupement. Mais cela était déjà vrai des réseaux territoriaux mis en place par l’État pour matérialiser son pouvoir.

Les pouvoirs durs des réseaux territoriaux

Les réseaux territoriaux qui ont une assise terrestre qui peut être la terre dans son ensemble, sont des réseaux techniques. Mais, ils sont en même temps des réseaux de pouvoir car l’emprise technique qu’ils assument est en même temps une prise de contrôle, une mise sous surveillance, et au final, l’indice d’une territorialisation ou d’une reterritorialisation. La configuration des infrastructures sur laquelle il repose est spécifique de la fonction du réseau, et elle en dit souvent long sur les intentions de leurs concepteurs. Depuis les Romains, la construction des routes marque l’affirmation et l’extension du pouvoir politique. En France, l’installation du réseau de routes en « toile d’araignée » est la plus belle transcription dans le paysage de la centralisation continue du pouvoir des rois et de la république. Le système ferroviaire, en étoile lui aussi, a renforcé l’organisation précédente. Longtemps plus régulière et plus rapide que la voie routière, la voie ferrée a été la meilleure alliée de la mise en place de la police nationale. Une autre forme de message délivré par les réseaux d’infrastructures est celui qu’émettent leurs interconnexions. En effet, les raccordements de plus en plus nombreux et serrés des réseaux nationaux autoroutiers et ferroviaires en Europe sont symptomatiques du rapprochement politique effectué. De ce point de vue, l’inauguration du tunnel sous la Manche a été hautement symbolique. Il va également de soi aujourd’hui que les réseaux de télécommunications ont pris une facture considérable dans l’ordonnancement politique du monde. Depuis la pose des premiers câbles téléphoniques sous-marins les progrès ont été tellement impressionnants que la planète est comme enserrée dans une caisse de résonance. Les réseaux de satellites sont eux à l’origine de l’invention par Mac Luhan de l’image, plutôt conviviale à ses yeux, du « village planétaire ». [143] Néanmoins, les systèmes satellitaires font aussi une large place aux réseaux de surveillance et d’espionnage. Ainsi, le système d’écoute et d’interception des communications terrestres, le système Échelon, installé par les États-Unis avec le concours de la Grande-Bretagne, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande pour les stations de réception des informations recueillies depuis l’espace est, à ce jour, des plus performants [345]. Les systèmes militaires eux-mêmes sont depuis toujours des systèmes qui s’organisent en réseaux de bases territoriales, terrestres ou maritimes. Aujourd’hui, la « nouvelle OTAN » est exemplaire de l’alliance en réseau, avec un État-chef de file, ses relais et ses sous-traitants. Tandis que le premier exerce la fonction de commandement, détient le pouvoir stratégique et fournit la majeure partie de l’arsenal, les autres apportent leurs appuis logistiques et des compléments tactiques. Quant à l’extension à l’Est de l’OTAN, elle est une bonne illustration d’une reterritorialisation, par addition de nouvelles bases, du système politique occidental. Enfin, les réseaux commerciaux sont aussi anciens que les réseaux de transports. Il y a longtemps qu’ils entretiennent le négoce entre des points fort éloignés du globe, malgré les conflits locaux et les barrières politiques. Les comptoirs de la Grèce antique, les villes libres de la Hanse, les soga-shoshas japonaises en Asie méridionale ont préfiguré d’une certaine façon les succursales, les zones franches, et autres places commerciales et financières déréglementées de l’espace économique mondial contemporain. Comme l’a montré Fernand Braudel, un des problèmes fondamentaux de l’État, à sa naissance, a été de s’approprier ces réseaux commerciaux et d’en faire son appareil sous forme d’institutions fixes [346]. Quand il y est parvenu, ce qui a pu prendre quelques siècles, il a pu greffer ses réseaux administratifs sur les premiers, superposer un ordre statistique à l’ordre commercial. L’un des actes essentiels dans cette construction a été la conversion de la monnaie de crédit des banquiers-marchands en monnaie de paiement, monnaie métallique de l’État, à l’orée des Temps modernes. Or, ce passage du micro au macro, du segmentaire au centralisé est, peut-être, en train de se reproduire aujourd’hui, quatre à cinq siècles plus tard, avec la création de la monnaie unique en Europe.

[144]

Les pouvoirs souples des réseaux de personnes :

la dynamique positionnelle

Le réseau recrute, forme et promeut [347]. Sa connotation élitiste laisse donc entrevoir une hiérarchisation qui devient lisible quand, notamment, un acteur s’empare des deux atouts que David Knoke désigne sous les termes de centralité (spécifique aux réseaux) et de prestige [348]. Ceux qui vont lui rendre accessible le pouvoir central. En outre, la multitude des réseaux suggère l’existence de « lieux de confluence » particulièrement favorables à l’obtention d’un pouvoir de fait. Sachant que dans l’espace réticulaire proprement dit, à l’exclusion de tout autre, la notion de centralité s’applique à l’entité qui entretient le plus grand nombre de connexions avec les autres, on saisit toute l’importance de la dynamique positionnelle de l’acteur. L’acteur central est celui qui réussit à se situer au nœud d’un maximum de réseaux. Alain Degenne et Michel Forsé ont souligné cette congruence : « un grand nombre d’études établissent que la centralité a partie liée avec le pouvoir, que ce soit dans des organisations ou dans des réseaux plus informels, mais dans le même temps elles montrent que cette liaison est loin d’être simple et univoque » [349]. Ils distinguent trois types de centralité (de degré, de proximité, d’intermédiarité) qui permettent justement d’établir une hiérarchie parce qu’« il faut distinguer le centre d’un environnement périphérique du centre d’un noyau central, car il ne revient pas au même d’être le centre d’un ensemble d’êtres marginaux que d’être le centre d’individus eux-mêmes centraux » [350]. La centralité de degré s’évalue en fonction du nombre de connexions qui relient un individu aux autres. Si la multiplication des opportunités est en soi un atout politique ou social, ce type de centralité est un indice qui ne tient pas compte des positions des acteurs avec lesquels la communication est établie. Le critère de la proximité à la fois géographique et sociale, montre que plus un acteur est proche des autres, plus il est susceptible d’obtenir des informations, du prestige, et d’exercer de l’influence [351]. On est tenté de croire que cela est particulièrement vrai pour la politique du quotidien, c’est-à-dire celle de la [145] vie locale des rencontres publiques et privées répétées jour après jour, mais aussi de la sphère politique des réseaux qui gravitent en permanence autour des gouvernements et des ministères. En troisième lieu, la centralité d’un acteur peut tenir au fait qu’il occupe, dans un réseau ou dans un ensemble de réseaux, une position de relais, d’intermédiaire indispensable. Même s’il est faiblement impliqué, si ses connexions sont peu nombreuses, c’est qu’il est alors une source d’information de premier choix ou qu’il a lui-même la capacité d’établir des communications rares ou recherchées. Cette dernière forme de centralité relève du prestige qui, nous explique David Knoke, est un paramètre strictement qualitatif, puisqu’il se justifie précisément par la qualité des liens établis et par la position dominante des personnages contactés. L’entretien de relations suivies et régulières avec des chefs d’État ou de gouvernement fait des individus concernés les cibles principales des réseaux d’affaires et des réseaux politiques parce qu’ils sont les plus susceptibles d’accélérer le cours des choses, tant en politique intérieure que dans le domaine des affaires étrangères. Enfin, la centralité d’intermédiarité et le prestige conduisent ensemble à l’accessibilité qui s’avère la finalité de la construction réticulaire. Si dans l’espace national comme dans l’espace mondial, le réseau est un moyen d’accéder au pouvoir de droit, dans les faits l’accessibilité se traduit en termes de marchandage dirigé, d’identification et de captation de ressources matérielles et immatérielles. De sorte qu’au cœur même de la périphérie, la connexion des réseaux recrée le privilège de la centralité parce qu’« en devenant un partenaire indispensable, en faisant passer par lui le maximum de compromis, un élément peut accéder progressivement à une position centrale » [352]. Il existe donc au sein de l’espace politique une dynamique positionnelle engendrée par les réseaux et recherchée par leurs membres. Elle est l’une des conditions d’accès au pouvoir.

Le schéma réticulaire est, par ailleurs, très varié et modulable. Sa forme dépend d’un grand nombre de critères, recensés par les différents observateurs : nombre et nature des acteurs, statut de l’agent d’agrégation ou de la source, orientations et activités, techniques de la mise en réseau, durée, modes d’accès et facteurs [146] d’intégration, niveau d’intégration, obstacles à surmonter, pour retenir, par exemple, ceux auxquels J. N. Rosenau se réfère. Mais, on peut certainement en ajouter ou en privilégier quelques-uns. En toutes circonstances, il s’agit d’occuper et de tenir des positions, notamment là où il y a confluence avec les pouvoirs durs, ceux de l’appareil étatique, de l’Administration. Et si l’on en croit les conclusions de l’étude conduite par Philippe Dujardin, l’efficacité des réseaux s’avère d’autant plus réelle que « la mise en réseau joue un rôle de premier plan dans le recrutement et la formation des élites dirigeantes » [353]. Les pouvoirs souples qu’exerce le réseau relèvent de l’influence, laquelle d’après Philippe Braud, se manifeste selon trois modalités : la persuasion, la manipulation, et l’autorité [354]. La troisième est étrangère au réseau ou n’est qu’à vocation interne, pour deux raisons respectives : dans le premier cas, elle relève du pouvoir de droit ; dans le second, elle découle d’une qualité personnelle (charisme, compétence). En revanche, la maîtrise de l’une des deux premières modalités peut conférer au réseau une grande emprise, et lui octroyer même un véritable pouvoir de guidage. Le pouvoir de persuasion qu’exerce le réseau passe à travers l’information qu’il entend transmettre à une autorité, ou à tout autre décideur, dans la mesure où cette information vient modifier la perception qu’a l’informé d’une situation, d’un ensemble de données. Ensuite, il dépend du contenu informationnel du message délivré par le réseau, et de l’efficacité de ses représentations. Ceci est particulièrement vrai lors des crises, internes ou internationales, lorsqu’il s’agit pour un groupe de pression, pour un lobby, d’obtenir ou au contraire d’empêcher l’intervention des pouvoirs publics ou d’une grande puissance. En cas de compétition médiatique, la puissance des systèmes d’information, la quantité et la répétition des images, participent à cette persuasion. La dissymétrie des moyens implique inéluctablement un rapport de forces, puisqu’il existe une distribution inégale des ressources. On est en droit de penser, par conséquent, que la persuasion, quand elle est le fait d’acteurs hautement positionnés (cf. l’hyperclasse), grâce à une forte centralité réticulaire et à une forte proximité des autorités, se mue, assez naturellement, en pouvoir de guidage. Simplement parce que l’infrastructure logistique du réseau, son potentiel [147] d’échanges et d’informations véhiculées, parviennent à être supérieurs en efficacité aux circuits officiels. Cependant, selon ce qu’en dit Braud, il serait sans doute mal intentionné, de confondre le guidage et la manipulation parce qu’« entre la persuasion et la manipulation existe cette différence essentielle d’une intervention clandestine de A sur l’environnement de B, c’est-à-dire sur les informations dont il dispose à travers son entourage et ses divers positionnements sociaux ; ainsi, à son insu, est-il conduit à situer son intérêt ailleurs que là où il le plaçait avant l’intervention de A » [355]. Bien sûr, la ligne de partage n’est pas toujours facile à tracer, mais plus que leur démarcation exacte et parfaite, le guidage et la manipulation permettent de poser le problème des lieux réels du pouvoir. Faut-il s’en tenir à une représentation juridique et discursive d’un pouvoir matérialisé dans les institutions et dans les appareils politiques ? Ou doit-on aussi s’interroger, sans s’enfoncer dans la thèse du complot, sur l’idée que le pouvoir est plus diffus qu’il n’y paraît, qu’il n’émane pas d’une seule source centrale, et que, comme le pensait Michel Foucault, il est partout, omniprésent dans la société, nationale ou mondiale, au gré notamment des réseaux qui la traversent et qui sont tous des « microrelations de pouvoirs » [356]. En tant que dispositif de pouvoir dans l’espace, il n’est pas étonnant que le réseau soit devenu un instrument stratégique privilégié des acteurs transnationaux.

B. Le réseau, facteur de la mondialité ?

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La mondialité (ou la globalité) n’est pas la globalisation. On doit entendre, en effet, la globalisation comme la production d’un sens commun, d’une logique solidaire ne serait-ce que marchande à différents phénomènes, objets ou représentations de dimensions planétaires, tandis que des faits, des risques, des problèmes, des types de comportements ou de stratégies peuvent être globaux, c’est-à-dire exister à travers le monde sans qu’aucun projet global ne les relie entre eux. On est alors dans la mondialité. Parmi les réseaux, certains vont dans le sens de la première. Les plus nombreux construisent la seconde de façon involontaire.

[148]

Les Ong, réseaux de l’intégration mondiale ?

Toutes les Ong participent théoriquement de la même vision du monde : agir par-delà les frontières et pour le bien de tous. Elles contribuent alors à son homogénéisation, en remplissant différentes fonctions au niveau global. Toutefois, cette image idyllique a été ternie ces derniers temps par l’action de certaines Ong sujettes à se comporter comme les auxiliaires des politiques étrangères des grandes puissances. Telle leur contribution pour le moins ambiguë à ces « révolutions » dites « oranges », dans le Caucase et en Europe de l’Est, mêlant à la fois des aspirations démocratiques locales et des intérêts géopolitiques américains. Comme cela est rappelé dans un numéro récent de la revue Hérodote, ces Ong visaient à « ancrer dans le camp occidental pro américain les États de l’étranger proche de la Russie » [357]. Ce n’est certes pas par hasard que l’on a inventé le sigle Gongo (Governmental Oriented Non Governmental Organization) pour désigner les Ong fondées par les États afin de promouvoir leurs intérêts diplomatiques ou économiques. En soi, cela l’a été souligné, l’expression « Organisations non gouvernementales » est un concept de nature hybride qui ressort à la fois de la sociologie, du droit, et de la science politique. Elle est régulièrement soumise à critique, constate une politologue parisienne [358]. On lui reproche, tantôt son imprécision, tantôt de ne répondre qu’à une définition purement négative. Néanmoins, elle a été consacrée par l’article 71 de la Charte des Nations unies qui considère que « le conseil économique et social peut prendre toutes dispositions utiles pour consulter les organisations non gouvernementales qui s’occupent de relations relevant de sa compétence ». C’est pourquoi, bien que d’autres dénominations aient été proposées, le terme d’Ong est conservé [359]. Mario Bettati et Pierre-Marie Dupuy ont, pour leur part, déduit de la reconnaissance onusienne que les Ong sont « des groupements internationaux de particuliers constitués en vue de la réalisation d’un objectif n’ayant pas de finalité lucrative, et qui se voient reconnaître la qualité d’organisation non gouvernementale par les institutions internationales » [360]. Le caractère non lucratif des objectifs, la référence au droit privé, et la dimension internationale (action [149] effective dans différents pays) ou transnationale (association d’individus de nationalités différentes) en sont les trois critères distinctifs. En ce qui les concerne, certains analystes retiennent la définition donnée par l’Union des Associations internationales, « pour laquelle une Ong est une association composée de représentants appartenant à plusieurs pays et qui est internationale par ses fonctions, la composition de sa direction et les sources de son financement. Elle n’a pas de but lucratif et bénéficie d’un statut consultatif auprès d’une organisation intergouvernementale » [361]. Cependant, celle-ci reste formelle car, écrit Samy Cohen, « cette définition ne s’est pas imposée aux États ni aux organisations internationales » [362].

Si l’on considère que les Ong dépassent les simples mouvements associatifs du fait de leur structuration et de leur durabilité conséquente, on peut affirmer qu’elles ne sont apparues qu’au XIXe siècle [363]. Mais elles ont proliféré dans la seconde moitié du XXe siècle, pour dépasser les trente mille. Ce développement a commencé en Europe et en Amérique du Nord pour se propager ensuite aux autres régions du monde (Asie, Afrique, Amérique Latine), sans altérer cependant la prééminence des Ong d’origine occidentale. Ce n’est pas un hasard, remarque Samy Cohen, parce que c’est sous la pression des lobbies américains que le concept d’Ong a été admis par les Nations unies [364]. Dans cette masse, on peut distinguer quatre catégories principales : « 1) Les organisations corporatives, représentant des professions (syndicats) et des branches d’activités économiques, comme par exemple celles qui collaborent avec le Bit (Bureau international du travail), l’Oms (Organisation Mondiale de la Santé) ou bien encore la Fao (Food and Agricultural Organization) ; 2) Les organisations techniques comme la Commission internationale de Protection radiologique, le Conseil international des aéroports (Acl), etc. ; 3). Les organisations savantes, comme la Fondation Carnegie, l’Institut de Droit International, l’Institut pour une Synthèse Planétaire (Ips) ou le Mouvement Pugwash, etc. ; 4) Les organisations sociales et humanitaires : Aides, American Joint Distribution, Amnesty International, Atd Quart-Monde, Catholic Relief Services Committee (Crs), Christian Solidarity International (Csl), le Comité international de la Croix-Rouge, [150] Espace Femmes international (Efi). Équilibre, Greenpeace, Icbl (Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel), l’Institut Panos, Médecins du Monde, WWF (World Wild Life Fund), etc. » [365]. Toutes ces Ong n’exercent pas la même influence sur les États et la plupart n’en exercent aucune. À cet égard, Cohen nous renvoie aux trois types répertoriés dans un rapport officiel [366]. Les premières et les plus influentes sont celles, américaines, canadiennes ou britanniques, qui disposent des plus gros budgets et d’un réseau de donateurs privés « qui leur permet de se passer du soutien financier des États ou de ne pas en dépendre complètement » [367]. Si nombre d’entre elles relèvent clairement du critère de la « solidarité internationale » (Comité international de la Croix Rouge ou Oxford Committee for Famine Relief-OXFAM), certaines ont du mal parfois à faire prévaloir leur neutralité politique. Dans un domaine particulier comme celui de la santé humaine, les Ong ont acquis en effet une respectabilité qui les amène à être spontanément sollicitées ou même à participer directement aux travaux des organisations interétatiques spécialisées. En second, toujours selon le rapport, viennent « des Ong actives et très efficaces sur le terrain » mais peu fortunées, réduites à se tourner vers des financements publics, et qui pour cela « se laissent facilement instrumentaliser par les États et les organisations internationales » [368]. Enfin les dernières, parce que d’un potentiel trop faible et obligées de s’appuyer sur ces derniers, « n’ont aucune marge de manœuvre, sauf à prendre le risque de se couper de leurs bailleurs de fonds, signant ainsi leur faillite » [369].

Au total, les Ong sont loin d’être ces acteurs transnationaux de premier rang, à savoir du niveau des grandes puissances, que l’on se plaît aujourd’hui à mettre en avant. Elles ne disposent pas du pouvoir coercitif et si un gouvernement, comme celui de la Russie, décide de les neutraliser, il le peut sans difficulté. Certes, les grandes Ong sont capables d’organiser des campagnes de presse et de mobiliser l’opinion publique sur des sujets douloureux, mais elles n’ont jamais pu renverser un régime. D’une certaine façon, on peut se demander si la notion d’Ong ne relève pas de la culture occidentale et de l’idéologie libérale. Ce qui transparaît dans le fait que les sociétés du Sud plutôt que de prolonger [151] l’action des Ong du Nord préfèrent créer les leurs propres dans un champ humanitaire quel qu’il soit. À l’instar des États occidentaux qui encouragent la formation d’Ong sur lesquelles ils peuvent appuyer leur diplomatie relative aux nouveaux enjeux internationaux que sont devenus les droits de l’homme, l’humanitaire et surtout maintenant l’environnement. En raison de toutes les mesures restrictives et des normes à respecter que son « traitement durable » pourrait imposer, les États émergents disposent de leurs Gongos. Au fond, c’est comme si les Ong qui se sont voulues au-delà des États étaient de plus en plus rattrapées par le politique, par l’interétatique.

En outre, leur monde devient de plus en plus hétérogène et les multiples clivages qui le parcourent rendent impossible tout plan d’action commun, si tant est que l’intégration mondiale ait été un jour leur finalité. Malgré tout, on peut discerner dans la nébuleuse des Ong une communication permanente qui leur permet d’exercer un « lobbying » informel dans le cadre des manifestations internationales et à l’occasion en particulier des grandes conférences convoquées par les Nations unies [370]. On en veut pour preuve la naissance en 1990 « de l’Apc (Association for Progressive Communications) qui compte pour l’heure, seize réseaux nationaux actifs et rassemble une communauté internationale virtuelle de plus de 20 000 Ong dispersées dans près de cent pays » [371], le statut consultatif de certaines Ong auprès des instances de l’Onu et « leur organisation de forums pour lesquels elles bénéficient fréquemment de l’appui logistique des organisations internationales » [372]. Pourtant, cet optimisme est loin de faire l’unanimité. D’abord, parce que les Ong sont investies elles aussi par les intégristes, les fondamentalistes et les identitaires qui réfutent les thématiques intégrationnistes et qui font du prosélytisme. Toutes les Ong ne relèvent pas systématiquement du même horizon idéologique. Leur prolifération est plutôt le signe d’une grande dispersion, de la fragmentation infinie de la société civile globale qu’elles sont supposées construire. Ensuite, conteste Cohen, en dépit des principes démocratiques affichés, « rares sont les Ong qui se prêtent au jeu de la transparence », d’autant plus que certaines d’entre elles, et non des moindres, « fonctionnent sur un mode hiérarchique et centralisé » [373]. Et il [152] poursuit en démystifiant le rôle des grands forums d’Ong qui se sont multipliés depuis 1992, en soulignant que « les organisateurs de ces forums, généralement un pool d’Ong locales, ne sont pas à même de bien connaître les Ong qui demandent à y participer », ce qui laisse tout supposer en termes de finalité et de gestion, et que finalement et paradoxalement « ces grandes réunions constituent surtout l’expression des particularismes » [374]. Ces dernières remarques sont autant de réserves par rapport aux critères (d’intentionnalité et d’interreconnaissance) qui font du réseau un véritable dispositif de pouvoir. Elles laissent à penser que la prolifération des Ong est compensée par le caractère éphémère et par le manque d’efficacité d’une grande majorité d’entre elles. Elles jettent un doute très fort sur leur capacité d’intégration sociale et mondiale, quand elle ne sont pas d’inspiration étatique.

Les flux médiatiques, l’Internet et les limites

de la communication globale

Malgré cela, l’hypothèse tangible d’une nouvelle et complexe donne économique, politique, et sociale des États et des individus organisés en réseaux est, aux yeux de beaucoup de spécialistes, étayée par l’existence d’une communication globale et permanente entre tous les acteurs qui vivent dorénavant dans l’ère de l’information. Le succès d’Internet (1 milliard d’internautes en 2005) pourrait donner raison à John Garrett et Geof Wright qui annonçaient, il y a trente ans, que « le développement de ces réseaux d’ordinateurs est peut-être la tendance actuelle la plus significative en termes politiques. […] Les réseaux de communications devraient permettre un mode de décision plus rapide, plus souple et dans lequel tous les membres d’une communauté donnée pourraient participer. Au lieu du jeu fermé auquel se livre actuellement une petite élite, la politique serait ainsi l’affaire de chacun et de chaque jour » [375]. Cet avis est celui de James Rosenau, convaincu de ce que l’intensification des moyens de communication a considérablement modifié les relations interétatiques et favorisé les relations transnationales. Depuis l’invention du dialogue stratégique entre les États-Unis et l’Urss, à la fin des années soixante, les réseaux médiatiques [153] ont introduit au cœur des relations internationales plus de coopération et de retenue, facilitant par là la résolution d’un certain nombre de conflits ou de différends. On devrait maintenant à Internet l’émergence mondiale d’un nouvel espace de communication et de consommation culturelle, mais encore politique et marchand, le cyberespace. Non sans raison, l’heure est à célébrer la dimension transnationale d’Internet et l’exceptionnel vecteur d’informations qu’il représente. De par la multiplicité quasiment infinie des communications qu’il offre, des forums de discussion qu’il ouvre, des bases de données en stocks inépuisables qu’il met à la disposition des internautes. D’ailleurs, cette richesse documentaire associée à la connectivité immédiate d’un nombre indéfini d’individus, est à l’origine de ce que certains dénomment « l’intelligence des réseaux ». Parce qu’effectivement, il n’est pas impropre de parler de production d’intelligence quand Internet permet de recouper des informations, quand le réseau autorise le dialogue permanent entre des experts, qu’il établit une synergie entre des communautés scientifiques qui échangent leurs découvertes, et qui peuvent partager entre elles un travail de recherche au-dessus des moyens de chacune d’elles. Autrement dit, la concentration médiatique des interactions humaines rend possible une agrégation des intelligences au niveau planétaire. Pourtant, face à l’informatique et aux systèmes de communication ce fut dans un premier temps l’appréhension qui l’emportât, avec la crainte d’un pouvoir centralisé à l’extrême et doté d’une capacité de surveillance et de contrôle quasi totalitaire [376]. Si ce sentiment s’est depuis fortement estompé, en revanche bien des ombres et des dysfonctionnements altèrent suffisamment le cyberespace pour qu’on cesse de l’idéaliser. Bien que virtuel, comme n’importe quel autre champ d’activités humaines il est polarisé, structuré par les rapports de force, et il est maintenant de plus en plus surveillé [377]. Cf., sans ironie, le jeu du chat et de la souris auquel le gouvernement de Pékin s’est livré avec l’Internet pendant les Jeux olympiques de l’été 2008. Il convient donc de revenir ici sur un certain nombre de lieux communs.

Avant tout, la « toile » n’échappe pas à l’espace de la géopolitique parce qu’elle n’est pas « hors territoire ». Sachant que tout émetteur ou tout récepteur est identifiable, repérable, parce [154] qu’il est, l’un comme l’autre, spatialement situé, Internet est clairement subordonné à l’espace social réel. La connexion planétaire de l’internaute n’efface pas le contexte social et politique propre qui continue de le conditionner quotidiennement. Un contexte dont la matérialité est autrement plus prégnante que la communauté communicante à laquelle il participe. De fait, la généralisation des micro-ordinateurs, toute relative cependant à l’échelle de la planète, si elle permet aux individus connectés de se transmettre des données de manière souple et universelle, ne permet, quoiqu’on en pense, qu’une mobilisation elle-même spécifiquement virtuelle. La technique ne supplée en rien la volonté, et ne crée pas le réel. C’est comme pour les « jeux de guerre » qui emplissent les écrans des ordinateurs. Leurs utilisateurs restent bien calés dans leurs fauteuils. Il en demeurera ainsi tant qu’il ne sera pas prouvé que la connectivité a « fait descendre les gens dans la rue », et à une grande échelle. Car c’est au travers de sa rétroaction sur l’espace réel, par le biais des actions des hommes qu’elles déterminent, que les relations du cyberespace sont susceptibles de trouver un sens. Chose qui n’a rien d’automatique dans la mesure où l’internaute, bien à l’abri dans sa coquille, aspire autant à satisfaire son égocentrisme qu’il recherche de nouvelles formes de convivialité. Selon Fabien Granjon, le « cyber-militant » est généralement quelqu’un qui se limite à une solidarité technique qui lui permet de se sentir engagé sans compromettre sa liberté, ni son identité et qui est réticent à toute délégation de pouvoir [378]. Ce qui, en second lieu, comme dans le cas de ces Ong factices auxquelles nous faisions allusion, pose la question de savoir si les réseaux d’internautes sont tous de véritables réseaux, c’est-à-dire s’ils sont capables de diffuser du pouvoir ? En ce sens les critères exigeants, que nous avons eu l’occasion d’exposer, qu’une telle adéquation implique, sont loin d’être réunis à tous les coups. Il est donc présomptueux d’énoncer que les individus disposent désormais, avec les ordinateurs et avec Internet, des moyens de provoquer une mobilisation politique au service de l’ensemble de la société civile globale et de pouvoir de la sorte s’ériger en contre-pouvoir face aux États et aux institutions internationales !

Le paradoxe du cyberespace politique est que les communautés d’internautes les plus convaincues et les plus aptes à passer [155] aux actes sont certainement les plus spécifiques et les moins favorables à l’intégration sociale. Internet ne mobilise véritablement que les personnes déjà impliquées dans les organisations militantes du monde réel. Les réseaux se concurrencent ou se combattent plus entre eux qu’ils n’ont l’intention de faire du cyberespace un acteur géopolitique homogène et aux aspirations nécessairement démocratiques. Tout en étant un outil pour la démocratie, il est aussi un média vecteur de tensions. En dépit des apparences, c’est-à-dire de l’horizon infini des destinataires potentiels d’un message quelconque, le cyberespace est donc, du point de vue politique et social, fragmenté en une foultitude de niches individuelles et communautaires. En d’autres termes, « entre communautarisme et individualisme, l’internaute a l’impression de vibrer à l’unisson du peuple connecté tout en choisissant son chemin » [379].

En même temps, et cela est d’une grande portée, il est au plan de son support matériel et technologique fortement polarisé sur les États-Unis [380]. Ce phénomène va en s’accentuant, confirment les experts interrogés par Solveig Godeluck, et se double d’un autre, non prévu par les internautes et par tous ceux qui ont crû à l’inviolabilité du système : sa surveillance de plus en plus serrée par les États et en particulier par le premier d’entre eux [381]. En effet, grâce à ses réseaux de satellites et de radars, la National Security Agency (Nsa) traque les messages qui circulent sur l’Internet ou qui transitent par tous les autres systèmes de télécommunications, au titre de la lutte contre le cybercrime qui depuis 2001 a restauré l’État dans sa fonction de gendarme de l’information, mais aussi ceux dont la capture est profitable à l’économie des États-Unis. Bien que des contre-mesures aient été rapidement proposées par des informaticiens, les « hackers », dont la passion est de s’infiltrer dans les sites médiatiques des institutions, de contrecarrer ou de perturber leurs missions. Quant à la Chine « qui parie sur Internet pour dynamiser l’économie », elle a su en même temps le « pétrifier en chape de surveillance » et « ce n’est donc pas a priori dans la cyberdissidence que l’on peut placer les espoirs de démocratisation » [382]. Sachant que, d’un côté, la conversation mondiale qui à l’origine donnait sens au réseau des réseaux cède de plus en plus la place à une infinité de soliloques, et que d’un autre côté, « la concentration [156] du technopouvoir consécutive à l’afflux des colons [les internautes] et à l’accroissement des enjeux financiers et politiques a déjà transformé de manière irréversible cet écosystème [le Net] » [383], doit-on faire confiance à la communication comme facteur de démocratisation de la vie internationale ?

La vérité est que ce champ de la communication est un espace de puissance parmi d’autres, dans lequel « les médias, porteurs d’une utopie de la transparence [sont] en même temps soumis au jeu des intérêts politiques et économiques, et [dans lequel] les réseaux informatiques, où l’idéal, lui aussi utopique, d’une information rationnelle circulant librement se heurte quotidiennement aux impératifs de la propriété privée et du cloisonnement social » [384]. D’évidence, plusieurs constats n’incitent guère à entretenir le rapport de confiance. D’abord, il y a la tendance marquée à l’oligopolisation de l’économie informationnelle (avec les regroupements ces dernières années de Sbc et d’Ameritech, de Bell Atlantic et de Gte, et la fusion d’Aol et de Time Warner). Pour les mêmes raisons que pour les industries et les autres services, elle apparaît irréversible. Et ses conséquences sont prévisibles et attendues : constitution de grandes centrales d’information, uniformisation des messages. Ensuite et surtout, il y a les mésinterprétations courantes sur la nature et le rôle de la communication. Sur sa transparence avant tout, car il va de soi que les réseaux médiatiques ont, chacun, une source et des intérêts financiers, politiques, idéologiques à faire valoir. La représentation d’un événement n’est donc jamais neutre. Elle donne lieu à une lutte d’influence entre les puissances émettrices qui a débuté dès les débuts de la communication internationale [385]. Mais ceci n’est pas surprenant. Plus grave est la confusion entretenue entre l’information et la connaissance, et sur laquelle Philippe Breton insiste, après quelques autres [386]. Elle a deux causes et une conséquence dommageable pour la démocratie. La première cause tient à la déformation systématique des messages par les médias qui ne font qu’interpréter la réalité. Or, il n’est pas sûr que le médiateur comprenne parfaitement ce qu’il voit, et ce qu’il rapporte, ou encore qu’il sache resituer l’événement qu’il analyse dans son contexte spatio-temporel. La seconde cause de cette confusion abusive est que même si l’information délivrée [157] est exacte, et qu’elle rend bien la réalité, l’intégrité de la transmission dépend également du processus global de représentation du récepteur, du destinataire. Du fait de ces deux dérives il n’est donc pas certain que les réseaux mondiaux de télécommunications et d’ordinateurs soient en passe de faire disparaître l’ignorance, l’illusion, ou la partialité chez les milliards d’individus auxquels leurs flux d’images et de mots sont destinés. À ces lacunes presque insurmontables s’ajoute, selon Breton, et contrairement à l’opinion commune et dominante, que la communication ne supprime pas réellement les distances parce que dans toutes les situations, les plus dramatiques comme les plus émouvantes, aucune information, aussi complète et précise qu’elle soit, aucune relation visuelle ne peut remplacer l’expérience vécue, la confrontation directe au réel. Le contraste est saisissant parce que pendant que les réseaux médiatiques offrent le spectacle du monde, les moyens de communication renforcent l’égocentrisme, permettent à chaque homme de s’isoler, de se couper des autres sans ignorer leurs agissements et leurs destinées, et de réduire sa mobilité. Quant à l’interactivité, que l’on annonce comme le grand phénomène médiatique de demain, il y a tout lieu de croire, d’après Manuel Castells, que « cette révolution s’effectuera par vagues concentriques depuis les couches les plus instruites et les plus riches, mais elle n’atteindra probablement jamais une large partie des masses sans éducation et les pays pauvres » [387]. Force est donc de constater que les contradictions ne manquent pas au sein du phénomène médiatique mondial. Elles ne font pas regretter l’explosion de la communication qui a apporté des progrès considérables. Mais elles doivent inciter à mettre de la distance par rapport à un engouement quelque peu empressé. La pierre d’achoppement du système communicationnel, respectivement au contexte de convivialité qu’il suggère, est l’accentuation de l’individualisme qu’il favorise. Dès lors, les réseaux transnationaux de communication sont difficilement assimilables aux vecteurs d’une sociabilité mondiale attendue. Tout au moins au sens que Georg Simmel donnait à ce terme de sociabilité, sachant qu’il comprenait celui-ci comme « l’impulsion  » qui pousse les êtres humains à vivre ensemble et à faire de ce vécu commun une valeur en soi, et un bonheur [388]. Peut-être [158] alors, faut-il prendre la sociabilité strictement comme « la forme ludique de la socialisation », ce qui est une autre définition de Simmel qui s’applique plutôt bien au monde des cybernautes [389]. Ou encore, limiter la sociabilité, comme le font Degrenne et Forsé à « l’ensemble des relations qu’un individu (ou un groupe) entretient avec d’autres, compte tenu de la forme que prennent ces relations » [390], en admettant que cette formule très neutre ne dit rien sur la confiance et le degré de solidarité.

Les réseaux du refus : mouvements sociaux globaux (Msg)

et réseaux terroristes

Les Msg font valoir des incompatibilités en réfutant les critères libéraux de la globalisation, mais ils s’inscrivent dans la mondialité puisqu’ils réagissent à des phénomènes d’ampleur planétaire. Multiples, et souvent sans aucun point commun, il n’y a guère de convergence entre eux. Néanmoins, a-t-on cru voir l’amorce d’une mise en réseau des mouvements sociaux contestataires de l’ordre économique mondial depuis les manifestations anti-Ong de Seattle (1999) et de Davos (2000), dont on peut discuter des effets sur les institutions économiques multilatérales [391]. Quant aux réseaux terroristes, ils deviennent parfois transnationaux, soit en raison de la conviction de leurs membres qui se revendiquent d’une idéologie internationaliste ou d’une religion universelle, soit par opportunité tactique (complicités contingentes, soutiens mutuels) ou stratégique (jeux d’alliances).

Les Msg, qu’en France on assimile aux différents mouvements « altermondialistes », sont des groupements d’individus plus ou moins nombreux et plus ou moins organisés et hiérarchisés qui se proposent de transformer la « société mondiale » ou pour le moins d’infléchir le cours de la globalisation vers plus d’équité et de justice sociale. Ils affichent des objectifs comme la protection des travailleurs, l’éradication de la pauvreté, la fin du travail des enfants, le développement durable, l’égalité des sexes ou l’abolition de la dette des pays pauvres. Ils se disent « antisystème » (sous-entendu capitaliste), mais ils agissent au niveau global comme au niveau local et postulent un monde sans frontières. Ils sont favorables à un système mondial organisé [159] mais ils réfutent les formes actuelles de la mondialisation. D’ailleurs les liens transnationaux qui réunissent entre elles les différentes composantes d’un Msg, et qui sont plus forts que ceux qui relient chacune d’entre elles à sa propre société nationale, sont les éléments forts de son identité [392]. Ces mouvements sociaux sont, par définition, fluides, discontinus et presque spasmodiques, mais ils donnent aussi naissance à des Ong qui s’évertuent à influencer le Fmi, l’Omc et la Banque mondiale, ou à en dénoncer les politiques.

De l’avis même de leurs avocats, les résultats obtenus par les Msg s’avèrent minces et ambigus [393]. À ce jour, ils n’ont pas réussi à modifier la trajectoire libérale et productiviste de l’économie mondiale, que ce soit à travers les règles du commerce international, la législation du travail ou les modalités du financement multilatéral des économies. Cette impuissance montre bien que la réforme des relations économiques internationales ne peut se passer de la médiation des États. L’annonce récente d’une entente entre l’Inde, l’Afrique du Sud et le Brésil (et avec lui le Mercosur) dans le but d’obtenir des concessions de l’Omc (en matière de commerce) et de l’Onu (un siège au Conseil de sécurité) ou de créer « une aire de libre-échange du Sud » en atteste [394]. C’est pourquoi on accueillera avec beaucoup de scepticisme l’émergence entrevue par O’Brien, Goetz, Scholte et Willams d’un « multilatéralisme complexe » qui mêlerait États et Msg dans une gestion du monde, institutionnalisée et conflictuelle à la fois, alors même que les tensions commerciales actuelles montrent que l’on est encore loin du multilatéralisme classique défini par Ruggie comme « la forme institutionnelle qui coordonne les relations entre trois États ou plus sur la base de principes de conduite généralisés » [395].

Les réseaux terroristes, quand ils développent une assise transnationale, signifient par là qu’ils refusent l’ordre mondial et qu’ils engagent contre lui un combat planétaire. Néanmoins, il y a loin de l’intention à la réalisation. L’attaque surprise du 11 septembre 2001 n’est pas prête d’être rééditée. Pour qu’une future action terroriste obtienne un effet psychologique de la même ampleur, il faudra qu’elle prenne la forme d’un attentat [160] nucléaire ! Malgré les attaques de Madrid (2004) et de Londres (2005), les pays occidentaux ne sont pas les cibles principales du terrorisme islamiste (le seul auquel on puisse attribuer une dimension transnationale) parce que le Moyen-Orient concentre la plus grande part, de très loin, de ses victimes [396]. Le terrorisme reste avant tout domestique, car « la majorité des actes terroristes actuels est perpétrée par des terroristes régionaux ou locaux », quand bien même « ils sont inspirés par l’idéologie djihadiste » sans être nécessairement dirigés par Al-Qaïda, parce qu’ils sont en grande partie planifiés, financés et conduits par des forces locales [397]. Et qu’il n’est même pas certain que cette organisation n’ait jamais exercé un commandement central des groupes terroristes dans le monde. L’aspect mondialisant du ter­ro­risme religieux contemporain tient à son idéologie, et à sa potentialité d’action sur différents continents par suite à la mobilité de ses militants et aux appuis qu’ils trouvent parmi les différentes diasporas musulmanes composées de résidents installés depuis longtemps dans les pays où ils vivent. Du point de vue organisationnel, les experts s’accordent à décrire une structure en réseaux, ou en « toile », c’est-à-dire en cellules cloisonnées et autonomes entre lesquelles ne circulent que des messages, sans aucun véritable système de commandement. Ils insistent aussi sur l’organisation réticulaire du recueil et du transfert des fonds qui financent les mouvements islamistes. Comme ces messages et ces fonds traversent les frontières sans laisser de trace, ils concourent à fabriquer, grâce à l’aide volontaire ou non des médias, la figure transnationale de réseaux dont l’action terroriste internationale demeure limitée.

Les réseaux du crime transnational

Mieux sans doute que les précédents, les réseaux mafieux participent à la globalité parce qu’ils génèrent une économie mondiale souterraine (leur chiffre d’affaires annuel a été évalué à un montant oscillant entre 700 et 1 000 milliards d’euros, par l’Onu et le Fmi [398]) et qu’ils sont en même temps des facteurs d’instabilité ou de corruption de l’ordre mondial. En effet, les organisations [161] criminelles transnationales (Oct) profitent des États faibles, qu’elles parasitent parfois totalement, pour s’en accaparer les ressources économiques et pour créer et développer des entreprises légales ou non. Bien que fortement territorialisées (« le mafieux est un animal territorial » écrit J-F. Gayraud [399]), elles tirent le meilleur parti de la nouvelle configuration mondiale. Le criminel membre d’une Oct, surtout s’il est d’un rang élevé, explique celui-ci, ne quitte que très rarement son territoire, mais le déploiement international des activités du gang n’en est pas moins réel. Elles se calent et se calquent notamment sur les nouvelles migrations, sur la répartition élargie des diasporas [400]. Les Oct prospèrent en particulier là où le communautarisme l’emporte, sachant que les criminels transitent par les filières de l’immigration illégale et trouvent une protection dans le repli communautaire. Il en va ainsi des mafias albanophones qui se sont répandues dans toute l’Europe de l’Ouest et de l’Est, et jusqu’aux États-Unis, dans la foulée de l’expansion (sous couvert du refuge politique) de la diaspora albanaise en Europe (700 000 personnes) ou en Amérique (100 000 Albanais à New York) par suite aux crises du Kosovo et de Macédoine [401]. En retour, leurs accointances politiques (coopération avec l’Otan, avec les mouvements indépendantistes) ont renforcé leur implantation ancestrale en Albanie. Quelques années plus tôt, la chute de l’Union soviétique venait de désenclaver les mafias russes, permettant ainsi la recomposition des Oct dans le cadre de la mondialisation de l’économie. Il faut dire que selon William Reymond, le crime organisé contrôlerait jusqu’à 80 % des entreprises commerciales de la Russie d’aujourd’hui [402].

Exploitant elles aussi la plus grande mobilité des hommes (au début des années 1990, deux mille truands russes seraient entrés aux États-Unis [403]), elles ont pris toute leur place dans la circulation des marchandises illicites, le proxénétisme, les trafics d’armes et de stupéfiants et le « blanchiment  » de l’argent délictueux de toutes les Oct. On estime à environ 500 milliards de dollars le flux de revenus « recyclés » annuellement dans le système financier international. Les Oct se servent en particulier du système bancaire informatisé des paiements internationaux, souple, rapide et quasiment anonyme pour rendre légitime et faisable le [162] réemploiement de leurs gains clandestins dans le commerce, l’immobilier ou les placements boursiers. Dans leurs échanges, ils usent de toutes les technologies à l’instar de ces cartels colombiens qui disposaient de leurs propres avions, aérodromes, et systèmes de téléphone. Les flux liés à la criminalité transnationale sont eux-mêmes générateurs de nouveaux profits illicites. Ainsi, le transit de la drogue par le Mexique rapporterait chaque année à ce pays autour de 15 milliards de dollars, soit environ 5 % de son produit intérieur brut [404]. Dès lors, en raison de leurs richesses, bien des Oct ont plus ou moins adopté des stratégies entrepreneuriales. J-F. Gayraud constate que « l’investissement massif des profits illégaux sur les marchés légaux a en effet provoqué l’émergence de deux phénomènes : la création d’entreprises mafieuses légales et la gestion des activités mafieuses légales et illégales selon des critères d’entreprise » [405]. Ces nouvelles pratiques et la lourdeur de certains investissements, comme dans l’immobilier ou les nouvelles technologies, requièrent en économie « grise » comme en pleine légalité des rapprochements et de la sécurité. C’est pourquoi s’est organisée depuis de nombreuses années, mais cela va en s’intensifiant, une coordination criminelle internationale, voir une politique criminelle commune. À son propos, Susan Strange évoquait une pax mafiosa, sorte de pacte de non-agression entre les principales Oct : la Camorra, la Cosa-Nostra, les Cartels colombiens et mexicains de la drogue ou les Triades chinoises [406]. Une opinion corroborée par les « grands sommets criminels », révélés par le Fbi, qui se sont tenus sur l’île d’Aruba, en 1987, à Las Vegas, en 1995, ou à Séoul, en 2002, et par les accords entre les boryokudan japonais et les triades chinoises, entre les mafias russes et les cartels colombiens. Face à la menace de la transnationalisation du crime organisé, les États ont réagi mais ont du mal à mettre en place une action d’envergure et une stratégie commune, ne serait-ce qu’en raison de leurs législations disparates et de leurs moyens d’investigation et de répression forts inégaux. L’organisation de conférences mondiales sur les Oct atteste pour le moins de la prise de conscience de l’existence de ces nouveaux acteurs de la vie internationale, et des dangers qu’ils représentent, notamment au niveau du trafic des stupéfiants.

[163]

C. La régulation par les réseaux

ou la régulation des réseaux ?

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Les acteurs qui structurent et animent les réseaux ont des intérêts, des ambitions, des buts qu’ils cherchent à satisfaire à l’occasion des multiples rencontres et des connexions que ces derniers autorisent. C’est pourquoi, organiser des projets ou des actions plutôt que des structures, nous apparaît comme la finalité première du réseau de personnes. Dans ce cas précis, le réseau est toujours d’ordre structurel dans la mesure où il contribue à positionner les acteurs qui l’animent dans différentes configurations de pouvoir, mais cet ordre est alors fluctuant. Justement parce que « le projet est l’occasion et le prétexte de la connexion », et qu’il a un terme, qu’il est transitoire [407]. Au niveau de la science politique, le contexte mondial actuel, contexte d’ouverture économique et communicationnelle, fait que le réseau se découvre, dans la majorité des cas, comme un dispositif privilégié des pouvoirs périphériques, c’est-à-dire de ceux qui concurrencent le pouvoir des États. Sans que ces derniers aient eux-mêmes renoncé le moins du monde à continuer d’avoir recours aux moyens réticulaires. À toutes les échelles de la vie politique et sociale, le réseau est devenu plus que jamais un mode d’action individuel ou collectif permettant à un ou à des acteurs qui ne disposent pas de l’autorité, du pouvoir de coercition, d’améliorer ou de renforcer leurs positions.

Au niveau international, quand James Rosenau décrit l’avènement d’un monde dédoublé, il a tendance à voir le monde des États submergé par les pouvoirs périphériques des acteurs non étatiques, qu’il considère pour beaucoup d’entre eux pour « souverainement libres » (sovereingtly-free actors). Par rapport au réseau, le plus intéressant serait selon ses dires la tendance générale à une forte décentralisation des sociétés nationales autorisant une autonomie de plus en plus large d’un nombre grandissant de sous-systèmes, d’individus, de groupes ou de collectifs humains [408]. Ce phénomène d’émancipation des acteurs le conduit à distinguer des dispositifs réticulaires de pouvoirs périphériques, qu’il dénomme « agrégats participatifs » (Participa­tory Aggregations) [409]. Ces agrégats d’individus intervenant à l’échelle mondiale sont en effet des réseaux pour les raisons qui suivent et que nous allons expliciter [164] plus loin. D’abord, ils répondent au critère d’intentionnalité contrairement à ceux qui ne sont que des flux : « La distinction entre eux est la différence entre des conséquences non planifiées [flux] et une organisation calculée [réseaux], entre une accumulation latente ou manifeste, entre une action collective ou individuelle, entre un comportement diffus ou mobilisé » [410]. Ensuite, l’agrégat participatif est censé réunir ses membres sur la base d’une communauté de valeurs et dans le but d’atteindre des objectifs communs (« sur la base de croyances similaires quant à la réalisation d’objectifs collectifs » [411]). Enfin, le réseau, à la manière de J. N. Rosenau, s’organise de façon plus ou moins durable, en fonction de ses ressources, de ses structures ou de ses objectifs. Il se décline en trois sous-catégories, différenciées à l’aune de huit critères [412], et qui répondent, chacune de façon plus ou moins forte, à l’exigence d’efficacité que l’on attend du réseau en tant que dispositif performant de pouvoir. Sans entrer dans le détail de ces huit critères, nous pouvons noter ce qui sépare les trois espèces. Ainsi, nous comprenons les within-system aggregations comme des réseaux de soutien par tradition (famille, église) ou par fonction (école, médias), généralement spontanés mais plutôt passifs ou faiblement engagés. Ils réunissent de simples citoyens. Quant aux issue aggregations, ils sont bien entendu des réseaux par objectif, pour le temps de son accomplissement. Ils supposent une volonté de mobilisation, au moins à court terme, des opinions ou des énergies nécessaires, par des acteurs périphériques. Pour terminer, les between-system aggregations sont des réseaux qui se développent sur plusieurs dimensions, contrairement aux deux types précédents qui demeurent sectoriels, et qui sont mobilisés le plus souvent par des hommes politiques en vue de discussions ou de marchandages.

La régulation par les réseaux

Dans l’interaction permanente entre l’appareil central étatique et sa périphérie sociale, les réseaux sont souvent source de désordre. De même, parce qu’ils débordent de plus en plus le territoire national, parce que les multiples conflits d’intérêt qui jaillissent de leurs compétitions protéiformes altèrent lourdement [165] la régulation mondiale, et parce qu’enfin la démultiplication et le gonflement des canaux de communication et d’impulsion engendrés affaiblissent le politique, ils le sont aussi au plan international. En contrepartie, parce qu’ils sont les messagers de codes de réciprocité, les médiateurs de sollicitations, parce qu’ils cooptent les acteurs et sont finalement les fondateurs de pouvoirs de fait, et d’une circulation des élites, les réseaux sont susceptibles de participer à la création d’un nouvel ordre. L’alternative entre l’ordre et le désordre qu’infère la prolifération des réseaux incite donc à repenser, à la suite de Jacques Chevallier, la confrontation des deux schémas, centrifuge et centripète, susceptibles d’expliquer l’évolution d’une société [413]. Avec cette difficulté supplémentaire, inhérente à la mondialisation, que les deux modèles semblent plutôt fonctionner en sens inverse selon que l’on raisonne au niveau macro ou au niveau micro. En effet, au niveau mondial, se dégage une action relativement centripète des réseaux en relation avec une gestion capitaliste de plus en plus centralisée et rendue possible par l’oligopolisation des marchés et l’assentiment des organisations économiques internationales. Au contraire, au niveau national, les forces centrifuges l’emportent, en démantelant et éparpillant les pouvoirs, en débordant les États. C’est la concomitance de ces deux tendances contradictoires qui rend le monde d’aujourd’hui si « turbulent ». Est-il concevable, dans ces conditions, d’entrevoir la substitution progressive d’une régulation mondiale par l’entremise des réseaux, fondateurs de nouveaux espaces de négociation, à la régulation étatique ? Ou bien, la dynamique déstabilisatrice des réseaux nécessitera-t-elle des reterritorialisations étatiques, les seules en mesure de les canaliser ? Elle se réaliserait par conséquent au niveau régional, le seul où elle est concevable.

La gouvernance mondiale selon Rosenau s’exercerait dorénavant par le biais de ce qu’il désigne par les termes de « nouvelles sphères d’autorité » (Soas), lesquelles s’ajouteraient ou se substitueraient aux anciennes. De leur réunion naîtrait une centralité transnationale faîte de la multiplication des espaces de négociation et des lieux de rencontre entre acteurs de toute nature. Bien qu’il conçoive sa vision du monde comme plutôt coopérative au niveau systémique et conflictuelle au niveau des sous-systèmes, [166] au niveau local [414], Rosenau se garde de formuler une quelconque structure de la gouvernance. Ceci tient sans doute à ce qu’il perçoit la situation comme transitoire, comme trop perturbée. Plus proche du chaos que d’une organisation stabilisée [415]. L’universitaire américain prévoit néanmoins une régulation du système grâce à la mise en phase de ces sphères de décision dont le dispositif mobiliserait quatre types de réseaux : 1) Les « sphères d’autorités institutionnelles », qui ne sont rien d’autres que les organisations interétatiques, ou intergouvernementales, et qu’il est pourtant assez difficile de situer dans l’espace de la transnationalité. 2) Les « Soas [réseaux] de conciliation » associent deux ou plusieurs gouvernements et différentes Ong pour dégager des solutions quand éclatent des différends. Mais il ne s’agit pas que d’arbitrage ou d’accommodation parce que Rosenau inclut dans cette catégorie toutes les formes de coopération transfrontalière entre collectivités territoriales (régions, villes), entre associations ou mouvements sociaux. 3) Les « Soas [réseaux] contestataires » englobent aussi bien des organisations revendicatrices, telles que Greenpeace, que les réseaux de la criminalité internationale. 4) Les « Soas [réseaux] éphémères ou provisoires » semblent être, sous la plume de Rosenau, celles qui, à l’occasion d’un événement donné, peuvent mobiliser l’opinion à travers le monde. Plus effectivement, il désigne ainsi les débats susceptibles d’engager, par-dessus une frontière, des groupements ou des catégories d’individus concernés par un enjeu précis (création de l’Association de Libre-Échange nord américaine ou réforme de la Politique agricole commune en Europe).

Cette typologie des instances supposées assumer la gouvernance, comme sa nature elle-même, inspirent des réserves quant à sa dimension transnationale. Curieusement, en effet, les États et les gouvernements continuent de tenir les premiers rôles quoiqu’en dise Rosenau, et il les installe lui-même au cœur des deux catégories principales de sphères de décision internationale. En réalité, il confond volontairement la prolifération des organisations, des associations, des liaisons internationales de toutes sortes, aux différents niveaux du système mondial, avec l’interdépendance. Il accorde à celle-ci une acception large et relâchée, de façon à ce qu’elle absorbe toutes les relations extérieures, [167] non nationales, de n’importe quel acteur. Son interprétation va ainsi à l’encontre de l’interprétation économique de l’interdépendance qui est beaucoup plus contraignante parce qu’elle suppose des échanges vitaux, indispensables, entre les partenaires. Au fond, elle se réduit, chez lui, à un jeu d’interférences. La faiblesse des liens, la volatilité des ententes entre les acteurs participant aux différentes sphères – un terme qui rend compte d’une réalité encore moins prégnante et saisissable que le réseau – font d’ailleurs que la définition de la gouvernance demeure dans l’esprit de Rosenau très incertaine. Il écrit : « La gouvernance est la somme d’une myriade de mécanismes de contrôle commandés par des histoires, des buts, des structures et des processus différents. Peut-être chaque mécanisme partage une histoire, une culture, et une structure avec quelques autres, mais il n’y a pas de caractéristiques ou d’attributs communs à tous les mécanismes » [416]. En postulant un tel réseau mondial fait d’interférences qui enserrerait les États au point que ceux-ci ne seraient plus que des acteurs parmi d’autres, sans cependant qu’ils soient devenus inconséquents [417], et qui déplacerait les lieux de pouvoir sans qu’aucune nouvelle hiérarchie apparaisse nécessairement [418], le politologue ne cache pas qu’il renoue avec la cybernétique. Soit avec la théorie systémique des origines, qui fut tant décriée pour sa logique conservatrice et pour sa propension excessive à évacuer le conflit, la crise. Ce retour nous replace en face du problème de la confiance, de celle que l’on peut mettre dans la capacité de régulation des « sphères d’autorités » quand il est admis qu’elles puissent inclure des officines idéologiques ou des organisations criminelles ? Et cette interrogation est particulièrement légitime dans un contexte mondial caractérisé par ce qu’Anthony Giddens appelle la radicalisation de la modernité qui entraîne, entre autres conséquences, que la transaction l’emporte presque complètement sur la relation [419]. Parce que, si comme le pense l’universitaire anglais, la confiance, « est un sentiment de sécurité justifié par la fiabilité d’une personne ou d’un système, dans un cadre circonstanciel donné, et cette sécurité exprime une foi dans la probité ou l’amour d’autrui, ou dans la validité de principes abstraits pour [168] le pouvoir technologique » [420], il est peu probable qu’elle résiste, si elle existe, dans un milieu segmenté, où la dispersion des intérêts et l’effacement des valeurs sociales impliquent des marchandages multiples et répétés. Il y a ici comme une naïveté à croire que des acteurs non étatiques puissent suppléer aux insuffisances des États, et générer mieux qu’ils ne l’auraient fait des normes et un climat consensuel global. Peut-on se permettre d’aller jusqu’à considérer que les organisations criminelles sont susceptibles d’exercer une forme quelconque de gouvernance ? Sans doute leur pouvoir de nuisance est-il réel, et sont-elles « souverainement libres » dans la mesure où elles fonctionnent comme des firmes transnationales. Mais, encore une fois, ce constat relève plus d’une réalité anarchique, d’une constellation de forces nocives ou déstabilisatrices, qu’il n’augure d’un monde régulé par une collection de contrats, de micro accords, et par un enchevêtrement de cercles de négociation.

Le foisonnement de réseaux disparates érode certes en partie les souverainetés, et désoriente les politiques, mais il ne construit pas un espace public transnational, non plus qu’il ne suggère une citoyenneté du monde, car il n’est pas un conditionnement à la confiance. L’emphase mise sur les relations réticulaires internationales, ainsi que sur la valorisation des acteurs non étatiques, a sans aucun doute des ressorts idéologiques et culturels. Elle procède apparemment d’une transposition des pratiques sociales et politiques nord-américaines, et de la vision qu’ont les politologues libéraux nord-américains de leur propre société, à toute la planète. À leur corps défendant pour ainsi dire. Car il faut bien reconnaître que leurs analyses ou leurs convictions sont largement confortées parce que l’on peut appeler l’hégémonisme sociétal des États-Unis. Sachant que l’on veut désigner par là l’influence considérable que la société américaine exerce sur tous les types de rapports internationaux et sur l’organisation des sociétés qui lui sont étrangères, ou encore marquer la façon déterminante dont les acteurs sociaux américains parviennent à imposer leurs normes, leurs comportements, et leurs modalités dans toute une série de domaines de la vie publique. C’est un fait que l’Amérique est au cœur de tous les réseaux qui animent la [169] vie internationale. Tous les espaces réticulaires mondiaux, des plus classiques (marchés du pétrole et des matières premières) aux plus récents et aux plus informels sont impulsés par des groupes américains quand ils ne s’articulent pas clairement autour d’une métropole, tout ce qu’il y a de plus emblématique, du nouveau monde (Los-Angeles-Hollywood, San-Francisco-Silicon Valley, New-York-Wall Street, Seattle-Microsoft, Atlanta-Cnn etc.). Cette prépondérance, qui s’exprime avant tout comme l’a bien dit Albert Bressand « en termes de mode de présence dans les réseaux et de syntaxe des réseaux » [421], tient son origine dans une culture sociale et politique plus pragmatique que celles des autres nations, et plus rompue qu’elles-mêmes aux stratégies de contournement et de marchandage. La pratique ancestrale du lobbying prédisposait les Américains à la culture du réseau ! Bien entendu, le réseau impérial, le réseau des réseaux, ne rend pas obsolète l’hégémonie politico-stratégique des États-Unis, mais il la rend plus fluide, moins pesante pour les partenaires. Au fond, et pour reprendre le modèle japonais de Karel Van Wolferen, évoqué au début de ce texte, c’est un peu comme si les États-Unis, sûrs de leur omnipotence géostratégique, assumaient le rôle du Grand Shogoun des pouvoirs souples, décentralisés et interconnectés du réseau mondial.

Le pouvoir transnational des acteurs non étatiques

et la régulation des réseaux

Contrairement à la tendance dominante actuelle à opposer le réseau au territoire, plusieurs exemples plaident en faveur de leur synergie. En ce qui concerne les États-Unis, il est évident que les réseaux ajoutent incontestablement une capacité de projection sans précédent à leur puissance, et ceci à partir de bases territoriales bien marquées. L’influence américaine dans le monde procède largement de la symbiose entre les pouvoirs publics, et au premier chef la Maison Blanche, et les réseaux [422]. La construction européenne fournit elle aussi un bon exemple de l’imbrication, plutôt que de l’opposition, des territoires et des réseaux. Ici, le fait que parallèlement à la coopération interétatique et territoriale, les réseaux d’entreprises, de collectivités locales et d’individus [170] tissent entre eux les fils d’une interdépendance témoigne de l’émergence d’un « macrosystème » d’un nouveau type. Soit, comme le définit Jean Louis Vullierme, un système complexe de territoires et de réseaux, à vocation unitaire, et dans lequel les organes communs ont la faculté de déterminer centralement la quantité d’autonomie des acteurs [423]. Il en va de même avec la réorganisation du monde chinois depuis la politique d’ouverture économique de Pékin, si l’on en croit Xiaofeng Zhong, pour qui « l’idée d’une antinomie systématique entre la logique des réseaux transnationaux et celle de l’État ne va pas de soi. […] La décision de Deng Xiaoping en faveur de la politique d’ouverture va dans le sens des réseaux transnationaux et le développement économique chinois semble montrer que l’interaction entre l’État chinois et les réseaux transnationaux a été bénéfique pour le premier » [424]. On peut penser, en effet, à un « empire-macrosystème » chinois articulé, à la fois sur des territoires (explicitement celui de la Chine continentale et, implicitement, celui de Taïwan), et sur des réseaux (ceux développés par les Chinois d’outre-mer qui rencontrent tant de connivences au sein de la République populaire). Par conséquent, il n’est pas évident, malgré tout ce que l’on écrit sur la crise de l’État et sur la montée des réseaux, que le pouvoir transnational de certains acteurs non étatiques doive triompher et ne puisse être régulé. Certes, le « féodalisme transnational » des firmes, le fait qu’elles puissent en imposer à de nombreux États en toute latitude comme le pensent Mark Laffey et Jutta Weldes de Monsanto [425], aussi bien que la restauration de la violence privée internationale, celle des Oct, ou que la multiplication des identités (locale, régionale, culturelle, ethnique, voire sexuelle et non plus seulement nationale étatique) peut suggérer le sentiment du retour au système de la chrétienté médiévale, caractérisé par la segmentation de l’autorité, ou au contraire mis à la merci d’un dépassement impérial (celui de l’État mondial), remarquait Hedley Bull vers la fin de son œuvre majeure [426].

Cependant, pour la raison déjà donnée, des combinaisons inattendues entre le territoire et le réseau pourraient orienter le monde vers autre chose qu’un néomédiévalisme. En ce qui concerne les organisations qui opèrent à travers les frontières, [171] quelques fois à l’échelle planétaire, et qui cherchent à établir des liens entre différentes sociétés nationales ou entre certaines populations ou groupes appartenant à ces dernières, Bull pense qu’il convient de relativiser leur action, et aux réserves que nous avons déjà émises quant à la réalité de leur transnationalité, il ajoute et souligne lui aussi que, paradoxalement, les firmes ou les Ong ne sont en mesure de développer leurs actions qu’à la condition que les États leur garantissent un ordre de paix et de sécurité. Quant à l’impact des phénomènes transnationaux sur l’intégration régionale des États comme sur leur désintégration éventuelle, plusieurs cas de figure pourraient se présenter. La question toujours d’actualité que se posait Bull, en 1977, au sujet de la construction européenne, était la suivante : soit le mouvement européen n’altérait pas les souverainetés et rien ne bougeait, ce qui n’est plus tout à fait le cas, soit il conduirait à un État européen, avec ou sans nation européenne, capable de rivaliser avec les États de dimension continentale comme les États-Unis, la Chine ou la Russie, ce qui n’est pas encore le cas. Mais dans les deux hypothèses, cela ne changeait rien à la structure internationale, sinon une réduction du nombre des États européens à un seul ! Soit, troisième figure, proche elle de la situation médiévale, assez représentative de la situation actuelle, l’Union européenne stagne dans une situation intermédiaire, celle d’une communauté dans laquelle la souveraineté nationale a perdu sa pertinence sans qu’une solution de substitution ne se soit imposée à l’échelon continental. À propos des séparatismes quelles que soient leurs motivations, Bull pensait que s’ils entamaient suffisamment la souveraineté des États englobant sans parvenir eux-mêmes à donner vie à de nouvelles unités politiques, alors la situation internationale, devenue instable et confuse, connaîtrait le déclin du principe de la souveraineté lui-même. Mais peut-être aussi, pronostiquait-il, assisterons-nous à un redéploiement de ce principe, et à une distribution des fonctions étatiques, entre, par exemple, le Pays de Galles, le Royaume-Uni et l’Union européenne. Enfin, à l’idée que les réseaux technologiques généreraient un monde pacifique où les États perdraient leur rôle, idée qui a été cultivée par Richard A. Falk par exemple (lequel, on l’a vu, idéalisant le Moyen Âge, [172] voit dans le « rétrécissement du monde » sous l’effet de la communication la possibilité de rétablir la même communion des esprits et une direction universelle), Bull, comme plusieurs spécialistes de la communication, oppose son scepticisme. Non seulement ce rétrécissement crée de nouvelles sources de tension entre des sociétés fort différentes selon leurs dimensions, leurs systèmes idéologiques, leurs cultures et leurs niveaux de développement, mais il est douteux que la croissance de la communication permette l’apparition d’institutions autres que régionales ou nationales. Au fond, quand Bull repère les phénomènes qui pourraient faire évoluer le monde vers un nouveau Moyen Âge, en raison de l’apparition de mécanismes et de comportements que l’on peut qualifier de féodaux et qui sont imputables, pour l’essentiel, aux acteurs non étatiques, il croît cependant à la durée de la société des États. Ceci parce que les États ont toujours fonctionné au milieu d’acteurs d’autre nature qu’eux-mêmes, dans un vaste système d’interactions, et parce que dans le système mondial actuel, l’hétérogénéité fondamentale des acteurs non étatiques donne justement la primauté au système interétatique qui est le plus stable. Et qui pour cette raison continue à réguler les réseaux. Dès lors, en dépit de la prolifération de ceux-ci, il n’y a pas de raison de ramener leurs relations avec les territoires à une opposition irréductible. Certes, la généralisation du modèle réticulaire à de nombreuses organisations humaines, dont le champ d’action déborde les espaces nationaux ou submerge les appareils d’État, lance un défi au politique. Mais le rapport réseau / territoire étant fait plus d’imbrication que d’exclusion, la coexistence des deux catégories devrait être rendue plus facile par le rééquilibrage du pouvoir de droit et du pouvoir de fait, suite à des reterritorialisations. Toutefois, dans l’immédiat, la dextérité des réseaux, en tant que dispositif privilégié du pouvoir périphérique à tirer parti au maximum des nouveaux moyens technologiques, de l’ouverture internationale et du rétrécissement de l’espace mondial, entraîne leur mythification. D’autant plus que le courant de pensée dominant voit dans le réseau l’agent décisif d’une coopération internationale, nouvelle manière, c’est-à-dire plus assise sur les intérêts croisés d’acteurs particuliers que sur les relations interétatiques. Mais à l’opposé, [173] on est en droit d’estimer que la nature éminemment élitiste des réseaux, et le caractère concurrentiel, au plus haut degré, des sociétés contemporaines concourent plutôt à creuser les inégalités et à renforcer les mécanismes de domination.

Il y a sur ce point matière à un dernier débat qui renvoie au rapport entre le temps et l’espace, d’une part, et à la dissociation des temps stratégiques, d’autre part. En effet, si l’insertion des acteurs dans un environnement technologique et informatif planétaire, et d’une partie d’entre eux dans des réseaux transnationaux, constitue une cause de déterritorialisation, en contrepartie tout élément favorable à la délocalisation offre généralement, dans le langage de Deleuze et Guattari, des lignes de fuite, c’est-à-dire de nouvelles possibilités de réinsertion, de reterritorialisation [427]. En particulier, on conçoit que dans l’aménagement du contexte spatio-temporel de l’acteur, le raccourcissement des durées, des déplacements, des transmissions, permet d’échanger de l’espace contre du temps, autrement dit d’étendre l’espace d’action et, par conséquent, de reterritorialiser du politique, du social, de l’économique. Aux yeux de beaucoup d’observateurs, l’une des conséquences majeures de la modernité, dans sa phase ultime, est la dilution de l’espace dans le temps, en raison de la diminution des distances géographiques. Mais, Giddens leur oppose que si dans le contexte mondial contemporain les deux catégories du temps et de l’espace sont effectivement dissociées, elles finissent par se recombiner plus tard au sein de délocalisations, sachant, précise-t-il, que « par délocalisation j’entends “l’extraction” des relations sociales des contextes locaux d’interaction, puis leur restructuration dans des champs spatio-temporels indéfinis » [428]. Quant à Manuel Castells, il va plus loin en écrivant que « la tendance aujourd’hui dominante à l’œuvre dans notre société est marquée par la revanche historique de l’espace, qui structure la temporalité selon des logiques différentes, voire contradictoires, selon des dynamiques spatiales. L’espace des flux, […] dissout le temps en brisant l’ordre du déroulement des événements et en les rendant simultanés, et installe ainsi la société dans l’éphémère éternel. L’espace multiplie les lieux éparpillés, fragmentés et déconnectés, manifeste des temporalités diverses, de la domination la plus primitive des rythmes naturels à la tyrannie la plus rigoureuse du temps de l’horloge » [429]. À l’appui de cette dernière thèse, il y a [174] enfin que face à la contrainte du temps stratégique moderne, face à sa spontanéité impérative, l’acteur dispose de la possibilité d’organiser une stratégie à plus grande échelle, à plus long rayon d’action, et d’intervenir sur des places où, naguère, il eut été insusceptible de se montrer. Dans cet ordre d’idée, et étant donné les inégales capacités de redéploiement des acteurs, la constitution de grands espaces supranationaux est la dernière solution qui reste aux États pour maîtriser les flux et mieux contrôler un certain nombre de réseaux qui, forts de leurs stratégies élastiques, tirent un parti maximum du morcellement étatique et de la sinueuse et laborieuse coopération interétatique.

Quant au temps lui-même, il a toujours été vécu par les hommes comme contextuel [430]. Le temps local a, dans l’histoire, surpassé le temps universel. Cependant, il subit maintenant de nouvelles dissociations sous l’effet de la technologie qui crée entre les activités humaines des écarts considérables quant à leurs cadences, à leurs vitesses de mouvement. D’un côté, la durée s’efface. Elle cède la place à l’instantanéité. Il en va ainsi du temps de l’économie virtuelle, du temps boursier. Dans ce cas précis, le temps est, par excellence, la ressource qui permet l’enrichissement, étant donné que celui-ci dépend de la vitesse des opérations, de la vitesse de circulation de l’argent électronique. Le temps de réaction des acteurs se confond avec celui de leur information. D’un autre côté, le temps conserve ses rythmes ou s’adapte plus progressivement. Dans les campagnes du Tiers-Monde il demeure assez immuable. Mais au niveau des réseaux de personnes, les mutations du temps stratégique sont rapides ; par exemple, les alliances internationales entre laboratoires pour accélérer la recherche, et par conséquent la découverte facteur de gains. Le conditionnement technique et social de l’acteur entraîne qu’il est plus ou moins apte à rendre simultanées les trois phases du temps stratégique : le temps de la décision, le temps de la mise en œuvre de la stratégie elle-même, et le temps du système mondial [431]. En effet, l’acteur libre de toutes procédures institutionnelles ou juridiques, disposant des technologies de communication les plus récentes, et organisé en réseau à l’échelle planétaire, est le plus à même à fusionner son temps de décision et son temps d’action pour le calquer sur le temps du système, ou même pour l’anticiper. Mais l’immense majorité des acteurs internationaux ne sont pas en [175] mesure d’éviter la dissociation des trois moments du temps stratégique ; c’est l’ampleur de la dissociation elle-même qui explique la différenciation que l’on constate entre les temps stratégiques. En soi, elle est un défi à la régulation.

2. Une société globale de bientôt

neuf milliards d’individus ?

Les défis de la démographie,

de la culture, de l’écologie

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« Considérer comme unité de base la société humaine vue comme un groupe indifférencié de six milliards d’individus n’est guère pertinent pour comprendre la réalité internationale », concède la transnationaliste Marie-Claude Smouts, qui admet du même coup que l’humanité n’est pas un acteur [432]. Comment, en effet, sauf à en faire une pure abstraction, prendre comme un même tout animé des mêmes valeurs et des mêmes projets une multitude de bientôt neuf milliards d’individus confrontés à de graves problèmes de coexistence et séparés par tant de barrières sociales et culturelles ? L’approche en termes de société mondiale ou globale, initiée par John Burton, et bien différente de la société internationale, celle des États, se voit ainsi opposer, outre les contradictions de la mondialisation économique déjà analysées, le défi de la démographie (dont le poids retombe, via la mondialisation, sur les nations) et celui des cultures. La décrue amorcée de la croissance de la population mondiale ne va empêcher ni la formation de lourds déséquilibres régionaux, ni le déferlement migratoire, ni la pression à la baisse des salaires, ni la pénurie énergétique et alimentaire. Quant aux divergences culturelles, les transnationalistes croient en leur réductibilité, en dépit de la multiplication des diasporas. Ils misent sur l’émergence de la société civile globale (Scg) et sur une homogénéisation, plus ou moins forcée, de ce qu’ils désignent comme la « culture globale », et qui n’est rien d’autre que le dernier avatar du cosmopolitisme. Ces théories pourraient subir rapidement l’épreuve du réel si, comme on le pressent, outre la crise financière et économique, d’autres d’origines variées éclataient.

[176]

A. L’émergence et la question de la pertinence

du concept de société civile

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L’expression société civile a une histoire qui remonte à l’Antiquité, et que rappellent Helmut Anheier, Marlies Glasius et Mary Kaldor [433]. Mais elle a été remise à l’ordre du jour de la science politique par Antonio Gramsci, avant d’être associée au terme global par tous ceux qui croient en l’émergence d’une société mondiale susceptible de réformer la mondialisation. La société civile contemporaine a son équivalent en latin (societas civilis) et en grec (politike koinona). Ce que les deux peuples antiques concernés entendaient par là était une société politique composée de citoyens actifs faisant vivre les institutions. C’était une société gouvernée par la loi, dans laquelle cette loi était l’expression de la vertu publique et de ce qu’Aristote appelait la « bonne vie » [434]. Ce qui impliquait aussi que le bien public, la res publica des Romains, passait avant les intérêts privés. Tandis que les non-citoyens et les barbares en étaient exclus.

L’expression traversa ensuite toute l’histoire de l’Europe et prit de l’importance quand les philosophes commencèrent à réfléchir sur la formation de l’État-nation aux XVIIe et XVIIIe siècles. La société civile est opposée de façon très nette à l’état de nature. Elle est assimilée à la notion chrétienne d’égalité humaine, et à celle de contrat social qui veut que gouvernants et gouvernés soient tous soumis à la même loi. Au XVIIIe siècle, les philosophes écossais des Lumières vont, les premiers, insister sur l’importance du capitalisme en tant que base du nouvel individualisme et d’une société civile reposant sur la loi. En particulier, Adam Ferguson dans son livre publié en 1767, An essay on the history of civil society, s’évertua à ressusciter l’idéal de la vertu civile romaine dans une société où le capitalisme se substituait au féodalisme. La société civile s’opposait ainsi au despotisme. Ferguson fut largement traduit et son œuvre rencontra un grand écho en Allemagne où Kant et Hegel furent parmi ses plus célèbres lecteurs. Hegel justement devait faire un grand usage de la société civile, non plus dans le sens qu’on lui donnait jusque-là, mais comme un concept séparé de l’État bien qu’en interaction avec lui. Selon le philosophe allemand, la société civile était [177] composée d’individus socialement liés et interactifs, mais à l’écart de toute activité gouvernementale ou purement publique. Des individus avant tout concernés par la satisfaction de leurs intérêts propres, mais néanmoins conscients de leur interdépendance et régulés par la médiation de l’État. Ceci explique, au passage, l’opinion très négative de Marx sur la société civile, parce que contraire à sa théorie sur le prolétariat en tant qu’avant-garde de la révolution. Au siècle suivant, Alexis de Tocqueville vit dans l’expansion de la société civile, qu’il ne nomme pas ainsi mais qu’il désigne comme la « vie associative », la principale garantie de la démocratie en Amérique contre un éventuel débordement de l’État fédéral. Les autres garde-fous étant le gouvernement local, la séparation de l’Église et de l’État, la liberté de presse, le scrutin indirect, et l’indépendance de la justice. Mais ce qui impressionna le plus Tocqueville aux États-Unis, c’est la multitude d’associations qui faisaient la vie publique de tous les jours et qui contrebalancent les pouvoirs grandissants de l’État. Elles étaient le meilleur rempart de l’égalité et de la liberté individuelle. Enfin, au XXe siècle, dans son interprétation moderne de la société civile Antonio Gramsci, secrétaire général du parti communiste italien avant 1926, se retourna vers Hegel pour rénover la praxis marxiste. Selon lui, une révolution comme en Russie étant impossible en Europe occidentale, c’est par le biais de la conquête de la société civile que passait celle du pouvoir. En effet, partant de ce que celle-ci contenait notamment les institutions culturelles (avec en particulier en Italie, l’Église), il considéra que c’est à travers cette « superstructure culturelle » que la bourgeoisie imposait son hégémonie, et maintenait la classe ouvrière dans l’exploitation. Il convenait donc que les révolutionnaires l’investissent ou la subvertissent. Parce qu’elle formait une sorte de coin entre l’État et la classe dirigeante, la société civile offrait ainsi la possibilité de renverser cette dernière. C’est donc chez Gramsci, expliquent Anheier, Glasius et Kaldor, que l’on trouve l’origine de l’idée actuelle d’après laquelle la société civile s’inscrit entre l’État et le marché, quand elle ne s’oppose pas à eux [435]. Depuis, cette idée que la société civile est le non-État et le non-marché est devenue prédominante après avoir connu un véritable renouveau, [178] dans les années soixante et soixante-dix, sur les continents où la contestation politique ne pouvait s’exprimer autrement qu’à travers des mouvements sociaux et des associations civiles, ou par l’intermédiaire de dissidents célèbres mais isolés, comme en Amérique Latine ou en Europe de l’Est [436].

Une société civile maintenant globale ?

Jusqu’à récemment, la société civile a été pensée comme un concept avant tout national. Mais depuis que des associations à but non lucratif et des mouvements sociaux, désignés sous le nom générique d’Ong, transgressent en grand nombre les frontières, depuis que l’on peut imaginer qu’existe à côté du monde des États un « monde multicentré », des auteurs audacieux n’hésitent pas à assimiler ce dernier à une Scg. C’est le cas de Scholte, pour qui elle existe dès que « les groupes civiques s’occupent de questions transfrontalières, utilisent des modes de communication transnationaux, disposent d’une organisation mondiale, et/ou partagent comme prémices une solidarité transfrontalière » [437]. Les plus prudents s’en tiennent à une définition purement descriptive : « la société civile globale est la sphère des idées, valeurs, institutions, organisations, réseaux de communication et individus partagés entre la famille, l’État et le marché qui opèrent au-delà des limites des sociétés, des politiques et des économies nationales » [438]. D’autres vont nettement plus loin, tels de Oliveira et Tandon pour qui « la solidarité et la compassion pour le destin et le bien-être des autres, incluant les inconnus et les plus éloignés, le sens de la responsabilité personnelle et la conviction de ce que sa propre action doit servir la juste cause ; la propension à l’altruisme et au partage ; le refus de l’inégalité, de la violence et de l’oppression » sont les critères et les motivations d’une authentique Scg [439]. Pour l’un de ses premiers hérauts, Richard Falk, dont on pourrait dire que sa position est à mi-chemin des deux précédentes, la Scg, quand bien même elle présente une hétérogénéité et une fragmentation extrêmes, se comprend comme une « globalisation par le bas » d’un grand nombre d’activités humaines qui s’accompagne d’un projet normatif, celui de corriger les excès de la mondialisation, celui de faire partager les valeurs susceptibles de fonder un ordre mondial [179] consensuel : minimisation de la violence, maximisation du bien-être économique, justice sociale et politique, garantie de la qualité de l’environnement [440].

Dans tous les cas, surtout les deux derniers, nous voilà loin de l’approche pragmatique de l’école anglaise, présentée plus haut, qui est disposée à concevoir la société mondiale comme la réunion de la société des États et de celle de tous les autres acteurs. Ici, la connotation idéologique, celle du solidarisme obligé que note Barry Buzan, est remarquable. Mais si à l’appui de ce dernier il y a les actions de solidarité menées dans le cadre de la défense des droits de l’homme, puis celles en faveur de la défense de l’environnement ou encore certains types de Msg qui se sont manifestés ces dernières années, la prolifération des acteurs qui entendent agir à l’échelle planétaire ne forme pas systématiquement une société au sens plein du terme. À savoir une communauté d’individus partageant les mêmes valeurs, réunie sur un espace commun et régulée par une même autorité. Quelles valeurs, en effet, sont susceptibles de réunir les acteurs de la Scg ? Si ce n’est pas l’argent, comme on pourrait le penser conformément à la réflexion de Simmel sur la société moderne, il faut en exclure tous les acteurs relevant de l’ordre économique. C’est bien ce que laisse entendre l’interprétation néogramscienne. Mais alors, la dite société voit ses effectifs fondre comme neige au soleil. Elle se réduit à des coalitions d’acteurs, plus ou moins durables, plus ou moins efficaces, réunies sur des thèmes imprécis et fluctuants (environnement, droit des femmes…). Le dilemme a été posé par Buzan [441]. Soit on s’en tient à des valeurs morales rigoureuses, telles celles avancées par de Oliveira et Tandon, ou même Falk, avec un objectif non seulement de coexistence mais de résolution en commun de problèmes qui se posent à tous, et on aura affaire à une « société dense », idéologiquement homogène, mais quantitativement et spatialement limitée. Soit on admet que les valeurs communes sont peu nombreuses et peu contraignantes, sachant que la cohabitation des acteurs est le premier but, et dans ce cas on peut envisager une société large sinon globale, mais hétérogène et faiblement interactive et mobilisable. L’alternative est entre la secte et la nébuleuse. La première option parce qu’elle est trop normative n’est pas en mesure de fonder un concept véritablement opérationnel. [180] La seconde si elle ne soulève guère d’objection de principe (la société n’étant autre chose qu’une mise en relations) présente le défaut de l’imprécision, et pose le problème de son fonctionnement et de sa régulation. Grâce à Internet [442] ou aux « sommets parallèles » [443] organisés par la Scg ? En ce qui concerne le premier, on a vu qu’il ne fallait surtout pas surestimer sa force mobilisatrice, et qu’en fait d’opinion publique mondiale il donnait lieu à un bavardage planétaire sous surveillance. Quant aux seconds, ils ont le plus souvent tourné à la foire d’empoigne entre révolutionnaires, réformateurs, et partisans critiques de la mondialisation, sans jamais proposer de nouveaux modèles pertinents d’organisation du monde. Le discours sur la Scg reste un pur discours, avant tout antiétatiste et antimarché [444]. Outre cette difficulté à définir la société civile globale, reste le problème, non résolu dans toutes les études que l’on peut lire, de la mesure du phénomène, de l’appréciation exacte de son amplitude. Qu’est ce qui est, au juste, international, régional ou global ? Quelles quantités de flux, quel nombre d’individus sont, à chaque transaction, émission, action, concernés ? On sait que l’ignorance est souvent mère de l’exagération. La très grande indétermination de la Scg explique pourquoi les transnationalistes se limitent à envisager prioritairement les flux et les réseaux. Enfin, si les sociétés nationales se fondent dans la globalisation, quelle assurance a-t-on que le self help individuel ne remplacera pas le self help étatique ?

De la Scg à la démocratie mondiale

Malgré ces réserves ou ces critiques, Jan Scholte pense au contraire que la société civile mondiale est d’ores et déjà impliquée dans la mise en œuvre de la gouvernance mondiale en intervenant à différents niveaux de régulation superposés, du local au mondial en passant par le régional et le national, et qu’elle a modifié les schémas de solidarité en accroissant « la diversité des identités qui structurent l’action politique à la fois entre les États et en leur sein », et à partir de là la conception de la citoyenneté dont le « cadre unidimensionnel [celui de la nationalité juridique] paraît limité dans un monde d’identités et de loyautés multiples » [445]. Ce faisant, elle a, conclut-il, ouvert de [181] nouveaux espaces de démocratie, même s’il est conscient qu’elle « n’est pas vertueuse par nature » et qu’elle est pleine des dérives qui ont été signalées. Cet optimisme est partagé par tous ceux qui ont tendance à croire que l’expansion de la Scg est assurément la plate-forme sur laquelle ils voient la démocratie mondiale se mettre en place. Leur conviction procède de « la conscience commune d’une société humaine à l’échelle du monde » que Martin Shaw ressent au point qu’il considère, d’une part, que le « global » est aujourd’hui le référent de toute réflexion sur le social, sur les relations interétatiques comme interindividuelles, et d’autre part, que « la démocratie et les droits de l’homme sont devenus des valeurs universelles auxquelles les individus ou les groupes peuvent faire appel, si nécessaire par-dessus ou contre les institutions nationales étatiques » [446]. Ce qui mérite, pour le moins, d’être relativisé. Tandis que, premièrement, l’on peut douter de ce que tout problème politico-social n’a d’autre solution que globale et qu’il n’existe pas une alternative au moins au niveau régional, il est difficile d’imaginer, deuxièmement, le fonctionnement d’une démocratie qui se trouverait déterritorialisée ou d’une démocratie sans représentation territoriale. Sauf à s’en remettre, mais sans aucune garantie, aux hommes des réseaux, parce que l’on est alors porté à penser que moins il y aura d’État et plus il y aura de démocratie. Ce qui n’est pas tout à fait l’opinion d’un autre convaincu de l’irrésistible « révolution démocratique globale », David Held, qui conçoit son modèle de « démocratie cosmopolite » assis sur deux piliers, l’un interétatique, l’autre intersociétal [447]. À savoir, l’association d’un système de géogouvernance fondé sur une organisation des Nations unies réformée en profondeur et d’une géodémocratie supposée réguler le marché mondial par l’intermédiaire des réseaux. Encore faudrait-il que le principe d’autonomie de l’individu qui étaye l’idée de la démocratie mondiale s’accompagne de celui de la responsabilité. Car sans ouvrir une discussion sur la démocratie qui n’a pas sa place ici, il faut reconnaître que celle-ci n’efface pas les rapports de puissance (elle a seulement mis au ban de la vie politique la violence et la contrainte physiques), et que de plus en plus, en particulier dans sa forme dite participative telle qu’elle se développe [182] en Europe, elle tourne à la confrontation de revendications individuelles et corporatives qui ignorent le bien commun. Or, au niveau global, le couplage de l’interdépendance des acteurs et de leur indifférence les uns aux autres, comme Simmel en diagnostiquait l’occurrence, ne peut qu’ouvrir sur un « nouveau Moyen Âge ». Un risque contre lequel Held met en garde [448]. En attendant, comme l’avoue Helmut Anheier, en conclusion de l’ouvrage qu’il a codirigé, la Scg (et avec elle la démocratie mondiale qu’elle est supposée engendrer) demeure un concept normatif, une attente néorousseauiste ou néokantienne [449]. Elle pourrait le rester longtemps, en raison des hypothèques que la démographie, les cultures, et l’environnement font peser sur l’unité postulée de l’humanité.

B. L’impact de la démographie :

migrations et vieillissement

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La question, somme tout très académique, de savoir si c’est une société mondiale, au sens que Buzan lui donne, ou une Scg qui est en train d’émerger, risque fort d’être rangée bientôt dans le rayon des objets politiques non identifiés à cause des réalités démographiques qui s’affirment. En effet, la question des populations pourrait bien être la pierre d’achoppement du processus susceptible de faire advenir l’une d’entre elles. À ce sujet, l’état des lieux dressé par les services économiques d’une grande banque française est des plus préoccupants, et cela sous plusieurs angles [450]. Le « choc démographique » qu’il annonce – qui n’est pas pour nous surprendre [451], surtout s’il interfère avec d’autres crises – va rendre la planète méconnaissable d’ici trente à quarante ans. Certes, le spectre de la surpopulation mondiale crée par l’explosion démographique du XXe siècle s’éloigne en raison du ralentissement assez inattendu de la croissance démographique mondiale (après avoir augmenté de 150 % depuis 1950, la population croîtrait de 50 % « seulement » d’ici à 2050). Mais la bombe à retardement, que le Club de Rome et différents démographes avaient détectée, n’est pas tout à fait désamorcée. En raison (cf. les dernières estimations de la Banque mondiale de 2007) des conséquences de l’inertie du mouvement des populations (le temps que les générations passent [183] et disparaissent) qui entraîne que l’Asie va contribuer à 51 % à l’accroissement de la population mondiale d’ici à 2050, et en raison de l’explosion démographique qui se poursuit dans les pays les moins développés, en Afrique notamment (ce continent contribuant pour 38 % à l’accroissement mondial à venir). Or, sans entrer pour l’instant dans les considérations géopolitiques, en fonction des tendances actuelles cela promet, à l’horizon 2030, 5 milliards de citadins, autant d’automobilistes et de passagers aériens, et à l’horizon 2050, une augmentation des émissions de Co 2 de 40 %, et de la demande d’énergie de 75 % [452]. Ce n’est que dans la deuxième moitié du siècle que le ralentissement démographique sera sensible, et avec lui l’effet généralisé, mais aussi très inégal, du vieillissement. En attendant, alors que la population des pays développés restera inchangée, celle des pays les plus pauvres devrait plus que doubler d’ici à 2050, pour totaliser 1,7 milliard d’habitants. La question du nombre, que Raymond Aron plaçait en tête de sa réflexion sur les relations internationales, va donc, sous différents aspects, redevenir cruciale au cours des trente ou quarante années futures. Avec elle, les autres régularités (on évitera de parler de « lois » car il n’en existe pas davantage en démographie politique que dans les autres sciences sociales) que l’histoire des populations fait ressortir (quant à leur organisation, à leurs différentiels de croissance, à leur hétérogénéité et à leur cohabitation, à leurs interpénétrations culturelles, à leurs conflits), sont susceptibles de faire imploser tout ce qui aujourd’hui ressemble aux prémices de la société mondiale. La question de la démographie se pose bien comme la grande question du XXIe siècle, en particulier pour une Europe que l’Afrique pourrait entraîner dans un gouffre à la suite d’une émigration effrénée.

Des différentiels démographiques qui vont peser lourd

La population mondiale qui s’élevait à près d’1 milliard en 1900, est passée à 2,5 milliards en 1930, à 5 milliards en 1990 et à 6,5 milliards en 2005. Soit, pour la dernière décennie du XXe siècle, près de 100 millions de naissances par an. Pour l’avenir les estimations reposent sur une baisse du taux de fertilité à deux enfants par femme d’ici 2050, soit 9,1 milliards pour la population [184] totale. Toutefois, si le taux de fertilité moyen se maintenait au taux actuel de 2,6 enfants par femme, la population mondiale atteindrait 10,5 milliards d’ici à 2050. Par contre, selon une hypothèse basse, un taux de 1,5 enfant par femme nous amènerait à une population de 7,7 milliards. En fait, les estimations doivent être constamment revues et corrigées au vu des nouvelles données car, sur de longues périodes, il est évident que les facteurs de base retenus pour ces calculs peuvent connaître d’imprévisibles inflexions. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé au cours du dernier quart du XXe siècle, avec un ralentissement imprévu du taux d’accroissement annuel de la population mondiale lequel a baissé de 2 % dans les années soixante, à 1,7 % au cours des années quatre-vingt, puis à 1,57 % dans la décennie suivante, jusqu’à 1,4 % peu avant 2000. Ce qui veut dire que la transition démographique a été plus courte que prévue dans les pays du Sud, sauf en Afrique, où la fécondité reste élevée (5 enfants par femme en moyenne) et où la croissance devrait se poursuivre, et au Moyen-Orient, dont la population qui compte 326 millions d’habitants aujourd’hui, devrait doubler sur vingt ans. Dans le freinage de la croissance mondiale, il est clair que la baisse sans précédent de la fécondité chinoise (5,8 enfants par femme en 1970, contre 1,3 selon le dernier chiffre officiel de Pékin, et 1,8 selon l’Onu) a été déterminante. Au point que la Chine qui atteindra son maximum de population en 2019, avec 1,5 milliard d’habitants, devrait connaître ensuite une chute vertigineuse, perdant après 2050 de 20 à 30 % de ses habitants sur chaque génération. Bien entendu, il a fallu aussi que d’autres pays en développement connaissent une baisse significative de leur taux d’accroissement démographique, telle que la Tunisie qui est tombée sous le seuil de renouvellement, soit 2,1 enfants par femme. De même, en va-t-il ainsi, du Liban ou de l’Iran et de nombreux pays asiatiques (Corée du Sud, Taiwan, la Thaïlande), ou encore du Mexique dont la population va vieillir plus vite que celle des États-Unis. Ce changement s’explique, principalement, par le fait que la plupart des pays concernés ont adopté des politiques de contrôle des naissances, pendant longtemps refusées par les pays du Tiers-Monde. Il résulte d’une prise de conscience à laquelle les conférences internationales des Nations unies consacrées à la population, à Bucarest en 1974, à Mexico en 1984, au Caire en 1994, ne sont sans doute pas étrangères.

[185]

Compte tenu de son ampleur, l’explosion démographique, en bouleversant la carte des populations (en nombre et par âge), va modifier les grands équilibres politiques, stratégiques, économiques et culturels du monde [453] : « explosion sino-indienne », « résistance américaine », « effacement européen » et « enlisement africain » en seront les quatre composantes les plus remarquables [454]. En particulier, les Européens doivent comprendre que leur vitalité déclinante et leur vieillissement ne resteront pas sans conséquences négatives. Alors qu’ils représentaient 15 % de la population mondiale en 1800, ils n’en représenteront plus que 6,5 % à l’horizon 2020-2025. À la lumière de l’histoire récente, et bien que l’on ne puisse réduire l’influence au nombre, on ne peut que constater le parallèle entre le déclin démographique de l’Europe avec celui de son rôle dans le monde. D’ores et déjà, les différentiels démographiques de la seconde moitié du XXe siècle ont induit des changements très lourds. En 2050, sur 9 milliards d’humains, près de 5,2 vivront en Asie, 1,8 en Afrique, 809 millions en Amérique latine, 623 millions en Europe, 392 millions en Amérique du Nord et 46 millions en Océanie. Une conséquence de ce changement de la carte démographique mondiale va être d’ordre diplomatique. En effet, à l’heure qu’il est, les directions des institutions internationales sont monopolisées par les Occidentaux et les Japonais dans les instances économiques. Ainsi, les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies comprennent quatre Occidentaux pour un Asiatique, en l’occurrence la Chine. Ce déséquilibre est encore plus net dans des institutions financières comme le Fmi ou la Banque mondiale entièrement contrôlées par les Occidentaux. Or, il est difficile d’imaginer que des pays qui pèsent de plus en plus en termes démographiques et de Pib pourront longtemps encore accepter d’être sous-représentés dans les organisations internationales où les décisions qui sont prises les concernent directement.

Les chutes de fécondité enregistrées ces dernières années, un peu partout, n’empêcheront pas la divergence des trajectoires démographiques de plusieurs régions du globe. Ainsi, la population africaine aura doublé en vingt-cinq ans, passant de 400 millions en 1976 à plus de 800 millions en 2000. Elle franchira le cap du milliard de personnes entre 2010 et 2020. En Europe, au [186] contraire, la déflation démographique bat son plein. Le plus bas niveau de fécondité y a été détenu longtemps par l’Allemagne (1,39 en 1977) avant qu’elle soit supplantée par l’Italie (1,33 en 1988), et maintenant par l’Espagne (1,07 en 1999). La France et l’Irlande sont les moins mal loties (1,8). Le Japon aussi est en mauvaise posture (1,3 enfants par femme), et il devrait basculer bientôt dans une décroissance démographique, en perdant un quart de ses 127 millions d’habitants dans les quarante ans qui viennent. Cette tendance conduit un de ses économistes à prédire qu’en 2009 l’économie japonaise entrera en régression et qu’en 2030, le revenu national japonais aura diminué de 15 %. En 2050, le Japon pourrait se voir relégué en Asie « au rang de troisième puissance régionale avec tout juste 5 % du Pib mondial, contre 9 % pour l’Inde et 18 % pour la Chine » [455]. Une seconde conséquence sera, en effet, la redistribution des sources de croissance mondiale, car « à productivité par tête d’actif inchangée et sans augmentation du taux de participation, la répartition du Pib mondial se verrait sensiblement modifiée par les tendances démographiques respectives des divers continents » [456]. Soit selon nos deux économistes, plus 8 points pour l’Asie, plus 4 points pour les États-Unis, plus 1 point pour l’Afrique et moins 12 points pour l’Europe ! Surtout que la montée des jeunes reste l’affaire des pays du Sud où les moins de quinze ans représentent presque la moitié de la population totale, contre un quart ou un peu plus dans les États industrialisés. Sachant cependant, que « la population des jeunes de 0 à 14 ans ne progresserait quasiment plus à l’échelle mondiale d’ici à 2050 […] et stagnerait aux environs de 1,6 milliard dans les pays les moins développés, la croissance des jeunes africains compensant tout juste le déclin de la population des jeunes latino-américains et asiatiques » [457].

Le déséquilibre induit par le différentiel des âges alimente autant et sinon plus d’incertitudes que celui du nombre. Il pose la question de la répartition et de l’occupation de la force de travail dont on a remarqué l’enflure considérable des effectifs dans toutes les nations du Tiers-Monde. Certaines régions du globe sont symptomatiques de tels déséquilibres, telle la zone méditerranéenne, comme nous le rappelle Jean-Paul Chagnollaud [458]. L’écart qui sépare les pays européens des pays de la rive sud de [187] la Méditerranée, tant du point de vue de la démographie que de celui du social, apparaît à travers quelques chiffres. Ainsi, entre 1990 et 2010, les trois pays du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie) devraient passer d’une population totale de 39 millions d’habitants à environ 90 millions, soit une augmentation de près de 50 % alors que, pour la même période, celle des trois pays riverains du nord (France, Italie et Espagne) n’aura connu qu’une augmentation de cinq millions d’habitants passant de 152,5 à environ 157 millions, soit moins de 4 % d’augmentation. Cela s’accompagne, par ailleurs, de grandes différences dans la structure d’âge des populations : au Maghreb, la classe des moins de 15 ans représente près de 40 % de la population en 1990 (37,8 % en Tunisie ; 43,6 % en Algérie ; 40,8 % au Maroc) alors que dans les pays européens cités, cette classe d’âge représente 20 % ou moins (France 20 % ; Espagne 19,8 % ; Italie 16,4 %). En bref, une population jeune d’un côté de la Méditerranée et beaucoup plus âgée de l’autre. Or, on s’attend à un élargissement du fossé économique qui sépare aujourd’hui les deux rives. La Banque mondiale a établi une projection de croissance du Pib par habitant d’ici 2010 pour les pays du Makrech, du Maghreb et de l’Union européenne sur la base d’une hypothèse de croissance du Pib de 3 à 5 % par an. Cela donne un accroissement du revenu total par tête, entre 1990 et 2010, de 100 dollars pour le Makrech (passant de 840 à 940), de 340 dollars pour le Maghreb (de 1 410 à 1 750) et de 8 800 dollars pour l’Union européenne (de 16 000 à 24 800 dollars). Les effets d’une telle situation vont se faire sentir de multiples façons, tant dans les sociétés concernées que dans celles qui en sont proches, c’est-à-dire les sociétés européennes, constate Chagnolleau. En regardant au-delà de l’Afrique du nord, on assiste à un basculement entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, sachant que dans l’histoire, le premier a toujours été plus que peuplé que le second (en 1830 l’Algérie comptait 3 millions d’habitants contre 33,5 pour la France). Les flux migratoires tels qu’ils existent risquent de connaître une accélération mécanique. La Russie, quant à elle, accumule les indices négatifs (dénatalité, surmortalité : en 2003, deux fois plus de décès que de naissances ; vieillissement ; dépopulation : selon les hypothèses 102 millions à 131 millions d’habitants en 2040, voir [188] 100 millions en 2050, au lieu de moins de 143 millions en 2006), ce qui va créer, selon Jean-Claude Chesnais, un vide et par conséquent un grave déséquilibre au cœur de l’Eurasie [459]. La relation des Russes à leur espace (tellement importante, cf. notre tome I) va s’en trouver selon lui modifiée. Parce que surdimensionnée par rapport à leur potentiel humain et financier (mise en valeur des ressources et équipement en infrastructures) la vastitude de leur territoire devient, plus que jamais, un handicap. En même temps, le dépeuplement de la Sibérie et sa maîtrise insuffisante vont attiser les convoitises, de la Chine d’abord. La crise démographique hypothèque lourdement le renouveau de la puissance russe, et pourrait en transformer la géographie.

Migrations, diasporas et hétérogénéisation

Les migrations internationales ne sont pas une nouveauté, mais l’importance des flux comptabilisés ces dernières décennies dépassent nettement ceux qui se sont déversés de l’Europe vers les États-Unis ou d’autres régions de la terre au XIXe siècle. Elles ont changé les structures de l’ordre mondial, et elles le feront encore. En effet, le nombre des migrants internationaux est passé de 75,9 millions en 1960 à 100 millions en 1980 et à 174,9 millions en 2000 [460]. Elles vont de pair avec la globalisation parce qu’elles apparaissent comme la face inverse de la mondialisation économique, en ce sens qu’elles ont permis un relatif ajustement des facteurs de production à l’heure de l’extension du marché. Ceci parce qu’en détruisant les structures traditionnelles de la vie quotidienne et en prolétarisant une part majeure de la population de nombreuses régions, l’investissement étranger a provoqué la mobilité des individus, bien souvent dans la direction des États d’où le capital venait [461]. C’est ainsi que le nombre des immigrants dans les pays développés a plus que doublé pendant les deux dernières décennies du XXe siècle passant de 48 millions en 1980 à 110 millions en 2000, tant et si bien que cette année-là, 63 % des migrants mondiaux s’y trouvaient réunis [462]. Depuis que la croissance a ralenti dans les pays riches de la triade ce mouvement est moins apprécié, mais après un fléchissement entre 1992 et 1997, il a néanmoins repris de la [189] vigueur [463]. Surtout, une volonté de sélection des migrants s’y remarque, tandis que la notion de « risque migratoire » fait son apparition et suscite des mesures de préservation. La recherche d’un travail ou de meilleures conditions de vie est une motivation prioritaire qui pousse des millions de gens à vouloir s’expatrier. Environ 4 millions de nouveaux immigrés sont entrés dans les pays de l’Ocde à titre permanent en 2005, soit une augmentation de 10 % par rapport à 2004. La pression démographique du Sud sur le Nord n’est donc pas prête de disparaître. Au moins tant que les voyages à longue distance demeureront bon marché et accessibles à tous. À la motivation économique s’ajoute celle non volontaire des réfugiés chassés de chez eux par la guerre ou par la répression politique. Alors qu’en 1950, lors de sa création, le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés en dénombrait environ 1,3 million, ils étaient 8,2 millions en 1980, et ils sont plus de 21 millions à la fin de 2007 [464].

Les migrations internationales sont un facteur de changement pour les pays de départ et pour les pays d’accueil. Pour les premiers, elles sont source de revenus. En 2006, la Banque mondiale estimait à 207 milliards de dollars le total des sommes envoyées par les migrants vers leurs foyers d’origine [465]. Par là même, elles réduisent le niveau de pauvreté et elles favorisent le changement social et culturel quand, après avoir acquis une formation technique ou supérieure, les personnes déplacées s’en retournent chez elles. Elles importent dans leurs pays d’origine des idées nouvelles, elles y créent des entreprises et peuvent y catalyser des transformations économiques ou politiques. Toutefois, la décision du retour est difficile à prendre quand revenir signifie travailler pour un salaire inférieur. Pour les pays d’accueil, les migrations ont eu surtout pour but de combler les déficits de main-d’œuvre non qualifiée dans les secteurs où l’emploi était délaissé par les autochtones. Les choses évoluent dans la mesure où les migrants remontent les filières vers les emplois qualifiés (techniciens, ingénieurs, infirmières, médecins, etc.). Par exemple, « en moyenne, pour l’année 2000, 11 % des infirmières et 18 % des médecins employés dans la zone Ocde étaient nés à l’étranger. C’est à peu près le même pourcentage que celui des immigrés hautement qualifiés dans l’ensemble [190] de la force de travail » [466]. Il n’empêche que les migrations de travail sont devenues minoritaires (moins de 30 % des entrées pour la zone Ocde) par rapport aux regroupements familiaux, aux demandeurs d’asile et aux entrées clandestines. Au point que certains voient dans ce changement, notamment en ce qui concerne la France, une « immigration de peuplement », presque une colonisation, puisque selon un rapport du Conseil économique et social pour l’année 2001, sur 106 000 entrées régulières d’étrangers, seulement 9200 personnes, soit 10 %, venaient y séjourner pour exercer une activité professionnelle [467]. La présence des immigrants est ainsi devenue imposante. D’après une étude réalisée pour le Conseil de l’Europe, « il y avait vers 2003 (les données utilisées sont celles de la dernière année disponible) environ 23,49 millions de résidents étrangers en Europe occidentale, soit plus de 5,5% de la population totale de cette région. En 1995, ce chiffre était de 19,05 millions » [468]. Selon d’autres sources, ils seraient 32 millions en Europe de l’Ouest, soit 9,7 % de la population totale, et par comparaison 5,7 millions au Canada, soit 19 % de la population totale, en 2000. En Europe occidentale, « les populations étrangères sont réparties de façon très inégale, avec environ 31 % du total en Allemagne, près de 14 % en France, 12 % au Royaume-Uni et une proportion qui est passée à 9 % en Italie. Leur nombre est important dans plusieurs autres pays : environ 1,5 million en Suisse et Espagne et plus de 750 000 en Autriche et en Belgique. En Europe centrale et orientale, le nombre d’immigrés en situation régulière est beaucoup plus faible. L’Estonie vient en tête avec quelque 270 000 étrangers, suivie par la République Tchèque avec près de 250 000, et la Hongrie avec environ 130 000 » [469]. Cette présence augmentera fortement si l’immigration est conçue comme la réponse aux problèmes posés par le vieillissement démographique des États riches en termes de population active et de financement des retraites. Sans migration, dans l’Union européenne à 25 « on passerait, en 2030, d’une augmentation de 10,875 millions d’habitants [avec immigration] à une diminution de 14,855 millions par rapport à 2005, soit une différence de - 5,8 entre les deux scénarios », indique le démographe Serge Feld [470]. En Allemagne, « en l’absence d’immigration, en 2020, la population aurait régressé de 23 millions de personnes par rapport à 1999-2000 » [471]. [191] Même dans l’hypothèse d’un flux migratoire annuel qui passerait de 700 000 personnes sur la période 1995-200 à 900 000 personnes en 2020, il faut s’attendre à un déclin rapide de la population active en Europe, après 2015 [472]. Face à de telles décroissances, sachant d’après Feld que les effets de comportement de la population active (taux d’activité, âge de la retraite, effectif de la population scolaire) ne pourront que rarement (Danemark, France, Pays-Bas et Royaume-Uni) et pas complètement compenser les effets démographiques [473], et sachant que l’immigration interrégionale est sans avenir (« les déficits démographiques des pays de l’Est sont considérables et leur population est très inférieure à ce qu’il faudrait pour combler les déficits de l’Ouest »), afin de stabiliser le taux de dépendance (des non-actifs par rapport aux actifs) des populations européennes, c’est à une immigration extra-européenne massive qu’il faudrait alors faire appel [474]. Des scénarios extravagants, parce qu’ils ne tiennent pas compte de leurs conséquences politiques, ont été alors avancés comme celui des Nations unies, présenté en 2000, qui pronostique qu’il faudrait un total, pour les pays de l’Union européenne, de 674 millions d’immigrés entre 2000 et 2050, soit 13 millions d’immigrés par an [475]. Quel qu’il soit, le gonflement prévisible des effectifs se traduira par le renforcement des diasporas existantes et par la formation de nouvelles, et par conséquent par une hétérogénéisation de plus en plus problématique des populations.

Toute diaspora procède d’une migration, mais elle est plus que cela, elle est plus qu’une agrégation d’individus hors de leur espace d’origine. En effet, elle répond à trois critères constitutifs essentiels que pose Michel Bruneau : « la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale ; l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe dispersé (richesse de la vie associative) ; l’existence de contacts sous diverses formes, réelles ou imaginaires, avec le territoire ou pays d’origine » [476]. Comme le fait remarquer ce géographe, des migrants quand ils s’installent dans un pays d’accueil ne forment pas spontanément une diaspora. Il faut pour cela qu’ils s’organisent, qu’ils prennent conscience de leurs caractéristiques propres qui les séparent des sociétés réceptrices. Ce qui arrive quand se dégage parmi [192] eux une élite commerçante ou intellectuelle ou quand, ce qui se vérifie fréquemment aujourd’hui au sein de l’immigration musulmane, des religieux imposent leur leadership et restructurent leur communauté. Et cela se produit « au cœur même des démocraties occidentales », où « les diasporas réapparaissent, et connaissent même un développement sans précédent », étant entendu que « l’hétérogénéité ethnique a tendance à croître avec les migrations et l’échec des politiques d’assimilation du type du melting-pot américain et du creuset français » [477]. Plus les groupes sont nombreux, moins ils sont faciles à assimiler ou à intégrer, tandis que les nouveaux moyens de télécommunications leur permettent de maintenir des liens permanents avec leur pays d’origine, et de mieux échanger entre ceux qui ont été déplacés. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’hétérogénéisation ethnique et culturelle commence à préoccuper certains États européens, en particulier quand ils sont touchés par le terrorisme international.

Ainsi, en Angleterre vient de paraître une publication officielle prenant en compte seize groupes « ethniques » regroupés en cinq grandes catégories : les Blancs (Britanniques : 85,8 %, et Autres Blancs : 4,1 %), les Noirs (2,6 %), les Asiatiques non Chinois (6,1 %), les Mixed (1,4 %) et les « Chinois ou autres » [478]. Aux États-Unis, où ce type de classement existe depuis plusieurs années, l’hétérogénéisation accrue de la population est, avec son accroissement continu et son vieillissement, l’une des trois tendances fortes des années à venir [479]. Dans la mesure où de biraciale qu’elle était la société américaine devient multiraciale, et parce qu’elle se signale par l’existence de minorités qui résistent à l’assimilation, comme celles d’origine asiatique, et parce que le flux continu des immigrants latinos enracine la langue espagnole aux États-Unis [480], cela pourrait poser plus de problèmes qu’auparavant. Il se trouve, en effet, que les résultats plutôt pessimistes des travaux réalisés par le politologue Robert Putnam, dès 1995, qu’il n’a publiés après mûre réflexion qu’en 2000, et d’après lesquels la diversité ethnique est source de méfiance entre les individus et qu’elle engendre pour le moins une culture d’indifférence [481], sont confirmés par les enquêtes d’institutions œuvrant en faveur du multiculturalisme comme le New America Media [482]. Putnam, mis mal à l’aise par ses propres conclusions, et qui a engagé par la [193] suite une action pour une meilleure intégration des Américains [483], constatait les quatre principaux faits suivants : 1) Plus la diversité raciale grandit, plus la confiance entre les individus s’affaiblit ; 2) Dans les communautés les plus diverses, les individus ont moins confiance en leurs voisins ; 3) Dans ces mêmes communautés, non seulement la confiance interraciale est plus faible qu’ailleurs, mais la confiance intraraciale l’est aussi ; 4) La diversité conduit à l’anomie et à l’isolement social. Le professeur d’Harvard en déduisait une dilution du « capital social » (c’est-à-dire selon sa définition « les réseaux qui relient entre eux les membres d’une société et les normes de réciprocité et de confiance qui en découlent ») de ses concitoyens, et une tendance forte au repli sur soi (« La diversité entraîne de l’anomie et de l’isolement […] les gens qui vivent dans des lieux diversifiés semblent se “réfugier dans leur carapace, comme les tortues” », écrit-il).

La dérive sociétale réside donc dans l’installation d’une culture d’indifférence entre les individus et les groupes, un peu comme celle qui existe aujourd’hui entre les peuples de l’Union européenne et qui l’empêche d’être une nation, plutôt qu’elle ne se découvre du côté d’une culture d’affrontement. Concomi­tamment, l’illusion de l’harmonie sociale dans le métissage ou dans la diversité apprivoisée s’en trouve dissipée. Ces corrélations, qui ont été relativisées quand on a voulu les généraliser à d’autres sociétés [484], sont corroborées par des sondages récents aux États-Unis concernant les trois grandes minorités noire, asiatique et hispanique. Il s’avère, par exemple, qu’une majorité significative des Hispaniques et des Asiatiques croient au « rêve américain », alors que 66 % des Noirs le réfutent, tandis que 61% des Hispaniques, 54 % des Asiatiques et 47 % des Afro-Américains préfèrent être en affaires avec des Blancs plutôt qu’avec des membres de l’un des deux autres groupes [485]. Le Nma enregistre également le fort ethnocentrisme des médias ethniques, pour lesquels les sondages indiquent qu’il est attendu par leurs auditeurs qu’ils parlent avant tout de et pour la communauté [486].

À l’instar de l’Amérique du nord, il est prévisible que les pays de l’Union européenne voient leur composition ethnique changer très vite. En France, pour l’année 2000, l’Office des migrations internationales indiquait que « l’immigration permanente présentait [194] une nette prépondérance africaine puisque 59 % des entrées provenaient de ce continent contre 17 % d’Europe de l’Est, 13 % d’Asie et 11 % d’Amérique » [487]. D’autant plus qu’à cette redistribution radicale des origines des immigrés, par rapport à ce qu’elles étaient avant le milieu du XXe siècle, s’ajoutent les différentiels de fécondité entre autochtones et nouveaux venus. Déjà ils font qu’aujourd’hui la Seine-Saint-Denis est le premier département français dans lequel naissent plus d’enfants d’origine extra-européenne que d’enfants d’origine européenne. Au niveau national, les naissances ethniquement non européennes seraient de l’ordre de 30 %. Ces différentiels laissent donc supposer que « la composante extra-européenne […] représentera aux alentours des années 2040 plus de 50 % du total de l’accroissement naturel de la population française » et que « dès lors, à la fin du XXIe siècle, la population d’origine extra-européenne deviendra majoritaire dans une métropole qui devrait compter environ 78 millions d’habitants » [488]. Ni l’assimilation, abandonnée de fait et qui suppose qu’à son terme plus aucune spécificité culturelle, sociale ou morale ne subsiste pour les éléments d’origine étrangère, ni même l’intégration, qui se limite à faire coexister des communautés aux spécificités reconnues dans la tolérance mutuelle et la participation active à la société nationale, paraissent en mesure d’absorber un tel changement. En France comme dans les autres pays multiethniques, bien que ses élites républicaines aient longtemps pensé que la question ne s’y posait pas, l’hétérogénéisation de la population et sa communautarisation inévitable soulèvent le problème de la pérennité de la nation et de sa continuité historico-culturelle (à laquelle il est évidemment possible de renoncer). En même temps, la représentation de l’étranger que génère l’augmentation des flux d’immigrants [489] est symptomatique du débat entre le cosmopolitisme et les cultures, sur lequel il nous faudra revenir.

Le vieillissement

et ses conséquences socio-économiques

Le vieillissement est un phénomène qui concerne toute la population mondiale. De 28 ans en 2005, l’âge médian des habitants de la planète passerait à 38,1 ans en 2050. Il s’établirait à 45,7 ans en moyenne dans le monde développé et à 36,9 ans dans [195] les pays en développement [490]. Mais c’est en Europe qu’il va être le plus sensible et que ses conséquences seront les plus redoutables. En effet, « entre aujourd’hui et 2050, seule la catégorie de la population des plus de 65 ans est amenée à s’accroître dans l’UE à 25 avec un taux de croissance annuel moyen de 1,3 %, contre une baisse de 0,3 % par an pour les personnes d’âge actif et de 0,5 % pour la catégorie des jeunes de moins de 14 ans. […] À partir de 2030, la baisse de la population des moins de 65 ans n’étant plus compensée par l’augmentation du nombre des plus âgés, la population totale entamera son déclin, phénomène d’ores et déjà enclenché dans les 10 pays d’Europe de l’Est de l’Union européenne » [491]. Ce changement, qui ne va pas sans présenter quelques particularités dans le Vieux Continent, a quatre causes qui se combinent : la fécondité, l’allongement de l’espérance de vie, la composition par âge des flux migratoires, et l’héritage des évolutions passées [492]. Depuis le début des années soixante la diminution de la fécondité est continue pour se situer dans l’Ue à 25, au début du XXIe siècle, aux environs de 1,4 enfant par femme (1,94 en France en 2005), soit un niveau inférieur du tiers au seuil de remplacement [493]. Dans le même temps, l’espérance de vie à 60 ans est passée de 15,8 ans en 1960 à 19,6 ans en 2002 pour les hommes et de 19,0 ans à 23,8 ans pour les femmes [494]. Malgré le caractère généralement jeune de l’immigration en Europe, le rapport à la population des 60 ans ou plus qui était de 15 % en 1960 est donc passé à 21 % en 2002, tandis que la proportion des moins de vingt ans a baissé de 32,6 % de la population totale de l’Union européenne à vingt-cinq en 1960, à 22,8 % en 2003. Ce vieillissement général de la population européenne appelle deux remarques.

D’abord il est inégal, puisque l’on peut distinguer des pays à vieillissement très marqué (avec plus de 23 % de personnes âgées pour l’Italie, l’Allemagne et la Grèce), des États à vieillissement élevé (entre 20 et 23 % de personnes âgées : Suède, Finlande, au Nord, France et Royaume-Uni à l’Ouest, Espagne et Portugal au Sud, Autriche, Hongrie, Bulgarie à l’Est), des États à vieillissement plus modéré (18 à 20 % de personnes âgées) que l’on trouve aussi bien au Nord (Danemark, Lituanie) [196] qu’à l’Ouest (Pays-Bas), ou à l’Est (Roumanie, République Tchèque), et enfin des exceptions où il est plus faible (Chypre, Irlande, Malte, Pologne et Slovaquie) [495]. Ensuite, il faut tenir compte que ce « vieillissement statistique » ou social s’accompagne d’un moindre vieillissement biologique, en tout cas moins rapide, en raison du meilleur état de santé qu’autrefois des personnes âgées [496]. Ce qui relativise les choses dans la mesure où le « rajeunissement » des « vieux » permet d’envisager, avec « l’élévation de l’âge-frontière entre activité et retraire » un accroissement de la population active sur laquelle reposent les prélèvements sociaux dont la forte hausse est à prévoir [497].

Le rajeunissement biologique du vieillissement démographique qui mérite sans doute « une réflexion sur les programmes de formation qui pourraient jouer un rôle important dans l’adaptation de la population âgée de 60, 65, 70 ans au nouveau contexte sociodémographique » [498], ne permettra pas cependant de résoudre le problème de la pénurie de jeunes et par conséquent de garantir la liaison qui existe entre la croissance économique et la dynamique démographique. Selon les économistes de la Société générale, le vieillissement démographique des États européens fait planer sur eux la menace d’un appauvrissement de 9 % à 23 % par habitant selon les cas, d’ici à 2050 [499]. Sauf amélioration de la productivité de la population d’âge actif et/ou de sa participation au monde du travail (hausse de l’âge du départ à la retraite), précisent-ils, seront particulièrement touchés les pays du Sud, avec à un degré moindre la France et l’Allemagne (entre 16 et 23 % pour l’Espagne), tandis que ceux du Nord seront un peu moins affectés (9 % pour la Suède et le Danemark, 12 % pour la Belgique). En l’espace d’un demi-siècle, des États particulièrement exposés comme l’Italie pourraient perdre jusqu’à 0,7 % de croissance par an. Comment dans ces conditions se fera la prise en charge de la dépendance et de la solidarité intergénérationnelle ? Sachant que dans l’Union européenne « entre 2010 et 2030, les actifs de 25 à 54 ans pourraient baisser de 25 millions, voire 45 millions d’ici à 2050. La relève ne sera pas assurée par les jeunes travailleurs de 15-24 ans dont le nombre devrait continuer de baisser de près de 7 millions entre 2010-2030. Il faudra certainement augmenter le taux d’emplois [197] des travailleurs plus âgés (55-64 ans), mais cela ne suffira pas à compenser les déficits précédents, puisque leur nombre augmentera de moins de 9 millions sur la même période » [500]. Les tensions risquent d’être fortes entre des jeunes aux emplois précaires et de plus en plus mal rémunérés en raison de la concurrence mondiale et des retraités « qui détiennent près du tiers du patrimoine, qui cotisent trois fois moins qu’eux à l’assurance-maladie, alors qu’ils en sont les principaux bénéficiaires et qui, indépendamment de leurs revenus, bénéficient de multiples réductions tarifaires » [501]. Avec un retraité pour deux actifs en Europe, en dehors du rallongement de la vie au travail pas forcément compatible avec la recherche d’une meilleure productivité, les solutions ne seront pas légion. De surcroît, le poids du vieillissement sur les finances publiques va devenir intolérable. « Dans l’Union à 25, les dépenses liées à l’âge de la population représentaient en 2004 près de 25 % du Pib, les deux tiers étant liés au financement des retraites et à la santé. À l’horizon 2050, les estimations de la Commission [européenne] suggèrent que celles-ci atteindraient près de 30 % » [502]. Alignement des retraites sur la durée de la vie, réduction du degré de générosité des systèmes de retraites, et privatisation partielle sinon totale de ces derniers s’imposent comme les seuls moyens d’enrayer l’endettement des États européens. Car, « l’impact théorique direct de la dette dans l’Ue à 25, dûe au vieillissement de la population apparaît massif à l’horizon 2050… de l’ordre de 150 points de Pib… et jusqu’à 300 points de Pib pour les pays de l’Est hors Pologne » [503]. Tout en concevant une conjugaison des mesures possibles, la réduction des dépenses de retraites et de santé est inévitable. En ce qui concerne les premières, la solution pourrait résider dans l’alignement des prestations en Europe sur le système britannique, le moins « généreux au regard du poids des pensions par rapport au poids de la population de plus de 65 ans dans la population totale à l’horizon 2050 » [504]. Ce qui se traduirait par « une baisse des prestations retraites de l’ordre de 30 % pour l’Ue à 12 sur la période, avec des réductions pouvant atteindre entre 40 % et 50 % pour des pays comme la France, la Belgique ou le Portugal […] réduisant de près de moitié la hausse de l’endettement pour l’Ue 12, de près de deux tiers pour un pays [198] comme la France » [505]. Quant aux dépenses de santé, en suivant la même politique, c’est-à-dire en prenant comme référence les systèmes les moins portés à la dépense (autrichien, italien, portugais), « l’impact sur les dépenses pour des pays comme la France, le Royaume-Uni ou certains pays scandinaves serait significatif. Il impliquerait une baisse des dépenses de santé comprise entre 30 % et 40 % » [506]. Soit au total des changements douloureux pour un grand nombre de retraités européens. Parmi eux, quelques contingents ont choisi d’aller finir leur vie dans des pays ensoleillés du Sud en développement où le coût de la vie est moins élevé qu’en Europe. Mais il n’est pas sûr que dans l’avenir, leurs États d’origine, économiquement anémiés, pourront tolérer, surtout s’ils deviennent nombreux, qu’ils dépensent leurs pensions à l’étranger et privent ainsi leurs actifs qui les financent de tout retour.

Le vieillissement démographique va amplifier le déclin économique de l’Europe en réduisant la demande intérieure (c’est le phénomène inverse des « Trente Glorieuses »), en dissuadant les investissements productifs, en rognant le pouvoir d’achat des actifs déjà affectés par la stagnation de la rémunération du travail et par la précarisation de l’emploi. Il faut s’attendre à une désépargne des pays développés et à un déplacement des flux d’épargne vers l’Asie qui, sans le Japon, vers 2050 devrait accumuler 60 % de l’épargne mondiale, contre 14 % pour l’Europe, 10 % pour l’Amérique Latine, 7 % pour l’Amérique du Nord, 7 % pour l’Afrique, 2 % pour le Japon [507]. Le « choc démographique » risque donc être plus violent pour l’Europe, y compris la Russie, que pour les autres continents. Comme l’Afrique – mais pour d’autres raisons – qui représentera 22 % de la population mondiale en 2050 pour 5 % du Pib mondial, elle devrait connaître une forte déprime. Au contraire de l’Europe et du Japon, le potentiel de croissance de l’économie américaine ne serait significativement affectée par les facteurs démographiques [508]. Quant à l’Asie en développement, elle a devant elle de belles perspectives avant que les effets du vieillissement ne se fassent sentir. Parmi ceux-ci, bien que plus difficiles à appréhender, ceux d’ordre politique et psychologique ne sont pas à négliger. Mais, comme ils sont alors médiatisés par les faits culturels, il convient d’examiner au préalable les théories relatives à ces derniers.

[199]

C. La trialectique des cultures

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En 1970, Zbigniew Brzezinski écrivait que « le paradoxe de notre époque est que l’humanité est devenue simultanément plus unie et plus fragmentée. […] L’humanité est devenue plus intégrée et intime même si les différences de conditions des sociétés se sont agrandies. Dans de telles circonstances, la proximité, au lieu de promouvoir l’unité, fait surgir des tensions poussées par le sens nouveau d’une congestion globale » [509]. À sa façon, Wallerstein lui fait écho quand il soutient que l’unification définitive de l’économie capitaliste mondiale, depuis la fin du léninisme (de l’Union soviétique dans son langage), se heurte à ce qu’il appelle la géoculture, soit le « champ de bataille idéologique du système-monde moderne », qui est ni plus ni moins que le champ culturel et civilisationnel mondial dans lequel identités et revendications différentialistes surgissent de toutes parts [510]. Cette interprétation lui a d’ailleurs été reprochée au titre qu’il privilégiait l’une des deux acceptions de la culture, celle qui divise aux dépens de celle qui réunit. C’est-à-dire l’identité culturelle-refuge, celle dans laquelle les individus se replient pour faire face au déracinement de la mondialisation, contre l’identité culturelle relationnelle, portée vers l’échange, comme les désigne Dominique Wolton [511]. Des auteurs leur ont opposé le concept de culture globale, ouvrant ainsi un débat qui est loin d’être terminé. Selon Roland Robertson [512] ou Mike Featherstone [513], une culture globale serait en train de naître. Pour Jack Goody, cela n’est pas invraisemblable parce qu’il ne faut pas croire que les pensées occidentale et asiatique sont aussi éloignées l’une de l’autre que bien des historiens ou des philosophes l’ont soutenu [514]. Son existence pose néanmoins le problème de sa vraie nature, car pour être authentiquement globale, elle devrait être la parfaite symbiose des cultures particulières. Ce qui de l’avis de Jean Tardif et Joëlle Farchy [515] ne se vérifie pas, bien qu’ils admettent l’existence d’un « espace médiatico-culturel globalisé » qui n’est pas la culture globale mais un nouveau champ de pouvoirs [516]. Pour Gérard Leclerc non plus puisque pour lui, le monde demeure un « plurivers » même si la technique et l’économie sont devenues planétaires [517].

[200]

Les emprunts mutuels et la promiscuité conflictuelle qui, à la lumière des travaux publiés, caractérisent la mondialisation culturelle se combinent dans une trialectique des cultures que les deux phénomènes entretiennent et qui fait la réalité de cette dernière. Cela revient à dire qu’assimilation et rejet de l’exogène coexistent au sein d’une même culture, tout en gardant la possibilité de verser dans l’un ou dans l’autre. Des formes d’hybridation sont donc possibles, comme l’a constaté un historien indien pour sa patrie [518]. C’est au fond ce qui se produit aussi pour l’islam mondialisé qu’analyse Olivier Roy [519]. En ce qui concerne le néofondamentalisme musulman plus particulièrement, cet expert soutient que son extension « correspond précisément aux phénomènes de globalisation contemporaine : déstructuration des sociétés traditionnelles, refondation de communautés imaginaires à partir de l’individu » [520], et qu’elle est accompagnée, en Occident tout au moins, par une « néoethnisation des musulmans » dans la mesure où s’opère « une reconstruction d’un groupe à partir de marqueurs sélectionnés en fait par la logique du pays d’accueil, qui sépare la religion des autres sphères symboliques » [521]. Néanmoins, la radicalisation des rapports interculturels n’est pas systématique et Roy observe, ici et là, plutôt au Moyen-Orient qu’ailleurs, une occidentalisation inconsciente qui « participe à la mise en conformité de l’islam avec un modèle moderne de libéralisme, sur le mode du fondamentalisme protestant américain » [522].

La culture, en tant que rapport au monde :

une question de formatage historique et social

Les formes, les modalités et les conséquences de la rencontre des cultures sont multiples parce qu’elles sont contextuelles. Elles n’obéissent à aucune logique psychologique ou symbolique intrinsèque, et elles sont tantôt heurtées, tantôt indifférentes, ou conciliantes. Ceci se comprend parce que la culture reste conditionnée par le matériel. Dès lors, on remarque chez les spécialistes une quasi-unanimité à considérer que « la culture aujourd’hui englobe tous les éléments de l’environnement, traditionnel ou contemporain, qui permettent de se situer dans le monde, de le comprendre partiellement, d’y vivre et de pas se [201] sentir menacé ou exclu » [523], ou encore que « la culture exprime la manière d’être-au-monde d’une société, de toute société. C’est un système symbolique évolutif comprenant des mythes, des valeurs, des comportements, des préférences collectives qui constituent une société, la différencient des autres en même temps qu’ils lui permettent de composer avec son environnement et avec les autres » [524]. La culture s’avère donc un phénomène complexe parce qu’influencé par l’histoire et par son environnement, en même temps qu’elle exprime une aspiration à l’authenticité, à la spécificité, et de plus en plus aujourd’hui à l’individualisation. D’après les études d’Olivier Roy sur l’islam, cette dernière caractérise sa dimension religieuse contemporaine [525]. Il va même jusqu’à considérer que « le néo-fondamentalisme participe de la globalisation, dans le sens où les identités qu’il permet de mettre en œuvre ignorent territoires et cultures, sont fondées sur un choix individuel et reposent sur un ensemble de marqueurs à faible contenu, mais à fortes valeurs différentielles » [526]. Dans ces conditions, si l’interaction entre le sujet et son environnement est telle, est-il pertinent de raisonner toujours en fonction des spécificités culturelles intrinsèques à l’origine des civilisations et de leur permanence ? Et si c’est le cas, à quels facteurs sont-elles imputables ? Si l’on exclut toute détermination génétique, comme s’accordent à le faire les experts jusqu’à maintenant, sans doute à tort et quitte à ce qu’ils soient démentis dans un futur prochain par des découvertes scientifiques, pas plus réfutables que ne le sont les lois de la physique et de la chimie, alors il faut admettre que la culture est le produit du seul formatage historique et social. Et si tel est le cas, peut-on et doit-on envisager la concrétisation de celui-ci à l’échelle globale ?

Les idées généralement colportées (justes ou fausses) quant aux référents culturels des grandes civilisations insistent sur les contrastes (ceux que relativise Goody) ou ne font pas assez cas de la complexité de leur pensée propre. Celle de la Chine par exemple [527]. Ainsi, pour partir d’un condensé quelque peu systématique mais représentatif de la pensée qui prédomine en la matière aujourd’hui, il est exposé que « les fondements de la civilisation anglo-saxonne remontent à la culture des peuples germains et à deux concepts clefs : une conception radicale de la guerre totale [202] qui découle d’une existence principalement consacrée à la guerre et, d’autre part, une tradition très particulière des libertés civiles qui émerge à travers une forme de démocratie communautaire fondée sur l’Assemblée des Hommes libres qui gouverne chaque village. Deux concepts toujours très présents dans la société américaine… » [528]. Alors que cette civilisation s’enracinerait dans une « logique du combat », par comparaison, la civilisation latine, résultat d’une « logique du métissage », « est fondée sur la rhétorique de la création, qui réside en un mouvement constant d’élaboration et de transgression des règles » [529], tandis que « pour la civilisation asiatique [chinoise], fondée sur la dialectique de l’adaptation, le syncrétisme taoïste et le dirigisme confucianiste permettent d’alterner les règles garantissant l’évolution et la pérennité. Dans l’alternance du Yin et du Yang, la règle est de maintenir l’ordre pour assurer la pérennité et d’utiliser le désordre pour assurer l’évolution » [530]. Quant à la civilisation musulmane, obéissant à une « logique de la fusion », elle tendrait vers « un idéal communautaire de justice sociale », et elle est la seule civilisation « qui ne doive son unité qu’au seul facteur religieux » [531]. Comment ces traits civilisationnels, dont on nous explique mal la procréation, mais sur laquelle la génétique nous renseignera sans doute un jour, se sont-ils pérennisés ?

En Amérique du Nord, la théologie protestante a pris le relais des grands mythes germaniques dans le formatage des mentalités en réinventant la logique de la compétition permanente et de la guerre à outrance (celle qui départage les hommes entre vainqueurs et vaincus, entre élus ou damnés, celle qui prône la destruction de l’adversaire susceptible sinon de prendre sa revanche) tout en légitimant l’association de l’égalité des chances et des inégalités sociales (le sort de chaque individu demeurant prédestiné) et la représentation équitable des différentes communautés (multiculturalisme et communautarisme vont de pair), explique Bernard Nadoulek dans son essai sur les civilisations.

En pays latins au contraire, note-t-il, l’héritage gréco-romain a engendré une « conception de l’individu comme citoyen d’un État de droit, libéré des liens communautaires », tandis que la tradition chrétienne a entretenu des idéaux de justice sociale, de solidarité, alors même que le catholicisme condamnait l’usure et la spéculation.

[203]

Avec l’Asie, le fossé conceptuel est bien plus large parce que les trois traditions taoïste, bouddhiste et confucianiste se combinent pour produire une pensée dialogique non-manichéenne (marquée par l’association des contraires et la prévalence de l’utilité sur la vérité), un refus de l’égocentrisme (en tant que source de frustration et de conflit), une recherche d’un consensus communautaire (par le biais de la consultation la plus large possible et dans le respect des rites), et enfin une propension au dirigisme (dans le but de canaliser le progrès pour sauvegarder la cohésion de la société tout en lui garantissant aujourd’hui la croissance et la prospérité). La souplesse de la conception asiatique du monde et la préoccupation première des Chinois, qui est de s’adapter aux réalités plutôt que de chercher à les expliquer, de se défier de leur complexité mais aussi d’en jouer, justifient chez ces derniers et chez les autres Asiatiques une prédilection, maintenant bien connue des Occidentaux, pour la stratégie indirecte. Sachant que sa finalité idéale consiste à « vaincre sans combattre », elle vise avant tout à modifier l’environnement stratégique de l’adversaire ou du concurrent, en pratiquant systématiquement de linkage entre les différents champs d’action, en multipliant les coalitions, afin qu’il se retrouve démuni de tous moyens de rétorsion.

Quant au monde musulman, si l’on se réfère toujours à la comparaison que conduit Nadoulek, il tient sa cohérence dans le culte divin tel que Mahomet l’a enseigné, sans aucune dérogation possible, et dans le respect des cinq piliers de l’islam [532]. En théorie, son architecture conceptuelle apparaît ainsi peu contraignante et ouverte à toutes les cultures, mais comme la religion régente tous les aspects de la vie et de la société, son expansion historique doit plus à la force et à la soumission des populations qu’à leur adhésion spontanée. Cette emprise du religieux explique aussi un immobilisme social et politique certain et une difficile adaptation à la modernité.

Nées dans les esprits des hommes, aux différents coins du globe, en réponse aux défis de la nature puis pour se situer les uns par rapport aux autres, quand ce n’est pas par rapport à Dieu, les cultures et leurs croyances sous-jacentes ont ainsi été formatées par l’histoire des peuples qui les portent. Ce qui revient également à admettre qu’elles ont été conditionnées par leur [204] environnement matériel, technique. Au final, dans leur diversité, elles sont autant de « machineries conceptuelles » que les hommes s’inventent pour rendre supportable leur « être au monde ». Dès lors, compte tenu maintenant de leurs interactions généralisées dans un monde partiellement homogénéisé par la technique et par l’économie, peut se poser la question d’un formatage culturel global et sous quels auspices ?

Formatage global ou communautarisme universel ?

Une culture internationale (c’est-à-dire celle partagée entre les États, comme la conçoivent les constructivistes) ou une culture transnationale (partagée non seulement entre les États, mais entre tous les acteurs) peut-elle, en effet, être autre chose que le résultat d’un formatage global ? Au XXe siècle, dans la mesure où une mondialisation de la culture s’est amorcée, cela s’est produit incontestablement sous l’aspect d’une occidentalisation plus ou moins forte, tant il est vrai que la modernisation des sociétés qu’elle a accompagnée souscrit alors aux catégories de la modernité pensée en Europe et en Amérique. Soit « la capitalisation et la mobilisation des ressources, le développement des forces productives et l’augmentation de la productivité du travail, […] la mise en place de pouvoirs politiques centralisés et la formation d’identités nationales, […] la propagation des droits à la participation politique, […] la laïcisation des valeurs et des normes… etc. » [533]. Ce phénomène représente une limite en raison du fait que l’Occident est de plus en plus minoritaire sur le plan démographique, et de moins en moins dominant au plan économique. Car, quoique l’on pense de sa thèse sur le « choc des civilisations », Huntington n’a pas tort (cela est admis par les auteurs asiatiques cités au début de ce livre) quand il constate que « dans les premiers temps, l’occidentalisation rend possible la modernisation. Dans les dernières phases, la modernisation encourage la désoccidentalisation et la résurgence de la culture indigène selon deux directions. Au niveau sociétal, la modernisation élève la puissance économique, militaire et politique de la société dans son ensemble, et encourage les individus de cette société à reprendre confiance dans leur culture et à devenir culturellement [205] dogmatiques. Au niveau individuel, la modernisation génère des sentiments d’aliénation et d’anomie dans la mesure où les liens traditionnels et les relations sociales sont rompus, et elle conduit à des crises d’identité auxquelles la religion apporte une réponse » [534]. Pour sa part, Eve Charrin voit dans la montée en puissance de l’Inde un défi certes économique comme nous l’avons enregistré, mais encore un défi culturel pour l’Europe, beaucoup moins pour les États-Unis par rapport à leurs cultures respectives, tant il est vrai que la société indienne, profondément inégalitaire, véhicule une idéologie élitiste [535]. Inévitablement, l’effet de masse qui, rétroactivement, transforme déjà ses rapports avec les États industrialisés et déstabilisent leurs structures économiques ne va s’arrêter au seuil des espaces culturels. Il va falloir que l’Occident apprenne à en rabattre quant à ses postulats universalistes.

Dès lors, comment concevoir la culture globale si elle doit exister ? Quels seront ses vecteurs et quelles seront ses valeurs, sachant qu’il n’existe aucun sens obligatoire ? Comme un nouvel hégémonisme culturel, religieux par exemple ? Comme le résultat d’un formatage technologique de dimension planétaire ? Tel celui d’une « hyperculture globalisante » diffusée à travers l’espace médiatico-culturel globalisé par des réseaux d’émetteurs en continue d’idées, de messages convenus et de référents symboliques relevant tous de la même approche uniforme du monde [536] ? Les auteurs de ce questionnement (selon lesquels le préfixe hyper « entend signifier non pas une quelconque supériorité par rapport aux autres expressions de la culture, mais le fait que ce processus n’est attaché à aucun groupe social localisé : il se déroule dans un espace virtuel qui transcende les autres espaces sans les anéantir » [537]) n’en sont pas persuadés eux-mêmes. Certes, la concentration des médias globaux est favorable à « l’idéologie globalitaire qui dévalorise les différences en les dramatisant et en les diabolisant, [et] dispose de puissants leviers pour promouvoir une globalisation culturelle au service de la logique économique » [538], et elle est re-socialisante « parce qu’elle affecte la dynamique des groupes sociaux existants et renforce le pôle de l’individualisation identitaire en accentuant la différenciation et la distanciation du milieu social immédiat avec lequel sont ainsi redéfinis les rapports [206] individuels » [539]. Mais, pour cette même raison, « elle ne fonde pas un ensemble social intégré, une sorte de communauté mondiale » [540]. L’espace médiatique globalisé est un champ de pouvoirs, à la structure oligopolistique (au risque effectivement de dévaloriser et de « folkloriser » de nombreuses cultures), qui met en présence des représentations du monde, et où, se livre « la bataille pour les cœurs et les esprits » (cf. Steven Lukes, tome II). Laquelle est une bataille « pour le pouvoir qui tient à la capacité de production et de manipulation des symboles qui relient les acteurs sociaux » [541]. Ce qui laisse entendre, selon Jean Tardif et Joëlle Farchy, que la circulation mondiale des productions culturelles est à l’origine de conversions et de réappropriations locales pacifiques, mais aussi de rejets et de réactions de grande violence [542]. C’est aussi l’avis de Dominique Wolton, qui ne croit pas à l’existence possible d’une communication mondiale, malgré la globalisation de l’information [543].

Quant à une « hybridation » telle que la conçoit Mike Featherstone, à savoir formée, d’une part, de sous-ensembles culturels étrangers les uns aux autres, précipités les uns contre les autres, et, d’autre part, de tierces cultures, autrement dit d’éléments culturels sans identité se transmettant d’un lieu à un autre [544], elle a ses partisans et ses détracteurs. Ainsi, Roland Robertson l’interprète, on a eu l’occasion de le noter, comme « l’interpénétration de l’universalisation du particularisme et de la particularisation de l’universalisme » [545]. Cette formule un peu facile qui lui permet, à ses yeux, de surmonter l’alternative entre le relativisme et le worldism ou le cosmopolitisme, il n’en démontre guère ni la pertinence, ni la valeur opératoire, bien que prenant à témoin une foule de savants pour la justifier. Il la résume par le néologisme glocalization (entendu dans un sens quelque peu différent des économistes japonais qui l’ont inventé) pour signifier que la culture globale qui procède de la rencontre de flux culturels globaux et des identités locales ne saurait être assimilée à l’homogénéisation de toutes les cultures. Apparem­ment proche de celle de Robertson, l’interprétation de la globalisation de la culture par l’anthropologue d’origine indienne Arjun Appaduraï, lequel appartient au courant des cultural studies de Chicago, finit par diverger assez nettement.

[207]

Dans un premier temps, ce dernier entend expliquer que la rencontre des migrations de masse et des médias électroniques sans frontières entraîne une interpénétration des cultures en permettant la reconstruction des identités à une plus grande échelle au sein des diasporas, en maintenant le lien culturel avec l’aire d’origine [546]. Mais, dès lors que « les groupes migrent, se rassemblent dans des lieux nouveaux, reconstruisent leur histoire et reconfigurent leur projet ethnique » [547], comme il l’écrit, se met en place une communautarisation du monde (quoiqu’en dise l’auteur qui parle d’une « fédération de diasporas ») qui ajourne l’avènement de la culture globale, pleine et entière. La juxtaposition qu’il constate, dans toutes les sociétés multiculturelles, de ce qu’il dénomme des « lieux postnationaux » (Appaduraï entend par là la prolifération de micro-espaces diasporiques clos, « enfermés dans leur petite bulle », mais connectés entre semblables) est fondatrice d’une ethnicité moderne qui, tout autant que l’ancienne, est porteuse d’une dynamique d’implosion. Elle pose la question du devenir des États nationaux quand, au cœur de leurs populations hétérogénéisées, s’expriment les volontés des uns et des autres de conserver les différences. C’est bien pourquoi, dans un second temps, et à la suite des remarques dont son livre a fait l’objet, Appaduraï se demande s’il n’a pas pêché par un optimisme naïf [548]. La globalisation culturelle, en convient-il, telle qu’il l’observe, n’est pas synonyme de pacification du monde [549]. Elle politise les différences et elle exacerbe tous les rapports en faisant de la concurrence son principe cardinal. Appaduraï s’interroge notamment sur deux conséquences, sans pouvoir apporter d’explications. D’une part, sur le fait que les minorités, par leur démultiplication récente consécutive aux flux migratoires, « génèrent aujourd’hui de nouvelles inquiétudes quant aux droits (humains ou autres) à la citoyenneté, à l’appartenance et au caractère autochtone, et aux droits octroyés par l’État (ou par ce qu’il en reste) » [550]. D’autre part, sur l’aspect schizophrénique qu’engendre l’hybridité de la culture de ceux qui depuis les pays du Sud viennent s’installer en Occident et particulièrement en Amérique. En effet, à l’instar de ce qui se passe pour nombre de ses concitoyens indiens, Appaduraï constate qu’« ils finissent en Amérique en tant qu’émigrés civils [208] et exilés moraux » [551], parce qu’« en tant qu’Américains, ils ont un puissant sentiment de leurs droits et de leurs libertés, dont ils cherchent à jouir dans toutes leurs dimensions. En tant que Non-Américains, ils conservent un sentiment de répulsion, d’aliénation et de distance qu’ils ont peut-être toujours eu » [552].

La répétition un peu partout à travers le monde de cette ambivalence rend donc très aléatoire la perspective cosmopolitique qui, précisément, prétend à « la possibilité culturelle et politique d’éprouver et de vivre sur le mode de l’évidence (qui est tout sauf évidente) [aveu de l’auteur] plusieurs identités et plusieurs loyalismes apparemment contradictoires à la fois… » [553]. À partir d’un point de vue fortement ethnocentrique (sans qu’il en ait conscience), celui de l’Allemand reformaté post-1945 (qui n’entend rien de moins que fonder une nouvelle ère historique sur le partage général du souvenir, et pourquoi pas de la responsabilité [sic], de l’Holocauste), Ulrich Beck affirme que « le “cosmopolitisme” signifie donc que la distinction “nous et les autres” est à la fois abolie et renouvelée par la construction de la double appartenance pour tous » [554]. Cette façon de voir normative et péremptoire lui vient de ce qu’il prend la mondialité pour un processus conscient tandis qu’elle n’est qu’une configuration contingente imposée par les impératifs économiques du capitalisme et rendue possible par le progrès technique. Il l’érige en communauté de destin, alors que les inégalités de puissance, de richesse, de niveau de vie s’accentuent à l’échelle mondiale, au point qu’elles pourraient provoquer un retour des frontières. À leur propos, Beck surprend son lecteur quand il confie parfois que sa perspective cosmopolitique va à l’encontre de leur abolition [555], pour préciser ailleurs qu’elle suggère « un sens du monde, d’un monde sans frontières » [556], et pour admettre un peu plus loin, une nouvelle fois le contraire, soit « le principe de l’invivabilité d’une société mondiale sans frontières, et le besoin qui en résulte de retracer et de fixer les anciennes-nouvelles frontières » [557]. D’où une impression de confusion totale quand les thèses ainsi annoncées se contredisent. Elle procède du fait que Beck pense à l’avance une politique à l’échelle du monde, une cosmopolitique, au-delà des États dépassés, mais sans souhaiter leur disparition et sans savoir quelle instance leur substituer. Son « cosmopolitisme réaliste » est [209] la symbiose d’éléments présents mais assez peu significatifs (les origines plurinationales des joueurs composant l’équipe de football du Bayern de Munich, par exemple [558]) et surtout d’autres supposés appartenir au monde qui vient et dont les évolutions sont apparemment irrésistibles. Il s’interroge avant tout sur la place que peut occuper l’État dans la mondialité, mais ne dit rien ou presque sur la culture globale ou sur la cohabitation culturelle. Pourquoi, cependant, s’exprimerait-il là-dessus puisque le « cosmopolitisme émancipateur », au cours de ses trois âges (antique, des Lumières et « du crime contre l’humanité »), allié au « régime des droits de l’homme » a aboli la distinction entre le national et l’international [559] et a rendu caduque la question de l’altérité, en particulier dans les termes où Huntington et les relativistes la posent [560]. Et il se permet d’écrire, en contradiction avec l’analyse d’Appaduraï, que « le concept de “diaspora” montre que la question “qui suis-je ?” est irrémédiablement condamnée à se passer de tout recours à l’origine, à l’être… » [561].

Cette échappatoire ne saurait satisfaire ceux qui, tels Dominique Wolton, ont tendance à penser qu’« il n’y a pas de cosmopolitisme, sauf pour ceux qui en profitent » (l’hyperclasse) et surtout qu’il est une habile façon de nier l’altérité [562]. Elle ne permet pas en tout cas de contredire Huntington, quand celui-ci affirme que « dans le monde de l’après-guerre froide les clivages entre les peuples ne sont ni idéologiques, ni politiques, ni économiques. Ils sont culturels » [563]. Parce que, même si le politologue américain déforme la réalité en annonçant des « guerres entre les civilisations », en réifiant et en détournant de son sens la notion propre de civilisation, s’il en surévalue aussi la cohérence et la propension à générer des solidarités (démentie par les nombreuses guerres du passé à l’intérieur du même espace civilisationnel ; ce qui s’explique par la proximité géographique, principal facteur belligène), et enfin, si les différences de civilisation n’ont jamais tenu qu’un rôle minime dans les conflits entre les États (malgré la réitération permanente du conflit Occident-Islam dans les discours politiques et dans l’histoire de la Méditerranée [564]), il pose sans fard, comme déjà nous l’avons observé, la question de la coexistence des cultures en rapport avec les immenses disparités démographiques et économiques. [210] Il ouvre le débat sur la relation entre la culture et les expressions matérielle et idéologique de chaque civilisation. Sans doute, avec le mot « choc » a-t-il mal choisi son terme, parce que les civilisations ne se font pas la guerre, mais il existe bien une « puissance » des civilisations. L’histoire montre que leurs relations sont faites d’emprunts, mais qu’elles entretiennent aussi des rapports de force (matériels et immatériels) et qu’au moins de façon temporaire (d’un à plusieurs siècles) l’une d’entre elles peut exercer sa prépondérance.

La première hypothèse d’Huntington est que les civilisations sont les plus vastes « nous » et qu’à ce titre elles mobilisent les plus larges identités culturelles que les peuples peuvent partager [565]. Il en résulte qu’elles véhiculent, à grande échelle, des conceptions plus ou moins antagonistes de l’homme et de la société, en fonction de la place qu’occupe la religion au sein de chaque civilisation. Le renouveau des fondamentalismes, dans le monde musulman comme en Amérique du Nord, rend difficile le dialogue intercivilisationnel et accentue les tensions. Ces dernières, et c’est sa seconde hypothèse qui réfère à la démographie mondiale, sont rendues inévitables par l’amplification des phénomènes migratoires qui exacerbent les réflexes communautaristes, aussi bien parmi les populations d’accueil que parmi les populations immigrées. Les violences ou les scènes d’émeute qui se sont multipliées en Europe (France en 2005, Pays-Bas en 2006 et 2007, Danemark et Suède en 2008) en seraient alors le témoignage, et peut-être les signes avant-coureurs d’événements plus graves. Enfin, troisième hypothèse, en raison du caractère nécessairement expansionniste qu’Huntington attribue aux grandes civilisations, et en raison aussi du caractère réactionnel et défensif de chacune d’entre elles, la diffusion des valeurs occidentales suscite des phénomènes de rejet qui s’expriment à travers l’affirmation des spécificités culturelles régionales, surtout si elles sont assumées par de grands États ou si elles ont la régionalisation économique comme soubassement. Huntington récuse donc l’idée que la modernisation soit assimilable à l’occidentalisation. Ce qui veut dire que la reconnaissance des progrès des droits de l’homme au plan des institutions mondiales et de la politique des États ne préjuge pas de leur intériorisation. Et surtout, [211] de la réponse à la question de savoir s’ils sont susceptibles d’être étendus alors même que l’Occident est en train de devenir nettement minoritaire dans le monde. N’est-il pas présomptueux d’imaginer que ce particularisme à vocation universaliste qu’est l’idéologie occidentale puisse réceptionner et assimiler toutes les dynamiques culturelles qui lui sont allogènes sans tenir compte des rapports démographiques et du vieillissement des populations du monde occidental ? Surtout que la déflation démographique dans tous les pays occidentaux risque de se traduire par une implosion sociale. Le blocage de la réflexion sur le court terme, la satisfaction des besoins immédiats, la passivité née de la consommation garantie, la viscosité de la mobilité sociale, ne favorisent guère la créativité ou la force de conviction nécessaires pour relever les défis du siècle qui commence. On s’en rend bien compte quand il s’agit de lutter contre les causes sociales et économiques des nouveaux risques naturels.

La société mondiale

au risque du changement climatique

Le changement climatique en cours n’est plus contestable, mais un certain nombre de septiques [566] en discutent l’origine humaine pour en relativiser l’ampleur et les conséquences à venir. Il faut dire que les causes soient naturelles ou plus probablement anthropiques [567] n’est pas une alternative sans importance.

En effet, dans le premier cas, il n’y aurait rien à faire puisque la source principale du phénomène observé (le réchauffement) serait d’origine solaire. C’est l’élévation de la température des océans, due à l’augmentation de l’intensité du rayon­nement solaire, qui provoquerait celle de la concentration de gaz carbonique (Co2) dans l’atmosphère. Selon des savants russes, cités dans le rapport au Sénat des États-Unis, on se tromperait en prenant la conséquence pour la cause, et inversement. L’un d’entre eux, K. Abdoussamatov, assure que d’une part, des études de glaciologie ont montré que des variations considérables de la teneur en gaz carbonique dans l’atmosphère s’étaient produites avant l’ère industrielle s’accompagnant d’un réchauffement, et que d’autre part, la hausse des températures contemporaine [212] aurait atteint son maximum thermique, en 1990, et que l’on va connaître un refroidissement lent de la terre après 2015 pour arriver à un minimum climatique vers 2055-2060 [568]. Il fait valoir également qu’une augmentation de la teneur en gaz carbonique dans l’atmosphère n’a jamais précédé un réchauffement du climat et qu’au contraire, une telle augmentation a toujours suivi une élévation de température. Finalement assez rassurante, cette explication épargnerait aux hommes les efforts qu’ils ont commencé à faire pour ralentir le réchauffement. Elle apparaît suspecte aux yeux de ceux qui y voient un argument en faveur de la consommation continue des hydrocarbures. Si nous pouvions juger de son exactitude, elle nous dispenserait du développement qui va suivre parce que l’incidence du climat sur les relations internationales ne devrait pas s’avérer plus violente qu’elle n’a pu déjà l’être dans l’histoire.

Dans le second cas, c’est bien différent. En fonction des bouleversements prévisibles, qui devraient prendre effet dans les vingt années qui viennent [569], la question est de savoir ce que l’humanité aura à affronter : soit un changement lent et progressif, soit un choc climatique avec des variations brutales, puisque la manifestation la plus attendue est l’augmentation de la température moyenne du globe de 2 à 6° C sur la durée du XXIe siècle. Ce qui représente une période extrêmement brève en termes de fluctuations climatiques, et ce qui peut sans aucun doute perturber gravement l’humanité. Sachant que depuis 10 000 ans, depuis la sortie de l’âge glaciaire, qui lui-même a correspondu à une température moyenne de la terre inférieure de 5° (à peine 5°, faut-il le souligner) à celle que nous connaissons, le monde n’a connu que des variations de la température de quelques dixièmes de degré (qui n’ont tout au plus entraîné que le petit âge de glace du XVIIIe siècle ou l’optimum du XIIIe). On est, dans ces conditions, en droit de craindre une dérive climatique dangereuse (vers quelque chose qui pourrait ressembler, à quelques régions du monde exceptées, à une « bouilloire climatique ») pour les sociétés humaines dès la seconde moitié du siècle, et peut-être plus tôt pense le climatologue Édouard Bard [570]. Surtout que, explique-t-il, pour seulement stabiliser avant la fin du siècle la concentration atmosphérique en gaz carbonique à l’origine de [213] l’effet de serre qui provoque la hausse de la température (on se place maintenant dans l’optique majoritaire d’une cause anthropique du réchauffement), il faudrait en diviser par deux les émissions mondiales d’ici 2050. Ce qui paraît utopique, à moins de réduire de façon drastique la consommation d’énergie fossile. Ce dont le monde n’a pas pris le chemin.

Selon ce que seront les bouleversements environnementaux, – la liste est à la fois longue et impressionnante [571] – leurs implications géopolitiques en termes de sécurité des individus et de sécurité du système international seront plus ou moins considérables [572]. La notion de société mondiale aura, quant à elle, fait long feu. Si comme le défend la thèse officielle ou dominante l’augmentation de la teneur atmosphérique en gaz à effet de serre est rapide et responsable à 70 % du réchauffement en cours (la teneur en gaz carbonique atteint aujourd’hui 383 parties par million en volume, mesurée à Hawaii, contre 280 avant la révolution industrielle, soit une émission de carbone de 2 milliards de tonnes par an dans les années cinquante, pour dépasser au début des années deux mille les 6 milliards de tonnes par an [573]), la complexité des interactions entre l’élévation de la température, la circulation atmosphérique, la fonte des glaces, la circulation océanique, les cycles géochimiques et la biosphère est telle que les prévisionnistes restent prudents quant à leurs effets cumulés et à leurs conséquences locales. Pour essayer, néanmoins, d’imaginer les phénomènes susceptibles d’engendrer une situation chaotique qui obligerait les différentes communautés humaines à se replier sur elles-mêmes (parce que chacune devrait faire face à sa propre sécurité environnementale : sécheresse et feux de forêt dans les régions méditerranéennes, l’Ouest américain, l’Australie et la majeure partie de l’Afrique ; pluies diluviennes et autrefois occasionnelles loin des régions subtropicales, c’est-à-dire aux latitudes moyennes ; montée des eaux submergeant les deltas ou les plaines basses comme celles de l’Europe du nord-ouest), on peut, à partir des dernières conclusions du Giec (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) de février 2007 qui confirment celles des rapports précédents (1990, 1995, 2001), se concentrer sur quatre facteurs qui auront un impact social et politique direct : la productivité agricole, [214] la disponibilité de l’eau potable, la montée du niveau des mers, la répétition des événements extrêmes et d’éventuels « retournements » climatiques.

En ce qui concerne l’espace agricole, des travaux américains ont tenté d’évaluer les conséquences d’un réchauffement ou d’un refroidissement sur les rendements [574]. Murphy en conclut que les régions les plus vulnérables, en raison de leur forte densité de population, seront le Nord-Est côtier de l’Amérique du Sud, le Nord-Ouest de l’Afrique et certaines zones de la Chine orientale [575]. Il ajoute que l’Indonésie et l’Asie du Sud-Est devraient être favorisées, tandis que le Midwest américain et une partie de l’Europe de l’est pourraient voir leur productivité décliner. Comme le Giec le prévoit, dans certaines parties du globe, les productions chuteront. Ce qui provoquera de graves crises alimentaires, sources de conflits. De même, bien qu’elle n’ait pas été souvent une cause de guerre dans le passé, l’eau potable et agricole va devenir un bien d’une importance politique grandissante. En effet, dans certaines régions du monde, alors que d’une manière générale la hausse des températures entraînera celle des précipitations, sa disponibilité va se raréfier. En raison de la diminution des pluies, de saisons sèches plus longues, et d’une demande en eau plus forte soutenue par la croissance démographique. Seront concernés, l’Afrique du Nord, de l’Est et du Sud et tout le Moyen-Orient. Quant à l’Asie centrale déjà aride, et particulièrement le Kazakhstan, leur approvisionnement en eau risque d’être gravement affecté par la fonte des glaciers continentaux [576]. Alors que 75 à 80 % des rivières de la région sont alimentées par ces derniers et par le permafrost, la chaîne du Tian Shan ne jouera plus son rôle de « château d’eau » si ses 416 glaciers continuent à reculer comme ils l’ont fait entre 1995 et 2000 (perte évaluée à 0,7 % de la masse par an). Toutefois, les progrès accomplis en matière de dessalement de l’eau de mer permettront à certains États d’assurer leur approvisionnement.

Quant à l’élévation du niveau des océans et des mers consécutive à la fonte des glaces continentales et au réchauffement des masses d’eau maritime, elle se situerait entre 19 et 58 cm, voire 88 cm (d’après le Giec). Cela suffirait déjà à la submersion de nombreuses îles (Tuvalu, Maldives) et des zones côtières les plus [215] basses dont, en totalité ou en partie, certains deltas densément peuplés (Bangladesh, Louisiane). Mais le véritable enjeu est ailleurs. La disparition de la banquise Arctique dont on constate le recul rapide ne pose pas de problème parce qu’elle flotte (au point qu’elle aurait perdu deux fois la superficie de la France en deux ans, entre 2005 et 2007, tandis que la banquise estivale pourrait avoir disparu en 2020 [577], alors qu’en 2002 on estimait qu’elle recouvrirait en 2030 le quart de sa superficie actuelle, sur une zone accrochée au Nord du Groenland). En revanche, la déglaciation de la grande île Arctique ou du continent Antarctique changerait tout. James Hansen, climatologue et directeur du Goddard Institute for Space Studies (Nasa), pense que tout se joue là. Il prédit qu’en fonction de ce que l’on y observe, que « le niveau des mers pourrait bien monter de 2 ou 3 mètres au cours du siècle à venir, puis de plusieurs autres lors du siècle suivant » [578]. En effet, tandis qu’en raison du principe d’Archimède l’eau libérée par la banquise fondue ne fait que prendre la place de la glace solide, au contraire l’eau qui proviendrait du Groenland (et des autres inlandsis Arctiques) ferait remonter d’environ 7 mètres le niveau des mers et de 60 à 70 mètres si s’y ajoutait celle d’un Antarctique en pleine débâcle [579]. Heureusement, nous n’en sommes pas là, nous rassurent les experts, malgré les effondrements de glaciers observés ces derniers mois dans la partie Ouest de l’Antarctique (plateforme de Larsen), parce que la partie Est, la plus vaste et la plus épaisse, demeure extrêmement froide et même se refroidit [580]. Ce dont semble douter le premier ministre norvégien Jen Stoltenberg, au terme d’un séjour dans la station scientifique de Troll, dans l’Est de l’Antarctique [581]. Et James Hansen également. Sans envisager la catastrophe d’une transgression marine générale (comme la terre en a connu pendant les ères interglaciaires) qui n’interviendrait pas avant très longtemps, on peut cependant se demander si les régions littorales menacées d’ici à la fin du siècle ne sont pas plus nombreuses et plus profondes que celles qui ont été répertoriées jusqu’à maintenant.

En relation avec l’éventuelle fonte des glaces de l’Arctique et du Groenland est évoquée régulièrement l’hypothèse d’un freinage ou d’un affaiblissement du Gulf Stream, et plus globalement [216] d’une perturbation de la circulation thermohaline, celle qui met en jeu la température (thermo) et la salinité (haline), et par conséquent le circuit, des courants marins circumterrestres. La crainte principale est que la déglaciation du Groenland et les précipitations provenant des hautes latitudes se conjuguent pour renforcer le refroidissement des eaux de l’Atlantique Nord par l’apport d’eau douce dans son eau dense et salée. Le Gulf Stream s’en trouverait ralenti, voire effondré. Le professeur de physique océanique anglais, Peter Wadhams, a remarqué – cela conforte cette hypothèse – la disparition de presque toutes les « cheminées » (il n’en reste plus qu’une seule) qui aspirent vers les profondeurs, sous la forme de gigantesques tourbillons, dans la mer du Groenland, les eaux de surface qui ne remonteront qu’au bout d’un millénaire après avoir fait le tour du globe [582]. Mais la circulation thermohaline pourrait aussi se trouver déréglée par d’autres phénomènes océaniques en zone australe. Cette hypothèse a donné lieu à un rapport alarmiste, le scénario catastrophiste de Peter Schwartz et Doug Randall qui entrevoit, après une période de réchauffement qui durerait jusqu’en 2010-20, un retournement du climat de l’hémisphère Nord, particulièrement de l’Europe (chute de la température moyenne de 3,3° C) soumise dès lors à un temps plus froid, plus sec et plus venté, « la faisant davantage ressembler à la Sibérie » [583]. Édouard Bard n’y croit pas. Et si le phénomène se précisait tout de même, il pense lui que « d’ici à 2100, l’effet sera un moindre réchauffement dans la région du Nord de l’Atlantique. Au pire, si la perturbation passe un seuil, à un refroidissement localisé sur l’Atlantique Nord. Mais en aucun cas à une glaciation, même régionale » [584]. Au fond, il y aurait là une rétroaction positive. À moins qu’il ne s’agisse que d’une question de décennies, de siècles, ou de millénaires… D’autres événements extrêmes sont à redouter (phénomène d’El Niño, cyclones comme celui qui a ravagé La Nouvelle Orléans, canicules…) mais qui n’auraient pas la même portée. Encore que, selon des prévisions contraires à celles du refroidissement brutal, « la canicule de 2003 en Europe pourrait représenter un été moyen à la fin du siècle » [585], Or, cette seule perspective pourrait suffire à rendre certains territoires moins attrayants, comme les régions méditerranéennes, et d’autres plus attractifs, comme celles des hautes latitudes.

[217]

Par rapport à tout ce qui pourrait arriver, « le danger le plus fort est lié à la vitesse considérable des transformations à venir, qui sera responsable d’une difficulté d’adaptation accrue des écosystèmes ou des sociétés » soutient Hervé Le Treut, délégué de l’Académie des Sciences [586]. Pour ce climatologue, les changements ne sont plus hypothétiques : l’on constate, avec les modélisations les plus complexes actuellement disponibles, que « le système climatique réagit à l’augmentation à effet de serre selon les ordres de grandeurs que détermine une analyse plus simple, qui était déjà celle de la communauté scientifique il y a plus de vingt ans [même s’] il existe des seuils de danger, encore mal définis, au-delà desquels certains risques […] grandissent de manière extrêmement forte » [587]. Il est donc conseillé et légitime de concevoir et de réfléchir, comme ont commencé à le faire certains, à une sécurité environnementale qui associe le changement climatique, et les dégradations écologiques qu’il est susceptible de générer, à la sécurité des hommes et à celle des États. Car la crise écologique a bel et bien commencé, et le concept de développement durable est lui-même dépassé. Quand bien même aux dires de Thomas Homer-Dixon la notion est difficile à définir (ce pourquoi il évite de le faire), la sécurité environnementale renvoie à « la relation entre le stress environnemental et certains types de violence – surtout les soulèvements, les conflits ethniques et les rebellions. Le stress environnemental [qui n’est pas que d’origine climatique] englobe la rareté des ressources environnementales provoquée par la dégradation environnementale, la croissance démographique ou l’accès difficile aux ressources naturelles » [588]. Mais en l’occurrence, c’est le choc climatique, en provoquant des mouvements de population de grande ampleur lesquels deviendraient vite insupportables et conflictuels, qui déstabiliserait le système international. Pour sa part, quand il s’agit de n’envisager que le seul impact du climat, Philippe Le Prestre met aussi l’accent sur ces mouvements de populations que pourraient déclencher l’érosion des terres arables, la montée du niveau des mers, l’aggravation dans un sens ou dans un autre des conditions de vie, des catastrophes à répétition [589]. Les « réfugiés environnementaux », s’ils devaient devenir trop nombreux et se déplacer en vagues humaines (en cas par exemple d’ennoyage du delta du Nil, vers où se dirigeraient les 80 millions d’Egyptiens de la fin de ce siècle ?) déstabiliseraient gravement les rapports internationaux et provoqueraient des réflexes violents et des mesures sécuritaires (telles que celles qui [218] ont pu être récemment pensées aux États-Unis [590]). Déjà, les 12 à 17 millions de Bangladais émigrés dans le Nord-est de l’Inde depuis le début des années cinquante, et qui relèvent en grande partie de cette catégorie de réfugiés, sont considérés comme un danger potentiel par le gouvernement indien et sont rendus responsables des troubles qui agitent régulièrement l’Assam [591]. Si les modifications du climat devenaient drastiques pour une grande partie de l’humanité, si la raréfaction des ressources en découlait, nul doute que des conflits en résulteraient, interétatiques ou pas. La dérive climatique et ses conséquences sur l’environnement naturel des sociétés constituent donc un nouveau chapitre de l’étude des relations internationales qui s’ouvre.

Conclusion :

la mondialité, un fait social total

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La mondialité est la réalité d’aujourd’hui comme résultat de la mondialisation économique et de l’explosion des Ntic. Elle prend une tournure multidimensionnelle. Mais implique-t-elle pour autant une société mondiale quand on observe l’anomie sociale qui la caractérise ? Ne correspond-elle pas plutôt à une forme de néomédiévalisme global induit par le féodalisme transnational des firmes et des Ong et par l’égocentrisme des individus organisés en réseaux ? Aucun substitut à l’État n’a été inventé, si tant est que celui-ci est en voie de disparition. La mondialité ne risque-t-elle pas de marquer un retour à l’état de nature, circonscrit jusqu’à maintenant dans l’anarchie mature des États, démentant alors la vision constructiviste d’un monde solidaire qu’offre le cosmopolitisme ?

A. La théorie de la société mondiale

comme prophétie autoréalisatrice ?

Au fondement idéologique de la mondialisation se trouve le projet cosmopolitique des Lumières jamais en mesure de prendre corps avant la fin de la guerre froide, et le triomphe du libéralisme qui lui permet enfin de se concrétiser. En ce sens, la mondialisation est à la fois une conséquence et une radicalisation de la [219] modernité, comme le pense Anthony Giddens [592]. Depuis ce moment-là, l’absence de toute alternative pour l’édification d’un ordre global, et pour la façon de gérer les affaires humaines, a rempli de certitude ceux qui, avec ou sans l’État, voient le XXIe siècle placé sous les auspices d’une société globale, démocratique, et pacifiée par la prospérité du marché [593]. Tandis que pour Mandelbaum, qui se situe dans une perspective wilsonienne, l’État souverain demeure indispensable à l’ordre universel [594]. Pour Beck au contraire, c’est parce que la mondialisation libérale a privé l’État de ses prérogatives et de ses ressources, et que l’on se retrouve dans une société mondiale sans État mondial, dans laquelle les firmes transnationales et autres acteurs transnationaux confisquent le pouvoir et mettent le devenir de la planète en péril, que se dessine déjà et doit s’imposer la société civile cosmopolitique. Ils se retrouvent néanmoins tous les deux pour considérer que le monde a basculé dans une ère qui associe l’ouverture à la richesse, et qui est en recherche d’un principe d’ordre transnational. Ils partagent avec d’autres l’idée que plus rien ne sera comme avant et que le monde marche vers une société globale économiquement intégrée, multiculturelle et multiraciale, où chacun a conscience des risques transnationaux (naturels, politiques ou religieux), où les réseaux grâce aux discussions qu’ils entretiennent sont en mesure d’assumer une gouvernance globale. C’est la conscience de ce mouvement irréversible et le constat de ses premières marques sociales que Beck désigne comme le « cosmopolitisme réaliste ». Il en déduit, d’une part, la nécessité de rejeter le « nationalisme méthodologique », c’est-à-dire la sociologie qui continue de prendre l’État-nation comme le référent de base pour l’analyse et la recherche, et d’autre part, celle de lui substituer un « cosmopolitisme méthodologique » qui dépasse les catégories d’usage traditionnel (nation, classe, famille, etc.) et qui se focalise sur les systèmes transnationaux de multi-appartenances. Une façon pour lui d’articuler le global et le local qui sont désormais inséparables et interagissent, et d’anticiper un « cosmopolitisme enraciné ». Cependant, le problème de Beck et de ceux qui pensent comme lui est qu’à force de vouloir anticiper, ils se trompent dans la représentation de ce qu’ils observent. Mais cela, ils le font tout en développant une théorie qui, en raison des préjugés, des [220] intérêts, voir des passions qui y trouvent leur compte, ceux et celles de l’hyperclasse en particulier, peut s’avérer une prophétie autoréalisatrice.

En effet, d’un côté, il y a que le sociologue semble prendre ses désirs pour la réalité quand, par exemple, il décrit la situation des Turcs vivant en Allemagne. À le lire, elle préfigure le nouveau cosmopolitisme, en ce sens qu’elle repose sur la « translégalité » et la double appartenance (selon lui, une sorte de bicitoyenneté admise et reconnue par les deux États concernés), alors que la récente visite (février 2008) du Premier Ministre turc en Allemagne vient de prouver le contraire. Erdogan a réactivé l’opposition à l’existence dans ce pays d’une « petite Turquie  » (selon les termes du nouveau président de la Csu, branche bavaroise de la Démocratie chrétienne) quand il a évoqué la possibilité d’y créer des lycées et des universités où l’enseignement se ferait en langue turque [595], et quand dans un discours prononcé à Cologne, il a exhorté ses auditeurs turcs à ne pas s’assimiler en Allemagne, à ne pas devenir citoyens allemands, mais au contraire, à préserver leur identité turque. Il est allé jusqu’à considérer que « l’assimilation est un crime contre l’humanité », pour légitimer son souhait que la communauté des Turcs d’Allemagne (plus de 2,5 millions) se pérennise en tant que minorité musulmane. Le dirigeant turc a contribué ainsi à réveiller l’opinion majoritaire des Allemands qui ne veulent même pas entendre parler d’une intégration (tollé soulevé par le projet de la construction d’une mosquée en plein cœur de Cologne). Mais, d’un autre côté, le constructivisme cosmopolitiste (car cela en est bien un contrairement à ce qu’en dit Beck [596], puisqu’il s’agit d’abord et avant tout de faire triompher une conception du monde grâce à la matérialité de la mondialisation) ne manque pas d’atouts pour parvenir à ses fins. Ils résident dans des faits que ses théoriciens justifient par avance et qui résultent des stratégies de certaines catégories d’acteurs qui entendent faire disparaître, en Europe en particulier, toute résistance à l’ordre marchand. Ces faits sont : 1) le démantèlement du pouvoir économique et du contrôle social de l’État au nom de la libre circulation des capitaux ; 2) la dissolution des identités et des solidarités nationales dans l’immigration au titre de l’indifférence [221] des êtres humains et de l’indivisibilité de leur espace ; 3) la force représentationnelle ou la puissance productive (cf. Lukes, Barnett et Duvall) du discours émis par les médias sur l’inéluctabilité du cosmopolitisme sous tous ses aspects démographiques et culturels ; 4) la stimulation de l’égocentrisme par les Ntic et par la marchandisation. Ce dernier constat pose d’ailleurs un grave problème de consistance à la démocratie. Effectivement, alors qu’elle paraît atteindre son apogée avec l’extension de la « démocratie participative », il n’est en rien démontré que tout cela ait un quelconque effet sur la prise de décision politique, et que la multiplication des débats change quelque chose aux déterminations des décideurs. Enfin, dernier atout et non des moindres pour la thèse de Beck, l’hégémonisme politique et sociétal des États-Unis, puissance « poisson pilote » de toutes ces transformations, qui se projettent comme l’image en réduction du monde à venir. Et qui, par conséquent, entendent amener ou forcer tous les autres peuples et autres sociétés à accepter les critères de leur propre représentation du monde.

B. Le néomédiévalisme global

et la convergence des crises

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Paradoxalement, si la « cosmopolitisation » ne doit pas être autre chose qu’« un processus non linéaire, dialectique, dans lequel l’universel et le contextuel, le semblable et le différent, le global et le local doivent être appréhendés non pas comme des polarités culturelles, mais comme des principes étroitement liés et imbriqués l’un dans l’autre » [597], il faut admettre que cette appréciation de Beck n’est guère rassurante pour tous ceux qui voient dans la mondialité une gestion collective et une solidarité de tous les instants. Quid en effet, de l’organisation et du fonctionnement de la société mondiale, quand il avoue que « le cosmopolitisme n’est pas un modèle d’intégration mondiale ou de consensus mondial » [598] après avoir soutenu le contraire (cf. sa citation, note 474). Quid de l’État mondial et de l’unification de la planète en tant que versant politique attendu et espéré de la mondialisation. Les obstacles à surmonter sont trop gigantesques pour qu’il en soit autrement. Au contraire, une dislocation du [222] monde tel qu’il existe est plus probable parce qu’« à l’image d’une dépression, plusieurs fronts d’une rare violence sont en train de converger à très grande vitesse sur nous » [599]. Et pas seulement d’ordre naturel. Qu’adviendra-t-il de tous les sentiments de solidarité exprimés face aux risques naturels et technologiques, telles l’émotion et la compassion soulevées à travers le monde par le tsunami indonésien, si le choc climatique provoque des catastrophes en série ? Et si chacun, ou presque, a ses problèmes d’insécurité. À plus court terme, avant même que la pénurie de pétrole n’exerce ses effets, les États ont désormais à résoudre les crises financières et économiques et sociales (la crise alimentaire avec son cortège d’émeutes et qui ne fait que commencer dans les pays pauvres, la crise de l’emploi et du pouvoir d’achat qui touche les classes moyennes maintenant dans les pays riches). Frappés de plein fouet par leur propre crise démographique (dénatalité et vieillissement accéléré qui vont creuser les déficits, précariser les régimes de pensions et pénaliser l’activité productive), les pays développés vont devoir affronter celle des pays pauvres qui se présente à eux sous la forme des vagues migratoires déstabilisantes et qui mettent déjà leurs identités en jeu. D’une manière générale, en tant que fait social total, la mondialité entraîne l’émergence d’enjeux écologiques, socio-économiques, démographiques, énergétiques, culturels et identitaires colossaux. Largement sous-estimés par les apôtres de la société globale, ils témoignent du fait que la mondialisation a peut-être atteint son point de rupture.

[223]

Traité de relations internationales.

Tome III. Les théories de la mondialité.

Conclusion du Traité

Une herméneutique

de la mondialité

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Avec la mondialisation de l’économie et avec la modernisation sous des formes variées des sociétés humaines autrefois périphériques à l’Occident, l’histoire est entrée dans son âge planétaire. D’immenses changements sont en train de se produire parmi lesquels l’émergence de nouvelles puissances et l’affermissement d’autres grandes aires de civilisation, grâce à leur accession à la modernité, ne sont pas des moindres. Peut-être, comme cela a été évoqué au début de ce livre, l’interrègne occidental touche-t-il à sa fin ? En tout cas, les prémices pragmatistes de l’inter-ethnocentrisme (cf. tome I, chapitre introductif) apparaissent plus valides que jamais, tant il est clair qu’on ne saurait continuer à s’en tenir à une seule et unique vision du monde. Les Occidentaux devront renoncer à vouloir le modeler à leur image, et à leur rêve de culture universelle, pour n’être plus qu’une culture parmi les autres. Les Européens, quant à eux, seraient bien avisés s’ils se décidaient enfin à reconsidérer leurs représentations idéologiques, mentales et mêmes cartographiques, devenues obsolètes. Du point de vue épistémologique, qui est celui de ce traité, il va de soi que raisonner sur les « Relations internationales » en termes de mondialité n’est plus concevable hors de la pensée complexe. La multiplicité des problématiques rencontrées, l’hétérogénéité holistique des notions mobilisées et l’imprévisibilité des comportements humains appellent un savoir transdisciplinaire, d’une part, et prohibent toute adhésion à une théorie univoque, d’autre part. Soit tout le contraire d’une [224] science politique autiste qui s’enfermerait dans sa croyance en une explication moniste et universelle enracinée dans le culte de la Raison (qui prétend réduire le réel à de l’idée, comme le font bon nombre de « constructivistes ») et de son horizon fixe (un monde enfin homogène, complètement métissé et débarrassé de toute domination) en adoptant une position de surplomb par rapport à son objet et par rapport aux autres disciplines dont elle est pourtant complètement tributaire. Quant à l’insécabilité des faits et des valeurs (ceux et celles qui caractérisent la mondialité postmoderne, par rapport à la modernité occidentale), et qui est de tous les temps, elle nous appelle à rejeter tout choix impératif entre des théories qui nous empêcheraient de prendre en compte l’interaction entre les facteurs matériels et idéels, entre les « intérêts » et les « systèmes de croyance ». Et qui nous obligeraient à opter pour une approche strictement matérialiste ou purement psychologique. Ce qui, malheureusement, n’a été que trop longtemps le cas, et ce qui dure encore avec la substitution, comme courant dominant dans l’étude des relations internationales, d’un psychologisme constructiviste (de l’identité et de l’image de soi et de l’autre) à différentes alternatives plus ou moins matérialistes (de la puissance physique, du choix rationnel, du matérialisme historique). La complexité de la mondialité exige qu’on mutualise, autant que faire ce peut, ces théories. Dans le prolongement de ce que nous avons exposé quant aux apports respectifs de l’herméneutique (cf. notre introduction générale, tome I) et de la systémique (cf. son usage dans l’interprétation du système international, tome II), nous pensons que le pragmatisme méthodologique permet, sinon de remplir cet objectif, au moins de dépasser les querelles.

À cause de la globalisation il convient de considérer le monde comme un Tout, et de voir dans celui-ci le point de départ de l’analyse. Et certainement pas de prendre comme tel une unité, un type d’acteur, ou un processus spécifique, comme l’expose la sociologie des relations internationales qui se met dans l’impasse en réfutant la globalité et en se dispersant dans des études de cas dont elle ne peut même pas dupliquer les résultats. Le concept de système mondial qui est d’ordre agrégatif, téléologique (dans le sens où il intègre les intentions, pratiques et théoriques, des [225] complémentaires. D’une part, parce qu’on ne saurait réduire l’ensemble des interactions complexes qui constituent la mondialité aux seuls rapports interétatiques, même si le système des États, en demeure la composante la plus déterminante. D’autre part, parce qu’on ne saurait pas plus accréditer l’existence d’une société mondiale pour la cause essentielle de la prégnance de moins en moins évidente, et pour le moins insuffisante, des valeurs supposées universelles, et parce que la prolifération et les déterminations contraires des acteurs non étatiques aggravent l’état d’anarchie, créent de l’anomie, plus qu’elles ne contribuent à structurer une société. Et quand bien même prendrait-on ce terme dans un sens large, celui que lui donne Barry Buzan, à savoir que ni les États ni les acteurs non étatiques ne s’excluent mutuellement, on est constamment en présence de jeux de pouvoir, de coercition, d’influence, d’intérêts particuliers ou collectifs à satisfaire. Dès lors, si la puissance, massive ou diffuse, cynique ou discrète est toujours le référent du système, la géométrie transformable, plastique, de sa configuration est la résultante de l’interaction des stratégies des acteurs, elles-mêmes dictées par les intentions, les objectifs et les visions du monde, mais aussi par les ressources forcément limitées de ces derniers.

L’intentionnalité des acteurs étant sans aucun doute l’élément le plus mystérieux de l’analyse, la mobilisation des différents paradigmes, en statuant sur des évolutions possibles, permettra de réduire les zones d’incertitude. Par ailleurs, la configuration systémique n’est pas purement conceptuelle et abstraite, car elle se construit dans l’espace concret qui est l’espace géographique. Cet espace est polarisé et déséquilibré, parce que son organisation est soumise à des logiques liées entre elles dans une combinatoire dialogique. Autrement dit, le principe trialectique qui pose qu’elles soient à la fois complémentaires, concurrentes et antagonistes, crée de l’imprévisibilité et laisse libre le système de toutes les bifurcations possibles. Et c’est parce que la complexité du système mondial fait que ses états et ses configurations ne sont pas prédéterminables que les différentes théories (néoréaliste, néolibérale, constructiviste, etc.) ont encore un intérêt en permettant peut-être de les anticiper dans des modèles. [226] Mais, si l’une d’entre elles paraît rendre compte, mieux que les autres, d’un contexte donné ou de l’état de l’un des champs du système, elle s’avère incapable de restituer à elle seule la complexité de la mondialité. C’est en cela que les théories restent « des chemins qui mènent nulle part » [600].

Nous avons nous-même renoncé dès le début, à adhérer à la doctrine « représentationaliste » qui envisage la connaissance comme l’acquisition par le sujet des traits caractéristiques d’un monde préexistant, et qui croit pouvoir établir une correspondance entre représentation et réalité, et pouvoir proposer une vision exacte du réel. Les représentations de l’objet que l’on se donne ne sont pas des effets de miroir dont l’un finit par être vrai, mais seulement des propositions dont on se limitera à examiner la cohérence, ou des configurations dont on évaluera l’autoconsistance. On sait que le pragmatisme méthodologique envisage la connaissance comme un pouvoir, comme un outil destiné à affronter la réalité, mais a renoncé à l’idée de la vérité comme correspondance avec la réalité [601]. En conséquence de quoi, si l’on est d’accord avec Richard Rorty pour dire « qu’aussi loin que l’on aille, il n’y jamais que des contextes », que toute chose, en particulier l’objet de la recherche varie en même temps que le contexte, il est préférable de raisonner en termes de recontextualisation. C’est-à-dire d’admettre que le système mondial voit son contexte se transformer en permanence sous l’effet des stratégies et des comportements des acteurs et de leurs rétroactions. Et de se contenter de faire des propositions alternatives et successives sur l’objet, qui soient ses représentations hypothétiques en fonction des paradigmes adoptés.

1. Complexité et pragmatisme

méthodologique

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La pensée complexe est un héritage intellectuel de l’Europe [602]. Sa résurgence aujourd’hui est la réminiscence des mouvements intellectuels qui furent éliminés au cours de la « guerre civile épistémique », selon l’expression d’Éric Hobsbawm, et qui vit triompher le camp de la Raison en Europe [603]. Elle s’explique par la [227] capacité de la « complexité » à proposer des concepts, en relation avec la systémique et la multidisciplinarité, pour mieux interpréter les relations internationales (Jervis) et les dynamiques de la globalisation (Rosenau). Elle permet, via le pragmatisme en postulant que la connaissance est construite par un sujet qui organise les données qu’il observe (Piaget), de renouveler et d’alterner les perspectives théoriques. Elle libère le chercheur de l’obsession d’une recherche technicisée et normativisée à l’extrême, qui l’entretient dans l’illusion qu’elle lui garantit l’accès à la connaissance fondamentale, et par conséquent qu’elle le confirme dans ce qu’il détient cette vérité, que d’une façon ou d’une autre il avait pressentie. Elle détruit les fondements de la certitude, oblige à la modestie de l’approche herméneutique et à la prise en compte de la dimension stratégique de chaque théorie. Au plan de la méthode, la pensée complexe est alors la mieux introduite par le pragmatisme quand celui ci pose qu’il existe trois préalables à toute recherche scientifique : 1) « la cognition humaine a un telos » ; 2) « ce telos est complexe et embrasse non seulement la connaissance en soi et ses progrès mais aussi son intérêt pratique dans la conduite des choses de la vie » ; 3) « la légitimation rationnelle de la cognition ne peut proprement se vérifier que par référence à l’ensemble des intérêts humains, et prioritairement à ceux qui relèvent de la vie pratique » [604].

A. La dimension stratégique des théories

des relations internationales

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Toute théorie est faite pour quelqu’un ou pour quelque chose, comme on a pu l’écrire avec Robert Cox en préambule à ce traité. Le pragmatisme souscrit à ce constat et l’a posé depuis longtemps. Il considère que la théorie et la pratique sont inséparables, et que nos conceptions qui ne sont que des croyances sont des habitudes de l’action (Rescher, Rorty). Les auteurs qui s’en réclament ou non, mais qui relèvent de l’épistémologie historique allemande ou de la philosophie nord-américaine, partagent la thèse schopenhauerienne selon laquelle l’intellect est universellement subordonné à la volonté et qu’au final toute théorie est orientée vers un [228] objectif social ou politique. En France, un tel scepticisme envers le désintéressement ou la neutralité de la recherche est moins fréquent. Cela aurait été peut-être différent si l’École française du XVIIe siècle, celle des sceptiques Marin Mersenne et Pierre Gassendi s’était perpétuée [605]. Ou si la mort prématurée de Blaise Pascal, un précurseur de la pensée systémique [606], ne nous avait pas privés d’une pensée antidote au cartésianisme.

Au sujet de cet impératif stratégique, force est de constater que le libéralisme économique qui ordonne aujourd’hui le monde est bien, à la fois, la théorie dominante qui entend expliquer les rapports humains et la conséquence directe de la volonté des puissances marchandes qui y trouvent leur compte. De la même façon, la philosophie des Droits de l’homme qui est, selon Rorty, la version anthropologique inaugurée par Descartes et explorée par Kant du concept de nécessité située par eux dans les esprits des hommes et qui est supposée les faire échapper à la contingence de l’Histoire, est en même temps la machinerie conceptuelle qui sert à légitimer les politiques qui travaillent à l’homogénéisation de l’humanité, tout en décrivant ce phénomène comme une fatalité finalement bienvenue. En d’autres mots, la théorie en sciences sociales sert soit à justifier des comportements, des actes, des stratégies, soit à se persuader que tout cela a un sens et suit une direction rationnelle. C’est-à-dire qu’elle relève de conditions qui existent a priori et qu’il suffit de découvrir. Charles Taylor défend ce même avis quand il écrit que « nous pouvons dire que la théorie sociale apparaît quand nous essayons de formuler explicitement ce que nous sommes en train de faire, de décrire l’activité qui est centrale pour une pratique, et d’y relier les normes qui sont indispensables pour cela » [607]. Pour écarter le risque de la réification, un travail de recontextualisation des théories doit donc être fait en avançant dans la complexité, parce que c’est l’association de la contextualité et de la complexité (le système mondial est un complexe de contextes) qui permet d’y arriver. C’est en fonction de ce besoin que le repositionnement du couple géopolitique-géostratégie que nous avons voulu, ainsi que quelques autres qui tiennent la géopolitique pour une « pratique culturelle interprétative » [608], s’avère spécialement opératoire. En effet, il s’agit alors avec la géopolitique, comprise comme une herméneutique spatiale, de s’attacher à [229] l’interprétation de l’étant du système mondial (c’est-à-dire de sa configuration et de ses dynamiques, et des positions structurelles des acteurs en intégrant les théories qui sont énoncées quant à leurs relations mutuelles), et avec la géostratégie de mettre en rapport les comportements des acteurs qu’elle analyse dans les différents champs du système où ils interviennent (l’analyse stratégique cherche à comprendre les intentions et les perceptions des différents acteurs, et à ce titre, elle permet d’enquêter sur les origines des théories. C’est aussi l’occasion pour l’analyse géostratégique critique de déconstruire les cultures géopolitiques des gouvernants et des gouvernés, de décrypter les imaginaires géopolitiques et nombre de discours géostratégiques [609]).

B. Les procédés du pragmatisme méthodologique :

enquête et interprétation

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La méthode n’est pas tant le moyen d’acquérir des certitudes définitives, que d’interpréter la relation entre l’homme et son univers et qui est une relation sociale autant qu’écologique (ce qui est un point de convergence avec les constructivistes réalistes ou pragmatiques [610]). Elle se résout donc à une herméneutique (en termes d’objet et de champs d’objet présentant ou non une cohérence et riches de significations diverses) qui elle-même repose sur l’enquête [611]. John Dewey l’a clairement exprimé dans le titre de l’un de ses livres principaux (Logique, la théorie de l’enquête) [612]. Une herméneutique de la mondialité commence donc par une analyse de chacun de ses champs. On peut les démultiplier, mais le souci de la précision et de la pertinence doit faire que chaque champ corresponde dans sa constitution à la définition qui en a été proposée à partir des travaux du sociologue Pierre Bourdieu et du géographe René Brunet, dont on peut différencier ainsi les positions :

« Tandis que pour Pierre Bourdieu un champ est un espace structuré de positions par des acteurs disposant de capacités inégales et décidés à acquérir ou à conserver leurs positions, il est selon Roger Brunet l’espace d’action d’un phénomène géographique particulier qui, à la fois, en spécifie la nature et le différencie [230] en fonction de son inégale intensité. Champ de forces et objet matériel ou symbolique d’une compétition d’acteurs, comme le distingue le premier, il est en même temps un espace concret à trois dimensions (la position, l’étendue et la distance), comme le précise le second [613]. »

Les logiques de pouvoir sont au cœur de l’analyse, faut-il le rappeler ? Au niveau mondial, qui nous occupe ici, nous retenons cinq champs que nous explicitons plus loin. Chacun doit être l’objet d’une procédure d’enquête qui doit saisir sa logique interne de structuration, son intelligibilité et sa rationalité [614]. Pour ce faire, il n’est pas nécessaire de multiplier les études de cas car c’est une méthode qui conduit à une impasse puisque par définition il ne peut y avoir de réplication des résultats, sachant que chaque cas est un contexte et que les valeurs changent en fonction des cultures [615]. Une approche cognitive et compréhensive (empruntant leurs prémices aux différentes théories des relations internationales) lui est préférable, parce qu’elles produisent des représentations susceptibles d’être validées temporairement et de comprendre « comment le monde travaille », en contribuant d’abord à une interprétation partielle, celle du champ, puis à une interprétation globale, celle du système.

Dans l’espace multidimensionnel interactif, la principale difficulté relative à l’herméneutique systémique réside dans les relations d’incertitude qu’engendrent les interfaces des champs. Elles caractérisent l’état du système mondial actuel, sauf que la mondialisation, c’est-à-dire les règles du capitalisme mondial, impose la logique d’une interdépendance coercitive. Il est alors entendu que pour être considérée comme dominante, une logique spécifique à un champ doit avoir une portée systémique. C’est-à-dire qu’elle doit influencer le comportement de tous les acteurs en isolant ou empêchant les perturbateurs. Elle doit aussi orienter dans le sens de la compatibilité les autres logiques dimensionnelles, en en corrigeant éventuellement les dérives dangereuses pour elle-même. Il lui faut, pour cela, trouver dans les champs auxquels n’appartiennent pas les acteurs dont elle émane, des relais générateurs de structures et de politiques adaptées. Tout cela fait que la puissance (terme générique pour désigner les différentes formes de pouvoir et par conséquent, comme l’exprimait Oran Young il y a déjà quarante ans [616], la capacité de n’importe quel acteur donné dans le [231] système mondial à participer aux processus de décision avec les autres) constitue le seul référent commun à tous les champs du système. Ou de la société mondiale (en accord avec Barnett et Duvall) si l’on considère qu’il en existe une. À ce titre, c’est elle qui assure leur interconnexion. Dans la construction nécessairement géométrique du modèle géopolitique systémique ou de ce que l’on peut appeler la carte structurale [617], ce qui revient un peu au même, cette interconnexion des champs en interaction est, par commodité visuelle, représentée verticale. Mais cette verticalité n’implique pas une hiérarchie de ces champs, contrairement par exemple au système spatial d’Alastair M. Taylor [618], et cela pour deux raisons. La première est, dans la perspective multidimensionnelle et pluri-ethnocentrique, qu’en fonction du contexte matériel (économique, environnemental) et qu’en fonction de l’état de la culture internationale et des choix idéologiques des acteurs, telle ou telle logique dimensionnelle prend l’ascendant sur les autres. La seconde est, comme le soulignait Oran Young, que dans un système international, et cela reste vrai dans un système mondial à forte densité d’acteurs transnationaux, l’organisation des relations entre les acteurs qui structurent les champs est plus horizontale que verticale en ce sens qu’elle est plus coordonnée et négociée qu’elle n’est dictée et ordonnée [619]. Ces conclusions sur la portée de la théorie appellent une géopolitique systémique qui soit aussi un outil de déchiffrement relatif des problèmes du monde contemporain, dans toute sa complexité.

2. La géopolitique systémique

en tant qu’herméneutique

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La connaissance valide n’étant pas la reproduction exacte d’un réel en soi mais une représentation organisée de la réalité, il nous faut recourir à un système d’interprétation d’une mondialité articulée en autant d’espaces diachroniquement décalés qu’il y a de phénomènes spécifiques. C’est là qu’intervient la géopolitique systémique. Son rôle est de proposer une modélisation susceptible d’être recontextualisée en permanence, à la façon dont nous l’avons déjà suggérée dans notre ouvrage théorique [620] mais qu’il convient de rappeler avec maintenant quelques actualisations et quelques mises au point.

[232]

A. L’artefact/configuration systémique,

instrument herméneutique

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La relativité complexe du système mondial (constellation d’acteurs dont les relations sont médiatisées par les différents espaces factoriels) implique une axiomatique toute en souplesse et en précaution.

Les axiomes sont les suivants :

– La réfutation de toute linéarité historique sachant que dans tout système social les états de ce dernier découlent de l’interaction des stratégies des acteurs et que leurs conséquences sont le plus souvent inattendues. Or, la vie internationale est pleine d’interconnexions complexes. Et une simple variable peut avoir un impact disproportionné. Le changement existe et ce serait une manière antisystémique de penser le contraire, d’insister sur la persistance, mais il n’est pas cette eschatologie à laquelle adhèrent tous ceux qui ne jurent que par lui. Il est de plus ou moins longue portée.

– La configuration systémique (l’artefact) est la construction spatiale abstraite déterminée par l’interaction des stratégies des acteurs (dépendantes les unes des autres), elles-mêmes en liaison avec leurs positions structurelles respectives (tributaires des capacités, de l’identité, de la culture géopolitique, de la représentation du monde de chacun d’eux) et des données macrosociales (soit les ressources et les contraintes des différents champs avec chacun sa logique propre de structuration). Cette configuration est en mesure de décrire un ordre géopolitique au sens où Agnew et Corbridge l’entendent, c’est-à-dire un système organisé de gouvernance à la fois cohésif et conflictuel [621].

– L’espace relatif qu’est la configuration systémique (configuration de champs et d’acteurs à la fois) fait que celle-ci s’organise autour de centres différents et alternatifs. La multipolarité et la complexité (l’entrecroisement des binômes centre/périphérie et la coprésence dans un même espace d’éléments centraux et périphériques d’essences diverses) en sont les résultats prévisibles. Cependant, en fonction d’une logique dimensionnelle temporairement dominante (militaire, économique, symbolique ou dissymétriquement cumulative), une configuration unipolaire ou multipolaire peut en résulter.

[233]

– Au niveau de l’acteur, l’identité, l’intentionnalité et la capacité d’agir sur le système mondial, sont les critères décisifs. Ensemble, ils permettent de hiérarchiser entre les acteurs, qui entendent maintenir en l’état ou faire évoluer le système, et les simples actants à la finalité beaucoup plus courte, qui sont susceptibles seulement d’agir sur celui-ci quand ils intègrent des flux (ex : migrants ou touristes internationaux). C’est là aussi une façon de réintroduire l’individu dans le système comme tant d’auteurs de tous horizons l’ont revendiqué, de lui restituer une substance humaine. Mais il ne faut pas pour autant se méprendre sur le libre arbitre de cet individu, parce que, sans revenir sur la discussion sur la nature humaine, les nouvelles sciences de l’homme amènent à penser, comme le neurobiologiste Jean-Didier Vincent le défend, que l’individu n’est pas totalement libre de prendre une décision, et qu’il subit un double déterminisme, celui des gênes qui lui imposent des prédispositions et celui de l’environnement qui le forge [622]. Dans le système, il existe une pluralité d’identités et de sens. Les premières sont, à la fois, naturelles (c’est ce démontrent tous les jours les progrès de la génétique) et construites par un formatage social et historique (national, international ou global), le plus généralement ; par des interactions systémiques, éventuellement.

– La réalité du système mondial n’est approchée qu’à travers des représentations, celle de l’observateur et celles des acteurs que lui-même observe. Elle inclut un réel matériel et un système de croyances dont l’interface détermine la configuration. Comme cela a été noté dans le chapitre introductif, l’interférence des deux sortes de représentations, celle de l’observateur et celles des acteurs (avec leurs préjugés respectifs), et la probabilité que celle du premier déforme l’interprétation de celles des seconds, oblige à une « double herméneutique ».

B. L’artefact et son autoconsistance

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À partir de cette axiomatique la marche à suivre consiste à vérifier la cohérence interne de la configuration systémique, puis à évaluer sa consistance cognitive c’est-à-dire celle des faits avec la représentation qu’elle en donne. Les conditions d’autoconsistance [234] sont structurelles et relationnelles à la fois, et elles existent à deux niveaux : l’un horizontal, ou dimensionnel, qui se décompose en autant de paliers qu’il y a de champs, et l’autre vertical, interfacial ou interdimensionnel. Si au premier niveau les conditions d’autoconsistance ne sont pas trop difficiles à dégager, malgré l’entrelacs des formes territoriales et réticulaires propres à chaque champ, au second niveau, on ne peut concevoir que des relations d’incertitude. En effet, dans chaque champ on peut discerner une logique dimensionnelle qui sous-tend les stratégies des acteurs. Celle-ci reste différemment perçue et se trouve temporellement sujette à des disjonctions ou des discontinuités. Chaque logique dimensionnelle tend tantôt à l’homogénéisation, tantôt à la fragmentation, et porte ses contradictions avec elle. Elle suscite chez les acteurs des stratégies d’accompagnement, de surenchère, mais aussi d’évitement, de refus ou de rupture. Par effet de mimétisme et d’accumulation, ces dernières peuvent entraîner un retournement ou pour le moins un dysfonctionnement.

En revanche, lorsqu’il s’agit d’évaluer les interactions dimensionnelles ou les jeux d’interfaces, le résultat ne peut être tenu pour intangible. Les incertitudes foisonnent. Le seul référent commun est alors la puissance. La puissance n’est pas, comme on l’a montré, réductible à une même unité. Elle n’en reste pas moins indépassable. Si aucun paradigme ne peut se suffire à elle-même, aucun paradigme ne peut l’évacuer. Comme elle est d’ordre principalement topologique, c’est-à-dire qu’elle s’évalue en termes de position et de relation, qu’elle est conditionnée par les dimensions du système, il apparaît tout à fait heuristique de l’évaluer par rapport à l’axe qui passe par les centres de chacun des champs du système mondial et qui figure son optimum. L’intérêt de l’acteur multidimensionnel qu’est l’État est alors d’être le plus proche possible de cet axe idéal, ou du centre de chaque champ. Quant à l’acteur unidimensionnel, en principe l’acteur de type non étatique, pour atteindre ses propres buts qui se situent dans son champ d’origine, il est obligé souvent de s’impliquer dans d’autres. D’où la nécessité pour lui de disposer de relais d’influence. Cela explique son intérêt pour les réseaux. La question finale est de savoir si les changements qui affectent la structuration des champs, et du même coup la structure globale de la puissance, sont conformes à tel ou tel paradigme.

[235]

C. Les variables de configuration

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Afin de saisir du mieux possible la complexité de la configuration du système mondial, on le décompose en cinq champs. Le premier est l’espace physique, naturel. Le second est l’espace démographique mondial. Le troisième est le champ interétatique. Le quatrième est le champ socio-économique. Ensemble, c’est-à-dire de manière interactive, ces quatre premiers champs forment la structure matérielle du système, que l’on peut appeler, avec les géopolitologues américains postmodernes [623], l’infrastructure géopolitique. Et le cinquième espace spécifique est le champ symbolique, idéel et culturel (lequel, selon ces mêmes personnes, rassemble les visions, les imaginaires, les cultures et les discours géopolitiques). Chacun d’entre eux contient une ou plusieurs variables susceptibles de modeler ou de faire évoluer la configuration mondiale.

D. L’espace naturel :

ressources et environnement

L’espace physique redevient une dimension fondamentale des relations internationales. Moins pour les raisons qui ont stimulé la géopolitique classique (encore que certains auteurs américains n’hésitent pas à appliquer le modèle de Mackinder à la nouvelle donne mondiale, marquée par un retour en force de l’Eurasie [624]), que parce qu’il renvoie à la question de la disponibilité des ressources naturelles et aux effets du réchauffement climatique. La raréfaction des premières sous la pression de la demande croissante et de l’épuisement des réserves devrait conduire à une exacerbation des tensions. En particulier dans le domaine des hydrocarbures sachant que 80 % de l’énergie mondiale continueront de provenir d’eux. La pénurie de pétrole n’est pas à écarter, avec toutes ses conséquences économiques et politiques. Et bien d’autres ressources sensibles sont extraites dans des zones instables. Le processus de la mondialisation économique pourrait s’en trouver suspendu. Dans l’avenir, les perturbations de l’environnement naturel engendrées par le progrès technique et la pollution, avec en particulier la destruction d’importantes zones forestières, l’accroissement du trou de la couche d’ozone (peut-être en voie de [236] résorption) les changements climatiques, et la question de l’eau devraient exercer de nouvelles contraintes. Même si l’on ne sait à quelle échelle et dans quel délai. Des phénomènes naturels extrêmes répétitifs sont à prévoir. Les nombreuses réunions internationales, y compris le Sommet de la Terre de Kyoto en 1997, convoquées pour arrêter les mesures à prendre ont été décevantes. Rien ne dit que la concertation mise en place résisterait à une réelle « crise écologique » du genre de celle que déclencherait la montée du niveau des mers de plusieurs centimètres, ou du genre de celle que provoquerait une sécheresse de grande amplitude. La sécurité environnementale s’invite au débat international.

Le champ démographique

Il est probable que le paramètre démographique va s’avérer au XXIe siècle aussi décisif dans l’histoire du monde qu’il l’a été dans des périodes antérieures (effondrement démographique de l’empire romain et invasions barbares entre le IVe et le VIe siècle ; invasions arabes aux VIIIe et IXe, puis turques entre le XIe et le XVIIIe ; émigration massive d’Européens vers les Amériques au XIXe siècle ; traite des Noirs, etc.). Cela du fait des considérables déséquilibres régionaux constitués (en termes de nombre, d’âge et de niveau de vie) et, corrélativement à ce qu’il adviendra en termes de contrôle, d’arrêt ou de débordement des flux migratoires. Il faut compter également avec les conséquences économiques et politiques, mal évaluées à ce jour, du vieillissement des populations, surtout en Europe. Là encore, l’expérience du déclin démographique (de Rome, de la France du XIXe siècle et du début du XXe siècle) ne laisse rien augurer de bon pour autant que les effets biologiques et sociologiques du vieillissement puissent être modérés par suite au progrès médical et technologique.

Le champ interétatique :

déclin ou renouveau de l’État, fragmentation, nouvelles puissances

La thèse du déclin de l’État par rapport au rôle grandissant d’autres acteurs a été l’alternative la plus souvent avancée ces dernières décennies. Alors que paradoxalement, à la demande de [237] plusieurs communautés ethniques ou religieuses, de nombreux États ont été créés, ce qui a entraîné une fragmentation politique qui pourrait se poursuivre. Néanmoins le maintien de la suprématie de l’État, sous certaines conditions de reterritorialisation et selon des modalités institutionnelles à redéfinir (dans le cadre du régionalisme politique) est des plus probables. Cela répondra à un besoin face aux désordres du monde (flux migratoires massifs, baisse des niveaux de vie des pays occidentaux, accroissement des inégalités sociales, etc.) qui vont devenir de plus en plus intolérables. En outre, rien ne permet d’affirmer que toutes les volontés de puissance se sont effacées une fois pour toutes. Bien au contraire, avec la Chine, l’Iran, l’Inde, la Russie, on assiste à un retour très clair à la realpolitik. De leur côté, les États-Unis feront tout pour maintenir le plus longtemps possible leur domination dans tous les domaines. Il n’est pas impossible qu’ils renouent avec le protectionnisme, tout en demeurant interventionnistes pour garantir leur sécurité globale (marchés, approvisionnement énergétique). Même si l’on peut présager, en raison de la présence de l’arme nucléaire, une faible probabilité des grandes guerres interétatiques (ce qui ne veut pas dire que l’histoire soit finie) la puissance militaire conservera une partie de sa prégnance et nombre d’États (tous sauf les Européens !) continueront de développer leur potentiel militaire. Des questions territoriales demeurent en suspend, en Asie notamment.

Le champ économique et social

Bien qu’une rupture d’origine énergétique ou environnementale ne soit plus à écarter, la croissance de l’économie mondiale devrait se poursuivre, une fois que la crise qui a débuté en 2008 aura été surmontée. Cependant, bien qu’essentielle à l’équilibre global et à la légitimité de l’ordre marchand libéral, le véritable enjeu n’est pas là. En vérité, il tient dans une question. À quels rythmes et selon quels délais s’effectueront les rattrapages économiques des pays en développement ? Si les estimations sont optimistes pour l’Asie orientale et la Russie, elles sont plus réservées pour l’Amérique latine, l’Asie de l’Ouest et le Moyen-Orient, et très pessimistes pour l’Afrique. Jusqu’à quel niveau les populations des pays développés, en particulier en Europe, accepteront-elles la [238] détérioration de l’emploi et de leurs conditions de vie, en même temps que le creusement des inégalités ? Sachant qu’en raison de leur démographie et pour cause de mondialisation du marché du travail, elles ne peuvent déjà plus maintenir leurs acquis sociaux et qu’elles sont, pour certaines catégories sociales, en voie de paupérisation. La variable à considérer est ici l’orientation de l’économie mondiale. Soit qu’elle ira dans le sens de la poursuite de la globalisation et de l’approfondissement de l’intégration, en dépit de ses propres contradictions, soit qu’elle se traduira par la révision du modèle libéral sous la pression du néomercantilisme et des crises sociales.

Le champ symbolique : idéologies, cultures,

religions et identités

L’espace symbolique contient un grand nombre de paramètres. Son formatage global est-il concevable ? Ou bien le communautarisme est-il insurmontable ? L’essor des technologies de communication, le développement des réseaux et des diasporas, engendrent des forces qui poussent tantôt dans un sens (abolition des distances, acculturation médiatique), tantôt dans l’autre (solidarités ethniques, religieuses, ou autres). D’un côté, on constate l’émiettement identitaire et l’effacement de l’idée nationale sous l’effet de l’immigration et de l’hétérogénéisation des populations (en Europe) et de l’autre, on assiste à la montée en puissance et à l’homogénéisation de grands blocs (Chine, où la crise tibétaine n’est que le symptôme d’un dernier sursaut) et à la persistance ou à la radicalisation du religieux dans la structuration de vastes espaces. Joseph Nye a tendance à penser que ce champ est aujourd’hui le terrain de l’affrontement de deux soft powers, l’islamisme et l’idéologie occidentale. Dans un contexte aussi complexe quel crédit peut-on accorder à la thèse de l’existence et de l’extension d’une culture internationale ou universelle faîte de valeurs et de normes partagées et non pas imposées ? Et qui, de surcroît, pour les constructivistes les plus remontés, est la clef du changement mondial puisque, selon eux, c’est au niveau du champ symbolique, intersubjectif par constitution, que tout se joue. Étant entendu que ses interférences avec les autres champs n’ont que des effets subalternes. Nous avons examiné toutes les réserves que cette thèse soulève parmi les « internationalistes », [239] autant par rapport à l’incertitude de la relation entre la culture internationale et l’identité des acteurs que par rapport à sa propre connotation ethnocentrique [625]. Vraiment, elle verse dans le monisme méthodologique, assez simpliste, quand elle réduit l’explication des conflits à une question de subjectivité, et leur extinction à une affaire de psychologie bienséante.

3. Les conséquences géopolitiques

de la globalisation

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La réalité du changement de la configuration géopolitique mondiale dépend de la convergence de toutes les variables identifiées, mais aussi des manières différentes dont elles peuvent se combiner dans le temps et dans l’espace. Il y a donc peu de chances pour que le changement soit régulier et progressif, sans retours en arrière et sans heurts, et que tous les acteurs s’en accommodent. Consécutivement à la globalisation qui accroît la complexité de l’analyse, il faut, pour cerner ce changement, prendre en considération la géographie de l’espace-temps des acteurs, soit, comme la définit Giddens, « le positionnement des acteurs dans des contextes d’interaction et l’entrelacement de ces contextes eux-mêmes » [626]. En effet, en fonction de cela, ces acteurs sont toujours susceptibles de modifier leurs stratégies, de changer leurs visions du monde et, par conséquent, d’interférer sur la configuration et sur les événements. Tant de facteurs engagent à penser un scénario complexe et à réfléchir à une régionalisation de l’objet, choses que nous n’évoquerons ici que succinctement, sachant que le premier a déjà été le sujet d’une recherche publiée et que la seconde devrait donner lieu à un ouvrage à venir.

A. Un scénario complexe

Incertitude et complexité (quant à la structuration du système mondial) marquent les limites du modèle d’interprétation qui nous éclaire sur la configuration du monde. Ainsi, jusqu’à la preuve du contraire (celle qu’apporteront éventuellement les turbulences économiques actuelles), l’unipolarité est la figure spatiale [240] globale qui semble pertinente. Elle l’est dans la mesure où « l’unipolarité est une structure dans laquelle les capacités d’un État sont trop fortes pour être contrebalancées »[627]. Il suffit pour l’admettre de considérer que les États-Unis contrôlent près de 50 % des capacités, tous types réunis, de la planète (43 % des dépenses militaires totales, 50 % de l’arsenal nucléaire mondial, une puissance financière encore hier sans équivalent), et qu’ils génèrent à eux seuls 28 % du Pib mondial. Il est clair que les États-Unis ont voulu tirer parti au maximum de « l’instant unipolaire » qui s’est offert à eux, pour s’assurer les positions stratégiques qui leur permettront de mieux rivaliser demain avec leurs compétiteurs d’Eurasie (Russie, Chine, Inde) ou d’arbitrer un jour l’équilibre eurasiatique des nouvelles puissances, mais encore pour prendre des gages sur l’échiquier pétrolier. Sans doute ont-ils surestimé leur capacité à imposer une pax americana qui aurait l’allure d’une pax democratica en modernisant le monde musulman à partir de l’expérience de l’Irak ? Ou bien n’est-ce qu’une question de temps ? En attendant, au plan diplomatique, la guerre que les États-Unis ont ouverte ajoute au désor­dre qui règne à la surface du globe, en raison de l’absence de toute véritable gouvernance mondiale, et parce que, depuis le 11 septembre 2001, existe une nouvelle insécurité internationale, celle engendrée par le terrorisme religieux transnational. Celui-ci, autant ou sinon plus que l’ouverture des marchés, a signifié aux yeux de beaucoup ce qu’est la mondialité mais aussi la nouvelle vulnérabilité de l’État.

Néanmoins, la géopolitique de la globalisation n’est pas aussi simple dans sa réalité. Parce ce que si celle-là est un défi pour beaucoup d’États, elle est aussi la conséquence de la projection de la puissance économique des plus performants (États-Unis, Japon, Allemagne, Corée, etc.) et que loin de réduire systématiquement l’autonomie des économies nationales, elle accroît et conforte celles qui parmi elles disposent de larges ressources humaines et d’une volonté politique (Chine, Inde). En outre, l’interdépendance économique générée par le commerce mondial et par les flux d’investissement est surtout effective à l’intérieur des nouveaux cadres d’interaction que sont les organisations régionales comme l’Union européenne. Ensuite, il apparaît que les conséquences matérielles de la mondialisation s’avèrent bien plus fortes que les conséquences culturelles et politiques malgré l’émiettement des identités et [241] bien que l’extension et la densification des réseaux conduisent à des reterritorialisations. Dès lors, la Grande Chine bien plus que l’Europe, non remise de sa crise institutionnelle et sur le point de connaître la crise générale, paraît en mesure de participer au réaménagement de la structure globale de la puissance. En somme, la globalisation n’a pas transformé fondamentalement le système international dans sa nature, mais elle a suffisamment d’impact sur une majorité d’États pour modifier leur hiérarchie et pour les amener à réévaluer leurs capacités, leurs vulnérabilités et au final, leurs intérêts. Bien des facteurs qui lui sont inhérents peuvent interférer sur les comportements et les stratégies. En particulier tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, mettent en cause la sécurité des États et de leurs populations [628]. Suite à des événements plus ou moins dramatiques, à des crises ou à des tensions, des changements d’équipes dirigeantes (et avec elles des conceptions du monde qui commandent aux politiques extérieures) sont plus que jamais envisageables. La saisie de toute la complexité du monde globalisé passe donc par un effort continu de recontextualisation qui prend en compte, d’une part, une structure globale de la puissance pour le moment unipolaire, mais qui est grosse aussi d’une autre polarisation potentielle notamment au niveau des « grands espaces », et d’autre part, son interaction avec différents phénomènes, processus et agents issus des différents champs du système mondial (en particulier la version toujours contingente de la culture internationale). On comprend que rien de définitif ne peut être écrit.

B. L’unipolarité américaine, jusqu’à quand ?

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Depuis la fin de la guerre froide les dirigeants américains semblent penser que la supériorité militaire écrasante des États-Unis leur donne l’occasion de façonner le monde à leur guise, en même temps que de l’ouvrir le plus largement possible au marché. Ils paraissent convaincus que ni l’Europe de l’Ouest, ni la Russie, ni la Chine ou d’autres États soient prêts à rompre avec Washington, même si de nombreux dirigeants étrangers apprécient peu que les États-Unis fassent étalage de leur suffisance. À cela des auteurs [242] opposent le risque de leur isolement diplomatique et l’affaiblissement d’une économie américaine, déjà atteinte par certains maux. Mais comment apprécier exactement la réalité de la puissance américaine ? S’agit-il d’un empire, comme nous sommes-nous interrogés dans l’introduction générale ? La réponse ne varie pas. En effet, si l’on accepte le principe partagé par de nombreux historiens que l’empire suppose le contrôle territorial sans partage et qu’il repose avant tout sur le pouvoir de coercition ou d’injonction (le fait qu’il interfère directement et ouvertement dans la vie politique intérieure des États sous influence), alors il n’existe pas, à proprement parler, d’empire américain. Cet argument, discuté collectivement dans le cadre d’une Aci du ministère de la Recherche français sur le thème « l’hégémonie et théories des relations internationales », a été développé dans notre introduction générale (cf. le tome I), et repris notamment par John Ikenberry [629]. Contre ceux qui ont tendance à comparer les États-Unis à Rome (le point commun le plus évident étant la puissance militaire écrasante), il est facile de faire valoir qu’ils n’ont pas de colonies. En dépit du fait que leur position géographique les oblige à être présents sur les Rimlands, où ils entretiennent des bases militaires dans quarante pays, tandis que le Pentagone reconnaît une présence militaire plus ou moins importante dans 132 États qui leur sont redevables à un titre ou à un autre, et sur lesquels ils exercent une forte influence. Par nécessité géostratégique parce que le vaste espace continental eurasiatique demeure le centre de gravité pérenne de la géopolitique mondiale, comme cela est admis à Washington, leur désengagement total ne sera jamais possible. Et puis, il ne suffit pas de disposer d’une grande puissance militaire, il faut aussi que le monde le sache ! Comme Rome qui savait impressionner ses alliés ou ses adversaires, les États-Unis s’efforcent de séduire les peuples qu’ils dominent, grâce à leurs moyens technologiques et au rayonnement de leur culture de la consommation. Grâce encore à l’éducation de leurs élites selon les canons de la société américaine. C’est ce que l’on appelle alors « l’hégémonie ».

Cette expression apparaît, en effet, plus adéquate que celle d’empire pour caractériser la position globale des États-Unis, bien qu’elle soulève elle aussi quelques réserves, quant à son étendue. [243] Car ils n’imposent pas leur volonté ni à la Chine ni à la Russie. Deux puissances par rapport auxquelles ils ont respectivement mis en place un soft balancing régional (cf. tome II). L’hégémonie prend assise sur la puissance, matérielle et immatérielle. Elle est une domination indirecte, « douce », supportable et acceptée. Elle procède de trois sources principales : 1) le pouvoir d’influence et d’attraction (soft power de Nye). Reposant sur la séduction des valeurs et de la société américaine, cette modalité de l’hégémonie est en quelque sorte mécanique. Le prestige de la puissance dominante encourage le mimétisme (Gilpin) ; 2) le pouvoir structurel (Nye, Cox, Gill, Strange) passe par l’instrumentalisation des Oig créées à l’initiative de l’hégèmon, par le contrôle des marchés internationaux, par la fixation des règles du jeu international (« régimes internationaux »), par la détention de la monnaie internationale, etc. Ce type de pouvoir a l’avantage de limiter les engagements extérieurs de l’hégèmon et d’économiser ses ressources. Son acceptation par les autres dure tant qu’il profite à tous les partenaires ou tant qu’ils sont obligés de s’y résigner ; 3) le pouvoir d’inculcation ou d’endoctrinement (Lukes) consiste par le biais du contrôle de l’information, des médias, ou des processus de socialisation à « gagner le cœur et l’esprit » des autres. Il use de la propagande et plus subtilement de « machineries conceptuelles » (Berger et Luckmann) destinées à légitimer un ordre, à dénoncer les « hérétiques » et à inhiber les concurrents ou les adversaires potentiels (cf. Tome II). En somme, il y a hégémonie quand une puissance est en mesure d’imposer sa volonté aux autres, de les entraîner là où elle veut, grâce à son pouvoir de persuasion plutôt que de coercition.

La crise et les signes d’un tassement

de la puissance américaine

Tout cela s’applique aux États-Unis, car bien qu’étant le pays le plus puissant du monde tout au long du XXe siècle, ils sont réputés avoir des intentions pacifiques. Généralement, on leur prête l’intention de chercher à empêcher d’autres puissances de dominer d’importantes régions du monde plutôt que de vouloir imposer leur propre domination sur ces régions. Or, la guerre irakienne a été révélatrice de ce paradoxe de la puissance hégémonique [244] qui est censée être au service de l’humanité, mais à laquelle il est facilement reproché d’en faire trop ou alors pas assez. C’est que, si l’on attend de l’hégèmon qu’il agisse comme gendarme mondial, et si de ce fait il est l’acteur qui prend les principaux risques, il est difficile de lui imposer les modalités de l’action internationale, ainsi que le choix du moment où il faut agir. De la même manière, on voit mal comment l’hégèmon peut ne pas dissocier ses intérêts de ceux de la communauté internationale qu’il est supposé prendre en charge, et ne pas les privilégier. Tôt ou tard, les catégories divergent ou entrent en conflit. Une hégémonie peut-elle se convertir en « gouvernance multilatérale » comme beaucoup s’étaient déjà pris à l’espérer ? Selon John Gerard Ruggie, le multilatéralisme consistant à ce que les États coordonnent leurs politiques sur la base de principes généraux de conduite établis a priori (de façon concertée, et spécifiant qu’ils s’engagent à respecter indépendamment de leurs intérêts nationaux ou des exigences stratégiques susceptibles d’exister le moment donné) on peut douter que les États-Unis s’y rallient, sachant qu’ils ont pris leurs distances avec les Nations Unies, et maintenant qu’ils sont en crise. D’autant plus que l’ordre libéral mondial est devenu problématique en raison, en convient Ikenberry, de l’unipolarité américaine et de l’absence d’un équilibre international, de l’aventurisme de l’Admi­nis­tration Bush (qui par contrecoup a suscité une espérance naïve dans celle d’Obama), du décalage remarquable entre la pratique de la démocratie aux États-Unis et leur comportement autoritaire (quelle que soit l’Administration en place) envers les autres nations [630]. Ce qui s’explique parce qu’ils sont de plus en plus préoccupés, à la fois, par leurs propres insuffisances et par les défis qui se profilent à l’horizon du milieu du siècle.

Il est clair maintenant aux yeux de tous que l’économie dominante américaine entretient une antinomie : le fait qu’elle soit à la fois l’économie la plus riche et la plus emprunteuse et donc la plus endettée du monde. Or, elle va l’être plus encore. Même si certains économistes tempèrent cette réalité par l’effet dark matter (cf. chapitre I). Le conflit irakien n’ayant rien arrangé, les déficits jumeaux (budgétaire, plus de 400 milliards de dollars, et du commerce extérieur, plus de 500 milliards de dollars) comme [245] on les désigne, et les nouveaux emprunts « anti-crise » a fortiori pénalisent une économie américaine qui devrait être prêteuse, comme toute économie dominante qui se respecte (telle la Grande Bretagne au XIXe siècle). De sorte que, les États-Unis seront conduits soit à aspirer la plus grande partie de l’épargne mondiale (865 milliards de dollars absorbés en 2001) au risque d’engendrer la pénurie ailleurs, soit à fabriquer du dollar, à faire tourner la « planche à billets ». Dans le premier cas, il faudrait qu’ils puissent continuer à attirer les capitaux étrangers grâce à l’importance de leur marché, à la rentabilité des investissements et à leur solvabilité (28 % du Pib mondial). Cependant, la récession, ou la dépression, engendrée par la crise des subprimes est susceptible d’affecter fortement l’attractivité de l’économie américaine. Dans le second cas, c’est le sort du dollar, dont le cours ne cesse de fléchir, qui est en cause. Parce que l’inflation est toujours la sanction d’une politique monétaire trop laxiste. En même temps, on sait que ce sort se joue de plus en plus en Asie. En effet, Japonais, Chinois et autres Asiatiques sont devenus collectivement les plus grands détenteurs étrangers de titres américains, dépassant les Européens à la fin de 2001. En 2002, ils ont généré 40% des flux d’investissements étrangers aux États-Unis doublant le montant de leurs apports en seulement deux ans. Les Asiatiques sont notamment acheteurs des bons du Trésor et des obligations des agences fédérales américaines. On comprend alors la placidité des dirigeants chinois face aux protestations américaines devant l’arrivée massive de produits chinois sur le marché américain quand on sait que Pékin finance des portions de plus en plus importantes de la dette américaine (la Chine détiendrait plus de 700 millions de dollars en devises étrangères). Un dilemme va donc se poser, auquel Ferguson a, on l’a vu, sa réponse. En tout cas, l’endettement international des États-Unis, qui a atteint les trois milliards de dollars à la fin 2003, va s’accroître selon une courbe exponentielle. Au risque de réduire les États-Unis, comme le faisait remarquer l’économiste anglais Will Hutton, à l’état de république bananière [631]. La crise du crédit en cours, la persistance des déficits américains et la baisse corrélative, et plus ou moins délibérée du taux de change du dollar [246] vont, tôt ou tard, poser la question de la coexistence de l’euro et d’un billet vert affaibli. Certes, il serait étonnant que les États-Unis n’utilisent pas les ressorts de la pax americana pour sinon rétablir leur monnaie dans ses prérogatives, pour déstabiliser au moins la zone euro. Mais, selon la façon dont les dirigeants européens se comporteront et en fonction des intérêts des économies émergentes, il se pourrait aussi que l’euro (un quart des réserves mondiales en devises contre les deux tiers pour le dollar) finisse par supplanter la monnaie américaine en tant que monnaie de réserve mais aussi comme monnaie de paiement. Alors ce tournant monétaire marquerait un grand changement géopolitique.

Parallèlement, et la crise y contribue, l’image sociale des États-Unis se ternit car le régime capitaliste de variété dérégulée, dont ils sont le champion, apparaît de moins en moins légitime comme l’ont montré les manifestations contestatrices de la globalisation, mais aussi, d’une certaine façon, le referendum français sur la constitution européenne (voire les dernières élections législatives allemandes). C’est que le sauvetage de ce qui reste du modèle social européen, caractérisé par un haut niveau de protection collective et de plus en plus altéré et dérégulé sous la pression de la mondialisation et de l’idéologie ultralibérale américaine, lui est opposé. Une tension d’origine sociale entre l’Europe et les États-Unis n’est donc plus à écarter, car le caractère fortement inégalitaire, oligarchique pour ne pas dire ploutocratique de la démocratie américaine rend l’exportation du modèle de plus en plus problématique. L’impact de l’approche américaine sur les existences individuelles apparaît clairement dans les études internationales sur le bonheur et le sentiment de bien-être ressenti par les individus, études dans lesquelles les États-Unis enregistrent des résultats déplorables : espérance de vie inférieure à celle prévalant en Europe, absence de mobilité sociale, temps de travail plus long (en moyenne, les Américains travaillent trois cents heures de plus par an que les Britanniques, les Français ou les Allemands). Finalement, la productivité du travail y est moindre qu’en Europe, parce que les entreprises américaines innovent et investissent peu, cherchent moins à être créatives qu’à accumuler des actifs qui ne profitent qu’au sommet de l’échelle sociale.

[247]

La thalassocratie américaine et ses deux théâtres

d’intervention prioritaires

En tant que puissance unipolaire, les États-Unis demeurent avant tout une thalassocratie en quête d’une homogénéisation hégémonique de la planète. Une thalassocratie pour trois raisons : la domination sans partage des océans et des mers par les flottes de guerre Us ; leur présence militaire dans toutes les régions maritimes du monde ; une capacité de projection de la puissance sans égale assumée par un combinat militaire mer-air-cosmos. Sa pénétration en Eurasie est d’ordre principalement logistique (bases militaires), tandis que les guerres d’Irak et d’Afghanistan sont avant tout des guerres économiques pour les ressources et la liberté des voies d’approvisionnement bien dans la tradition de la puissance maritime et commerciale. En Europe et en Asie, face à une Russie qui commence à déployer une stratégie continentale prudente, d’un côté, et face à une Chine qui attend son heure, de l’autre, la thalassocratie américaine s’appuie sur deux équilibres régionaux. En Europe, où l’engagement des États-Unis est le plus profond et où il a été élargi, le maintien de l’Otan s’explique en grande partie par le ralliement des Européens au maintien du statu quo garanti par les Américains, face à une Russie qu’il faut d’autant plus ménager qu’elle détient les clefs de l’avenir énergétique de tout le Vieux Continent. Et puis les États-Unis, qui ont tenté de prendre le contrôle du pétrole russe lors de l’affaire Youkos, en essayant d’imposer une libéralisation du marché énergétique russe, n’y ont peut-être pas renoncé. En Asie de l’Est, où la situation est quasiment bipolaire, la puissance maritime américaine développe au moyen d’alliances officielles (Japon, Corée du Sud) ou d’accords informels (Inde, Indonésie), un équilibrage de la Chine qui reste soft afin de ne pas compromettre les relations commerciales bilatérales, ni d’hypothéquer l’avenir. Enfin, les États-Unis ont besoin de s’assurer aussi de la neutralité sinon de la bienveillance de la Russie et de la Chine pour stabiliser certaines régions géostratégiques et y régler certains problèmes aigus (Iran, Corée du Nord). Cette réactualisation de l’équilibre des puissances devrait permettre aux États-Unis de ne pas connaître les inconvénients [248] d’engagements trop lourds. Mais alors qu’en 1991, lors de la guerre du Golfe, ils n’ont « déboursé » que 7 à 8 milliards de dollars (le reste, c’est-à-dire beaucoup plus, ayant été payé par les autres membres de la coalition), en 2003, il n’en a plus été ainsi puisque les Américains et les Anglais ont assumé à leurs propres frais l’intervention militaire. Par conséquent, dans l’immédiat, au prétexte de la lutte contre le terrorisme et contre les « États parias » censés le soutenir, les États-Unis ont opté pour l’interventionnisme sur le théâtre Asie-Méditerranée, au cœur duquel se trouvent l’Irak et l’Iran, tandis que l’autre espace qui focalise les préoccupations américaines est le théâtre Asie-Pacifique pour la raison que la Chine s’y profile comme la grande puissance concurrente du XXIe siècle.

Le premier est l’espace qui va de l’Inde à Gibraltar, en passant par le Moyen-Orient, l’Asie centrale, l’Europe balkanique et l’Afrique du Nord. Il a fait l’objet de toute l’attention de la Maison Blanche ces dernières années, avec des interventions militaires dans les Balkans (guerre contre la Serbie), en Afghanistan, et au Moyen-Orient (Irak) et une présence du même type, mais sollicitée, en Caucasie (Georgie) et en Asie centrale, dans des républiques qui semblent momentanément perdues pour la Russie. Il y a cinq raisons à cela qui se recoupent souvent : 1) la lutte contre Al-Qaïda et la crise de confiance concomitante envers l’Arabie Saoudite ; 2) la sécurité énergétique et la politique de transport des hydrocarbures : oléoducs et gazoducs ; 3) la défense d’Israël, et la réorganisation du Moyen-Orient ; 4) l’effort d’isolement diplomatique de l’Iran ; 5) la « surveillance » de la Russie et de la Chine. Les actions unilatérales des États-Unis ont été facilitées jusqu’à maintenant par la neutralité relative de ces deux dernières qui ont affaire à des rébellions musulmanes (Tchétchénie et Sin Qiang) et qui ont besoin de bonnes relations commerciales avec Washington. L’une des raisons de l’installation des Américains en Irak était, on y a fait allusion, leur objectif de remodeler l’Asie du Sud-Ouest à partir de leur projet du Grand Moyen-Orient (Gmo), soit la mise en place, à la tête des États de la région, de régimes islamistes modérés sous leur propre patronage et celui de leur allié le plus sûr, la Turquie. L’idée de Washington, qui a dû renoncer [249] à certains redécoupages territoriaux, était également de faire du Gmo une zone de libre-échange dans laquelle Israël trouverait sa place auprès d’États arabo-musulmans qui le toléreraient de mieux en mieux, de gré ou de force. Cependant, l’occupation de l’Irak a pris une telle tournure qu’un retrait américain n’est pas un scénario impossible. Il ne serait pas étonnant que les États-Unis, fidèles à leur tradition pragmatique, se retirent s’ils considèrent qu’ils ont mal évalué leurs intérêts. Toujours est-il que depuis leur intervention, en 2002, en Afghanistan, les États-Unis ont multiplié leurs bases militaires en Asie centrale. Aux deux bases existantes dans l’État afghan, ils s’apprêtaient à en ajouter neuf. Ils disposent désormais de points d’appui plus au Nord, au Tadjikistan, au Kirghizistan, etc. L’intérêt de tout ce déploiement est qu’il leur permet de surveiller une région qui est à la jonction des zones d’influence de trois puissances montantes : la Chine, l’Inde et la Russie, d’une part ; et d’encercler l’Iran, future puissance nucléaire de la région, afin, si possible de l’isoler, d’autre part. S’ils savent ne pas pouvoir interférer beaucoup sur les relations que ce pays entretient avec la Russie, et s’ils comptent sur la vieille rivalité entre le chiisme et le sunnisme pour tenir la majorité des États musulmans à l’écart, ils doivent prendre en considération les rapports qui se sont établis entre Téhéran et New-Delhi tout au long des années quantre-vingt-dix. C’est-à-dire depuis l’époque où l’Afghanistan était aux mains des Talibans. Les États-Unis n’apprécient guère que l’Iran, l’Inde et le Pakistan, qui les sépare, aient convenu de la construction commune d’un gazoduc de 2600 kilomètres, destiné à ravitailler l’Inde, mais aussi de l’aménagement d’un couloir terrestre de communications qui relierait cette dernière à l’Europe via le Pakistan, l’Iran et l’Azerbaïdjan. Le projet de gazoduc va à l’encontre des énormes efforts consentis à ce jour par les États-Unis pour garder le contrôle des transports d’hydrocarbures dans la région et pour éviter qu’ils transitent par l’Iran, compte tenu des revenus que cela procure. En matière d’évacuation du pétrole et du gaz du bassin de la Caspienne, tout l’effort américain a consisté à contourner l’Iran, mais aussi à éviter d’utiliser le tracé des conduites russes. D’où le projet trans-Afghanistan en direction du port de Gwadar au Pakistan, et d’où, [250] surtout, la réalisation achevée de l’oléoduc Georgie-Ceyhan, port turc sur la Méditerranée orientale. Mais la partie n’est pas terminée car d’autres projets fleurissent à l’initiative de la Russie et de la Chine, intéressées la première pour ses exportations et la seconde pour ses approvisionnements.

La montée en puissance de la Chine préoccupe incontestablement les États-Unis qui, étant donné l’attraction qu’ils éprouvent pour le marché chinois, ont du mal à fixer une ligne diplomatique par rapport au géant asiatique. Après l’époque du « partenariat stratégique » sous Clinton puis celle de la « rivalité concurrentielle » du début de l’ère Bush, la Maison Blanche reconnaissait ces derniers temps que les relations sino-américaines sont extrêmement complexes. En outre, un décalage apparaît de plus en plus net entre les décideurs de Washington qui semblent déterminés à développer des « relations de coopération constructives » avec la Chine, à approfondir les échanges entre les deux pays, et l’opinion générale américaine, le Congrès y compris, qui est de plus en plus sensible à la théorie de la menace chinoise [632], laquelle présenterait cinq aspects : 1) La menace militaire, tout d’abord, qui est fortement exagérée, sinon inexistante [633]. En effet, d’après le rapport de 2005 du Pentagone sur la puissance militaire chinoise, rendu public le 19 juillet de la même année, suite à une hausse importante et continue, les dépenses militaires correspondantes atteindraient 55,9 milliards de dollars en 2004 (contre 453,6 milliards pour les États-Unis, en 2003). Et près de 70 milliards en 2006. Or, cela représente moins de 15 % des dépenses totales américaines, et moins que ce qui a été dépensé en Afghanistan et en Irak dans la seule année 2007. Henry Rosemont, qui fait cette comparaison, signale par ailleurs l’existence entre les deux arsenaux respectifs de deux fossés, de deux décalages pour le moment rédhibitoires. D’une part, en ce qui concerne l’effort chinois en investissement en hautes technologies (la Chine est la troisième puissance spatiale – satellite habité – et les Américains s’inquiètent de l’allongement de la portée des missiles chinois), il note que si la Chine possède entre 100 et 400 engins nucléaires, elle ne dispose que 18 silos d’où peuvent être tirés des missiles capables de frapper le sol américain. [251] Tandis que les États-Unis ont un stock de 10 000 têtes nucléaires et ont les moyens de raser chaque ville chinoise d’au moins cinq cent mille habitants. D’autre part, remarque l’universitaire américain – c’est essentiel pour le débat géostratégique –, son économie ne donne pas les moyens à la Chine de déployer une flotte de haute mer indispensable à la maîtrise des océans. La thalassocratie américaine n’est en rien menacée quand à ses 72 sous-marins nucléaires, elle ne peut opposer que 55 submersibles dont 50 sont équipés d’un moteur diesel et par conséquent sont d’une disponibilité limitée (quant à leur rayon d’action et quant à leur repérage aisé), surtout par rapport aux immensités de l’océan Pacifique et de l’océan Indien. Quant au déploiement des forces américaines et chinoises dans le monde, il n’y a rien de comparable ; 2) La menace économique qui, disons-le, est agitée dès que la suprématie commerciale américaine est en cause. Sa dénonciation repose d’abord sur le fait que les échanges entre les deux pays favoriseraient démesurément le concurrent chinois dont l’excédent commercial avec les États-Unis ne cesse d’augmenter : 162 milliards de dollars en 2004, 180 milliards en 2005. En outre, les Chinois seraient en train de « copier le Japon des années quatre-vingt » en lançant une vague d’achats d’entreprises américaines. Dans ce domaine, la tentative du pétrolier chinois Cnooc (Compagnie nationale chinoise de pétrole offshore) de racheter l’Unocal Corporation a fait sensation. Il est encore reproché à la Chine de sous-évaluer le cours du yuan pour accentuer la compétitivité de ses produits à l’exportation (malgré la faible réévaluation de juillet 2005), et de violer sans cesse les droits de propriété intellectuelle en « pillant » le savoir et l’innovation américains ; 3) La menace énergétique. La croissance économique de la Chine et ses besoins en énergie la conduisent à faire pression, par sa demande, sur le marché du pétrole dont les cours s’envolent. Les Américains l’accusent de faire de la surenchère auprès des fournisseurs ; 4) La menace diplomatique. Certaines personnalités américaines apprécient peu le nouveau rôle international de la Chine, et les nombreux accords qu’elle passe avec de nouveaux partenaires. Ils la soupçonnent de vouloir bâtir autour d’elle un espace de sécurité et [252] d’échanges Asie-Pacifique dont les États-Unis seraient progressivement et pacifiquement exclus ; 5) La menace sur le modèle américain. Des chercheurs américains tendent à opposer un modèle sociopolitique chinois alliant centralisme, économie de marché et diplomatie souple au modèle américain qui associe démocratie et économie de marché. Or, les succès remportés par le premier en matière de développement pourraient faire reculer le modèle que les Américains s’évertuent à diffuser dans le monde. Tous ces éléments combinent des faits réels et des mythes mais ils sont symptomatiques des nouvelles appréhensions américaines du côté du Pacifique. De leurs conséquences et de leur gestion peuvent résulter une nouvelle dépendance mutuelle ou un nouvel antagonisme.

C. Deux challengers asiatiques

encore loin du compte

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Si le centre de gravité de la géopolitique mondiale est, sauf une très hypothétique et très inattendue unification de l’Europe, appelé à se fixer quelque part entre l’Amérique du Nord et l’Asie, il faut relativiser lorsqu’on évoque l’ascension de la Chine et de l’Inde. Il y a d’ailleurs débat quant à la réalité de leurs Pib nationaux respectifs. Ils seraient couramment surévalués de 40 %, comme s’en accordent de nombreux économistes, par rapport à leur calcul exprimé en parité de pouvoir d’achat qui prend en compte les différences de prix entre les pays [634]. Si grâce à la mondialisation leurs énormes potentiels économiques, surtout pour la première, n’en sont pas moins réels et ont commencé à s’exprimer, aucun des deux États n’est en mesure, avant de nombreuses années, de faire jeu égal avec les États-Unis. Leurs populations sont toujours très pauvres (700 millions de paysans miséreux en Chine et presqu’autant en Inde où la croissance démographique se poursuit à un rythme fort : 18 millions de nouveaux indiens chaque année), leurs sociétés sont désarticulées et chacun a de lourds défis à gagner. Mais il est vrai que leur intégration dans l’économie mondiale en a déjà bouleversé la hiérarchie ainsi que la structure des facteurs de production à tel point que les principes du libre-échange s’en trouvent altérés, discrédités. Et le spectacle de leur [253] réussite, s’il n’y a pas d’accident de parcours trop grave, est encore à venir. Il est exact aussi que la Chine et l’Inde sont des puissances nucléaires et spatiales et qu’elles poussent de plus en plus loin les bornes de leur sphère d’influence propre. Du même coup, il va leur falloir savoir gérer des tensions. Ce pourquoi la Chine est peut-être moins prête que l’Inde en raison de la nature autoritaire de son régime et de sa tendance à surréagir quand une situation lui rappelle trop le temps de l’humiliation. Cependant, ni l’une ni l’autre n’exerce une menace directe sur les États-Unis, ni sur leur prépondérance mondiale, et ceux-ci ont le temps de se préparer à l’avènement des nouveaux géants.

La Chine

Le vieil empire du milieu est devenu en deux ou trois décennies « l’atelier du monde ». Pour s’en persuader, il suffit de considérer sa part du marché mondial pour un certain nombre de produits industriels : 85 % des tracteurs, 75 % des horloges et des montres, 70 % des jouets, 55 % des appareils photos, 50 % des ordinateurs portables, 30 % des téléviseurs… Et l’industrieuse dextérité chinoise s’apprête à remonter les filières : machine-outil (rachat en 2003 du groupe allemand Schiess), automobile (rachat en 2005 de Mg Rover). Alors qu’il y a une dizaine d’années la percée chinoise mettait en difficulté ses partenaires asiatiques, aujourd’hui plusieurs d’entre eux bénéficient d’un surplus commercial avec le République populaire. En 2005, ses échanges avec le Japon atteignaient 213,3 milliards de dollars et 111 milliards avec la Corée du Sud. Mieux, l’Association des nations du Sud-est asiatique (Asean) a passé avec Pékin un accord de libre-échange qui va regrouper 1,7 milliard d’individus pour un produit intérieur global de près de 2000 milliards de dollars. La Chine figure de plus en plus la « locomotive » de l’Asie orientale (bien que sa croissance, de l’ordre de 6,1 % par an entre 1978 et 2004, soit moins forte que n’ont été celle du Japon, 8,2 % par an entre 1950 et 1973, et celle de la Corée du Sud, 7,6 % par an entre 1962 et 1990), qui est l’un des trois sommets du triangle commercial mondial. Les économies qui pâtissent le plus (mais pas leurs consommateurs qui profitent des [254] bas prix chinois et de la faiblesse du yuan) de la poussée commerciale conquérante de la Chine, sont l’américaine et dans une moindre mesure les européennes (solde négatif pour l’Union européenne de plus de 70 milliards de dollars en 2004). Sur cette lancée, il est bien possible qu’elle devienne la plus grosse économie du monde aux alentours de 2020, d’un poids équivalent à 80% de celui de tous les pays de l’Ocde réunis. Sans en faire encore une économie dominante, c’est-à-dire tant que les Ide chinois ne seront pas majoritaires. Toutefois, sa progression dépendra beaucoup d’une meilleure maîtrise de son territoire par la Chine. Ce à quoi s’astreint le gouvernement de Pékin en finançant généreusement, à raison de 19 milliards de dollars par an depuis 2005, l’extension du réseau ferroviaire qui devrait passer de 75 000 kilomètres à cette date à 100 000 en 2020. Ce gigantesque plan est l’unique moyen de désenclaver tout l’intérieur de l’État. L’un des actes à la fois des plus symboliques et des plus stratégiques dans cette optique aura été l’inauguration en 2007 de la ligne Qinghai-Tibet, qui monte jusqu’à Lhassa. Un autre, d’une portée socio-économique plus grande, est la décision, prise en 2008, de construire une ligne à grande vitesse entre Pékin et Shanghai. Elle devrait être terminée en 2013, coûter 31,6 milliards de dollars et faire 1320 kilomètres de long. En reliant les deux métropoles, elle traversera le cœur de la Chine. L’autre impératif, on l’a vu plus haut, est d’ordre énergétique quand on sait que la Chine va consommer à elle seule 17 % de l’énergie mondiale en 2015 et 20 % en 2025, et qu’elle est déjà le second importateur mondial de pétrole. On comprend pourquoi les compagnies pétrolières et gazières chinoises sont parties à la recherche de fournisseurs à travers le monde. Leurs prospecteurs sont partout en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie centrale, en Amérique latine. Afin de sécuriser l’approvisionnement du pays, elles ont signé des contrats avec l’Iran, le Soudan, le Venezuela ou la Gazprom russe et l’Aramco saoudienne.

Sur le marché mondial de l’énergie, des matières premières et des produits alimentaires, l’attitude de la Chine sera nécessairement agressive et conquérante si elle veut maintenir un rythme d’expansion qui lui a permis de sortir 300 millions de citoyens de l’extrême pauvreté. Mais les Chinois sont, au bas mot 1,3 milliard. [255] Parce que les observateurs étrangers estiment les chiffres officiels fortement sous-évalués. Des indices incitent à croire que les restrictions imposées par la politique démographique adoptée en 1978 sont loin d’être partout respectées et qu’il pourrait exister un surplus annuel de naissances de 5 millions ! Or l’enrichissement (relatif) pour tous est la condition de la stabilité. La fin des pénuries alimentaires en est une des premières manifestations, mais l’exode des jeunes paysans et la diminution des surfaces cultivées fait craindre le contraire. Si l’importation massive de produits alimentaires s’avère indispensable pour sauvegarder le niveau de vie, cette nouvelle dépendance rendra la Chine vulnérable aux pressions extérieures. Le poids de l’agriculture, en termes de production mais aussi d’emploi, comme l’acuité du problème alimentaire, risquent donc de conditionner encore la croissance de la Chine. De plus, le monde rural chinois manque d’investissements bien que les dirigeants en soient parfaitement informés. Mais ils semblent redouter qu’une transformation trop rapide des campagnes rende le problème du chômage insoluble, déjà que le nombre des migrants intérieurs ne cesse d’augmenter. Inévitablement les inégalités se creusent. Alors que l’écart entre revenus urbains et revenus ruraux était de l’ordre de 2 à 1 quand Deng Xiaoping a lancé sa politique de réformes, il est passé au début du millénaire de 5 à 1. Comme dans les États les plus libéraux, une minorité de Chinois (entre 8 et 9 %) contrôle la plus grande part (60 %) de la fortune nationale. La cohésion de la société chinoise est ainsi plus menacée par les inégalités sociales et régionales, comme par le vieillissement rapide de la population, que par les dissidences ethniques ou identitaires. La distribution régionale de la richesse profite avant tout aux provinces de la façade pacifique (20 000 yuans par habitant et par an en 2002 pour les plus riches contre moins de 5 000 pour les plus pauvres). Ce qui suscite de la désobéissance aux règlements centraux, voir des velléités d’autonomie de gestion, et des investissements dispendieux et improductifs dans les provinces favorisées et de la frustration dans celles qui tirent peu d’avantages de l’ouverture économique ou qui sont tenues de céder leurs ressources naturelles [635]. Un des articles du dossier référencé ici n’hésite pas à afficher que « l’anarchie [256] règne dans les provinces » [636]. Quant au vieillissement de la population, très rapide en raison de la chute de la fécondité, malgré les réserves émises plus avant, par suite à la politique de l’enfant unique, mais aussi en raison de la baisse de la mortalité et de l’allongement de l’espérance de vie, il va poser problème parce qu’il n’existe en Chine aucun système de retraite. En effet, la proportion des personnes âgées de plus de 65 ans devrait doubler entre 2005 et 2030 (16 % contre 8 %).

Toutes ces tensions sociales, interrégionales et intergénérationnelles, en mettant en cause la cohésion de l’immense bloc Han ou chinois, risquent plus de heurter l’obsession impériale de « l’harmonie » ou de l’uniformité que la question des minorités. Celle-ci ne survivra pas à l’absorption par la masse des Hans des provinces autonomes de l’Ouest et du Sud, quand leur mise en valeur par Pékin aura atteint son plein régime. C’est ce qui est en train de se produire au Tibet où les événements de 2008 ne sont que les derniers soubresauts d’une résistance, à la fois religieuse et rurale (suite à des confiscations de terres) qui, de toutes les façons, a renoncé à l’indépendance. La digestion sera plus difficile du côté des Ouïgours de la province du Xinjiang qui peuvent s’appuyer sur une diaspora présente dans les républiques d’Asie centrale, en Afghanistan et au Pakistan. Surtout s’il est vrai, comme le soutient Pékin, que la dissidence ouïgoure (mouvement islamique du Turkestan de l’Est) a des liens avec les réseaux islamistes transnationaux. D’un autre côté, cette connexion, qu’elle soit avérée ou fausse, a permis à la Chine d’améliorer ses rapports avec ses voisins asiatiques, en particulier dans le cadre des conférences du groupe de Shanghai, réuni pour la première fois en 1996, et qui est devenu depuis l’Organisation de la Coopération de Shanghai (Ocs : Chine, Russie, et les cinq républiques d’Asie centrale). Outre la coordination de la lutte contre le terrorisme et le séparatisme, l’Osc est le cadre d’accords bilatéraux et multilatéraux en matière d’aide au développement, d’investissement et d’approvisionnements énergétiques, au point que le Kazakhstan qui est devenu le principal partenaire de Pékin en Asie centrale a proposé d’en faire un « club énergétique ». Au plan diplomatique, en dépit de leurs [257] intérêts contradictoires dans cette région, la Russie et la Chine tendent ensemble à voir dans l’organisation un « arc de stabilité » posé face à « l’arc d’instabilité » du rimland sud-asiatique sous influence américaine (Afghanistan, Irak). Du côté du Pacifique, tellement important pour elle compte tenu de sa situation géographique, et du développement de sa façade maritime, la Chine s’efforce aussi de calmer les appréhensions qu’elle suscite. En prenant, comme on l’a dit, une part de plus en plus active à l’Asean, en lançant un forum des États insulaires de la zone Asie-Pacifique. Avec Taïwan un rapprochement significatif devient probable, maintenant que le Kouo-Min-Tang est revenu au pouvoir dans cette île et qu’il partage avec le parti communiste l’idéal de la Grande Chine. Sachant aussi que l’interdépendance de l’île et du continent, en termes de capitaux et de personnes, ne cesse d’augmenter. C’est avec le Japon que les relations risquent de demeurer difficiles, car celui-ci aura du mal à ne pas avoir à choisir entre les États-Unis et la Chine, compte tenu de sa perte de dynamisme économique inhérente au vieillissement de sa population et de sa dépendance stratégique. Des réticences devraient subsister également du côté du monde malais et philippin qui ne saurait tout accepter de Pékin qui trouble par ses prétentions sa souveraineté sur les archipels de la mer de Chine méridionale.

Le rôle croissant que joue la Chine dans les relations internationales tient d’abord à sa présence grandissante dans l’économie mondiale dont elle pourrait devenir bientôt le centre de gravité. Ce qui devrait l’amener à prendre conscience de sa responsabilité face aux dangers environnementaux qui pourraient mettre en péril sa renaissance économique (menace sur le système des moussons ; submersion marine des plaines littorales). En revanche, si elle appartient au club très fermé des nations qui maîtrisent les vols spatiaux habités (elle a réalisé le premier en 2003 et le second en 2005) et si elle démontre par là qu’elle a de grandes capacités technologiques, ses énormes disparités internes font qu’elle est encore loin de sa puissance optimale et qu’elle n’est pas encore en mesurer de rayonner hors de sa sphère régionale.

[258]

L’Union indienne

Face à cette réalité, la seule autre puissance démographique asiatique, milliardaire elle aussi, capable de contester à la Chine le leadership régional est sa voisine du Sud, l’Inde. Comme pour elle le premier défi à relever est celui d’une pauvreté endémique (avec un bon tiers de sa population vivant au-dessous d’un seuil tolérable : 420 millions de personnes disposent, en 2005, de moins de 1 dollar par jour), et comme pour elle la modernisation de son économie est la condition de la poursuite de son développement trop structurellement et régionalement inégal. En Inde comme partout ailleurs, après des lustres de semi-autarcie, les gouvernants ont rompu avec le socialisme et ont opté pour la voie libérale et pour l’ouverture du marché. Alors pourquoi pas un rapprochement avec l’empire du milieu ? Un premier pas a d’ailleurs été fait avec la visite à Pékin du Premier Ministre indien en janvier 2008, la première rendue par un personnage de ce même rang depuis cinq ans, sachant qu’il faut remonter dix ans plus tôt (1993) pour trouver la trace du même événement [637]. Tandis que les deux nations se sont si longtemps ignorées, leur commerce bilatéral a bondi de 5 milliards de dollars en 2002 à 34,2 en 2007. Un pool économique entre les deux États, une sorte de « Chindia » sont-ils désormais concevables ? Cela n’est pas acquis parce que les relations entre la Chine et l’Inde demeurent complexes moins pour des raisons géostratégiques, même si elles existent, que pour les différences politiques et culturelles qui les séparent. D’un côté, il y a bien sûr les contentieux tout au long d’une frontière commune de plusieurs milliers de kilomètres de long. En 2006 encore le gouvernement chinois a fait valoir sa revendication sur l’Arunachal Pradesch indien. Et puis, l’Inde n’apprécie pas la coopération militaire réitérée en permanence entre la Chine et le Pakistan, ni l’installation de bases navales chinoises le long des côtes de l’océan Indien, tandis que la Chine goûte peu l’entente toujours plus nette entre l’Inde, les États-Unis et le Japon, voir l’Australie, et la coopération nucléaire civile entre les deux premiers. Peu riches toutes les deux en hydrocarbures, elles vont très vite se livrer à une concurrence acharnée dans ce domaine en Asie et dans le reste du monde.

Mais, selon Pallavi Aiyar, c’est du côté du culturel et du perceptuel [259] que se trouvent les principaux obstacles à des rapports consensuels [638]. En effet, au culte de l’unité des Chinois, qui se traduit par la recherche de l’homogénéité nationale, de l’uniformité de l’écriture et de la pensée, voire de l’architecture, les Indiens opposent leur diversité multiple et l’exposition de leurs différences. Ce qui crée chez leurs voisins du Nord une impression de chaos. Et vice versa [639].

L’Union indienne est une fédération de 22 États, auxquels s’ajoutent 9 territoires directement administrés par le pouvoir central qui couvre plus de 3,3 millions de km2. Elle compte plus d’un milliard de personnes qui disposent de deux langues nationales (l’anglais et le hourdu) mais qui se partagent entre 22 langues officielles, près d’un millier dialectes et 4700 communautés ethniques ou religieuses. Si elle a pu s’accommoder d’une telle pluralité, c’est grâce à son système fédéral qui a maintenu la paix civile en accordant des territoires spécifiques à certains groupes (Sikhs au Pendjab par exemple) et à la tolérance qui caractérise la société hindoue, bien qu’on ait assisté ces dernières années à un durcissement des rapports identitaires (massacres des musulmans du Gujarat en 2002) et à la naissance d’un phénomène de ghettoïsation inconnu en Inde jusqu’à ces derniers temps. Outre le protectionnisme durable (jusqu’en 1991) du socialisme indien et sa défiance envers l’investissement étranger, il est possible que la perception plutôt négative du « chaos indien » par l’Étranger et pas seulement par le Chinois ait orienté les flux de capitaux plutôt vers l’État du Nord que vers celui du Sud (en 1999, la Chine accueillait 40,3 milliards de dollars contre 2,1 pour l’Inde). L’ordre chinois, plus rassurant, a-t-il du même coup contribué à faire prospérer l’idée que l’essor économique de l’Asie orientale y était imputable à la présence de régimes aux méthodes autoritaires ? La faiblesse des Ide n’a pas cependant empêché la naissance en Inde d’entreprises de niveau mondial comme Infosys dans les logiciels, ou Ranbaxy dans la pharmacie, à l’instar du Japon on l’oublie trop souvent. En tout cas, l’Inde n’a jamais renoncé à sa démocratie, et à son régime parlementaire qui, depuis 1952 qu’il existe, a été suspendu seulement pendant vingt mois, de juin 1975 à janvier 1977, pour laisser place à l’état d’exception. La plus grande démocratie du monde par le nombre est une vraie démocratie [260] puisqu’elle a trouvé dans le recours aux urnes, l’issue aux crises qu’elle a traversées, crises inhérentes à ses nombreuses et graves divisions. Cependant, ni cette exception politique pour un pays pauvre d’une telle dimension, ni son changement de cap économique, qui privilégie le marché, n’ont entamé la résolution indienne de poursuivre une politique de puissance. En particulier en développant son armement nucléaire, au prix d’une querelle avec les États-Unis maintenant apaisée. Tout simplement parce que l’Union indienne tient la dimension militaire et stratégique de la puissance pour primordiale, eu égard à son environnement sécuritaire et à la réalité des rapports de force.

Qu’en est-il du décollage de l’Inde et des problèmes qu’il lui faut surmonter pour devenir une des puissances dirigeantes du monde ? Si elle a pris le train de la mondialisation plus tard que d’autres, nous avons observé qu’elle a fait le pari d’une croissance tirée par les services et par les technologies de pointe, et que cela lui a déjà pas mal réussi (apparition de classes moyennes réunissant près de 35 millions de personnes) [640]. Depuis 2005, le taux de croissance annuel est de l’ordre de 8 %. La diaspora des global Indians, notamment de ceux installés aux États-Unis (2 millions environ), participe de façon active à cet essor. Mais la présence ancienne d’industries lourdes, de groupes métallurgiques par exemple, lui permet aussi de s’impliquer dans le marché mondial et d’y conquérir, on l’a vu, des parts importantes (Mittal) ou des fleurons symboliques (automobiles Jaguar). C’est que, comme l’explique Christophe Jaffrelot, l’État du « système Nehru » avait préparé le terrain en dotant l’Inde de l’appareil scientifique et technologique qui s’impose aujourd’hui, en investissant dans l’éducation (moins prioritaire en Chine) et en menant la « révolution verte » qui a permis l’autosuffisance alimentaire et de régler les problèmes de malnutrition et de sous-nutrition [641]. Deux moyens furent alors mobilisés dans ce dernier but : la réforme agraire (le partage des grands domaines et la distribution des terres afin de sortir les paysans de l’endettement) ; la mise en valeur de nouvelles terres agricoles grâce à l’irrigation et à l’amendement des sols, pour faciliter les migrations rurales. Il aura suffi, pense le spécialiste du monde indien, que furent libérées les forces productives d’un État trop bureaucratique [261] pour que l’élan fût donné. D’autant plus que, contrairement à la Chine, le pays compte une foule de Pme. Or, un tournant libéral s’est produit dans les années quatre-vingt-dix (que Jaffrelot attribue à l’homme d’État Manmohan Singh) qui a permis la convergence des plus positives d’une tradition d’études et de recherche, celle de la caste des lettrés (les brahmanes), terreau de la haute technologie, et d’un milieu d’affaires, celui de la caste des marchands (les vaishya), à l’origine du capitalisme indien. Si le système démocratique a pu s’enraciner puis fonctionner correctement en Inde, c’est grâce aussi aux réformes de la période Nehru, puis à la croissance modérée enregistrée depuis les années quatre-vingt-dix, mais en raison encore de la relative neutralité politique de la religion hindouiste et de sa synthèse avec la conception anglaise du parlementarisme. Si l’hindouisme ne connaît rien qui soit purement laïque et profane, il ne constitue pas pour autant une idéologie. Il ne se présente ni comme un système de dogmes, ni comme une église. Il se distingue de l’Islam selon lequel un État islamique ne peut être fondé que sur la loi établie par Dieu à travers son prophète.

Vue de l’extérieur, la démocratie indienne peut paraître superficielle parce que très inégalitaire et en raison du système des castes qui perdure. En outre, les affrontements sanglants de ces dernières années entre hindouistes et musulmans ont jeté le doute sur la tolérance supposée de la culture hindoue. Sur le premier point, Jaffrelot admet que les inégalités ont été creusées à la faveur de la libéralisation économique et qu’une opposition géographique se dessine entre une Inde du Sud-Ouest en plein essor et une Inde du Nord-Est bien plus à la traîne. En revanche, les rapports intercastes s’amélioreraient. Il faut peut-être rappeler qu’il existe quatre principales castes ou Varna (le mot caste vient du portugais casta ou pur) et des castes locales ou Jati. Les quatre Varna sont elles-mêmes hiérarchisées entre : brahmane (à l’origine celle des prêtres) dont le blanc est la couleur distinctive ; ksatriya (ou celle des guerriers) avec le rouge ; vaisya (celle qui réunit les commerçants et les agriculteurs) avec le jaune ; sûdra (celle des serviteurs) avec le noir. Au bas de l’échelle sociale, les intouchables ne constituent pas une caste. Ils ont la charge des tâches impures, celles qui ont un rapport [262] avec la mort, et toutes les activités peu reluisantes. Or, estime le politologue français, tirant parti du système des quotas mis en place depuis 1990, les castes moyennes et basses ont socialement et politiquement progressé vers le haut. Sur le second point, celui du communalisme, comme on désigne en Inde l’hostilité opposant une communauté religieuse à une autre, après la violence consécutive à la montée des fondamentalismes, en particulier hindou à la fin du siècle dernier, et avec le retour du parti du Congrès au pouvoir, il semblerait que le pays retourne à la laïcité et à plus de sérénité. L’antagonisme entre hindouistes et musulmans recoupe, on le sait, les tensions avec le Pakistan. Le partage de 1947 n’a pas tout résolu parce que chaque minorité maintenue dans l’un ou l’autre État vit dans l’incertitude du traitement que peut lui réserver la majorité. Néanmoins, et malgré les événements des années quatre-vingt-dix, il n’est pas douteux que l’Inde a fait davantage que la République islamique du Pakistan en matière de droit des minorités religieuses. Des citoyens musulmans de l’Inde ont pu se faire élire régulièrement au Parlement, sont ministres soit du gouvernement central soit des gouvernements des États fédérés, et l’un d’eux est aujourd’hui président. Enfin, l’Inde doit compter avec des séparatismes comme ceux de certains États frontaliers qui revendiquent leur indépendance. En Assam, au Nord-Est, notamment, où, en 1963, a été créé le Nagaland, État habité par un peuple mongoloïde. Finalement, plus qu’en Chine, le poids de la démographie reste le défi majeur que l’Union indienne doit relever. La croissance de la population n’y est toujours pas maîtrisée. Depuis 1947, la population de l’Inde a doublé tous les trente ans passant de 340 millions en 1947 à 1 milliard en 2000. Elle a atteint 1,13 milliard en 2005. Et sauf grave sous-estimation de la population de la Chine, elle devrait dépasser celle-ci bientôt, pour compter 1,55 milliard d’habitants en 2035. Les politiques de planning familial ont été difficilement acceptées. Les campagnes de stérilisation masculine du début des années soixante-dix furent un échec. La limitation des naissances résulte plus de la stérilisation des femmes que de la contraception et de l’avortement. Dans ces conditions, il faudra donc à ce pays surpeuplé (473 hab./km2 en 2035) une croissance et des ressources énormes pour qu’il s’extirpe complètement de la pauvreté.

[263]

D. Les graves incertitudes de l’Europe :

la crise à tous les niveaux

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Le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, devait permettre de surmonter la crise institutionnelle ouverte au printemps 2005 ! Or, son entrée en vigueur, le 1er janvier 2009 est à son tour renvoyée à plus tard par le refus de ratification irlandais du 12 juin 2008. Et d’autres pourraient suivre (République Tchèque, Suède). En admettant que tout se passe bien de ce côté-là, et que les Irlandais reviennent sur leur décision à l’occasion d’un second référendum (compte tenu de leur isolement), le Traité de Lisbonne donnera-t-il alors à l’Union les moyens politiques nécessaires pour affronter les immenses difficultés qui se profilent à l’horizon ? Ou ces dernières auront-elles raison de ce qui peut rester de l’idée européenne, et avec elle d’une grande partie des éléments qui auront fait la civilisation européenne ? Ou, divine surprise, la perception des risques et des défis communs générera-t-elle, in extremis, un intérêt vital communautaire qui trouverait son salut dans le paradigme de l’Europe-puissance ? Car très probablement, au-delà des péripéties institutionnelles, c’est à une convergence ou à une succession de crises (démographique, sociale et sociétale, économique, énergétique), sans parler des menaces terroristes et climatiques, que doivent s’attendre les Européens dès les prochaines années, et sans doute pour plusieurs décennies. Une longue épreuve qu’ils ne surmonteront certainement pas dans la dispersion et dans le quant à soi national ou individuel. Mais dont ils n’auront une chance de se sortir qu’en construisant un bloc euro-russe tant la complémentarité des deux ensembles géographiques concernés est évidente.

Le déclin inexorable des nations européennes

et les crises à venir

Des experts américains en relations internationales et spécialistes de l’Europe se plaisent à écrire qu’il ne faut pas surestimer les capacités de celle-ci à émerger en tant que puissance majeure, à moyen ou long terme. Tout simplement parce qu’aucune des nations européennes ne possède une dimension susceptible de lui [264] permettre de rivaliser avec les États-Unis. Ni l’Allemagne, ni même la Russie, vouées, au mieux, chacune, à un rôle de puissance régionale. Le relatif retour en forme de cette dernière reflète plus la hausse de la valeur du pétrole qu’un rétablissement de son activité productive. Malgré ses capacités nucléaires, elle est incapable de se mesurer avec les États-Unis, et elle perd cinq cent mille personnes par an. La Russie a néanmoins retrouvé assez de forces pour mieux se faire respecter dans son environnement immédiat. Ces mêmes experts soulignent la faiblesse des dépenses et des moyens militaires de l’Europe qui ne dépense actuellement que les deux tiers de ce que les États-Unis consacrent à la défense et dispose de moins d’un quart des capacités de déploiement militaire des États-Unis. Or, étant donné l’état anémique des économies européennes et la réticence des opinions européennes envers la dépense militaire, rien ne présage l’inversion de cette tendance. Cette situation a l’avantage de maintenir les Européens dans la dépendance des États-Unis, note l’un d’entre eux. Ce qui est difficilement contestable. Faute d’une réaction communautaire, les nations européennes sont donc condamnées à la stagnation, à la paupérisation et à la marginalisation.

1) Le déclin économique. L’image qui s’impose est celle d’un affaiblissement du continent européen dont la masse économique relative n’a pratiquement pas cessé de décliner au cours des vingt dernières années vis-à-vis des États-Unis et surtout de l’Asie. La désindustrialisation en est un symbole même si, pour beaucoup d’économistes, elle est dans la nature des choses (suite à la division internationale du travail qui conduit les pays émergents à prendre une part de plus en plus grande de l’activité industrielle) et s’il faut relativiser le phénomène en raison de la substitution des emplois tertiaires aux emplois industriels. Cependant, celle-là gagne en amplitude. Élie Cohen faisait récemment remarquer qu’« après la période 1978-1985, nous assistons à une deuxième vague de désindustrialisation en France depuis 2002 » [642]. Elle a déjà coûté la perte de cinq cent mille emplois (contre près d’un tiers de l’emploi industriel pour la première). Le mal vient de ce que la concurrence porte, précise l’économiste français, sur « les produits intenses en travail et où le coût du travail joue un rôle important », mais aussi sur [265] les produits de haut de gamme et de haute technologie pour lesquels la compétitivité française se dégrade. Même l’Allemagne, malgré les apparences et pour les raisons déjà examinées (cf. chapitre I, supra), connaît une forte désindustrialisation. Bref, lui reste le temps que lui laisse le vieillissement de sa population pendant lequel elle fera encore des jaloux avec son excédent commercial. Le constat de la désolation est assez le même partout en Europe. L’on peut imaginer que la récession venue d’Amérique va précipiter le mouvement. La remontée du chômage s’amorce partout à un rythme élevé. Or, toutes les économies européennes ne peuvent pas se fondre dans le secteur financier comme l’a réalisé l’Angleterre où, au demeurant, la brillante façade londonienne, qui se lézarde dangereusement, a fait écran à la condition peu enviable de l’ancienne classe ouvrière britannique, cantonnée dans les banlieues des grandes villes où elle végète. Enfin, en matière de recherche et développement, le vieux continent accuse un retard sur les États-Unis et le Japon, à cause de la dispersion de ses efforts, bien plus qu’en raison d’une défaillance des capacités de découvertes de ses laboratoires et d’innovation de ses entrepreneurs. Cette anémie industrielle de l’Europe incite les flux de capitaux à s’orienter de plus en plus vers les marchés émergents, vers notamment les économies montantes d’Asie orientale, mais aussi d’Amérique latine. Pourtant, tout n’est pas négatif. La productivité de pays comme la France, l’Allemagne ou les Pays-Bas est supérieure à la productivité américaine en termes d’heures de travail par individu. Et, l’euro, monnaie supranationale, est une réussite qui va doter les Européens à 27 d’un marché continental plus vaste que le marché nord-américain. Il amortit l’érosion du pouvoir d’achat des Européens, tous concernés à un degré plus ou moins élevé. Encore faudra-t-il, que les gouvernements et les autorités monétaires se décident à faire de l’euro un véritable instrument de leur politique économique commune.

2) La crise démographique. Cependant, le diagnostic fait depuis plusieurs années, selon lequel le vieillissement démographique sclérose l’économie européenne, se confirme. Il engendre des problèmes structurels très lourds : rigidité de la main-d’œuvre, problème non résolu des retraites qui pourrait, dans un pays [266] comme la France, créer un vrai choc social, stagnation de la consommation et de la demande intérieure sur laquelle a été longtemps fondée la croissance des pays européens. Car une population vieillie a moins de besoins. L’immobilier, la construction et les équipements seront particulièrement touchés. L’ensemble de l’activité restera atone, tandis que les charges reposant sur les actifs pèseront de plus en plus lourd. Dans l’Ue, la part des plus de 50 ans devrait passer de 20 % en 1995 à 30 % vers 2020. En Allemagne, faute de naissances et compte tenu des progrès de la médecine, le rapport entre les Allemands de plus de 60 ans et ceux âgés de 20 à 60 doublera presque d’ici à 2050. À cette date plus de la moitié de la population de ce pays aura dépassé les 50 ans. Les actifs, avec des revenus stagnants en raison de la concurrence sur un marché du travail mondial pléthorique, devront faire face au poids des retraites de leurs aînés et aux allocations des chômeurs de leurs générations. Tous les ingrédients d’une crise sociale majeure. Ce qui laisse entendre qu’il n’y aura pas de reprise économique réelle sans renouveau démographique. Or, l’effondrement du Vieux Monde est une évidence : 40 % de baisse de la natalité en 80 ans (1910-1990) ; diminution de la population européenne d’un cinquième, d’ici à 2050, soit 54 millions d’habitants en moins pour l’Europe à 25. À cette date, l’Allemagne (elle comptera autant de retraités que d’actifs), en l’absence d’apport migratoire et avec le taux de natalité actuel, compterait 50,7 millions d’habitants au lieu de 82 en 2003, la Hongrie 2 millions sur les 10,1 qu’elle comptait en 2006, l’Estonie aura diminué de 36 % ! Afin d’éviter la catastrophe qui s’annonce, un redressement démographique de l’Ue nécessiterait que toutes les Européennes en âge de procréer aient 4,2 enfants par femme ! Dans cette débâcle, la France fait, modestement, avec l’Irlande, figure d’exception. Avec chacune, respectivement, un taux de fécondité de 1,90 et 1,97, soit presque le taux de renouvellement des générations (2,1 enfants par femme, rappelons-le). Chose significative : la France assume actuellement plus de 100 % de la croissance naturelle dans l’Union alors qu’elle représente seulement 13,5 % de sa population. Avant le milieu du siècle sa population équilibrera celle de l’Allemagne, ce qui ne s’était plus vu depuis le milieu du XIXe siècle ! [267] L’historien Pierre Chaunu a pu parler là de « suicide collectif ».

3) La crise sociétale. Partout en Europe, les consciences nationales s’affadissent et les mémoires collectives se perdent tandis que le communautarisme s’installe et que les identités s’émiettent. L’intégration et l’assimilation des immigrés extra-européens sont un double échec parce que les flux sont devenus trop massifs. On ne peut intégrer que de petites minorités, comme ce fut le cas jusqu’aux années soixante, mais pas des foules. Avant même « l’explosion des banlieues », les signes avant-coureurs de la crise communautariste étaient présents (ghettoïsation des populations immigrées). Comme le montrent des travaux britanniques, une profonde polarisation entre les Blancs et les minorités ethniques, qui représentent environ 6,5 % de la population du Royaume-Uni, et d’autres polarisations au sein de ces dernières, sont à l’origine des émeutes qui ont éclaté dans plusieurs villes du Nord de l’Angleterre au printemps de 2002, puis à l’automne de 2005 à Birmingham. Aux Pays-Bas, où les Non-Européens représentent 10 % de la population, s’installe un courant islamophobe virulent. Or, la crise communautariste s’aggravera d’autant plus que l’hétérogénéisation des populations des États européens s’accroîtra. En raison de son effondrement démographique, l’Allemagne devrait être l’un des États les plus concernés. Le démographe Herwirg Birg de l’Université de Bielefeld faisait remarquer qu’en 2010, dans les grandes villes allemandes, la majorité des moins de quarante ans sera d’origine immigrée [643]. À Berlin, la proportion des étrangers de moins de 20 ans sera de 52 % en 2013. Au final, le morcellement communautaire vient se surajouter à la mosaïque des cultures et des langues européennes. Les divisions infranationales se superposent aux clivages nationaux, surtout quand les enfants de migrants renouent avec les valeurs traditionnelles, s’agissant notamment de la religion. Dans ces conditions, il n’y a plus de mémoire collective possible, ni de cohésion sociale. L’accroissement des flux migratoires et l’émiettement identitaire risquent donc de fortement déstabiliser les sociétés européennes, de susciter des tensions entre des communautés ethniques et religieuses très hétérogènes.

[268]

On ne saurait bien entendu préjuger de la façon dont ces tendances lourdes conjugueront leurs effets néfastes, surtout que les contextes nationaux peuvent être fort dissemblables. Mais une chose est sûre : leur caractère structurel rend leurs conséquences inéluctables. Ensuite, il est difficile à prévoir, en raison des phénomènes rétroactifs, ce qui résulterait de leur croisement avec des tensions ou des chocs d’ordre énergétique, financier ou environnemental. Or, le moins que l’on puisse dire est que la gouvernance actuelle de l’Union européenne ne semble pas de taille à surmonter les épreuves qui s’annoncent.

Le traité limité et la marginalisation de l’Europe

Le double « non » français et néerlandais à la ratification de la « Constitution » européenne, et maintenant celui irlandais au Traité de Lisbonne, viennent souligner l’absence d’un sentiment et d’un véritable projet européens. Les trois rebuffades ont surtout montré que face aux inquiétudes soulevées par la mondialisation, l’Union est perçue par un grand nombre d’Européens plus comme son institution-relais que comme le bouclier qui devrait les protéger. Il est clair que l’Union européenne n’est pas parvenue à européaniser ses citoyens en les intégrant dans une même communauté politique. De ce point de vue, le discours libéral sur le monde que tiennent les principaux dirigeants européens, et qui est le credo de la Commission (laquelle semble n’avoir rien compris et qui insiste en ce sens) a sans doute fait plus de tort que celui étriqué des « souverainistes », dont l’écoute ne saurait conduire, suprême paradoxe, qu’à un ordre mondial dans lequel les États européens demeureraient minorisés… L’incapacité de l’Union européenne à faire respecter et à défendre les intérêts de ses ressortissants, et qui lui a valu ce double désaveu, peut-elle alors trouver un palliatif dans le traité limité adopté à Lisbonne, mais à la ratification si problématique ? Celui-ci est réputé devoir faciliter le fonctionnement de l’Union européenne grâce à trois dispositions principales : l’extension, à partir de 2014, du champ du vote à la majorité qualifiée (qui stipule qu’une décision doit être prise par 55 % des États membres et 65 % de la population) aux dépens de l’ancien vote à l’unanimité, en particulier pour les questions de justice et de [269] police ; la redistribution des voix attribuées aux États membres lors des votes à la majorité qualifiée  ; le remplacement du système de la présidence tournante de l’Ue (six mois de durée) par une présidence stable (un mandat renouvelable de deux ans et demi) assumée par un président élu qui préparerait et animerait les sommets européens et représenterait l’Union sur la scène internationale. En ajoutant une délimitation plus claire des compétences entre l’Ue et les États membres (l’union douanière, le commerce, et la politique monétaire restent les compétences exclusives de l’Union) et en créant un poste de « Haut représentant » aux affaires étrangères, sorte d’ambassadeur de « l’Europe » auprès des organisations internationales, on ne serait pas très loin avec ce traité simplifié de retrouver ce qui faisait l’essentiel de la défunte « constitution ».

Dès lors, quels que soient les effets positifs attendus de ces remaniements, il faut bien voir que la vraie question est ailleurs. Elle est de savoir si l’Europe veut toujours devenir un être politique comme l’avaient affirmé ses pères fondateurs. Or, si la construction européenne est contestée par le bas, en raison de son orientation libérale, elle est aussi abandonnée par le haut quant à sa démarche originelle, c’est-à-dire par les hommes de gouvernement qui militent pour la généralisation d’un marché sans entraves à toute la planète (Global Free Trade Association), et dont l’Union européenne ne serait qu’une zone de libre-échange parmi d’autres. La Commission actuelle qui la dirige et qui est complètement engoncée dans ses préjugés économicistes donne ainsi l’impression d’être aux ordres de la stratégie américaine qui veut réduire l’Ue à un sous-système régional de stabilisation politique (en l’obligeant notamment à intégrer la Turquie). Elle se montre, en contrepartie, incapable d’organiser un véritable partenariat stratégique (au sens large) avec la Russie.

Les risques de marginalisation de l’Europe, mais aussi de dilution ou de désagrégation de l’Union n’en sont que des plus réels. Ils se sont déjà manifestés avec des élargissements, réalisés dans la précipitation, mais qui paradoxalement s’avèrent moins coûteux au plan économique que politique. En effet, l’adhésion des dix nouveaux entrants de 2004 aura coûté 40 milliards d’euros pour les trois premières années, soit 0,08 % du Pib de l’Union, chaque année. Par comparaison, le plan Marshall [270] a mobilisé 97 milliards d’euros (1948-1951) et la réunification de l’Allemagne (1990-1999), 600 milliards. En revanche, une éventuelle adhésion de la Turquie pourrait entraîner, sur plusieurs années, une dépense de 22,4 milliards d’euros par an ! Par ailleurs, les pays d’Europe centrale compensent largement les aides qu’ils reçoivent par les achats qu’ils réalisent à l’Ouest. C’est donc au plan politique que l’élargissement s’avère le plus décevant parce que les nouveaux venus sont encore moins acquis au principe de la supranationalité que la plupart des anciens membres. Ils sont bien plus proches de la vision anglo-américaine de l’Europe que de celle du couple franco-allemand, lui-même à bout de souffle. Jaloux de leurs nouvelles souverainetés, ils ne tiennent pas à s’émanciper de la tutelle des États-Unis. Au contraire, les liens politiques et militaires avec ceux-ci leur semblent plus importants que ceux qu’ils peuvent entretenir avec leurs partenaires européens. Voilà bien l’Ue réduite à sa plus pure dimension marchande.

Le choc salutaire des crises ?

La suspension interminable de l’Europe politique renvoie bien entendu à la théorie du fédéralisme et à ses prérequis géopolitiques (cf. notre tome II). L’idée que la souveraineté nationale est désormais une « enveloppe vide » face aux mutations structurelles et au stress de la globalisation n’est pas assez partagée pour que les Européens optent pour l’Europe-puissance. En même temps, leurs dirigeants entretiennent l’illusion de « l’Europe des valeurs », celle d’une « puissance civile » capable d’imposer ou de faire assimiler un certain nombre de valeurs et de normes sans le recours à des moyens coercitifs, mais par le biais de la coopération et le principe de l’exemple. À ce jour, il n’existe cependant pas un seul cas à citer où cette logique ait démontré son efficacité. En vérité, cette notion de « puissance civile » a été inventée pour absoudre par avance l’absence d’autorité des hommes politiques européens sur la scène internationale, et pour faire admettre par l’opinion européenne la dépendance militaire de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Elle revient à n’être que le pendant civil de l’Otan. Mais parce qu’il a été déjà mis à mal à [271] l’occasion des crises balkaniques récentes, il sera intéressant de voir comment ce stratagème sémantique résistera aux épreuves de ce siècle, sachant, comme l’a dit un diplomate britannique, que « l’Europe a oublié que la violence est parfois nécessaire » [644]. Pourtant, bien que ce qui a été observé jusqu’à maintenant n’incite guère à l’optimisme et que « nous allons bientôt vivre dans un monde de continents [645], le concept d’Europe-puissance ne fait pas recette. En conséquence, n’étant pas une entité politique, l’Ue ne peut évidemment pas avoir de stratégie continentale et globale. Quant à l’axe Paris-Berlin-Moscou, qui aurait pu en amorcer une, il a fait long feu. Ce qui n’enlève rien à sa rationalité géopolitique, et on est toujours en droit de voir en lui une solution provisoire [646].

Le choc des crises réhabilitera-t-il alors en Europe l’idée de l’unité et de la puissance, et cela en générant un supranationalisme européen pragmatique impossible à imposer d’en haut ? Incitera-t-il au rassemblement des dernières forces vives du continent dans un bloc euro-russe, en dépit des malentendus actuels (Kosovo, Georgie) et d’une distanciation évidente, mais certainement pas fortuite, afin de s’épargner mutuellement la marginalisation et la décadence ? L’émergence d’un intérêt européen qui prendrait en charge les intérêts nationaux mais qui serait le résultat d’une vision d’ensemble et non pas d’un marchandage en serait le premier signe. Il découlerait des objectifs convergents et vitaux des nations européennes dont la réalisation coûtera plus ou moins aux différentes parties en fonction de leur état initial. Cette émergence signifierait aussi la disparition de la notion d’intérêt occidental au profit de celle d’intérêt continental, car il faut avoir conscience que les intérêts européens et nord-américains sont plus concurrentiels que complémentaires au contraire des rapports que l’Union européenne est en mesure d’entretenir avec l’Ukraine, la Belarusse, et bien entendu la Russie. En l’occurrence, il s’agit quasiment d’une question de sécurité et de survie communes. En termes de sécurité, Européens et Russes seraient bien avisés, et ce serait une première étape, de résoudre ensemble et définitivement la question des Balkans. En conduisant conjointement, c’est-à-dire en usant de l’influence qu’ils exercent, chacun de leur côté, sur les États concernés, les arbitrages et les [272] rectifications de frontières qui s’imposent. Parce ce que depuis l’imbroglio qu’a engendré l’indépendance du Kosovo, des voix de plus en plus nombreuses, de tous les bords, se font entendre pour réclamer une refonte des États de la région pour mettre fin à cette situation absurde qui fait qu’il existe aujourd’hui deux Serbie (l’officielle et celle de Bosnie), deux Croatie (l’officielle et celle d’Herzégovine), deux Bulgarie (l’officielle et celle de Macédoine), deux ou trois Albanie (l’officielle, le Kosovo et celle de Macédoine), deux Macédoine (l’officielle et l’historique, c’est-à-dire la grecque) [647].

Les circonstances sans doute douloureuses et l’urgence de la situation vont rendre moins concevable que jamais l’unification complète et simultanée de l’Europe. Dès lors, une configuration de type impérial pourrait s’avérer la plus opératoire parce que la plus souple en mettant sur pied un ensemble souverain dont certaines composantes disposeraient de statuts différenciés. Car il s’agit aussi de ne pas empêcher celles qui le désirent d’aller au plus vite le plus haut possible dans tous les domaines. Et dans cette perspective, « la maîtrise de l’hétérogénéité par la géométrie variable organisée » [648] est un principe qui offre autant de pertinence aux plans politique et culturel que pour le traitement des disparités économiques pour lequel il a été pensé. En termes plus concrets, cela renvoie à un fédéralisme à plusieurs niveaux associant selon des formules variées les États bien que les régions et les unions régionales constitueraient des unités de base plus adéquates et donc préférables. Mais il est clair qu’en cas de situation dramatique générée par une conjonction de crises, tout reste possible depuis la dispersion la plus totale (un sauve-qui-peut général qui entraînerait tous les Européens vers un naufrage collectif) jusqu’au rassemblement le plus inespéré en fonction du contexte donné et de la volonté et la lucidité des hommes.

La Russie

Dans l’ordonnancement planétaire qui se dessine en ce début de siècle, l’Europe occidentale et centrale figure assez bien comme l’arrière d’une Russie prise en tenailles entre le Nouveau monde et les puissances montantes de l’Asie. Pour elle, en effet, les horizons [273] à risques et les frontières de haute sécurité connaissent un renversement cardinal depuis la fin de la guerre froide. Bien que le maintien de l’Otan, malgré la dissolution du Pacte de Varsovie, et pire encore son extension continue vers l’Est, sans que cela ne serve en quoi que ce soit les intérêts de l’Europe, créent le sentiment que les « Occidentaux » veulent mettre le siège devant Moscou. D’où une mise à distance de l’Union européenne, après une phase de rapprochement, qui marque la politique extérieure russe. Pour quelle alternative ? L’option eurasiste (la Russie entre-deux mondes, autarcique) agrémentée d’une alliance avec le monde musulman [649] semble hypothétique et particulièrement aventureuse, tellement les Russes se mettraient dans une position défavorable sur le plan démographique dans ce contexte-là. La question du nombre (et plus précisément de la densité du peuplement) grève, en effet, les rapports de la Russie avec ses voisins du Sud et avec la Chine quand on sait qu’entre 2005 et 2050, la population des immensités situées à l’Est du fleuve Ienisseï devrait perdre la moitié de ses 14 millions d’habitants et que « les gens, et aussi les autorités, ont plus peur de l’immigration que d’une diminution de la population de la Russie » [650]. Alors que l’Extrême-Orient russe résiste déjà mal à l’attractivité du dynamisme économique chinois, et à « l’annexion rampante » dont elle est l’objet, c’est à un vrai risque de submersion ou de dilution qu’est confrontée la Russie face à toutes les Asies. Ensuite, il faut bien voir que le rétablissement économique de la Russie reste fragile parce qu’il dépend uniquement des revenus pétroliers et gaziers. Même s’il est improbable que le prix des hydrocarbures baisse dans l’avenir. Le problème est que ces ressources financières sont mal réemployées et que par conséquent « la diversification industrielle n’a pas eu lieu assez vite, et les retards restent flagrants aussi bien dans le secteur des technologies de l’information et des communications que dans les services, les infrastructures ou la formation » [651].

Les derniers bouleversements historiques et la mondialisation ont créé une situation géostratégique tout à fait inédite pour l’Europe et la Russie par rapport au reste du monde. Rien ne serait plus maladroit et pénalisant pour tous les partenaires continentaux que de voir les deux ensembles se tourner le dos, comme ils ont tendance à le faire aujourd’hui. Et cela, pour des enjeux idéologiques ou stratégiques qui relèvent de l’ancien système bipolaire [274] mais qui n’ont plus de sens, par rapport à leurs relations bilatérales, dans la nouvelle configuration mondiale. Tandis que leur entente ne peut que leur être profitable, elle ne serait pas incompatible avec une coopération avec les membres d’autres ensembles régionaux, telle que l’Organisation de Shanghaï. Au contraire elle permettrait d’envisager celle-ci en termes plus équilibrés. L’évolution des rapports euro-russes, dont la cohérence géopolitique est évidente, va donc dépendre de la levée ou non des équivoques encore lourdes qui caractérisent les perceptions mutuelles. Il s’agira de savoir si, d’une part, la Russie se ressent, de façon sincère et non pas tactique, comme un membre naturel de l’Europe, comme l’a répété à maintes reprises son Premier Ministre actuel et ancien Président. Parce qu’il ne serait pas utopique pour elle de miser sur une désagrégation de l’Ue, en cas de crises sévères, et de s’y trouver parmi ses ruines de nouveaux alliés. D’autre part, il faudra voir si l’Union européenne est capable, face aux épreuves, de s’assumer communautairement en reformulant son projet d’existence, en s’émancipant de la tutelle américaine et en associant la Russie dans le même espace solidaire.

E. Le reste du monde

Le monde arabe, l’espace turc et turcophone

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Les espaces ont en commun d’être tous les deux musulmans, mais alors que l’empire turc a dominé le premier jusqu’au début du vingtième siècle, ils se sont nettement séparés par la suite aux plans politique et culturel. La laïcisation de la Turquie a été la cause principale de cet écartement. Aujourd’hui, alors que l’on s’interroge sur la modernisation du monde musulman en général, et que certains croient percevoir quelques signes positifs en ce sens [652], d’autres s’inquiètent de la réislamisation de la Turquie, laquelle n’est pas que la volonté du parti islamique au pouvoir dans ce pays [653].

Du Maroc à l’Irak, l’échec du socialisme arabe et du panarabisme a entraîné avec lui les premiers efforts de laïcisation et a ouvert la voie à l’islam politique radical. Celui-ci a de fortes chances de prospérer en raison d’une transition démographique qui [275] tarde (augmentation considérable de la population active) et de la stagnation économique qui persiste, malgré la richesse financière des États producteurs de pétrole (500 milliards de dollars de fonds souverains en 2008), qui organisent cependant une aide à leurs partenaires islamiques. L’avenir du Moyen-Orient, qui compte en son sein l’Iran non-arabe, puissance régionale en devenir, et celui de l’Afrique du Nord vont dépendre de l’évolution des systèmes politiques en place et de leurs capacités à résoudre de graves problèmes sociaux, à réduire les tensions entre majorité sunnite et minorités non-sunnites, entre Arabes et minorités non-arabes, à gérer le problème des relations avec Israël, à faire face éventuellement au stress climatique (sécheresse), et enfin à résorber le terrorisme. L’accès au pouvoir de mouvements radicaux dans différents pays n’est pas à exclure. Et l’issue du conflit irakien est source, à elle seule, de beaucoup d’incertitudes.

Le second grand ensemble ethnolinguistique du monde musulman est quant à lui plutôt d’obédience sunnite. Il englobe la Turquie proprement dite, et les États turcophones de l’ancienne Asie centrale soviétique : Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Turkménistan, Kazakhstan, Kirghizstan. La première entend adhérer à l’Union européenne mais l’opposition à son intégration grandit au sein de celle-ci, tandis que la situation intérieure de la Turquie pourrait se dégrader en raison de la question kurde et de la mise en cause de la laïcité de l’État. Alors que son entrée dans l’Union signifierait la fin de toute perspective d’Europe politique, au contraire, la déconvenue de sa mise à l’écart la pousserait à se retourner vers le Moyen-Orient, à moins qu’elle ne parvienne à se créer un rôle de médiateur entre les deux ensembles. Quant aux autres républiques turcophones, elles sont en proie à d’immenses problèmes économiques et sociaux non encore résolus par les revenus gaziers et pétroliers naissants. Elles connaissent aussi de graves rivalités identitaires, aggravées par des tensions relatives à la distribution des terres et à la répartition de l’eau dans un contexte climatique qui se dégrade. Après avoir, au moment de leur indépendance, esquissé un accord économique avec la Turquie, elles privilégient les relations avec la Chine et la Russie.

[276]

L’Amérique latine

Longtemps considérée comme étant « le tiers-monde de l’Occident » parce qu’en voie de développement tout en faisant partie de l’aire culturelle occidentale, l’Amérique latine montre des signes positifs tant pour la croissance que pour ce qui concerne l’intégration régionale. Il faut dire que la flambée des prix des produits pétroliers, des matières premières et des denrées agricoles a fait exploser les recettes des exportations et a assuré une croissance annuelle pour la zone d’un peu plus de 3 % par an depuis 2005. Les entrées d’Ide ont repris (84 milliards de dollars en 2006), mais presque la moitié pour les seuls Brésil et Mexique. Les inégalités des Pnb par habitant sont fortes d’un pays à l’autre. Soit, en 1999, en dollars : Argentine 7 550, Uruguay 6220, Chili 4 630, Mexique 4 440, Brésil 4 350, Venezuela 3680, Costa Rica 3 570, et plus loin, le Guatemala 1620 ou l’Equateur 1 380. En queue de peloton des pays comme la Bolivie 990 ou le Nicaragua 410 dollars [654]. Les inégalités sociales domestiques le sont également. Depuis la création du Marché commun du Cône Sud (Mercosur), entré en vigueur en 1995, les efforts en matière d’organisation régionale se poursuivent. En décembre 2004 a été constituée par suite à l’association à ce dernier de la Communauté andine et de trois autres États isolés (Chili, Guyana, Surinam) une Union sud-américaine des nations qui réunit un potentiel de 360 millions d’habitants. Trois ans plus tard, sept pays (Argentine, Bolivie, Brésil, Equateur, Paraguay, Uruguay, et Venezuela) ont convenu de créer ensemble une banque commune, dont le siège sera installé à Caracas, ayant pour mission de financer le développement de la région et d’abord les infrastructures. Cette création va de pair avec une volonté affichée d’obtenir l’autonomie énergétique de l’Améri­que du Sud grâce au pétrole et au gaz vénézuéliens et boliviens, aux biocarburants, et à l’énergie nucléaire que le Brésil entend relancer. Toute la question est de savoir si ces intentions seront suivies d’effet, si les organes mis en place ne sonneront pas trop creux, et si le Brésil, qui est le partenaire le plus puissant et qui doit fournir la principale quote-part pour entraîner les autres, montrera la constance et la détermination nécessaires. Il a, pour le moment, fait échouer le projet de Washington d’une [277] zone de libre-échange couvrant toute l’Amérique (Zlea). En revanche, mais tout en demeurant dans la logique libérale, il entend passer des accords préférentiels avec l’Inde et l’Afrique du Sud. Cela aussi reste à être concrétisé. Néanmoins, en fonction du degré de réalisation de ces belles promesses, l’Amérique latine, celle du Sud tout au moins, est une zone qui devrait échapper aux plus grandes turbulences du XXIe siècle.

L’Afrique subsaharienne

Le pire n’est jamais sûr, mais en ce qui concerne l’Afrique, on peut craindre que la situation se dégrade encore, de façon très grave, tellement la question de la démographie obère toutes les perspectives. Ce continent, malgré le sida et d’autres pandémies, devrait compter 1,4 milliard d’habitants en 2035, et plusieurs de ses pays, non des moindres comme le Nigeria, devraient voir leur population tripler entre 2005 et 2050. L’Afrique regroupera alors près du quart de la population mondiale, contre la septième aujourd’hui. Pour le bonheur de son président actuel, l’Ouganda, en proie à la misère et à des famines récurrentes, qui comptait 27,7 millions d’habitants en 2006, en dénombrera 56 millions en 2035 et 130 millions en 2050, soit plus que la Russie ou le Japon [655] ! Cette irresponsabilité démographique va accroître la compétition pour la terre, pour l’eau, surtout si l’aridification du climat se confirme. Des désordres et des conflits sont à prévoir, et qui ne se limiteront pas au continent. L’Afrique reste une « bombe démographique à retardement » autour de laquelle les États des autres continents seront amenés, malgré les réticences morales de leurs dirigeants, à tirer un « cordon sanitaire ». De l’avis de plusieurs experts, les organisations internationales, et surtout les Nations unies ont « crié victoire trop tôt dans la bataille contre le taux de fécondité » en Afrique [656].

L’attrait qu’exerce en ce début de siècle le continent africain en raison de ses richesses énergétiques et minérales risque donc d’être de courte portée surtout si les États africains continuent d’être livrés à la corruption et à l’impuissance civile. Au lendemain de la décolonisation, véritable « chasse gardée » des deux principales anciennes métropoles coloniales (France et [278] Angleterre), le « continent noir » intéresse les Américains depuis les années quatre-vingt, et attire maintenant les Chinois, mais aussi les Indiens et les Brésiliens. La Chine en particulier, devenue le troisième partenaire commercial des Africains, après les États-Unis et la France, perturbe les rapports existants [657]. Ses échanges avec les pays africains « ont été multipliés par 50 entre 1980 et 2005 pour atteindre les 40 milliards de dollars » [658]. Elle en importe principalement du pétrole et du coton, mais aussi des minerais rares. Ses investissements y ont augmenté (en 2004, 900 millions de dollars sur les 15 milliards d’Ide reçus par ce continent) et sont accompagnés d’immigrants chinois, commerçants pour la plupart, qui écoulent des produits fabriqués en Chine [659].

L’engouement de l’étranger pour leurs ressources naturelles a permis à quelques États africains, comme le Tchad, l’Angola ou l’Éthiopie, de connaître une très forte augmentation de leur Pib national (plus de 10 % par an depuis 2004), ou forte comme le Soudan ou le Zaïre (de 5 à 10 %), tandis que tous les autres, sauf la Côte d’Ivoire, le Zimbabwe et les Seychelles enregistraient un taux de croissance positif [660]. La manne offerte par le sous-sol africain permettra-t-elle d’assurer, enfin, un développement autonome et susceptible d’absorber toute la croissance démographique ? Cela semble improbable si les fonds recueillis ne sont pas mieux employés et investis que ceux que l’Afrique a reçus de l’aide internationale depuis les années soixante, soit plus de 500 milliards de dollars jusqu’en 2005. Pour que la réponse soit positive, il faudrait que les États africains soient dignes de ce nom, deviennent des États de droit et connaissent la paix civile. Un chemin que n’ont toujours pas pris les plus puissants d’entre eux, comme le Nigeria, encore menacé par une partition entre le Nord musulman et le Sud chrétien. Un problème qu’il partage avec d’autres (le Soudan notamment dont les réserves pétrolières se trouvent dans la partie chrétienne). Tandis que la République d’Afrique du Sud risque de voir son décollage économique compromis dans les prochaines années par l’exode de ses jeunes citoyens blancs les plus qualifiés. Ils sont entre 800 000 et un million, sur un peu plus de 5 millions de Blancs, à avoir quitté la Rsa entre 1995 et 2005 [661]. Les candidats au départ issus de cette communauté seront d’autant plus [279] nombreux que la situation intérieure du pays se dégrade aussi bien au plan social (un Blanc sur dix serait pauvre) qu’au plan sécuritaire (délinquance chronique et affrontements interethniques). Avec une croissance démographique toujours non maîtrisée (à quelques exceptions près), avec des États instables et mal soudés, en proie aux conflits ethniques et religieux, toujours réduits au rang de pays primo exportateur (c’est-à-dire cantonné à l’exportation d’un produit primaire agricole ou industriel, matière énergétique ou minérale), sans véritable puissance régionale capable d’entraîner les autres, l’Afrique dans son ensemble a donc d’énormes défis à surmonter.

F. De l’inter-ethnocentrisme à l’inter-régionalité

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Toute la série de considérations d’ordre stratégique, économique, démographique, culturel et civilisationnel établies ici, tend à accréditer l’idée que le régionalisme mondial est appelé à constituer dans l’avenir le niveau spatial pertinent de la politique mondiale. Face aux distorsions que fait subir au système interétatique la logique globale qui traverse tous les champs (c’est-à-dire l’implacable contrainte d’un environnement devenu planétaire), et face aux impasses d’une gouvernance mondiale trop idéologiquement, marquée par le libéralisme et le cosmopolitisme, on est porté à penser que le rééquilibrage et la régulation de la mondialité trouveront leur solution dans une organisation du monde basée sur l’inter-régionalité (celle des grands États et des intégrations continentales) et sur l’inter-ethnocentrisme (la coexistence organisée des aires civilisationnelles sans homogénéisation forcée). Entre une unité impossible du monde et sa division entre des États souvent dépassés structurellement, sa régionalisation apparaît comme la solution la plus rationnelle pour garantir le bien commun. Cette nouvelle fonctionnalité du grand espace nous renvoie à Richard Hartshorne qui expliquait qu’un espace se structure quand il a précisément des fonctions à remplir et une raison d’être (cf. Tome I). Une identité, dirait-on aujourd’hui.

Fin du texte

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[1] Cité dans notre Tome II, Les Théories de l’interétatique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 308.

[2] Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

[3] Élie Cohen, La Tentation hexagonale. La souveraineté à l’épreuve de la mondialisation, Paris, Fayard, 1996, p. 15.

[4] A. G. Hopkins (edited by) Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002, p. 3.

[5] Ibid., p. 50-62.

[6] Edward Friedman, « Reinterpreting the Asianization of the World and the Role of the State in the Rise of China », dans David A. Smith, Dorothy J.Salinger, Steven ik (eds.), States and Sovereignty in the Global Economy, Londres, Cambridge University Press, 1999, p. 246-263.

[7] Kishore Mahbubani, The New Asian Hemisphere. The Irresistible Shift of Global Power to the East, New York, Public affairs, 2008.

[8] A.G.Hopkins, op. cit., p. 11-36.

[9] Karl Polanyi, op. cit., p. 187.

[10] Robert Reich, L’Économie mondialisée, Paris, Dunod, 1993.

[11] Fanny Coulomb, « Les relations internationales au cœur du débat entre science économique et économie politique », Annuaire français des Relations internationales, Paris, La Documentation française / Bruylant, Vol. 1, 2000, p. 138-139.

[12] John Gray, False Dawn. The Delusions of Global Capitalism, preface à l’édition de 2002, XVIII-XXIII, Londres, Granta Books.

[13] Jean-Christophe Graz, « Les nouvelles approches de l’économie politique internationale », Annuaire français des Relations internationales, Vol. 1, 2000, Paris, La Documentation française / Bruylant, p. 557-569.

[14] Robert O. Keohane, « The Theory of Hegemonic Stability and Changes in International Economic Regimes, 1967-1977 », in C. Roe Goddard, Patrick Cronin & Kishore C. Dash (edited by), International Political Economy. State-Market Relations in a Changing Global Order, Londres, Palgrave, 2003, p. 99-117.

[15] Stephen D. Krasner (edited by) International Regimes, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1983, p. 2.

[16] Susan Strange, “Cave! hic dragones : a critique of regime analysis”, International Organisation 36,2,Spring 1982, repris dans Stephen D.Krasner, ibid., p. 337-354.

[17] Robert Gilpin, Global Political Economy. Understanding the International Economic Order, Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 80.

[18] Jean-Christophe Graz, op.cit., p. 563.

[19] Pierre Noël, « Théorie des ”régimes”. Économie politique internationale et science politique : réflexions critiques », Annuaire français des Relations internationales, Vol. 1, 2000, Paris, La Documentation française/Bruylant, p. 141.

[20] Ibid., p. 153.

[21] Jonathan Story, « Le système mondial de Susan Strange », Politique étrangère, 2/2001, p. 433-447.

[22] Ibid., p. 437.

[23] Ibid., p. 438.

[24] Susan Strange, States and Markets. An Introduction to International Political Economy, Printer, Londres, 1988, p. 24-25.

[25] Jonathan Story, op. cit., p. 438-439.

[26] Ibid., p. 439.

[27] Bernard Rosier, Pierre Dockès, Rythmes économiques. Crises et changement social, une perspective historique, Paris, La Découverte/Maspero, 1983, p. 180 et sq.

[28] F. Rodriguez, Dani Rodrik, « Trade Policy and Economic Growth : A Skeptic’s Guide to Cross National Evidence » dans NBER Working Paper, N° 7081, 1999, cité par Gérard Kébabdjian, « L’objet international dans la théorie économique », Annuaire français des Relations internationales, Paris, Bruylant/La Documentation française, Volume 4, 2003, p. 78.

[29] G. Kébabdjian, ibid, p. 69.

[30] Laurence Benhamou, Le Grand Bazar mondial, Paris, Bourin Éditeur, 2007.

[31] Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ?, Paris, La Découverte, 2002, p. 98-100.

[32] Charles Gore, « The Rise and Fall of the Washington Consensus as a Paradigm for Developing Countries », in C. R. Goddard, P. Cronin, K. C. Dash, op. cit., p. 317-340.

[33] Fanny Coulomb, op. cit., p. 135.

[34] Par géoéconomie, nous entendons, à la fois, l’analyse des stratégies des États et des firmes dans l’organisation de la géographie des ressources, des flux, des productions, et celle de l’impact spatio-politique (vulnérabilités, distorsions spatiales, pôles de décision, etc.) des oligopoles, des opérateurs financiers sur les États et les milieux sociaux.

[35] Michael Barnett and Raymond Duvall (édit.), Power in Global Governance, Cambridge, Cambridge, University Press, 2005.

[36] Assemblée nationale, « Énergie et géopolitique », Rapport d’information du 8 Février 2006 (Président Paul Quilès, rapporteur Jean-Jacques Guillet).

[37] Ibid.

[38] Barry Buzan, From International to World Society ? English School Theory and the Social Structure of Globalisation, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

[39] Cf. notre Tome II, p. 215 et p. 261-263.

[40] Barry Buzan, op. cit., p. 63-70.

[41] Hedley Bull, The Anarchical Society.Study of Order in World Politics, Londres, Palgrave, 3ème édit., 2002, p. 279.

[42] Barry Buzan, op.cit., p. 90-138.

[43] Ibid., p. 218.

[44] Ibid., p. 77.

[45] Ibid., p. 79.

[46] Ibid., p. 77.

[47] Georg Simmel, « L’argent dans la culture moderne », in L’Argent dans la culture moderne et autres essais sur l’économie de la vie, Paris, Maison des Sciences de l’Homme / Presses de l’Université Laval, 2005, p. 27.

[48] Ibid., p. 32.

[49] Pierre-Noël Giraud, « Comment la globalisation façonne le monde », Politique étrangère, 4-2006, p. 927-940.

[50] Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1993, p. 35.

[51] Ibid., définitions, chapitres 2 et 3.

[52] Ibid., p. 54.

[53] Pierre Chaunu, Histoire, science sociale. La durée, l’espace et l’homme à l’époque moderne, Paris, Sedes, 1974, 1ère partie, chapitre 4, p. 83 et 292.

[54] Bernard Nadoulek, L’Épopée des civilisations, Paris, Eyrolles, 2005, p. 56.

[55] Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, col. « Champs », 1987, p. 36.

[56] Nous acquiesçons volontiers au terme de systémologie utilisé par Guy Mandon, inspecteur général de l’Éducation nationale, pour qualifier la méthode en géopolitique systémique complexe que nous défendons. Cf. Guy Mandon, « De l’histoire et géographie économiques à l’histoire, géographie et géopolitique : le monde au XXe siècle », Référence, n° 37rence, n° 37, mai 2005.

[57] Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, Bruxelles, Paris, Complexe, col. « Théorie politique », 2001 et « L’interprétation du système international », Les Théories de l’interétatique. Traité Tome II, op. cit., p. 299-312.

[58] Jean Louis Le Moigne, Le Constructivisme. Modéliser pour comprendre, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 190.

[59] Gérard Kébabdjian, Les Théories de l’économie politique internationale, Paris, Seuil, 1999, p. 14.

[60] Andreas Hasenclever, Peter Mayer, Volker Rittberger, Theories of International Regimes, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

[61] Ibid, p. 14.

[62] Dorval Brunelle, Dérive globale, Éditions du Boréal, Montréal, 2003.

[63] Paul Samuelson, « Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economist Supporting Globalization », Journal of Economic Perspectives, été 2004.

[64] Susan Strange, « Cave ! Hic Dragones… », op. cit., p. 340 ; States and Markets. An Introduction to International Political Economy, Londres, Pinter, 1988.

[65] Pierre Noël, op. cit., p. 151.

[66] Andreas Hasenclever, Peter Mayer, Volker Rittberger, Theories of International Regimes, Cambridge, Cambridge University Press, réédition 2002, p. 136-139.

[67] John Gerard Ruggie, « Embedded liberalism and the postwar economic regimes  », Constructing the World Polity. Essays on International Institutionalization, Londres et New York, Routledge, 2000, p. 62-84.

[68] John Gerard Ruggie, « International Responses to Technology : Concepts and Trends », International Organization, n° 3, 1975.

[69] Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 136.

[70] Stephen Krasner, op. cit., p. 2.

[71] Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 137-138.

[72] Ibid., p. 139.

[73] Robert Keohane, op. cit., p. 100.

[74] Gérard Kebabdjian, op. cit., p. 140.

[75] Ibid., p. 141-142.

[76] Ibid., p. 142-143.

[77] La théorie de la stabilité hégémonique a été conçue par Robert Keohane, « The Theory of Hegemonic stability and changes in international economic regimes, 1967-1977 », O. R. Holsti et alii, Change in the International System, Boulder, Colorado, Westview Press, 1980.

[78] Robert O. Keohane, « The demand of international regimes », in S. Krasner, International Regimes, op. cit, 1982, p. 146.

[79] Pierre Noël, op. cit., p. 159, qui se réfère à R. Keohane et J. Nye, « Transnational relations and world politics : an introduction », Transnational Relations and World Politics, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1972, p. XXV.

[80] Robert O.Keohane, Joseph Nye, « Realism and Complex Interdependance », in C. R. Goddard, P.Cronin & K.C. Dash, International Political Economy, op.cit., p. 50-51.

[81] Gérard Kébabdjian, Les Théories…, op. cit., p. 173.

[82] Charles P. Kindleberger, The World in Depression, 1929-1939, Londres, 1973, réed. Penguin, 1987.

[83] Charles P. Kindleberger, « The Rise of Free Trade in Western Europe », in Jeffry A. Frieden and David A. Lake, International Political Economy. Perspectives on Global Power and Wealth, Londres, Routledge, 3ème éd., 1997, p. 73-89.

[84] Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 180.

[85] Ibid., p. 181.

[86] C.P. Kindelberger, The World in Depression, op. cit., p. 298.

[87] Arthur A. Stein, « The Hegemon’s Dilemma : Great Britain, the United State, and the International Economic Order », International Organization, 1984, 39, 4, p. 355-386.

[88] A. C. Conybeare, « Public Goods, Prisoners’Dilemmas and the International Political Economy », International Studies Quaterly, Vol. 28, 1984, p. 5-22.

[89] Duncan Snidal, « The Limits of Hegemonic Stability Theorie », International Organization, 1985, 39, p. 579-614.

[90] G. Kébabdjian, op. cit., p. 174.

[91] B. Eichengreen, « Hegemonic Stability Theories of International Monetary System », Brookings papers on International Economics, Vol. 54, 1988.

[92] Grégory Vanel, « Le concept d’hégémonie en économie politique internationale », Cahier de recherche 03-02, Ceim, Université du Québec, Montréal, avril 2003, p. 9.

[93] Ibid. p. 12.

[94] S. Gill and D. Law, The Global Political Economy : Perspectives, Problems and Politics, Londres, Harvester, 1988.

[95] Cf. notre Tome II, p. 81.

[96] Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 184.

[97] Ibid., p. 184.

[98] J. G. Ruggie, « Embedded Liberalism in Postwar Economic Order », op. cit., cité par Kébabdjian, ibid., p. 176.

[99] G. Kébabdjian, op. cit., p. 176.

[100] Ibid., p. 177.

[101] Robert Gilpin, War and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.

[102] Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 187.

[103] Ibid., p. 188.

[104] Stephen D. Krasner, « Regimes and the limits of realism. Regimes as autonomous variables », S. D. Krasner, International Regimes, op. cit., p. 355-368.

[105] J. G. Ruggie, « International responses… », op. cit.

[106] G. Kébabdjian, op. cit., p. 190.

[107] Robert O. Keohane, After Hegemony : Cooperation and Discord in the World Political Economy, Princeton, Princeton University Press, 1984.

[108] Robert Axelrod, Robert Keohane, « Achieving Cooperation under Anarchy : Strategies and Institutions », World Politics, 1985, p. 226-254.

[109] Robert Axelrod, « The Emergence of Cooperation among Egoists », American Political Science Revue, 1981, n° 75, p. 306-318, et The Evolution of Cooperation, New York, Bsic Books, 1984. La première traduction française de ce livre s’intitulait : Donnant-donnant. Théorie du comportement coopératif Paris, Odile Jacob, 1992. Mais en 1996, puis en 2006, lors de nouvelles publications, le même éditeur a changé le titre qui est devenu Comment réussir dans un monde d’égoïstes. Théorie du comportement coopératif.

[110] R. Keohane, After Hegemony, op. cit., p. 27.

[111] Ibid., p. 26.

[112] R. Keohane et R. Axelrod, « Achieving Cooperation… », op. cit., p. 226.

[113] Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 154.

[114] R. Axelrod, Donnant-donnant, op. cit.

[115] G. Kébabdjian, op. cit., p. 221.

[116] Ibid., p. 223.

[117] Ibid., p. 223-224.

[118] R.Keohane, After Hegemony, op. cit., p. 60.

[119] G. Kébabdjian, op. cit., p. 224.

[120] Ibid., p. 224-225.

[121] Robert Axelrod, Comment réussir dans un monde d’égoïstes, op. cit., p. 173.

[122] R. Keohane, After Hegemony, op. cit., p. 244.

[123] Duncan Snidal, « The Limits of Hegemonic Stability Theory », op. cit.

[124] G. Kébabdjian, op. cit., p. 205-206.

[125] Cité par G. Kébabdjian, ibid., p. 211.

[126] Ibid., p. 228.

[127] K.Waltz, The Tip, op. cit., p. 105.

[128] Cité par A. Hasenclever, P. Mayer, et V. Rittberger, Theories of International Regimes, op. cit., p. 118, Joseph Grieco, « Realist Theory and the Problem of International Cooperation. Analysis with an Amended Prisoner’s Dilemma », Journal of Politics, 1988, vol. 50, p. 500.

[129] G. Kébabdjian, op. cit., p. 228.

[130] J. Grieco, Cooperation Among Nations. Europe, America and the Non-Tariff Barriers to Trade, Ithaca, Cornell University Press, 1990.

[131] Ibid., p. 29.

[132] G. Kébabdjian, op. cit., p. 244-245.

[133] Ibid., p. 245.

[134] Joseph Grieco, « Anarchy and the Limits of Cooperation : A Realist Critique of the Newest Liberal Institutionalism », in David A. Baldwin (édité par), Neorealism and Neoliberalism, the Contemporary Debate, New York, Columbia University Press, 1993, p. 116-140.

[135] G. Kébabdjian, op. cit., p. 232.

[136] Ibid., p. 234.

[137] A. Stein, « Coordination and Collaboration : Regimes in an Anarchic World », Stephen D. Krasner, International Regimes, op. cit., 1983, p. 115-140.

[138] Oran R.Young, « International Regimes : Toward a New Theory », World Politics, Vol. 39, n° 1, octobre 1986, p. 104-122. Voir aussi, Oran R. Young, « Regime dynamics : the rise and fall of international regimes », in Stephen Krasner, International Regimes, op. cit., p. 93-113.

[139] Robert Jervis, « Security Regime », in Stephen D. Krasner, International Regimes, op. cit., 1983, p. 173-194.

[140] Oran Young, « Interdependencies in World Politics », International Journal, 24, automne 1989, p. 726-750.

[141] Ibid., p. 746-748.

[142] Oran Young, International Cooperation : Building Regimes for Natural Resources and the Environment, Ithaca, Cornell University Press, 1989 et Oran Young, « The Politics of International Regime Formation : Managing Natural Resources and the Environment », International Organizations, Vol. 43, n° 3, 1989, p. 349-375.

[143] Ibid., « The Politics of International Regimes… », p. 356.

[144] Oran R. Young, « The Effectiveness of International Institutions : Hard Cases and Critical Variables », James N. Rosenau and Ernst-Otto Czempiel (éditeurs), Governance Without Government : Order and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 160-194.

[145] Ibid., p. 160-163.

[146] Ibid., p. 175-193.

[147] Rappelons que selon John Herz, « Idealist Internationalism and the Security dilemma », World Politics 2, janvier 1950, p. 157-180, chaque mesure d’armement prise par un État pour maximiser sa sécurité tend à augmenter chez les autres le sentiment d’insécurité et à les inciter à prendre des dispositions analogues. Cette course à la puissance militaire s’avère contraire au but initial.

[148] R. Jervis, « Security regimes », op. cit., p. 174-175.

[149] Ibid., p. 176-178.

[150] Susan Strange, States and Markets. An Introduction to International Political Economy, Londres, Pinter, 1988, p. 18.

[151] Robert Cox, « In Search of International Political Economy », in New Political Science, n° 5-6, 1981.

[152] Cf. notre Tome II, Chapitre 3, Constructivisme ou pragmatisme ?, op. cit.

[153] Ibid., p. 290-291.

[154] Peter M. Haas (sous la direction de), « Knowledge, Power and International Policy Coordination », International Organization, numéro special, Vol. 46, n° 1, 1992. En particulier, l’article d’Emmanuel Adler et Peter M. Haas, « Epistemic Communities, World Order and the Creation of a Reflective Research Program ». Voir aussi, Emmanuel Adler, Communautarian International Relations, Londres, Routledge, 2005.

[155] Peter M. Haas, « Introduction : epistemic communities and international policy coordination », International Organization, op. cit., p. 27.

[156] Tome II, op. cit.

[157] François Chesnais, La Mondialisation du capital, Paris, Syros, 1994, p. 15.

[158] Ibid, p. 91.

[159] Pierre-Noël Giraud, op. cit., p. 928.

[160] Bruno Amable, Les Cinq Capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Paris, Seuil, 2005, p. 25.

[161] Michel Beaud, Le Système national/ mondial hiérarchisé (une nouvelle lecture du capitalisme mondial), Paris, La Découverte, 1987, et L’Économie mondiale dans les années 80, Paris, La Découverte, 1989.

[162] Pierre Dockès, « Périodisation du capitalisme et émergence d’un néocapitalisme » dans, sous sa direction, Ordre et désordres dans l’économie-monde, Paris, Puf, col. « Quadrige », 2002, p. 81-110.

[163] Riccardo Petrella, « Globalization and Internationalization. The dynamics of the emerging world order », in States Against Markets (édité par Robert Boyer and Daniel Drache), Londres, Routledge, 1996, p. 77-78.

[164] Ibid.

[165] Charles-Albert Michalet, « La spécialisation internationale n’est plus ce qu’elle était », dans Pierre Dockès, Ordre et désordres…, op. cit., p. 397-400.

[166] Charles Albert Michalet, Le Capitalisme mondial, Paris, Puf, 1976.

[167] Olivier Bouba-Olga, Les Nouvelles Géographies du capitalisme. Comprendre et maîtriser les délocalisations, Paris, Seuil, 2006.

[168] Ibid.

[169] Robert Gilpin, Global Political Economy, op. cit.

[170] Ibid., p. 365.

[171] Charles-Albert Michalet, Mondialisation. La grande rupture, Paris, La Découverte, 2007, p. 72.

[172] Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, op. cit., p. 174-182.

[173] C. A. Michalet, ibid., p. 71.

[174] H. Thorelli, cité par Gilles Paché et Claude Paraponaris, L’Entreprise en réseau, Puf, col. « Que sais-je ? », n° 1704, Paris, 1993.

[175] Paul R. Krugman, Geography and Trade, Cambridge, Mit Press, 1991.

[176] Arie Shachar and Sture Oberg, éd., The World Economy and the Spatial Organization of Power, Aldershot, Royaume-Uni, Avebury, 1990.

[177] R. Gilpin, op. cit., p. 124.

[178] Élie Cohen, op. cit., p. 62.

[179] C. A. Michalet, op. cit., p. 107.

[180] Ibid., p. 112.

[181] Olivier Bouba-Olga, op. cit., p. 118.

[182] Ibid, p. 118.

[183] Elie Cohen, op. cit., p. 51.

[184] Ibid., p. 61.

[185] Zaki Laïdi, La Grande Perturbation, Flammarion, Paris, 2004, p. 221.

[186] Ibid., p. 231.

[187] François Morin, Le Nouveau Mur de l’argent. Essai sur la finance globalisée, Seuil, Paris, 2006, p. 21.

[188] Michel Aglietta et Laurent Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, Paris, Odile Jacob, p. 105.

[189] Jean Luc Domenach, L’Asie en danger, Paris, Fayard, 1998, p. 50.

[190] F. Morin, op. cit., p. 47.

[191] Ibid., p. 50.

[192] C. A. Michalet, op. cit., p. 92.

[193] M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., p. 57.

[194] F. Morin, op. cit., p. 79.

[195] C. A. Michalet, op. cit., p. 65.

[196] Hans Werner Sinn, Die Basar-Ökonomie.Deutschland : Export­weltmeister oder Schlusslicht ?, Munich, Econ, 2005.

[197] Le Monde du 19 juillet 2007.

[198] C. A. Michalet, p. 97.

[199] Ibid., p. 98.

[200] M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., p. 9.

[201] Oit, Une mondialisation juste. Créer des opportunités pour tous, Genève, 2004,

[202] Ibid., p. 3.

[203] Ibid., p. 39.

[204] Ibid., p. 46.

[205] Alan Tonelson, The Race to the Bottom, Westview Press, Boulder, 2002.

[206] Pierre-Noël Giraud, « Comment la globalisation façonne le monde », op. cit., p. 929.

[207] Giovanni Arrighi & Beverly J. Silver, Chaos and Governance in the Modern World System, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999.

[208] Jean-Marie Cardebat, La Mondialisation et l’emploi, Paris, La Découverte, col. « Repères », 2002.

[209] O. Bouba-Olga, op. cit., p. 10.

[210] A. Tonelson, op. cit., p. 55-56.

[211] Ibid., p. 56.

[212] Robert E. Scott, « Costly Trade With China. Millions of Us jobs displaced with net job loss in every state », Epi Briefing Paper, Washington, May 2, 2007.

[213] Pierre-Noël Giraud, L’Inégalité du monde. Économie du monde contemporain, Paris, Gallimard, 1996.

[214] Robert Reich, op. cit.

[215] M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., p. 140.

[216] Michel Lallement, « Le rôle du “corporatisme sociétal” dans la régulation économique et la gestion de l’emploi », dans Problèmes économiques n° 2248, du 7 novembre 1991. En extrapolant à partir du texte de ce sociologue français, on peut envisager le « corporatisme sociétal transnational » comme un système de représentation et de confrontation, au niveau mondial, des intérêts économiques et sociaux des différents groupes d’acteurs mis en présence par la globalisation, afin qu’ils règlent raisonnablement leurs différends. Mais, en attendant, l’expression risque fort de désigner longtemps un comportement unilatéral et de conserver sa connotation plutôt péjorative.

[217] Élie Cohen, La Tentation hexagonale. La souveraineté à l’épreuve de la mondialisation, Paris, Fayard, 1996, p. 129-131.

[218] P. N. Giraud, L’Inégalité du monde, op. cit., p. 213.

[219] A. Tonelson, op. cit., p. 30.

[220] Ibid., p. 29.

[221] David Rothkopf, Superclass. The Global Power Elite And The World They Are Making, Londres, Little Brown, 2008, préface, p. XIV et p. 29-33.

[222] Ibid., p. 37-39.

[223] Jeff Faux, The Global Class War, New York, John Wiley, 2006.

[224] David Rothkopf, op. cit., p. 313.

[225] Ibid., p. 145-189.

[226] Ibid., p. 143.

[227] Ibid, « How to become a member of the Superclass », p. 254-295.

[228] Ibid., p. 322.

[229] « Classes moyennes, la dégringolade », Le Point, 26 juin 2008, p. 74-82.

[230] Virginie Malingre « La crise boursière fragilise les régimes de retraite des Britanniques », Le Monde, 30 novembre 2008.

[231] Le Point, article cité, p. 75.

[232] Ibid., p. 75 et p. 81. « La société de consommation et les classes moyennes ont marché main dans la main jusqu’à la fin des années 90. Le divorce s’est produit lorsque le pouvoir d’achat s’est mis à stagner, tandis que l’innovation, elle, continuait », écrit Robert Rochefort qui distingue entre des « classes moyennes supérieures » et des « classes moyennes inférieures ».

[233] Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2007.

[234] G. Dussouy, Quelle géopolitique…, op. cit., p. 188-189.

[235] C. A. Michalet, op. cit., p. 46.

[236] Paul Samuelson, « Where Ricardo and Mill… », article cité.

[237] Eve Charrin, L’Inde à l’assaut du monde, Paris, Grasset, 2007. Pour le débat, voir p. 273-287.

[238] C. A. Michalet, op. cit., p. 69.

[239] Cité par Ève Charrin, op. cit., p. 285.

[240] J. M. Cardebat, op. cit., p. 9-10.

[241] Ibid, p. 27.

[242] Ibid, p. 27.

[243] Ibid., p. 27-28.

[244] Ibid., p. 30-31.

[245] Cité par Ève Charrin, op. cit., p. 310.

[246] Jean-Hervé Lorenzi, « Un nouveau système productif ? », Pierre Dockès, op. cit., p. 123-165.

[247] Michel Godet, Le Choc de 2006. Démographie, croissance, emploi, Paris, Odile Jacob, 2003.

[248] Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2002.

[249] Ibid., p. 23.

[250] Angus Maddison, Ocde, Paris, 2005.

[251] Courrier international, n° 670, du 4 au 10 septembre 2003.

[252] Olivier Blin, L’Omc, Paris, Ellipses, 1999, p. 20.

[253] M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., « L’Europe en déshérence », p. 177-217.

[254] Gérard Kébabdjian, Europe et globalisation, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 167.

[255] M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., p. 358.

[256] Ibid., p. 369.

[257] Ibid., p. 348-350.

[258] Ibid., p. 306.

[259] Ibid., p. 302.

[260] Ibid., p. 363.

[261] Ibid., p. 365.

[262] Idem.

[263] Kishore C. Dash, « The Asian Economic Crisis and the Role of the Imf », International Political Economy, op. cit., p. 269-289.

[264] André Cartapanis, « Crises systémiques et nouvelles régulations financières internationales  », in Ordre et désordres dans l’économie-monde, op. cit., p. 300.

[265] C. R. Goddard, « The International Monetary Fund », International Political Economy, op. cit., p. 241-267.

[266] Challenges, n° 121, 24 avril 2008, p. 31.

[267] Michael T. Klare, Rising Powers, Shrinking Planet : The New Geopolitics of Energy, New York, Metropolitan Books, 2008.

[268] Assemblée nationale, Énergie et géopolitique, op. cit., p. 25.

[269] Cédric de Lestrange, Christophe-Alexandre Paillard, Pierre Zelznko, Géopolitique du pétrole. Un nouveau marché. De nouveaux risques. Des nouveaux mondes, Paris, Editions Technip, 2005, p. 15-19.

[270] Colin Campbell, The Coming Oil Crisis, 1997.

[271] Financial Times du 19 avril 2007.

[272] Ibid., p. 31.

[273] Ibid., p. 66.

[274] Assemblée nationale, op. cit., p. 161-183.

[275] Ibid., p. 91-99.

[276] Géopolitique du pétrole, op. cit., « La géopolitique du pétrole en cartes, annexe centrale ».

[277] Assemblée nationale, op. cit., « Engager un partenariat énergétique entre l’Union européenne et la Russie », p. 285-291.

[278] Ibid., p. 130-140.

[279] Ibid., p. 139.

[280]

[281] Ibid.

[282] « Quelles stratégies industrielles pour la filière H2 ? », Clefs CEA, n° 50/51, hiver 2004-2005.

[283] Michael T. Klare, « The New Geopolitics of Energy », The Nation, May 19, 2008.

[284] Oliver Bennett, Cultural Pessimism : narratives of decline in the postmodern world, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1999.

[285] Pierre F. Gonod, « Au sujet de la crise systémique », Global Gouvernance,

centre@

[286] A. Cartapanis, op. cit., p. 283.

[287] Le Monde du 23 décembre 2008.

[288] Laboratoire européen d’anticipation politique-Europe 2020, La Crise systémique globale : les six aspects de la « Très Grande Dépression Us » de 2007, centre@

[289] Leap/E 2020, La lettre confidentielle, n° 28 du 15 octobre 2008

[290] Laurence J. Kotlikoff, « Is the United States Bankrupt ? », Federal Reserve Bank of St. Louis Review, juillet-août 2006, p. 235-249.

[291] Ibid., p. 239.

[292] Ibid., p. 235.

[293] Ibid. p. 246-248.

[294] Jean-Christophe de Wasseige, « Les cinq menaces qui planent sur l’économie mondiale  », Focus. Trends-Tendances, 15 juin 2006, p. 44-48.

[295] Leap/E2020, La lettre confidentielle, n° 30, décembre 2008.

[296] Rémy Herrera, Les Théories du système mondial capitaliste, Cnrs, Umr 8595 Matisse, Université Paris 1.

[297] Ibid., p. 14.

[298] Immanuel Wallerstein, « Response : Declining States, Declinilg Right ? », International Labor and Working-Class History, 1995, 47, p. 24-27, et After Liberalism, New York, The New Press, 1995.

[299] Immanuel Wallerstein, « Culture as the Ideological Battleground of the Modern World-System », Mike Featherstone, Global Culture : Nationalism, Globalization and Modernity, Londres, Sage, 1990.

[300] Rémy Herrera, op. cit., p. 8-9.

[301] Samir Amin, « The Future of Global Polarization », International Political Economy, op. cit., p. 179-189.

[302] G. Arrighi, B. J. Silver, op. cit., p. 3-20.

[303] Ibid., p. 286.

[304] Ibid., p. 33.

[305] Ibid., p. 67.

[306] Ibid., p. 87.

[307] Maurice Allais, « L’éclatante faillite du nouveau credo », Le Figaro, 27 décembre 1999.

[308] Jacques Sapir, « La question du protectionnisme est posée », Le Monde diplomatique, février 2007.

[309] Michel Dévoluy, « Le face à face euro/dollar », Annuaire français des Relations internationales, Paris, Bruylant/La Documentation française, Volume 5, 2004, p. 543-555.

[310] Ibid., p. 548.

[311] Maguy Day et Adrien de Tricornot, « L’essor des fonds souverains », Le Monde, Dossier économie II, mardi 2 octobre 2007.

[312] Alexandre Kokcharov, « L’inquiétante puissance des fonds souverains », Courrier international, n° 890, novembre 2007, p. 51.

[313] Cf. les deux articles précédemment cités.

[314] Marc Roche et Adrien de Tricornot, « 500 milliards de dollars gérés selon la charia dans le monde », Le Monde, Dossier économie II, mardi 18 décembre 2007.

[315] Cité par Maguy Day et Adrien de Tricornet, « L’essor des fonds souverains », op. cit.

[316] Leap/E 2020, La lettre confidentielle, n° 28, 15 octobre 2008.

[317] Niall Ferguson, The Ascent of Money. A Financial History of the World, New York, Penguin Press, 2008.

[318] Jacques Sapir, Le Système militaire soviétique, Paris, La Découverte, 1987 ; Feu le système soviétique ? Permanences politiques, mirages économiques, enjeux stratégiques, Paris, La Découverte, 1992.

[319] Régis Debray, Les Empires contre l’Europe, Paris, Gallimard, 1985.

[320] Jan Aart Scholte, « Global civil society : changing the world ? », Csgr, Working paper, p. 31-99, Warwick Univ., mai 1999.

[321] Jean Chesnaux, Modernité-monde, brave modern world, Paris, La Découverte, 1989 ; Jean-Marie Guéhenno, La Fin de la démocratie, Paris, Flammarion, col. « Champs », 1993.

[322] Karel Van Wolferen, L’Énigme de la puissance japonaise, Paris, Robert Laffont, 1990.

[323] Marie-Claude Smouts, « La coopération internationale de la coexistence à la gouvernance mondiale », in Les Nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, sous sa direction, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 150.

[324] J. M. Guéhenno, op. cit., p. 44.

[325] Philippe Bernoux, Jean-Michel Servet (sous leur direction), La Construction sociale de la confiance, Paris, Montchrestien, 1997.

[326] J. A. Scholte, op. cit.

[327] Robert O’Brien, Anne-Marie Goetz, Jan Aart Scholte, Marc Williams, Contesting Global Gvernance. Multilateral economic institutions and global social movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Selon ces auteurs, le caractère aléatoire du multilatéralisme complexe qui fonderait la société mondiale tient à cinq paramètres : les modifications éventuelles des institutions économiques multilatérales ou inter-gouvernementales sous l’action des mouvements sociaux globaux, les motivations et les buts conflictuels de ces derniers, les résultats ambigus des relations entre deux groupes d’acteurs (gouvernementaux et non-gouvernementaux), l’impact différentiel de l’action étatique, et la difficulté à fixer un agenda social mondial (cf. p. 206-234).

[328] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[329] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 631.

[330] André Guillerme, « L’émergence du concept de réseau, 1820-1830 », Réseaux Territoriaux, sous la direction de Gabriel Dupuy, Caen, Paradigme, 1988, p. 33-34.

[331] James N. Rosenau, Turbulence in World Politics : a Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.

[332] James N. Rosenau, Along the Domestic-Foreign Frontier. Exploring Governance in a Turbulent World, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

[333] Ministère des Affaires étrangères, Guide de la coopération décentralisée : échanges et partenariats internationaux des collectivités territoriales, Paris, 2006, 2ème éd.

[334] M. Barnett et R. Duvall, « Power in Global Governance », op. cit., p. 3-7.

[335] Ibid., p. 3. Les auteurs se réfèrent à John Scott.

[336] Ibid., p. 3-4, mais aussi Berger et Luckmann.

[337] Georges Gurvitch, La Vocation actuelle de la sociologie, Paris, Puf, Tome I, 1968.

[338] Idem.

[339] Mancur Olson, Logique de l’action collective, Paris, Puf, 1968.

[340] Gurvitch, op. cit.

[341] Philippe Dujardin, Du groupe au réseau. Réseaux religieux, politiques, professionnels, « Table ronde » du Cnrs des 24 et 25 Octobre 1986, Université Lumière, Lyon 2, 1988.

[342] Frédéric Charillon, « La connivence des acteurs non étatiques dans la guerre du Golfe : les réseaux de contestation de la logique de l’État », in Sociologie des réseaux internationaux, sous la direction d’Ariel Colonomos, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 73-109.

[343] Alain Degenne, Michel Forsé, Les Réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, p. 212-217.

[344] Olson, op. cit., p. 73.

[345] La p. 129, supra, résume la réflexion du Capcgri (Centre d’analyse politique comparée, de géostratégie et de relations internationales) de l’Université de Bordeaux sur les réseaux : cf. Michel Bergès (sous la dir. de), Penser les relations internationales, Paris, L’Harmattan, 2008. Cf. également Duncan Campbell, Surveillance électronique planétaire, Paris, Allia, 2001 ; Jean Guisnel, Les Pires Amis du monde. Les relations franco-américaines à la fin du XXe siècle, Paris, Stock, 1999, p. 189-197.

[346] Fernand Braudel, Le Temps du Monde. Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe, siècle, Tome III, Paris, Armand Colin, 1979.

[347] Philippe Dujardin, op. cit., p. 24.

[348] David Knoke, Political networks. The Structural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 10.

[349] Degenne, Forsé, op. cit, p. 153.

[350] Ibid., p. 161.

[351] Ibid., p. 156-157.

[352] Ibid., p. 155.

[353] Philippe Dujardin, op. cit., p. 24.

[354] Philippe Braud, « Du pouvoir en général au pouvoir politique », Traité de Science politique, tome1. La Science politique, science sociale. L’ordre politique, sous la direction de Madeleine Grawitz et Jean Leca, Paris, Puf, 1985, p. 352.

[355] Ibid., p. 353.

[356] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 121.

[357] Hérodote, n° 129, Stratégies américaines aux marches de la Russie, présentation de Béatrice Giblin.

[358] Josépha Laroche, Politique internationale, Paris, Lgdj, 1998, p. 126.

[359] Ibid., p. 126.

[360] Mario Bettati, Pierre-Marie Dupuy (Eds.), Les Ong et le droit international, Paris, Économica, 1986, p. 14.

[361] Josépha Laroche, op. cit., p. 126.

[362] Samy Cohen, op. cit., p. 74.

[363] Claude Bontemps, « Quelques réflexions sur les organisations internationales à travers une perspective historique » dans Les Ong et le droit international, op. cit., p. 37.

[364] Samy Cohen, op. cit., p. 57.

[365] Ibid., p. 127.

[366] Ibid., p. 78. François Grünewald, Véronique de Geoffroy, Humanitaire d’État et humanitaire privé : quelles relations ?, rapport remis au ministère des Affaires étrangères, 25 août 2000.

[367] Ibid., p. 79.

[368] Samy Cohen, op. cit., p. 79.

[369] Ibid., p. 80.

[370] Laroche, op. cit., p. 129.

[371] Ibid., p. 130.

[372] Ibid., p. 131.

[373] Samy Cohen, op. cit., p. 182.

[374] Ibid., p. 183.

[375] Cités par Albert Bressand et Catherine Distler, Le Prochain Monde, Paris, Seuil, 1985, p. 128.

[376] Ibid.

[377] Solveig Godeluck, La Géopolitique d’Internet, Paris, La Découverte, 2002.

[378] Fabien Granjon, L’Internet militant : mouvement social et usage des réseaux télématiques, Rennes, Apogée, 2001.

[379] Ibid., p. 64.

[380] Ibid., p. 25.

[381] Ibid., p. 25-33 et p. 157-180.

[382] Ibid., p. 169-180.

[383] Ibid., p. 226.

[384] Philippe Breton, L’Utopie de la communication. Le mythe du village planétaire, Paris, La Découverte, 1995, p. 140.

[385] Armand Mattelart, La Communication-monde. Histoire des idées et des stratégies, Paris, La Découverte, 1992.

[386] P. Breton, op. cit., p. 141.

[387] Manuel Castells, La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1996.

[388] Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, Puf, 1981, p. 124.

[389] Ibid, p. 125-136.

[390] A. Degenne, A. Forsé, op. cit., p. 37-38.

[391] Robert O’Brien, Anne Marie Goetz, Jan Aart Scholte, Marc Williams, Contesting Global Governance. Multilateral Economic Institutions and Global Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

[392] Ibid., p. 13.

[393] Ibid., p. 220-225.

[394] La Stampa, « Il balletto di Brasile, India e Sudafrica », 19 octobre 2007.

[395] R. O’Brien, A.M. Goetz, J.A. Scholte, M.Williams, op. cit., p. 5-6 et p. 3.

[396] Rik Coolsaet et Teun Van de Voorde, « L’évolution du terrorisme en 2005 : une évaluation statistique  », Université de Gand, Belgique. Traduction et édition Internet du GRIP (2006),

[397] Ibid.

[398] Thierry Cretin, Mafias du monde, organisations criminelles transnationales. Actualité et perspectives, Paris, Puf, 2004, 4éme éd., p. 223.

[399] Jean-François Gayraud, Le Monde des mafias : géopolitique du crime organisé, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 220.

[400] Ibid., p. 128-129.

[401] Ibid., p. 85-86. Voir aussi Xavier Rauffer, Stephane Quéré, Le Crime organisé, Paris, Puf, col. «Que sais-je ? », 2005.

[402] William Reymond, Mafia S. A. : les secrets du crime organisé, Paris, Flammarion, p. 270.

[403] Ibid., p. 251.

[404] Rauffer et Quéré, op. cit., p. 46.

[405] J-F. Gayraud, op. cit., p. 163.

[406] Susan Strange, « Organized Crime : the Mafias », The Retreat of the State : the Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 110-121.

[407] Luc Boltanski, Éve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[408] J. N. Rosenau, Turbulence in World Politics, op. cit., p. 163-177.

[409] Ibid, p. 163.

[410] Ibid., p. 163-164.

[411] Ibid. p. 164.

[412] Ibid., p. 171.

[413] Jacques Chevallier, « Le modèle centre-périphérie dans l’analyse politique », Centre, périphérie, territoire, Paris, Puf/Curapp, 1978, p. 106-131.

[414] J. Rosenau, op. cit., p. 155-173.

[415] Ibid., p. 151.

[416] Ibid., p. 44.

[417] Ibid., p. 146.

[418] Idem.

[419] Anthony Giddens, Les Conséquences de la Modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.

[420] Ibid., p. 41.

[421] A. Bressand, C. Distler, op. cit., p. 194.

[422] Alfredo Valladao, Le XXIe siècle sera américain, Paris, La Découverte, 1993, p. 258.

[423] Jean-Louis Vullierme, Le Concept de système politique, Paris, Puf, 1989, p. 450.

[424] Xiaofeng Zhong, Sociologie des réseaux transnationaux, op. cit., p. 212.

[425] Mark Laffey et Jutta Weldes, « Policing and Global Governance », Power in Global Governance, op. cit., p. 66-69.

[426] Hedley Bull, The Anarchical Society. A Study of Order in World Politics, Londres, Palgrave, 3ème éd., 1977, p. 254-271.

[427] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit.

[428] A. Giddens, Les Conséquences de la modernité, op. cit., p. 29-30.

[429] Manuel Castells, La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1999, p. 521-522.

[430] Barbara Adam, Time and Social Theory, Cambridge, Polity Press, 1990.

[431] A. Bressand, C. Distler, op. cit., p. 231. Nous leur empruntons ici, les trois temps du « temps stratégique ».

[432] Marie-Claude Smouts, Les Organisations internationales, Paris, Armand Colin, 1995.

[433] H. Anheier, M. Glasius and M. Kaldor, « Introducing Global Civil Society », Global Civil Society 2001, (Helmut Anheier, Marlies Glasius, and Mary Kaldor, éditeurs), Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 3-22.

[434] Ibid., p. 12.

[435] Ibid., p. 13.

[436] Ibid., p. 14.

[437] Jan Aart Scholte, « Qu’est-ce que la société civile mondiale ? », Courrier de la planète, n° 63, 2005, è63/article1.html

[438] Ibid., p. 17.

[439] M. D. de Oliveira, R. Tandon, « An Emerging Global Civil Society », Citizen : Strengthening Global Civil Society, Washington D. C., Civicus Ed., 1994, p. 2-3.

[440] Richard Falk, Predatory Globalisation : A Critique, Cambridge, Polity Press, 1999, p. 170.

[441] Barry Buzan, From International to World Society 0?, op. cit., p. 59 et p. 143-160.

[442] John Naughton, « Contested Space : The Internet and Global Civil Society », Global Civil Society 2001, op. cit., p. 154-162.

[443] Mario Pianta, « Parallel Summits of Global Civil Society », op. cit., p. 169-194.

[444] Maxime Haubert, « L’idéologie de la société civile », in Les Sociétés civiles face aux marchés, (Maxime Haubert et alii), Paris, Karthala, 2000.

[445] J. A. Scholte, op. cit.

[446] Martin Shaw, Theory of the Global State. Globality as an Unfinished Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 11, p. 178-179, et p. 167.

[447] David Held, Democracy and the Global Order. From the Modern State to Cosmopolitan Governance, Cambridge, Polity Press, 1997, p. 267-286.

[448] Ibid., p. 140.

[449] H. Anheier, op. cit., p. 224.

[450] Véronique Riches-Flores, Fréderic Prétet, Démographie mondiale : les 1001 facettes d’un choc annoncé, Paris, Société générale, mai 2007.

[451] Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, op. cit.

[452] V. Riches-Flores, F. Prétet, op. cit., p. 37.

[453] Cf. « L’espace démo-politique mondial », G. Dussouy, ibid. op. cit., p. 129-161.

[454] V. Riches-Florès, F. Prêtet, op. cit., p. 24-27.

[455] Ibid., p. 24.

[456] Ibid., p. 22.

[457] Ibid., p. 11.

[458] Jean-Paul Chagnollaud, Relations internationales contemporaines. Un monde en perte de repères, 2ème édition revue et augmentée, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 116-118.

[459] Jean-Claude Chesnais, La Population du monde : géants démographiques et défis internationaux, Paris, Puf, 2003.

[460] Unhcr, The State of the World’s Refugee, chap.1, « Current dynamics of displacement », Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 12.

[461] Hélène Pellerin, « New Global Migration Dynamics », Globalization, Democratization and Multilateralism, sous la direction de Stephen Gill, New York, Macmillan/United Nations University Press, 1999, p. 108.

[462] Unhcr, op. cit., p. 12.

[463] Ocde, Tendances des migrations internationales-édition 2002, Paris, 2003, p. 17.

[464] Unhcr, Publications et statistiques,

[465] Banque mondiale, « Migrations et rapatriement de fonds »,

web.wbsite/external

[466] Ocde, Perspectives des migrations internationales, Paris, 2007, p. 130.

[467] Florian Chardès, La France multiethnique de 2030 : force ou faiblesse géopolitique ?, Paris, Collège Interarmées de Défense, 2004.

[468] John Salt, Évolution actuelle des migrations internationales en Europe, Conseil de l’Europe, janvier 2005, p. 13.

[469] Idem.

[470] Serge Feld, « Prospective 2030. Les migrations internationales en Europe selon deux scénarios », Population et avenir, n° 681, janvier-février 2007, p. 6.

[471] Ocde, Tendances des migrations internationales-2002, op. cit., p. 118.

[472] Ibid., p. 114.

[473] Ibid., p. 116.

[474] V. Riches-Flores, F. Prétet, Démographie mondiale, op. cit., p. 54.

[475] Ocde, Tendances…, op. cit., p. 113.

[476] Michel Bruneau, Diasporas, Gip Reclus, Montpellier, 1995, p. 8.

[477] Ibid., p. 17.

[478] Laurent Chalard et Gérard-François Dumont, « Des statistiques “ethniques” en Angleterre à la situation en France », Population et Avenir, n° 681, janvier-février 2007, p. 13-15.

[479] Laura B. Shrestha, The Changing Demographic Profile of the United States, Washington, Congressional Research Service, The Library of Congress, 2006.

[480] Ibid., p. 26.

[481] Robert Putnam, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon and Schuster, 2000.

[482] New America Media, « Deep Divisions, Shared Destiny – A Poll of Black, Hispanic, and Asian Americans on Race Relations », dec. 12, 2007,

...

[483] D’une part, Putnam a publié un livre, Better Together, dans lequel il recherche des solutions afin de restaurer la confiance, et d’autre part, il anime dans son université le séminaire Saguaro sur l’engagement civique aux États-Unis.

[484] Robert D. Putnam (editor.), Democracies in Flux. The Evolution of Social Capital in Contemporary Society, Oxford, Oxford Scholarship Online, 2004.

[485] New America Media, op. cit.

[486] New American Media (Nam), « Ethnic Media Take on Race Challenge », op. cit.

[487] Florian Chardès, op. cit.

[488] Ibid., p. 44.

[489] D’après un sondage réalisé par l’Institut Novartis/Harris Interactive et dont les résultats partiels ont été publiés dans l’International Herald Tribune du 28 mai 2007, les Européens considèrent qu’il y a trop d’immigrés dans leurs pays, à raison de 67% pour les Britanniques, 55% pour les Italiens et les Allemands, 45% pour les Espagnols, contre 32% pour les Français. Le pourcentage est de 35% pour les Américains qui estiment à 43% que l’intégration des immigrés est réussie. En revanche, celle-ci est un échec total pour 50% des Britanniques, 56% des Français et 58% des Allemands.

[490] V. Riches-Flores, F. Prêtet, op. cit., p. 9.

[491] Ibid., p. 45.

[492] Gérard-François Dumont, « Le vieillissement et la “gérontocroissance” : définitions, facteurs et types », dans, sous sa direction, Les Territoires face au vieillissement en France et en Europe. Géographie-Politique-Prospective, Paris, Ellipses, 2006, p. 20-21.

[493] Gérard-François Dumont, ibid., p. 96.

[494] Ibid., p. 96.

[495] Ibid., p. 98.

[496] Raimondo Cagiano de Azevedo et Cristina Giudici, « Vieillissement et dé-vieillissement de la population en Europe », in Les Territoires face au vieillissement…, ibid., p. 104-109.

[497] Ibid., p. 105-107.

[498] Ibid., p. 108.

[499] V. Riches-Flores, F. Prêtet, op. cit., p. 47.

[500] Michel Godet, Philippe Durance, « Europe : cheveux gris et croissance molle », in Les Territoires face au vieillissement…, op. cit., p. 114.

[501] Ibid., p. 112.

[502] V. Riches-Flores, F. Prêtet, op. cit., p. 55.

[503] Ibid., p. 60.

[504] Ibid., p. 66.

[505] Idem.

[506] Ibid., p. 67.

[507] Ibid., p. 35.

[508] Ibid., p. 25.

[509] Zbigniew Brzezinski, Between Two Ages : America’s Role in the Technetronic Era, New York, Viking Press, 1970, p. 25.

[510] Immanuel Wallerstein, « Culture as the Ideological Battleground of the Modern World-System », in Mike Featherstone, Global Culture : Nationalism, Globalization and Modernity, Londres, Sage, 1990, p. 3-55.

[511] Dominique Wolton, L’Autre Mondialisation, op. cit., p. 68-69.

[512] Roland Robertson, Globalization, Social Theory and Global Culture, Londres, Sage, 1997.

[513] Mike Featherstone, « Global Culture : an Introduction », Mike Featherstone, Global Culture…, op. cit.

[514] Jack Goody, The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

[515] Jean Tardif et Joëlle Farchy, Les Enjeux de la mondialisation culturelle, Paris, Éditions hors commerce, 2006, p. 21.

[516] Ibid., p. 71.

[517] Gérard Leclerc, La Mondialisation culturelle. Les civilisations à l’épreuve, Paris, Puf, 2000, p. 367-471.

[518] Dipesh Chakrabarty, Provincialing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000.

[519] Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.

[520] Ibid., p. 144.

[521] Ibid., p. 65.

[522] Ibid., p. 136.

[523] Dominique Wolton, op. cit., p. 31.

[524] Jean Tardif et Joëlle Farchy, op. cit., p. 19.

[525] Olivier Roy, op. cit., p. 79-101.

[526] Ibid., p. 145.

[527] Anne Cheng, La Pensée en Chine aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2007.

[528] Bernard Nadoulek, op. cit., p. 251.

[529] Ibid., p. 220.

[530] Ibid., p. 220.

[531] Ibid., p. 287-288.

[532] À savoir, l’affirmation de la foi en un Dieu unique et à Mahomet, le cycle des cinq prières quotidiennes, le jeûne du mois du ramadan, l’aumône légale et le pèlerinage à La Mecque au moins une fois dans sa vie pour chaque croyant.

[533] Jurgend Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988.

[534] Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon Schuster, 1996, p. 76.

[535] Ève Charrin, L’Inde à l’assaut du monde, op. cit., p. 93-110 (l’idéologie de la middle-class indienne) et p. 316-317.

[536] Jean Tardif, Joëlle Farchy, op. cit., p. 72-77.

[537] Ibid., p. 72.

[538] Ibid., p. 73.

[539] Ibid., p. 75.

[540] Ibid., p. 76.

[541] Ibid., p. 101.

[542] Ibid., p. 145.

[543] Dominique Wolton, op. cit., p. 17-19.

[544] Mike Featherstone (edited by), « Global Culture : an Introduction », Global Culture. Nationalism, Globalization and Modernity, Londres, Sage, 1997, p. 1-2.

[545] Roland Robertson, Globalization. Social Theory and Global Culture, Londres, Sage, 1992 (pour la première publication), p. 100.

[546] Arjun Appaduraï, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001.

[547] Ibid., p. 89.

[548] Arjun Appaduraï, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot, 2007, p. 16.

[549] Ibid., p. 23.

[550] Ibid., p. 67.

[551] Ibid., p. 176.

[552] Ibid., p. 173.

[553] Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Aubier-Flammarion, 2003, p. 90.

[554] Ibid., p. 89.

[555] Ibid., p. 113.

[556] Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme , Paris, Aubier-Flammarion, 2006, p. 13.

[557] Ibid., p. 21.

[558] Ibid., p. 27.

[559] Ibid., p. 92-97.

[560] Ibid., chapitre 2, « Comment le cosmopolitisme aborde l’altérité ».

[561] Ibid., p. 142.

[562] Dominique Wolton, op. cit., p. 50.

[563] Samuel Huntington, op. cit., p. 21.

[564] Yadh Ben Achour, Le Rôle des civilisations dans le système internatio­nal, Bruxelles, Bruylant/Université de Bruxelles, 2003, p. 66-70.

[565] Samuel Huntington, op. cit., p. 43.

[566] Us Senate Minority Report : « More Than 650 International Scientists Dissent Over Man-Made Global Warming Claims Scientists Continue to Debunk “Consensus” in 2008 », December 11, 2008, epw.minority

[567] Le prix Nobel néerlandais Paul Crutzen, professeur de physique atmosphérique, a proposé le nom d’anthropocène pour désigner la nouvelle ère climatique générée par les activités humaines dans laquelle nous entrons.

[568] K. Abdoussamatov, de l’Académie des sciences russe, interviewé par Olga Vtorova, site net : Ria Novosti, février 2006.

[569] Geneviève Ferone, 2030, le krach écologique, Paris, Grasset, 2008.

[570] Edouard Bard, « La menace d’un changement climatique dangereux se confirme », Libération, samedi 27 janvier 2007.

[571] Fred Pearce, Points de rupture. Comment la nature nous fera payer un jour le changement climatique, Paris, Calmann-Lévy, 2008.

[572] Alexander B. Murphy, Demian Hommel, The Geopolitical Implica­tions of Environmental Change, Eugene (USA), University of Oregon, et Philippe Le Prestre, Protection de l’environnement et relations internationales. Les défis de l’écopolitique mondiale, Paris, Armand Colin, 2005.

[573] Geneviève Ferrone, op. cit., p. 37-51.

[574] Fischer,G., Mahendra,S., Van Velthuizen, H., « Climate Change and Agricultural Vulnerability », International Institute for Applied Systems Analysis, available online at http ://iiasa.ac.at/Research/Lvc/Jb-Report.pdf. Cf`. aussi Richard Cincotta, Robert Engleman, et Danielle Anastation, « The Security Demographic », 2003, Population Action International.

[575] Alexandre B. Murphy, op. cit., p. 17.

[576] Stephan Harrison, « Kazakhstan : glaciers and geopolitics »,

...

[577] « Rien ne sera plus pareil en Arctique », Le Monde 2, 1er décembre 2007, p. 26

[578] Cité par Fred Pearce, op. cit., p. 107.

[579] Olivier Postel-Vinay, « Les pôles fondent-ils ? », La Recherche, mars 2003, n° 363 bis, p. 10-15.

[580] Ibid., p. 12-13. Ce que confirme Edouard Bard dans différents articles.

[581] Alister Doyle, « Oslo tire la sonnette d’alarme sur la fonte de l’Antarctique », Reuters, dimanche 20 janvier 2008.

[582] Fred Pearce, op. cit., préface, p. 21-24.

[583] Peter Schwartz, Doug Randall, « Le scénario d’un brusque changement de climat et ses implications pour la sécurité nationale des États-Unis », Rapport pour le ministère de la Défense des États-Unis, 2003,

[584] Edouard Bard, op. cit.

[585] Ibid.

[586] Hervé Le Treut, « Changements climatiques : perspectives et implications pour le XXIe siècle », 24 Octobre 2006, site Internet : ée-des.html

[587] Ibid.

[588] Thomas Homer-Dixon « La sécurité environnementale : Prb s’entretient avec Thomas Homer-Dixon », site Internet :

.

Homer-Dixon est l’auteur de Environment, scarcity, and violence, 1999.

[589] Philippe Le Prestre, op. cit., p. 408.

[590] Ibid., p. 408.

[591] Ibid., p. 411.

[592] Anthony Giddens, Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.

[593] Michael Mandelbaum, The Ideas that Conquered the World. Peace, Democracy, and Free Markets in the Twenty-First Century, New York, Public Affairs, 2002, p. 5.

[594] Ibid., p. 77.

[595] Thomas Steindeld, « La crainte absurde de la “petite Turquie” », Courrier international, n° 902, Février 2008, p. 18.

[596] Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, op. cit., p. 148.

[597] Ibid., p. 144.

[598] Ibid., p. 229.

[599] G. Ferone, op. cit., p. 11.

[600] Martin Heidegger, Chemins qui mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962.

[601] Nicholas Rescher, Methodological Pragmatism. A Systems-Theoretic Approach to the Theory of Knowledge, New York, New York University Press, 1977.

[602] Damian Popolo, « Complexity in a complex Europe : Reflections on the cultural genesis of a new science », Eco Issue, vol. 8, n° 2, 2006, p. 65-76.

[603] Damian Popolo, op. cit, p. 66.

[604] Nicholas Rescher, op. cit, p. 24.

[605] Ibid., p. 299.

[606] Blaise Pascal : « Je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout ; non plus de connaître le tout sans connaître les parties », Pensées, Paris, Le Livre de Poche, p. 34.

[607] Charles Taylor, « Social theory as practice », Philosophy and the Human Sciences. Philosophical Papers 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, rééd. 2005, p. 93.

[608] Gearoid O’Tuathail (Gerard Toal), « Geopolitical Structures and Cultures : Towards Conceptual Clarity in the Critical Study of Geopolitics », Geopolitics. Global Problems and Regional Concerns (Edited by Lasha Tchantouridze), Winnipeg, University of Manitoba, Center for Defense and Security Studies, 2004, p. 75.

[609] Ibid., p. 82- 88, p. 93-97.

[610] Cf. Tome II, p. 281-286. Voir aussi, Paul Kowert, Jeffrey Legros, « Norms, Identity, and their Limits : A Theoretical Reprise », in Peter Katzenstein (ed.) The Culture of National Security. Norms and Identity in World Politics, New York, Columbia Press, 1996, p. 451-497.

[611] Charles Taylor, « Interprétation and the Sciences of Man », Philosophy and the Human Sciences, op. cit., p. 15-57.

[612] John Dewey, Logique, la théorie de l’enquête, Paris, Puf, 1993.

[613] Michel Bussi, Gérard Dussouy, Stéphane Rosière (sous sa direction), André-Louis Sanguin, Dictionnaire de l’espace politique, Paris, Armand Colin, 2008.

[614] Nicholas Rescher, op. cit, p. 75.

[615] Charles Taylor, « Understanding and Ethnocentricity », Philosophy and the Human Sciences, op. cit., p. 123.

[616] Oran Young, « A Systemic Approach to International Politics », 1968.

[617] Gearoid O’ Tuathail « (Dis)placing geopolitics : writing on the maps of global politics », Environment and Planning D : Society and Space, 1994, Volu­me 12, p. 528.

[618] Alastair M. Taylor, « A systems approach to the political organization of space », Social Science Information, 1975,

[619] O. Young, op. cit.

[620] Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, op. cit.

[621] John Agnew and Stuart Corbridge, « The new geopolitics : the dynamics of global disorder », A World in Crisis ? Geographical Perspectives, édit. R. J. Johnson and P. Taylor, Oxford, Blackwell, 1989.

[622] Jean-Didier Vincent, Biologie des passions, Paris, Odile Jacob, 1986 ; Luc Ferry, Qu’est-ce que l’homme ? Paris, Odile Jacob, 2000.

[623] Gearoid O’ Tuathal, cf. les deux articles cités.

[624] F. William Engdahl, A Century of War : Anglo-American Oil Politics and the New World Order, New York, Pluto Press Ltd, 2006.

[625] Cf. notre Tome II du Traité, p. 256-266.

[626] Anthony Giddens, La Constitution de la société, Paris, Puf, 1987, p. 163.

[627] William Wohlforth, « The Stability of a Unipolar World », International Security 24, Summer 1999, p. 5-41.

[628] Dr. Nayef R. F. Al-Rodhan, The Geopolitical and Geosecurity Implications of Globalization, Genève, Slatkine, 2006.

[629] Cf. les débats épistémologiques soulevés sur le thème de l’hégémonie dans l’ouvrage précité à la note 345, Penser les relations internationales, sous la direction de Michel Bergès, Paris, l’Harmattan, 2008, notamment la seconde partie. Cf. également G. John Ikenberry, « Liberal International Theory in the Wake of 9. 11 and American Unipolarity », Ir Theory, Unipolarity and September 11th-Five Years On, Oslo, Nupi, 2006.

[630] G. John Ikenberry, « Liberal International Theory… », op. cit.

[631] Will Hutton, « L’économie américaine ne va pas si bien que ça », Courrier international, n° 669, août 2007, p. 42.

[632] Yuan Peng, « La “menace chinoise” vue de Pékin », Courrier international, n° 777, septembre 2005, p. 46-47.

[633] Henry Rosemont, « China threat. What threat ? », Asia Times Online, février 2008.

[634] The Economist, « Une Chine moins puissante qu’on le pensait », Courrier international, n° 893, décembre 2007.

[635] « De l’art de gouverner 1,3 milliard d’individus », Courrier international., n° 782, novembre 2005, p. 39.

[636] Ibid., p. 39.

[637] Pallavi Aiyar, « India walks a long road to China », Asia Times Online, janvier 2008.

[638] Pallavi Aiyar, « China and India : Oh to be different », Asia Times Online, mars 2008.

[639] Pallavi Aiyar, Smoke and Mirrors : China through Indian Eyes, Londres, Harper Collins, 2008.

[640] Ève Charrin, L’Inde à l’assaut du monde, op. cit.

[641] Christophe Jaffrelot, Inde, la démocratie par la caste, Paris, Fayard, 2005.

[642] Élie Cohen, « Après la période 1978-1985, nous assistons à une deuxième vague de désindustrialisation en France depuis 2002 », Le Monde, 21 janvier 2008.

[643] Herwig Birg, Die ausgefallene Generation. Was die Demographie über unsere Zukunft sagt, Berlin, C. H. Beck, 2005, et « Dynamiques démographiques en Allemagne : diminution de la population et immigration », Ifri, note du Cerfa n° 6, novembre 2003.

[644] Robert Cooper, L’Expansion, juin 2004, n° 687, p. 160.

[645] Ibid., p. 162.

[646] Henri de Grossouvre, Paris-Berlin-Moscou : la voie de l’indépendance et de la paix, Paris/Lausanne, L’Age d’Homme, 2002.

[647] Le Courrier des Balkans, 9 avril 2008 ; Timothy Williams Waters, « Plaidoyer pour une partition », Courrier international, mars 2008.

[648] Pierre Maillet et DarioVelo, L’Europe à géométrie variable. Transition vers l’intégration, Paris, L’Harmattan, 1994.

[649] Viatcheslav Avioutskii, « La Russie et l’Islam », Politique internationale, n° 107, printemps 2005.

[650] Jan Krause, « La Russie rend l’âme », Le Monde 2, 26 février 2005, qui cite le démographe russe Nikita Mkrtchian.

[651] Christian de Boissieu, « Une rente mal utilisée », Challenges, n° 53, 26 octobre 2006.

[652] Youssef Courbage, Emmanuel Todd, Le Rendez-vous des civilisations, Paris, Seuil, 2007.

[653] Mehmet Ali Birand, « L’islamisation rampante de la vie quotidienne », Courrier international, n° 908, février-mars 2008.

[654] Maria Cristina Rosas, La economia internacional en el siglo XXI, Omc, Estados Unidos y America Latina, Mexico, Universidad Nacional Autonoma de Mexico, 2001.

[655] Xan Rice, « Ouganda : 28 millions d’habitants aujourd’hui, 130 millions en 2050 », Courrier international, n° 828, septembre 2006.

[656] Ibid.

[657] Christophe Perret, « L’Afrique et la Chine », Diplomatie, n° 24, janvier-février 2007, p. 32-43.

[658] Ibid., p. 34.

[659] Ibid., p. 36-37.

[660] « Perspectives économiques en Afrique », Ocde-Eurostat, 2005.

[661] Bronwynne Jooste, « Tous ces Blancs qui font leur valise », Courrier international, n° 911, avril 2008.

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