APOLLINAIRE, LA PEINTURE ET L'IMAGE



APOLLINAIRE, LA PEINTURE ET L'IMAGE

par Margaret DAVIES

Nous sommes tous d'accord que l'œuvre d'Apollinaire porte des traces de son commerce avec les artistes-peintres. Si je me suis donné pour sujet la peinture et l'image poétique, c'est que j'ai voulu serrer de près le problème d'une influence possible, en analysant les différents niveaux où elle a pu jouer à diverses périodes. Cette influence, si influence il y a, a-t-elle été, somme toute, assez superficielle, ou bien a-t-elle agi sur des couches plus profondes de son imagination ? Est-ce que les tableaux de ses amis peintres lui ont simplement fourni des sujets ou est-ce qu'ils l'ont inspiré pour la création de nouvelles formes poétiques ?

Pourquoi l'image comme point de mire ? D'abord pour la raison fondamentale que puisque c'est dans le choix de ses images qu'un poète révèle le plus clairement la spécificité irréductible de son imagination, une étude de la nature et de l'emploi de l'image fournirait un indice très sûr de l'importance et de la profondeur de pénétration d'une influence. Ensuite il est généralement reconnu qu'une des caractéristiques les plus frappantes de l'évolution de la poésie moderne a été la primauté donnée à l'image, une nouvelle façon d'envisager son rôle dans la structuration d'un poème. Si, comme je le crois et comme j'espère bien le démontrer, Apollinaire a contribué de façon décisive à cette nouvelle définition de l'image, il importerait de savoir s'il y a une corrélation entre cette évolution de l'image chez Apollinaire, et une influence venant de la peinture.

Evidemment c'est un projet d'assez grande envergure. Ici, tout ce que je propose de faire, c'est d'étudier certains exemples de l'emploi de l'image provenant de diverses périodes, en tenant compte de trois niveaux possibles où une influence de la peinture a pu se faire ressentir. D'abord, le niveau anecdotique, c'est-à-dire comme point de départ, le

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grain de sable qui irrite l'imagination du poète et autour duquel le poème se forme. Deuxièmement le niveau de l'idéal esthétique, c'est-à-dire là où les buts esthétiques des artistes-peintres en correspondant à ceux d'Apollinaire comme poète ont pu le devancer ou l'encourager à pousser plus loin dans sa propre voie. Et troisièmement le niveau de la forme même, où la méthode de composition d'un artiste a pu lui suggérer une nouvelle façon de structurer un poème.

Dans les poèmes de jeunesse et les premiers poèmes d'Alcools, la peinture semble avoir joué un rôle plutôt minime, servant comme point de départ, catalyseur de sa fantaisie au même titre qu'un fait réel. Je pense par exemple à la Vierge à la fleur de haricot à Cologne qui ressemble à Annie et qui a été peinte par Maître Guillaume, ou même au tableau de Repin qui a pu inspirer l'épisode des Cosaques Zaporogues1

Plus important encore pour cette étude de l'image est l'exemple de la madone des sept douleurs, image prise dans l'iconographie chrétienne en général plutôt que dans un tableau spécifique, et qui sert à toute une série de transformations qui sont absolument fondamentales au mouvement du poème, transformations qui semblent même le générer. Si je me penche pour un moment sur la façon dont cette image se développe, c'est que je crois qu'elle représente une démarche fondamentale à Apollinaire, une des constantes de son procédé poétique. Le point de départ (le teneur, pour employer les termes de I.A. Richards) est son propre cœur. «Et moi j'ai le cœur [...]». Ensuite il exploite les deux sens du mot cœur (le sens abstrait : le cœur gros de souffrance, et le sens concret : le cœur comme objet), en trouvant comme véhicule de ce dernier le «cul de dame damascène», autre objet lui ressemblant dans sa forme concrète, mais aussi cause de sa souffrance, abstraction qui est figurée par un deuxième objet concret, le tableau des sept épées plantées dans le cœur de la Vierge. De nouveau le cœur de la Vierge ressemble également à son propre cœur comme objet visuel, mais il est aussi intimement lié à sa souffrance, en même temps source de sa honte, mais aussi signe de son désir de profaner une figure féminine, aussi bien que véhicule du sentiment qu'il a d'être martyrisé : c'est-à-dire le cœur même de tout ce complexe de souffrance, ce qui l'a fait souffrir, mais qu'il fait souffrir à son tour.

Le déploiement de cette image décrit une sorte de spirale, dont l'axe est formé par une répétition du même véhicule (cœur comme objet concret) qui s'enrichit progressivement de nouvelles associations,

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d'abord érotiques, puis religieuses avec des relents de profanation, et de martyrisation en même temps, amalgame qui est comme la force motrice du poème. Car c'est ce mélange complexe et disparate qui aboutit à l'état d'esprit où «la folie veut raisonner pour mon malheur». Le poème procède véritablement au moyen de l'image.

C'est ensuite, et je ne vais pas m'attarder à une analyse trop fastidieuse ici, que l'image du tableau, le véhicule de son propre cœur, se ramifie, se divisant en sept images secondaires où l'objet concret, l'épée, devient mythique, donc signe abstrait, mais où le mythe renvoie aux détails réels de l'histoire amoureuse, qui se dévide peu à peu sur ce fil d'associations. Il s'agit toujours de cette glissade d'association en association alternant entre le concret et l'abstrait, de ce mouvement en spirale qui revient toujours au même centre (là le cœur, ici les épées qui le blessent), mais à un point plus avancé dans le temps, aussi bien que dans l'évolution du poète pour amener enfin un nouvel effet : «Adieu [...] Je ne vous ai jamais connue».

Il me semble qu'il s'agit déjà d'un des mouvements les plus caractéristiques de la création apollinarienne. L'image sert véritablement comme agent de la métamorphose ; c'est elle qui est le principal élément générateur du poème. Si Apollinaire ne fut pas le premier ni le seul à accorder ce rôle de générateur à l'image - et je pense évidemment à Rimbaud ici - c'est cette voie, où il travaillait déjà en 1905 avec tant de succès, et qui sans doute correspondait à des tendances innées, sa mobilité d'esprit, sa fantaisie, sa foi dans le pouvoir qu'a la poésie de métamorphoser le réel, quia été suivie par la poésie moderne en général.

Mais si dans «La Chanson du mal-aimé» c'est un tableau qui a servi comme un des véhicules de l'image centrale, serait-on en droit de suggérer que la peinture a joué un rôle plus que contingent? On pourrait également relever le même fonctionnement de l'image dans d'autres poèmes, notamment dans «Les Colchiques», où il y a un exemple frappant du mouvement en spirale qui revient toujours au même nœud de comparaison : «fleur/yeux», mais qui ajoute chaque fois une nouvelle connotation (amour, maladie, poison), se dilatant jusqu'à embrasser l'éternel féminin («filles de leurs filles»), se contractant pour s'appuyer de nouveau sur le premier point de comparaison («couleur de tes paupières»), et s'ouvrant finalement pour embrasser le vent qui sert comme un autre point de comparaison implicite, le destin qui régit et fleurs et humains.

Le tableau de la «Chanson», comme les fleurs des «Colchiques» lui

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aurait donc servi de simple point de départ visuel, concret. Ce qui est plus frappant dans ces poèmes, c'est qu'Apollinaire est déjà, tout indépendamment d'une influence de la peinture, en possession d'un des moyens qui va éventuellement lui servir comme source de ses manifestations les plus modernes.

Puis il y a eu la rencontre de Picasso. Il semblerait, surtout d'après son article «Picasso peintre», qu'Apollinaire a d'abord et surtout été enthousiasmé par le côté lyrique des tableaux de Picasso, qu'il a réagi directement au sujet, aux personnages, à leurs vies probables, à ce qu'ils symbolisaient. Là évidemment il s'agit de beaucoup plus que d'un simple point de départ, plutôt d'une vraie inspiration au niveau du sujet : ce qui est très évident dans un poème comme «Saltimbanques» où les saltimbanques apparaissent comme des doubles du poète lui-même.

Mais c'est dans ce même poème également que l'influence de la peinture commence à se faire voir de façon beaucoup plus subtile : c'est-à-dire qu'il ne s'agit plus seulement du niveau du contenu, mais aussi d'une certaine analogie entre la présentation des images et les moyens mêmes de la peinture. Par exemple les saltimbanques ne sont définis que par leur mouvement d'éloignement. Leur troupe qui s'en va forme une sorte de trait, un point de fuite dirait-on. Comme dans la peinture également, c'est la tonalité de l'ensemble («les auberges grises, les villages sans églises») qui les caractérise. Leurs traits les plus typiques, résignation, pauvreté, se laissent deviner dans un contour, «l'arbre fruitier se résigne» ou dans le geste de leurs animaux «qui quêtent des sous sur leur passage».

De même dans «Crépuscule», qui évidemment se calque sur un ou sur plusieurs tableaux de Marie Laurencin, c'est le décor qui donne la tonalité, le jour qui s'exténue, le ciel qui est sans teinte, les astres qui sont pâles, et le crépuscule qui définit le charlatan («un charlatan crépusculaire»). Et l'arlequin, double du poète, donne la preuve de ses dons magiques en faisant un geste («manie une étoile qu'il a décrochée») qui relie les deux plans de la terre et du ciel en remplissant l'espace. C'est l'image de l'enchanteur et de celui qui sait des lais pour les reines, conçues cette fois en termes spatiaux, voire plastiques.

Encore une fois nous sommes devant une constante de l'imagination d'Apollinaire - ce thème central et fondamental formulé très tôt du mortel plus que mortel parce que créateur. Mais d'un autre côté, pendant les années en question, c'est-à-dire 1905-1908, l'idée fondamentale

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qui obsédait les peintres et qui trouva son expression plastique la plus nouvelle en 1907 dans Les Demoiselles d'Avignon, fut celle de l'artiste créateur autonome, ce qui avait comme résultat l'affranchissement progressif des contraintes de la représentation, et la volonté de construire selon la conception plutôt que selon que la perception.

Je ne vais pas essayer ici d'approfondir toutes les influences qui ont pu jouer dans ce qui est véritablement le point de départ de tout l'art moderne. Il suffirait de souligner entre autres celles de Nietzsche et de Bergson aussi bien que celles de la technologie moderne et des nouveaux concepts de la physique. Ce que je voudrais ajouter en passant c'est que je trouve qu'on a un peu négligé le rôle qu'Apollinaire a pu jouer dans les discussions de cette époque. Il était sans doute assez désemparé quant aux formes qui allaient exprimer son idéal, mais cet idéal de l'artiste-démiurge, créateur autonome, donc rival de Dieu (ce qui correspondait exactement à la volonté de création d'un Picasso et d'un Braque), n'était-il pas au fond une autre variation sur le thème central de l' Enchanteur et de la «Chanson» ? Apollinaire n'aurait-il pas vite saisi ce qu'il y avait de commun dans leurs visées indépendantes, et renchéri de son côté sur cette coïncidence? De toute façon, je crois qu'il s'agit d'un exemple très marqué du second niveau, c'est-à-dire celui de buts esthétiques partagés. Mais, plutôt que d'influence, je crois qu'il faut parler de rencontre, de coïncidence, de stimulus mutuel et réciproque, et qui trouvait des formes d'expression tout à fait différentes selon qu'il s'agissait de la peinture ou de la poésie. Tandis que les peintres s'acharnaient à trouver des solutions plastiques qui leur permettraient de s'échapper des contraintes de la vieille représentation, telles que la perspective et le chiaroscuro, des poètes, surtout Apollinaire et Max Jacob, ont travaillé de leur côté dans le langage avec les propres moyens du langage pour supprimer la représentation sous la forme de l'anecdote, de l'histoire de ce qu'ils appelaient le sujet, pour pouvoir créer comme des dieux, c'est-à-dire pour remplir un monde vide avec les seuls produits de leur imagination.

Il y a cependant une conséquence de cette idée centrale qui rapproche les deux arts au niveau du contenu même. Car si le sujet extérieur commence à disparaître ou à se déformer, ou à se rassembler selon la seule volonté de l'artiste, le sujet du poème aussi bien que celui du tableau tend à devenir le processus de la création lui-même. Et encore une fois nous sommes devant une des marques les plus frappantes de

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tout l'art moderne - la fameuse mise en abyme. Je n'ai pas besoin de dire que c'est très nettement le cas des poèmes de 1908 et surtout du «Brasier» et des «Fiançailles», où le sujet est l'exploration de la conscience du poète en tant que poète, de sa réalité intérieure en somme. Et si un Picasso est arrivé à exprimer sa réalité intérieure de peintre, comme Apollinaire lui-même l'a dit dans son article du Temps d'octobre 1912, en réduisant une chaise à ses éléments essentiels conceptuels, quatre pieds, un siège et un dossier, dans «Le Brasier» et «Les Fiançailles» Apollinaire a trouvé, pour exprimer sa conscience transcendentale du moi dans le monde, le moyen proprement poétique des symboles élémentaires et essentiels : eau, terre, feu, air. C'est un peu, dira-t-on, ce qu'ont fait les poètes de tous les temps. Ce qui est nouveau à mon sens, c'est un mouvement en deux temps. D'abord la réduction à l'essentiel, chaque symbole représentant tout un champ d'expériences humaines (eau et terre le temps, la mortalité, l'amour et les femmes, feu et air l'élan ascensionnel vers l'idéal et l'esprit). En un deuxième temps, c'est la façon dont Apollinaire semble les laisser agir à leur guise, sans donner, comme dans la «Chanson», le premier terme de la comparaison, ni revenir à son point de départ. Ce sont des images autonomes, éléments essentiels de la conception qui, en fait, dans leurs juxtapositions et leurs contrastes révèlent le poète à lui-même. Il n'y a pas dans «Le Brasier» d'autre histoire que la lutte du feu pour naître, que l'exploration de ce même feu comme élément non seulement générateur mais habitable, et de la descente, inévitable pour un mortel, vers les éléments maternels, terre et eau, qui sont consolateurs, essentiellement vivables mais qui amènent l'amour et la mort. Le poème se développe entièrement dans ce jeu d'images, mais il ne s'agit plus de la glissade, ni du mouvement en spirale qui revient sans cesse au premier terme de comparaison ; plutôt de blocs qui se juxtaposent, en créant des contrastes très nets, exactement comme les blocs contrastants qui composent les tableaux de Picasso de cette époque à partir des Demoiselles d'Avignon.

«Les Fiançailles» est en effet dédié à Picasso. Comme «Le Brasier», il a comme sujet le processus de la création. Comme «Le Brasier», il se centre uniquement sur le jeu des images, de leurs contrastes et de leurs alternances, et ce sont les mêmes images essentielles, élémentaires, se divisant en deux blocs opposés - l'eau et le feu. D'un autre côté, il ressemble aux Demoiselles d'Avignon également en ce qu'il se compose

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de parties appartenant à différentes étapes d'une esthétique qui se développe.

Mais, de la même façon que les tableaux de Picasso sont devenus plus complexes après 1907 (et je pense par exemple aux Trois Femmes de 1908, aux Maisons sur une colline de 1909), en ce qu'il y a eu subdivision des volumes et passage d'un plan à l'autre, dans «Les Fiançailles» les symboles principaux se divisent également en d'autres images secondaires jouant sur d'autres plans, en particulier celui de l'expérience personnellement vécue. Le passage d'un plan à l'autre s'opère au moyen des transformations de quelques-unes de ces images secondaires. Je pense notamment aux fleurs qui d'abord paraissent dans le bloc de l'eau et de la terre, mais qui se transforment en fleurs de feu («des fleurs qui deviennent flammes», «rosés de l'électricité», «ardents bouquets», «la girande») et aux ombres, qui après avoir représenté des femmes laides, évanescentes au bord du fleuve, se transforment en «l'ombre enfin solide» de l'univers idéal du poète.

Donc je vois ici la possibilité d'une influence de la méthode de composition même de Picasso. Plus précisément je dirais qu'Apollinaire a pu être encouragé et stimulé par l'exemple de Picasso à se concentrer sur l'emploi de l'image comme élément autonome représentant une essence conceptuelle, et servant comme principal agent de structuration : mais que cette libération de l'image qui se rapproche des efforts d'un Picasso pour se libérer de la représentation, et qui est à la base d'une certaine évolution de la poésie moderne, est quand même un moyen proprement poétique et qu'elle était déjà en germe dans la «Chanson».

Car, après tout, les moyens de la poésie et de la peinture sont très différents. Et une des grandes différences fondamentales s'impose ici dans ce premier rapprochement - notamment que la peinture est essentiellement un art de l'espace, et que, bien que remplissant l'espace d'une réalité intérieure, la poésie se déroule dans le temps. Finalement «Le Brasier» et «Les Fiançailles» doivent leur forme non seulement à la juxtaposition de blocs d'images, mais surtout au mouvement de ces mêmes images qui ne cessent de se transformer de façon dynamique, mouvement qui représente inévitablement un déroulement, une évolution dans le temps.

Le temps et l'espace, c'était de part et d'autre une véritable obsession que ce désir de transcender et temps et espace en créant une

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sorte d'espace-temps, de quatrième dimension. Il s'agissait des deux côtés de vaincre les contraintes de la nature même de leur art. Pour les peintres, un des moyens pour y parvenir était de s'affranchir de la simple perception qui se fige dans l'espace, et de faire appel à la conception, à la réalité intérieure qui transcende le temps. Pour Apollinaire, dans sa poursuite de la simultanéité (ce qui sur le plan de l'idéal esthétique représentait une coïncidence avec les artistes-peintres), la démarche au niveau de la forme a été exactement l'inverse, c'est-à-dire qu'il a voulu ajouter à l'exploration de sa réalité intérieure, essentiellement mobile, changeante, évanescente, une emprise sur l'espace, en fixant des perceptions du monde extérieur, en leur donnant une forme solide. Démarche assez zigzagante, nécessité perçue déjà dans «Les Fiançailles» dans «l'infiniment petite science que m'imposent mes sens», perdue un peu de vue jusqu'en 1912, puis explosant ouvertement dans «Ondes» et reconnue dans le poème liminaire «Liens».

C'est dans «Le Voyageur», qui, comme on le sait, a paru en septembre 1912 que je situe une nouvelle étape dans l'évolution de l'image apollinarienne, évolution qui la rapproche toujours de la peinture sur le plan de l'idéal (le désir de capter la simultanéité) mais aussi au niveau de la forme. Ici je ne pense pas seulement à la composition picturale, à l'effet kaléiadoscopique dû à la juxtaposition des images ; mais aussi à la nature même de ces images. Ce ne sont plus des symboles réduits à l'essentiel, comme l'eau et le feu, et agissant en blocs, mais des fragments qui semblent être des perceptions sensorielles dont le mouvement n'obéit qu'à la seule contiguité dans le souvenir du poète.

Pourtant si on regarde de près, ces perceptions représentent quelque chose qui dépasse la simple notation :

Une nuit c'était la mer

Vagues poissons arqués fleurs surmarines

Evidemment il pourrait s'agir d'une nuit réelle et de vraies vagues, les poissons arqués ont même l'air d'être des dauphins «jouant dans la mer», mais avec «ces fleurs surmarines» nous avons l'impression d'entrer dans un monde de mystère, et de rêve. Plutôt qu'à une réalité perçue je serais tentée de penser aux incroyables Florides du Bateau ivre ou aux fleurs feues de «Est-elle aimée». De toute façon ce qui frappe le lecteur

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c'est surtout un climat d'émerveillement enfantin, la surdétermination au moyen d'un fait qui fut hautement significatif dans la vie intérieure du poète, et qui reste irréductible ; ce que, plus tard, T. S. Eliot a baptisé «le corrélatif objectif».

Plus loin, il y a d'autres exemples plus convaincants encore, car il s'agit en effet d'objets réels, mais tout à fait bizarres dans le contexte qui leur est donné. Est-ce qu'on a l'habitude de voir un furet et un hérisson dans un café même près de Luxembourg ? Le Christ qui s'envole peut bien être un tableau, mais il me semble que ces deux bêtes mystérieuses sont surdéterminées ainsi parce qu'elles représentent tout un noyau émotif dans la réalité intérieure du poète, et qu'ils n'assument tout leur sens que quand ils sont incorporés aux autres éléments qui les entourent. La descente dans la tristesse («Un soir je descendais dans une auberge triste» est interrompue par un élan momentanée qui correspond au même élan de «Zone», («Dans le fond de la salle il s'envolait un Christ), mais se poursuit jusqu'à la vie animale furetant sous terre, ou bien somnolant comme le hérisson la moitié de l'année. (Et ici encore il y a une correspondance avec «Zone» dont toute la fin esquisse la même descente vers un oubli primitif). Le tout est finalement compris par ce jeu de cartes qui représente le destin, et par la réelle souffrance de l'amour : («Et toi tu m'avais oublié»).

Corrélatifs objectifs certainement que ces objets captés dans la vie réelle pour représenter un moment de la réalité intérieure, mais qui en plus sont empreints de la volonté créatrice du poète, et subordonnés à sa composition générale. Et ici encore ne pourrait-on pas voir une analogie très frappante avec une des grandes innovations dans la peinture de cette époque. En mai 1912 Picasso a introduit dans ses compositions de vrais morceaux de papier, «les papiers collés». On a beaucoup parlé de cette nouvelle technique du collage. Tout ce que je voudrais en dire maintenant, c'est d'insister sur le fait que s'il y a eu une influence sur Apollinaire (et il a été un des premiers à en parler dans son article sur Picasso dans Montjoie en mars 1913), c'est sur l'emploi de l'image qu'elle a porté ; et qu'il s'agissait non pas de renoncer à des images plus traditionnelles comme comparaison, ou métaphore, dont il y a aussi plusieurs exemples dans «Le Voyageur», mais de leur ajouter cette autre variation, l'emploi d'objets réels concrets, deuxième terme d'une métonymie dont le premier qui l'expliquerait est supprimé. Effet de condensation, presque de sténographie, où la réalité intérieure du poète

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est représentée par ce qui a l'air d'être une simple perception du monde extérieur.

Dans «Le Voyageur» ces perceptions se rapportent au passé, font. nettement partie du souvenir. Par contre «Zone», qui est, je crois, de tous points de vue un poème de transition, exploite la tension entre, d'un côté, le désir de fixer les perceptions du présent en remplissant l'espace, et de l'autre les éléments conceptuels du souvenir qui ramènent au passé fuyant et fragmenté, et qui finalement contaminent tout l'espace présent avec l'image du cou coupé. Il est clair qu'un des axes du poème se situe dans les rapports espace/temps, présent/passé, ici/ailleurs. C'est un ici, un espace présent, un monde extérieur, qui après les notations sensorielles si confiantes du début, devient de plus en plus invivable, se muant peu à peu en ailleurs, railleurs du souvenir, c'est-à-dire du temps, ou bien railleurs spatial du Christ dans le ciel ou des émigrants qui vont partir. Et ce qui est frappant dans le contexte que j'ai choisi, c'est que tout ce qui a rapport à l'art visuel s'insère dans la thématique de l'ailleurs (sa vie passée est un tableau qu'il regarde, il veut dormir parmi ses fétiches d'Océanie), et en plus se révèle être faux, sombre, figé, régressif, comme contaminé par le regard angoissé. Je crois qu'un des corollaires de cette angoisse du regard est que la science des sens, qu'il a prônée dans la nouvelle esthétique des «Fiançailles» («Comment comment réduire / L'infiniment petite sirène / Que m'imposent mes sens») et comprenant les leçons qu'il a pu apprendre de l'art visuel, perd la partie dans sa lutte avec le souvenir. Il y a bien, comme on le sait, d'autres raisons pour expliquer cette angoisse, mais il me semble hors de doute que la peinture cubiste avait à cette époque cessé de l'enthousiasmer au point de servir comme vraie inspiration.

Par contre la période qui se déclenche si brillamment avec «Les Fenêtres» se caractérise par une sorte de libération du regard, une volonté de se tourner vers le monde extérieur, d'y priser son inspiration et la matière même de sa poésie. La rencontre avec Delaunay fut évidemment un fait capital dans cette évolution. Et il est significatif que si dans «Zone» tout ce qui a rapport à l'art visuel se fige sous le regard angoissé, dans «Les Fenêtres» le tableau de Delaunay inspire un poème d'un dynamisme, d'un élan qui vraiment marquent un nouveau point de départ. C'est surtout le dynamisme, le sens du mouvement créé par les couleurs vives de Delaunay et qu'il croyait être l'essence même du monde moderne, qui semble avoir répondu à des goûts

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profonds d'Apollinaire. Il ne s'agissait plus de concepts généraux partagés à un niveau théorique par d'un côté un art de l'espace, et de l'autre par un art se déroulant dans le temps, mais cette fois d'une commune réaction devant la réalité dynamique, une même tentative d'en capter l'essence, essence lumineuse pour Delaunay, lyrique pour Apollinaire.

La découverte du contraste simultané des couleurs fut fondamentale pour Delaunay, son métier en somme aussi bien que son inspiration. Il nous importerait ici de savoir si l'esthétique toute neuve des «Fenêtres», dont Apollinaire déclare à Madeleine qu'il n'a plus depuis retrouvé les ressorts (TS, 70-1), et qui, au niveau du sujet comme à celui de l'idéal est très clairement inspiré par le tableau de Delaunay, lui doit beaucoup aussi au niveau de la forme.

D'abord, c'est évidemment le tableau qui sert de point de départ au poème : «Du rouge au vert tout le jaune se meurt». Mais ne s'agit-il pas ensuite plutôt des réactions personnelles du poète en tant que poète devant ce tableau, qui, en fait, n'est aucunement un objet isolé, mais qui s'insère dans une scène réelle. Les perceptions visuelles qui forment comme la charpente du poème dépassent largement le cadre du tableau pour embrasser aussi la paire de chaussures jaunes, le plat de poissons, le soleil couchant, la fenêtre réelle aussi bien que ce train imaginaire qui fuit l'hiver : comme le dépassent également le mouvement dans le temps : («Tu soulèveras le rideau - Et maintenant voilà que s'ouvre la fenêtre») et aussi les bribes de conversation qu'on a l'impression d'entendre, «Nous l'enverrons en message télégraphique».

Donc, le tableau servirait plutôt de point de départ autour duquel se cristallisent d'autres perceptions du monde extérieur, aussi bien que des associations dans l'esprit du poète, jalons de sa réalité intérieure. Et ici encore je crois qu'il s'agit de tout autre chose que de ce qui a pu être inspiré directement par Delaunay, c'est-à-dire d'une technique proprement poétique, déjà en germe comme nous avons vu dans la «Chanson», plus développée encore dans «le Voyageur» et qui ici trouve un de ses points culminants : notamment de la technique de la libre association, c'est-à-dire que l'emploi de l'image comme corrélatif objectif sans premier terme, sans explication, sans transition, s'étend. Les pihis, les puits sont évidemment des signes de tout un réseau d'expériences personnelles. Ils se suivent selon l'analogie : (cf. les aras qui sont évoqués par les couleurs) ou bien l'homologie : («le temps»,

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«la liberté», tous les deux, noms de journaux), ou encore selon la contiguïté dans l'esprit du poète : («les pihis» qui donnent lieu au «poème à faire sur l'oiseau qui n'a qu'une aile»). Il s'agit en effet de ce que Cendrars a relevé plus tard dans Profond Aujourd'hui comme une des caractéristiques les plus frappantes de la poésie moderne : «Les poètes modernes ont beaucoup joué avec le lapsus linguae et le lapsus psychae»2. Et l'instrument de ce jeu est ici cette nouvelle variation de l'image, l'image-association, c'est-à-dire une simple perception, ou évocation, souvent réduite à un seul mot. C'est comme si la réalité extérieure et la réalité intérieure passaient sur le même plan, et que cette sténographie de l'image les tissait ensemble.

Fondamentalement il s'agit toujours de la même glissade de l'image d'association en association que nous avons vue dans la «Chanson», et qui ne doit rien du tout à la peinture.

Il y a cependant deux aspects de cet emploi de l'image qui sont nouveaux. D'abord l'extrême rapidité qui est due à la suppression du premier terme et à la réduction du deuxième terme à un seul mot. Et ici encore je crois qu'il y a évolution autonome d'Apollinaire. S'il y a des influences, elles sont diverses. Il y a bien les papiers collés, mais aussi les paroles en liberté de Marinetti, la coïncidence avec Cendrars, tout un courant de pensée qui était peut-être dû sans qu'on le sache explicitement aux idées de Freud. C'est certainement la voie qu'Apollinaire a reconnue, non sans une légère pointe d'ironie, comme celle que devait suivre une poésie moderne. Ses propres thèmes poétiques : «II y a un poème à faire sur l'oiseau qui n'a qu'une aile» doivent s'exprimer dans cette nouvelle forme sténographique : «Nous l'enverrons en message télégraphique».

Deuxième nouveauté - et c'est ici je crois que l'influence de Delaunay a été marquante - la méthode qui consiste à assembler les images par contrastes. C'est au moyen de cette chaîne d'alternances que le poète réussit à entretisser ses perceptions du monde extérieur et les jalons de sa réalité intérieure.

Or, une des innovations techniques de Delaunay dans ses «Fenêtres» fut qu'il commença à travailler non seulement avec des contrastes localisés, par exemple entre une série de couleurs complémentaires, mais aussi avec des contrastes qui mettaient en jeu toute la surface du canevas. Puisque le mouvement créé par les contrastes des couleurs complémentaires était rapide, ils servaient pour le premier plan ; le mouvement

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des contrastes entre les couleurs non-complémentaires étant plus lent, ils étaient relégués aux arrière-plans ; méthode de composition qui créait des effets et de dynamisme et de profondeur, cette «profondeur» qui pour Delaunay aussi bien que pour Cendrars semblait être l'essence même de l'art moderne. En effet, je crois qu'Apollinaire a ici suivi de très près l'exemple de Delaunay en entremêlant des perceptions du monde qui se suivent par contrastes : «Beauté pâleur insondables violets» selon un rythme saccadé, rapide, sténographique, et les évocations de son monde intérieur, contrastées également, mais qui ont un rythme plus lent, plus étiré, plus mellifluent : «Et le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l'hiver». Dette qu'il a, je crois, reconnue dans cette belle figure : «Araignées quand les mains tissaient la lumière», qui relève d'un jeu implicite sur le mot métier. C'est sur ce métier du simultané que le peintre tisse les couleurs pour créer la lumière, c'est le métier du poète de fusionner réalité subjective et réalité objective pour exprimer l'éclat de la plénitude du moi dans le monde («La fenêtre s'ouvre comme une orange / Le beau fruit de la lumière»).

Avec Delaunay, comme avec Picasso il y a eu coïncidence au niveau de l'idéal, et inspiration pour développer de sa propre manière un certain aspect de la forme poétique. Mais en plus je crois que Delaunay a joué un rôle décisif dans l'évolution profonde d'Apollinaire, en l'encourageant, à un moment où il en avait largement besoin, à trouver et son inspiration et son métier même dans le mode extérieur : donc que c'est son influence qui représente le point culminant des rapports d'Apollinaire avec la peinture.

C'est cette même esthétique directement inspirée en une large mesure par Delaunay, qui dicte un autre poème d'«Ondes», «A travers l'Europe». La peinture de Chagall a certainement servi de point de départ pour cristalliser l'inquiétude propre à Apollinaire, mais je crois que fondamentalement il s'agit des mêmes procédés poétiques que dans «Les Fenêtres», donc que c'est toujours l'influence de Delaunay qui joue au niveau de la forme.

Il y a le même mouvement entre le monde extérieur, centré sur la peinture de Chagall, mais comprenant aussi des bribes de conversation, et le monde intérieur du poète, principalement représenté par ces signes que sont ses propres vers repêchés du passé. (Il y a même une sorte de réplique au vers initial du «Voyageur» : «Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant» dans : «Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre... Une

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voltà no inteso dire Che vuoi.») C'est un poème qui se tisse comme «Les Fenêtres» sur la trame des associations. Par exemple, de la même façon que là les multiples soleils ont généré l'image de l'Oursin du couchant, ici c'est un jeu de mots : «fumer comme une cheminée» qui donne lieu à cette «charmante cheminée» qui «fume loin de moi des cigarettes russes». Il y a aussi pour terminer le poème une belle figure qui également célèbre la lumière. «Tes cheveux sont le trolley / A travers l'Europe vêtue de petits feux multicolores». Il est à noter d'ailleurs qu'à cette époque c'est souvent une image qui non seulement sert de signature au poète, mais aussi marque la charpente même du poème. Je pense par exemple à ces vers mystérieux au cœur même de «Lundi rue Christine» : («La fontaine coule / Robe noire comme ses ongles»), où parait de nouveau la symbolique de l'eau. C'est comme si le poète voulait mettre le sceau de l'image, comme principal agent de la métamorphose poétique, sur les éléments plutôt disparates perçus dans le monde extérieur.

Nous avons sûrement assez parlé au cours de ce colloque de «Lettre-Océan». Il y a pourtant une chose que je voudrais ajouter : c'est que je crois que ce poème a été inspiré par le désir d'élargir les moyens de la poésie, en leur ajoutant ceux de l'art visuel, de s'imposer aussi sur l'espace de façon littérale et figurative au contraire de Barzun qui se concentrait sur une impression de simultanéité dans le temps, mais que ces schémas formels tendent finalement à exclure le lyrisme personnel si cher à Apollinaire. (Et ici je rejoins la pensée de lan Lockerbie et de Jean Burgos.) Il est, je crois, significatif que dans ce poème il n'y a qu'une seule image à proprement parler : celle de : «Je traverse la ville nez en avant et je la coupe en deux», qu'elle s'exprime dans un calligramme figuratif, et que c'est précisément cette voie qu'Apollinaire s'est donné la tâche de poursuivre.

Pour moi l'idée de base qui a inspiré les idéogrammes, est la même que celle qui a donné lieu à «Lettre-Océan» : c'est-à-dire élargir le domaine de la poésie, ajouter à son effet, faire appel à l'œil aussi bien qu'à l'oreille. Mais ici je crois qu'il s'agit de plusieurs influences qui jouent plutôt à un niveau théorique général, et qui ne sont pas peut-être venues directement de la peinture. Je suis personnellement frappée par le fait que dans le numéro de juillet-août 1914 des Soirées de Paris, celui où paraissent les premiers idéogrammes, il y a aussi des notes anglaises de F.S. Flint qui parle entre autres choses de six traductions chinoises

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d'Allen Upward et de six poèmes, dont quatre inspirés du chinois, par Ezra Pound. Or ces traductions avaient en large mesure été inspirées par le professeur américain Fenellosa, qui en 1908 avait insisté sur les nouvelles dimensions que l'idéogramme chinois est capable d'ajouter au simple mot3.

Autre coïncidence : en mai 1914 le cubo-futuriste Nikolai Burliuk, dans un article de La Première Revue des Futuristes russes, a souligné l'importance du côté visuel des manuscrits du Moyen-Age, et aussi chez des poètes tels que Callimaque et Apollonius de Rhodes qui déjà écrivaient des idéogrammes4. En plus, ce fut en juin que les peintres russes, Larionov et Gontcharova, se rendirent à Paris. Dans Les Soirées de Paris en juin 1914 il y a un compte rendu du Coq d'Or, dont les décors étaient de Gontcharova, et en juillet un article d'Apollinaire lui-même sur les deux peintres. Donc tout porte à croire qu'il aurait pu être renseigné sur ce qui se passait en Russie à cette époque.

Tous les deux, Fenellosa et Burliuk, sont d'accord sur un même point - l'enrichissement du pouvoir des mots. En faisant d'un poème un objet il s'agit d'ajouter quelque chose à sa puissance évocatrice, de multiplier ses effets.

Or il se trouve que les premiers idéogrammes d'Apollinaire après «Lettre-Océan» (et je suis d'accord avec Jean Burgos pour penser que c'est un cas-limite) se composent uniquement d'images, et d'images qui, de simples, deviennent au fur et à mesure plus complexes. Ce que je voudrais faire très brièvement, et en prenant quelques exemples seulement, c'est de voir si l'écriture idéogrammatique a vraiment changé la nature de ces images, si elle a en effet ajouté quelque chose, ou bien si elle ne les a pas limitées en quelque sorte, en renforçant une seule de ses multiples associations.

Prenons par exemple «Paysage» «La Maison où naissent les étoiles et les divinités» est un exemple, je crois, du premier cas. Le point d'interrogation qui figure la cheminée en dit long sur tout ce que l'homme trouve à exprimer sur l'origine des étoiles et des divinités. En plus «toi», sème qui fait partie du mot «étoile», est placé de telle façon qu'on pourrait lire «toi et les divinités», donc «toi» (la femme) est rapprochée et des étoiles et des divinités ; ici le seul effet visuel évoque une des associations fondamentales de l'image des étoiles dans la «Chanson». C'est-à-dire que l'écriture idéogrammatique peut servir la polyvalence.

D'autre part, il peut s'agir d'un effet qui, en renforçant une seule

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association, limite et restreint l'image. Par exemple dans l'image de «Cœur Couronne et Miroir» : «Mon cœur pareil à une flamme renversée», c'est MON CŒUR qui domine. Par conséquent ce qui frappe dans le dessin c'est le renversement de la flamme, l'effet du cœur sur la flamme de l'inspiration et effet surtout disphorique. Tandis que dans Vitam impendere amori cette même image a un tout autre rôle, «La flamme est mon cœur renversé». Cette inversion de l'image mène à l'assomption euphorique de l'idéal, et sert de médiateur, de transition à cette autre image, l'écaillé du peigne qui, à mon sens, figure la lyre du poète. Effet dynamique, générateur, que le simple dessin n'a pas pu créer. Dans «Miroir» également, il s'agit d'une image fondamentale pour Apollinaire, celle de l'Enchanteur sous sa cloche de cristal, vrai et vivant et immortel comme poète. La signature au milieu souligne le côté euphorique positif, mais non pas la lutte dynamique, la tension constante entre homme mortel et artiste quasi-divin.

Donc il y a une remarque qui s'impose déjà. En prenant à l'art visuel ses moyens pour remplir l'espace, l'image risque de perdre de ses effets mobiles de transformations et de métamorphoses dans le temps. Elle tend à devenir statique, figée.

Il me semble que l'évolution du calligramme démontre précisément les efforts qu'Apollinaire a déployés pour vaincre ce problème. Comment garder le dynamisme de l'image, son pouvoir de créer des métamorphoses dans le temps, en l'investissant aussi de nouvelles possibilités spatiales ? Comment ajouter plutôt que restreindre ?

Je crois qu'il y est parvenu plusieurs fois. D'abord dans l'image de la montre, la montre qui est en fait l'indicateur même du passage du temps, dont la forme circulaire figure le parcours de la naissance à ta mort, et qui reprend l'esthétique des «Fenêtres» en ce qu'elle embrasse et monde extérieur («il est moins cinq») et univers intérieur du poète, dans une série d'alternances, se terminant sur une belle métaphore pour la poésie elle-même : «Et le vers dantesque luisant et cadavérique».

En effet la forme circulaire se prête assez bien à cet effort pour transcender l'espace et le temps. Et, de façon significative, c'est elle aussi qui semble le mieux épouser le mouvement en spirale que j'ai relevé au début comme étant une des caractéristiques fondamentales du style d'Apollinaire.

Par exemple dans «La Mandoline», la forme circulaire trace les transformations de l'image centrale : «la terre tremble comme une mandoline»,

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pour revenir au même point de départ dans l'espace. Du tremblement initial qui contient guerre, amour, la musique, le son, c'est l'association guerrière qui se développe : «comme la balle à travers le corps», se corsant d'une suggestion érotique, et servant à son tour de premier terme à l'abstraction : «le son traverse la vérité». Donc le son qui a passé à travers guerre et amour aboutit à la vérité. Et là aussi la forme visuelle joue son rôle de renforcement, de liaison, car cette vérité qui se trouve être «la raison c'est ton art femme», est liée au son par le reflet visuel aussi bien que par l'écho verbal, et deux des termes de l'image de base, l'amour et la musique, se retrouvent comme dans un anneau nécessaire qui enserre et transcende le troisième - la guerre.

Il semblerait même que la forme circulaire est le signe visuel du cercle de l'analogie si cher à Apollinaire. Je pense aussi à «Bambou» qui est comme lié par les trois «O», signes des odeurs, qui, elles aussi, lient les «autres raisons formelles», qui se transforment en nez de la pipe, cercles de fumée, bouche du fourneau, l'anneau de la chaîne, et la bouche du fumeur-poète en extase devant le cercle de l'univers.

De tous les calligrammes peut-être le plus ambitieux c'est «La Colombe poignardée». Ici il ne s'agit plus d'une seule image, ou bien d'une image qui s'ouvre en un cercle d'associations, mais d'une sorte de rêverie qui se déroule dans le temps, (du souvenir au présent), et dans un certain lieu situé dans l'espace, (les jardins de Nîmes) partant de la réalité intérieure en haut pour descendre à l'actualité du monde extérieur en bas. L'image première permet un développement assez subtil, la colombe poignardée figurant tendresse et cruauté, amour et mort, contenant la beauté des fleurs et évoquant l'extase, extase poétique qui plane sur les plaintes plus immédiates du poète comme homme. Les jets d'eau contiennent dans leur forme même, jaillissement, («jaillissent vers le firmament»), et retombée («meurent mélancoliquement» «se mélancolisent», «pleurs», «morts»), aussi bien qu'interrogation, dans le point d'interrogation qui renforce les «Où» répétés.

Le bassin qui est dominé par l'extase mais qui est la source des pleurs et des plaintes permet la transformation de l'eau des pleurs en sanglante mer. Et avec le laurier rose (cette fleur guerrière qui saigne comme les lèvres fleuries de la colombe poignardée) le cercle de l'analogie qui lie amour, mort, souvenir, poésie, amitié et guerre se boucle par une autre forme circulaire : («O sanglante mer»). C'est un vrai mariage de la forme et du contenu. Pourtant je crois que «La Colombe poignardée», aussi fin,

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aussi délicieux qu'il soit, représente quand même un autre cas-limite. La forme visuelle exige le choix d'images assez stéréotypées, facilement reconnues, qui ne développent en somme que des associations majeures.

Lorsque Apollinaire voudra explorer les points d'impacts plus divers, plus disparates de son «âme toujours en guerre», dans «Du coton dans les oreilles» par exemple, il se sert bien du calligramme du mégaphone, mais la suite de transformations fantastiques sur le mot-clef, «la truie» - le singe, la baleine, l'éléphant, la girouette, les totos - qui représente la jeu miroitant de son pouvoir de métamorphoses, dépasse évidemment les ressources de la forme calligrammatique. Il finit en somme par ne l'employer que de façon secondaire, là seulement où elle peut ajouter d'autres nuances, (en expliquant le mot de l'énigme comme par exemple dans «le bel oiseau rapace» de «2e canonnier conducteur»), mais non pas en se limitant à elle entièrement. Et dans un poème de cette période qui est dédié à un peintre : «Océan de terre», où donc on serait en droit de chercher une influence de la peinture, il revient tout simplement à cette technique si caractéristique du jeu des associations qui s'ouvrent en éventail à partir d'une seule image. Les tableaux de Chirico, comme ceux de la période rosé de Picasso, servent simplement de point de départ pour cristalliser sa propre détresse, qui s'exprime d'abord dans l'image, assez rimbaldienne somme toute, de la maison en son moi bâtie au milieu de l'Océan de la vie, maison qui est réglée par les éléments (l'eau et le feu surtout comme dans les poèmes de 1908), et qui trouve son expression la plus intense dans le chant qui sait opérer les plus belles des métamorphoses en transformant le ciel en jardin et la terre des batailles en océan, maison qui est pourtant toujours guettée par le danger et la mort.

On serait en effet tenté de voir dans les calligrammes les derniers signes d'une influence de la peinture. Pourtant dans cette année de 1915 une autre innovation me frappe comme devant sa forme même à des trouvailles plastiques. La méthode de composition de «Aussi bien que les cigales» ressemble fortement à cette superposition des plans qui a été exploitée par le Cubisme synthétique et qu'on voit surtout dans les tableaux de Juan Gris. Le poème part d'une image première notée en italique : «regarder les cigales», puis la répète en ajoutant d'autres termes, «vous éclairer» et «voir», dont la forme visuelle en lettre romaines dépasse l'image de base. Et ainsi de suite pour ajouter «creuser», «boire»,

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«chanter» comme les plans transparents de Gris qui se superposent. Tout au premier plan il y a la dernière transformation de l'image des cigales qui à force de creuser sortent enfin au soleil : «LA JOIE ADORABLE DE LA PAIX SOLAIRE», en majuscules qui ressortent.

Mais je crois que déjà en 1915 Apollinaire avait pressenti le danger que représentaient pour lui ces formes essentiellement plastiques - la stasis inhérente à des moyens picturaux.

Dans toutes ses expériences il n'a jamais voulu renoncer à ce qui lui était propre mais surtout il visait à l'enrichir. Lorsqu'il achoppait à de nouvelles contraintes, il poussait plus loin vers d'autres trouvailles. Dans ses derniers poèmes par exemples - poèmes où dans son travail de métamorphoses il s'efforce d'extraire de la vie essentiellement dynamique du moi dans le monde son essence évanescente -, il semblerait au contraire réagir contre les décors immobiles de la peinture. Je pense notamment à Vitam impendere amori, et à cet air qui, en sortant du cadre brisé «hésite entre son et pensée». C'est un éclatement de la forme visuelle trop statique qui laisse sortir finalement cette hésitation, origine et définition dynamiques de sa propre poésie.

Dans l'évolution poétique d'Apollinaire il y aurait donc eu d'abord coïncidence avec les artistes-peintres au niveau général ; puis de 1908 à 1915 les traces d'une inspiration de Picasso surtout, mais de la peinture cubiste en général au niveau de la forme, dans la façon d'assembler, et de grouper les images : ensuite au moment de l'amitié avec Delaunay, il y a eu un rapprochement très net qui s'est manifesté dans un idéalisme commun et dans la recherche de nouvelles formes résultant de l'alternance et du contraste entre perception et conception. Finalement le point culminant de cette courbe aurait été atteint par le cas-limite du calligramme, où il a voulu faire du poème un objet perçu au même titre qu'un tableau, et où cependant il a couru le danger de la stasis.

A partir de 1915 un rapprochement avec la peinture ne semble plus être de mise. S'il constate toujours que «/'homme est à la recherche d'un nouveau langage» c'est aux «bouches» qu'il adresse, et les secrets qu'il annonce dans «Les Collines» semblent s'insérer dans un mouvement perpétuel : («Elle monte monte toujours») qui ne peut être exprimé qu'au moyen d'images quintessentielles et impalpables.

Cependant, même au plus fort de ses relations avec les artistes-peintres, Apollinaire a surtout été fidèle à lui-même et à ses propres moyens poétiques. S'il a souvent voulu exprimer des visées parallèles,

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c'est en se centrant sur une exploration des possibilités de l'image, agent principal des métamorphoses proprement poétiques, et c'est cette voie en particulier qu'il a déchiffrée pour les générations à venir.

NOTES

1. M. DÉCAUDIN, Le Dossier d'Alcools, Droz, 1960, p. 103. Cependant ce tableau représente les Cosaque Zaporogues en plein jour, non pas «à la lueur d'une chandelle».

2. B. CENDRARS, Aujourd'hui. Poètes, Œuvres complètes, Denoël, 1962, p. 221.

3. E. FENELLOSA, éd. E. Pound. The Chinese written character as a medium for poetry, Stanley Nott, London, 1936

4. V. MARKOV, Russian Futurism a History, University ot California Press, 1968, p. 176.

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