Lettres édifiantes et curieuses



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|LETTRES |

|ÉDIFIANTES |

|ET |

|CURIEUSES |

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|Lettres de Chine |

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|1. sous l’empereur Cang-hi |

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|publiées sous la direction de |

|Louis AIMÉ-MARTIN |

|1843 |

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à partir de :

LETTRES ÉDIFIANTES ET CURIEUSES

concernant l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, avec quelques relations nouvelles des missions, et des notes géographiques et historiques

publiées sous la direction de Louis AIMÉ-MARTIN (1781-1847).

A Paris, Société du Panthéon littéraire, MDCCCXLIII.

LA CHINE : Tome III, pages 1 à 329.

Les Lettres, édition du Panthéon, sont disponibles en fac-simile sur gallica.bnf.fr. Les illustrations proviennent de l’édition Querbeuf/Mérigot, 1780-81, disponible sur .

mise en mode texte par

Pierre Palpant

chineancienne.fr

TABLE DES LETTRES ET MÉMOIRES

contenus dans ce volume

Préface

Lettre du père Prémare au révérend père de La Chaise, confesseur du roi. — Traversée de France en Chine. — Cap de Bonne-Espérance. — Asham, Malacca, Sancian, Macao.

Lettre du père Bouvet au père de la Chaise. — Traversée. — Canton et les environs. — Voyage à Nankin. — Réception que l’empereur fait aux jésuites.

Lettre du père Prémare au père Le Gobien. — État de la Chine. — Excès de population. — Misère du peuple. — Travaux des missionnaires.

Lettre du père Pélisson au père de La Chaise. Église chrétienne construite à Pékin. Persécution.

Lettre du père du Tartre à son père. — Traversée. — Cap-Vert. — Gorée. — Cap de Bonne-Espérance. — Îles de la Sonde. — Détroit de Java. — Les Malais. — Golfe du Tonquin. — Tempête. — Chine méridionale.

Lettre du père Chavagnac au père Le Gobien. — Sancian. — Macao. — Canton. — Usages chinois. — Efforts des missionnaires.

Lettre du père Fouquet au duc de La Force. — État des missions en Chine. — Difficultés de leurs progrès.

Mémoire sur l’état des missions de la Chine. — Travaux des jésuites portugais et français.

Lettre du père Chavagnac au père Le Gobien. — Provinces intérieures. — Détails sur le pays, sur les mœurs, sur les conversions, sur les dames chinoises, sur les idoles.

Lettre du père Fontaney au père de La Chaise. — Aperçu de l’établissement des missions en Chine. — Tombeaux des fondateurs. — Maladie de l’empereur. — Médecine chinoise.

Lettre du même. — Discussions entre les différents ordres de missionnaires. — Nouveaux détails sur l’église de Pékin. — Notions sur Nangasuki et le Japon. — Églises de Canton.

Lettre du père Jartoux au père Fontaney. — Description de la nouvelle église. — Scrupules des jésuites au sujet d’une espèce de sceptre. — Soupes économiques distribuées aux pauvres.

Lettre du père Gozani sur les Juifs de la Chine. — Remarques sur la lettre du père Gozani.

Lettre du père d’Entrecolles sur la mort du père Charles de Broissia.

Lettre du père Gerbillon. — Plan de Pékin et des environs. — Prédications et conversions.

Lettre du père Bouvet. — Confrérie fondée à Pékin.

Lettre du père d’Entrecolles. — Disgrâce d’un prince. — État de la cour.

Explication d’une figure.

Mémorial du père Thomas sur la visite de l’illustrissime seigneur Charles Thomas Maillard de Tournon.

Lettre du père Parennin sur le progrès des missions.

Lettre du père Jartoux sur le gin-seng et sur la récolte de cette plante.

Lettre du père d’Entrecolles. — État du Kiang-si et de ses Églises.

Lettre du père Jacquemin sur l’île de Tsong-ming dans la province de Nankin.

Lettre du père d’Entrecolles sur la fabrication de la porcelaine.

Lettre du père Laureati sur le thé, les arbres, les métaux.

Lettre du père Parennin. — Mort du frère Bernard Rhodes. — Détails sur ses travaux.

Lettre du père d’Entrecolles. — Progrès des travaux apostoliques. — Difficultés toujours renaissantes au-devant des missionnaires. — Calomnies répandues de toutes parts contre eux.

Lettre du père de Mailla au père Colonia. — Navigation. — Forme et équipage des vaisseaux. — Île Formose.

Lettre du père Domenge. — Récit d’une persécution.

Lettre du père de Mailla. — Entraves mises au commerce avec les étrangers. — Persécutions contre les chrétiens. — Notions des Chinois sur les îles Lieou-kieou, Formose, les îles de la Sonde et le midi de l’Asie.

Extrait d’une lettre écrite de Pékin. — Sur le musc.

Lettre d’un missionnaire de la Chine. — Mort de l’impératrice. — Deuil. — Maladie de l’empereur.

Lettre du père Porquet. — Voyage en barque.

Lettre du père d’Entrecolles. — Tremblements de terre.

Lettre du même. — Enfants exposés et baptisés. — État des familles chinoises. — Usages relatifs aux sépultures. — Édits sur les chemins, etc.

Lettre d’un missionnaire sur une ambassade russe et sur une révolte à Formose.

Lettre du père d’Entrecolles. — Porcelaine. — Notions nouvelles sur sa fabrication.

Lettre du père Jacques à M. l’abbé Raphaëlis. — Traversée. — Île Bourbon. — Archipel de Poulo-condor. — Camboge, Tsiompa, Cochinchine. — Canton et les pays environnants. — Mœurs et usages.

Lettre du père Gaubil. — Désolation dans les chrétientés. — Remarques sur les enfants exposés.

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PRÉFACE

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p.001 Les tentatives faites pour introduire le christianisme dans les contrées centrales et orientales de l’Asie remontent aux temps les plus reculés. Dès le Ve et le VIe siècle on rencontre dans le Tibet, le Kaptchax et la Mongolie des traces d’ouvriers évangéliques. Les apôtres de la foi se rendaient par terre de Constantinople à Gartope, et de là côtoyant les fleuves, franchissant les montagnes, traversant les forêts et les plaines, ils pénétraient jusqu’à l’empire du Catay, car c’était ainsi qu’ils nommaient la Chine septentrionale.

Les Arabes, qui s’étaient mis en rapport avec la partie méridionale du même empire l’appelaient Sin ou Tsing, du nom de la dynastie qui régnait lors de leur découverte, et c’est ce nom arabe qui, adopté par l’Europe, est devenu pour elle celui de Chine, qu’elle a donné depuis à toute cette vaste domination de l’Orient.

Les premières descriptions de ce pays nous vinrent de deux moines franciscains l’un, Jean Carpin, né en Italie, l’autre, connu sous nom de Rubruquis, né dans le Brabant.

Tous deux, au XIIIe siècle, furent envoyés au camp des Tartares, savoir : Carpin, par le pape Innocent IV, et Rubruquis, par roi Louis IX, pour ouvrir des communications qui devaient tourner au profit de l’Europe et de toute la chrétienté.

A leur retour ils publièrent des lettres qui furent dès ce temps-là curieuses et édifiantes, et qui excitèrent l’intérêt au plus haut point.

Nicolas et Matthieu Paolo, Vénitiens, mais surtout Marc Paolo, leur fils et neveu, voyagèrent vers la même époque, s’enfoncèrent plus avant dans la contrée, et les récits qu’ils en firent étant venus à la connaissance de Henri III, roi de Portugal, ils firent naître dans l’esprit hardi de ce prince l’idée d’une expédition qui devait, par ses résultats inouïs, changer la face de la politique et du commerce.

En 1418, il fit armer deux vaisseaux, qui, s’étant élancés vers le sud, atteignirent le cap des Tempêtes, le doublèrent et parvinrent aux Indes par une route qu’aucun navire jusque-là n’avait pratiquée.

Un établissement considérable fut fait à Goa, et un siècle après en 1517 le vice-roi de ces provinces conquises, Lopez Souza, jaloux d’agrandir les possessions de son maître, expédia huit vaisseaux chargés de marchandises, et les mit sous le commandement de Fernand d’Andrada, avec Thomas Pereira qui reçut le titre d’ambassadeur. D’Andrada, d’un caractère doux et liant gagna l’amitié du mandarin gouverneur de Canton, et fit avec lui un traité de commerce avantageux.

Pereira partit pour se rendre à Pékin. Mais pendant qu’il était en route, les Portugais restés au bas de la rivière de Canton se conduisirent avec tant de violence, que les Chinois prirent les armes et leur retirèrent toute la faveur qu’ils leur avaient d’abord accordée.

L’empereur, promptement informé de ces excès, reçut fort mal Pereira ; il le fit arrêter, charger de fers et reconduire à Canton, où le malheureux ambassadeur fut jeté dans un cachot où il périt de misère et de chagrin.

Cependant quelques années après, les Portugais rentrèrent en grâce. Ils eurent occasion de rendre aux Chinois un service signalé, et de réparer ainsi la faute qu’ils avaient commise. Ils prirent un pirate qui infestait les mers de la Chine et en désolait les côtes. L’empereur, en reconnaissance de ce service, leur permit de s’établir à Macao, mais avec les restrictions sévères que les Chinois imposent encore aux Européens.

Saint François-Xavier avait prêché au Japon. Son exemple excita le zèle des missionnaires, qui envahirent bientôt toute la colonie portugaise, contre la volonté des princes qui gouvernaient ces lointaines régions.

Il faut suivre ces premiers pasteurs et assister pour ainsi dire à leurs études, à leur préparation, à leurs travaux, pour juger de l’étendue de leur mérite, de la difficulté de leur entreprise, de la constance de leurs efforts et de la gloire de leurs succès.

Ce succès même excita l’envie, et ceux qui s’étaient voués à une tâche aussi louable et aussi pénible, attaqués dans leurs moyens et jusque dans leurs intentions, eurent besoin de défenseurs.

Laissons parler un de leurs apologistes, et traçons par son secours l’histoire abrégée des pères Ricci, p.002 Schall et Verbiest, ces trois vénérables religieux, qui furent regardés comme les fondateurs des missions de la Chine.

Le père Matthieu Ricci naquit à Macerate, dans la marche d’Ancône, en 1552. Après ses études de belles-lettres, il fui envoyé à Rome pour y faire son droit. Il n’y négligea pas la science du salut, et, se sentant appelé à la vie religieuse, il entra au noviciat des jésuites en 1571. Il eut pour maître le père Alexandre Valignan missionnaire célèbre, qu’un prince de Portugal appelait l’apôtre de l’Orient. Le disciple se sentit vivement inspiré par un tel maître, et quand celui-ci s’en retourna aux Indes, d’où il ne s’était absenté que pour un temps, l’autre n’eut point de repos qu’il ne fût admis à l’y accompagner. Dès que cette faveur lui eut été accordée, il redoubla ses soins pour apprendre tout ce qu’il était nécessaire de savoir afin de réussir dans la conversion des infidèles, et de bien remplir, de toutes façons, les devoirs qu’il s’était imposés. Car un dessein pareil à celui qu’il formait exige qu’on joigne des connaissances profondes et sûres à des vues saines, justes, droites ; à beaucoup de détachement et d’oubli de soi-même, de sang-froid et de résolution.

Au jour marqué, Valignan partit pour Macao avec Ricci. Quand il y fut rendu, il se sentit extraordinairement touché de voir les Chinois, peuple si fameux, encore assis dans l’ombre de la mort. La difficulté de pénétrer dans une région ennemie de tous les étrangers ne le rebuta pas. Ses premières tentatives n’eurent point de succès ; mais elles ne lui firent pas perdre courage. On l’entendait quelquefois soupirer et s’écrier, en se tournant vers le rivage de la Chine :

— Rocher, rocher, quand t’ouvriras-tu ?

Il choisit les ouvriers qu’il crut les plus propres à cette entreprise noble et difficile, et voulut qu’ils s’appliquassent surtout à apprendre la langue chinoise. Je ne crois pas que chez aucun peuple il y en ait une plus épineuse : elle n’a pas un grand nombre de mots, mais chaque mot y signifie un grand nombre de choses, dont il n’y a qu’un ton très délicat qui détermine le vrai sens. L’écriture y est une science sans bornes, parce qu’il y a peu de termes qui ne s’écrivent avec un caractère particulier ; mais que ne peut point la charité dans des cœurs bien pénétrés de Dieu ! Les élèves du père Valignan en surent bientôt assez pour entrer dans la Chine ; mais ces voyages ne produisirent d’autres effets que de se procurer la bienveillance de quelques Chinois, de les familiariser un peu avec des étrangers, de diminuer l’horreur et le mépris qu’ils ont pour eux. Il fut cependant impossible de s’y arrêter plus longtemps, ce qui était néanmoins nécessaire pour y prêcher et y établir solidement la religion. Ce ne fut qu’après bien des tentatives qu’on y réussit. La patience du père Ricci surmonta tous les obstacles : Dieu bénit son courage, et, dans un temps où Macao et ses habitants avaient essuyé de grandes pertes, il y trouva des secours pour acheter un terrain, bâtir une maison, fournir à son entretien et à celui de deux de ses confrères, et faire des présents aux mandarins et aux autres officiers dont il fallait acheter la protection.

Ce fut au commencement de septembre 1583 que Ricci arriva à Choaquin, et obtint des lettres-patentes portant permission de s’y fixer, et d’y acheter un endroit convenable pour son habitation. Ce premier pas fait, il fallait étudier les mœurs de ses nouveaux hôtes, connaître leur caractère, saisir les moyens les plus propres à les instruire, à les éclairer.

Le père Ricci, étant depuis à Pékin, disait qu’il était effrayé quand il pensait à tout ce qu’il avait fallu faire, et plus encore à ce qu’il avait fallu éviter, pour en venir où en était. De toutes les nations du monde, la chinoise est la plus délicate et la plus difficile à vivre pour les étrangers. Naturellement elle les méprise, et il faut qu’ils sachent s’y montrer par des endroits bien estimables pour s’y attirer de l’estime. L’aversion est égale au mépris, et elle paraissait en ce temps-là si insurmontable qu’il n’y avait qu’un grand intérêt qui pût faire tolérer aux Chinois le commerce d’une autre nation. Par-dessus tout cela, les conquêtes que les Espagnols et les Portugais avaient faites, depuis quelque temps, en divers lieux proches de la Chine, avaient inspiré beaucoup de défiance à ces peuples ombrageux, en sorte qu’aucun mandarin ne pouvait voir sans inquiétude un étranger dans son gouvernement.

La connaissance de ces obstacles à surmonter fit résoudre les missionnaires à garder de grandes mesures, et à ne traiter avec les Chinois qu’avec une grande circonspection. Ils tachèrent de les apprivoiser peu à peu, et de gagner insensiblement leur estime par les sciences, pour gagner plus sûrement leurs cœurs par la prédication. Ils commencèrent à les attirer chez eux en exposant dans leur chapelle des tableaux de dévotion très bien peints ; ce qui était une chose fort nouvelle pour les Chinois. Ensuite, connue ils n’ignoraient pas l’estime que ces peuples faisaient des mathématiques le père Ricci qui avait étudié à Rome sous le fameux Clavius, se fit une grande réputation par l’habileté qu’il y montra. Il leur fit une carte de géographie qui leur plut extraordinairement, et par laquelle il les détrompa de l’erreur grossière où ils étaient de croire que la plus grande partie du monde fût la Chine, et que tout le reste n’était que des morceaux de terre rangés autour d’elle pour lui servir d’ornement, s’étant toujours imaginé que la terre était carrée, et que la Chine en occupait le milieu.

Cette opinion de science, où les missionnaires se mirent d’abord, leur attira l’estime des personnes distinguées par leurs emplois et par leurs talents. On les visitait souvent, et l’on s’en retournait d’auprès d’eux charmé de leur érudition et même de ce qu’ils p.003 disaient de la morale de notre religion ; car ils commencèrent par là leur prédication, et, avant que de leur parler de nos mystères, ils expliquèrent, à ceux qui les visitaient, les préceptes du Décalogue.

Animé par ce premier succès, Ricci composa un petit catéchisme qui se répandit dans toute la Chine, mais qui ne produisit encore que des applaudissements stériles. Le peuple même était toujours également prévenu ; il voyait avec peine les égards que les grands avaient pour ces étrangers, et il les insultait, les maltraitait même toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion. Ces progrès si lents de la religion firent accuser les missionnaires de ménagements politiques, et on commença dès lors à écrire contre eux et à décrier amèrement leur conduite.

Cependant Ricci avançait toujours, faisait quelques conversions, et, quoiqu’elles fussent en petit nombre, il crut devoir multiplier les résidences et les missionnaires. Ce fut sans succès : ils furent obligés de se retirer. Ricci resta seul assez longtemps, luttant toujours contre les préjugés et l’avidité du peuple et des mandarins. Il fut enfin obligé de céder à la tempête, et de se retirer à Macao.

Après un court séjour dans cette ville, il retourna dans sa chère mission, et, à la faveur des mathématiques, il s’établit dans une autre ville de la Chine, nommée Chao-Cheu. Il donna à quelques Chinois des leçons de cette science, pour les préparer à en recevoir de plus importantes sur la religion chrétienne et sur le salut.

Il retira quelques fruits de sa persévérance ; on ouvrit enfin les yeux à la vérité, et le nombre des néophytes grossit et se multiplia ; mais la populace, quoique contenue par les égards et la distinction dont les mandarins usaient envers Ricci, saisissait toutes les occasions de marquer à ce Père et à ses coopérateurs les préventions et la haine qu’elle avait contre eux ; elle les maltraitait de paroles et quelquefois même les accablait de coups de pierre. Ricci eut un autre chagrin bien plus amer ; il perdit ses deux compagnons, le père Antoine d’Almeyda et le père François Petri, l’un et l’autre pleins de l’esprit de Dieu, de l’amour de la prière et de la mortification. Cette perte lui fut d’autant plus sensible, qu’elle arriva dans un temps où il avait plus de besoin de leurs conseils : il méditait le projet d’aller à Pékin et d’y porter la lumière de l’Évangile. L’opinion qu’on avait conçue de son habileté dans les mathématiques et dans la géographie lui parut propre à le faire parvenir jusqu’à l’empereur, et il se flattait que, s’il pouvait le rendre favorable à la religion, elle en ferait des progrès plus sûrs et plus rapides. Il crut que, pour exécuter ce grand dessein, il devait quitter l’habit de bonze, assez méprisé à la Chine, et prendre celui des lettrés, qui y est dans une grande considération. Il conjura ensuite un grand mandarin d’armes dont il avait gagné l’amitié et l’estime, et que l’empereur venait d’appeler à la cour de lui permettre de l’accompagner. Le mandarin y consentit. Ricci se mit en chemin avec lui ; mais dans la route le mandarin changea d’avis, et, craignant qu’on ne lui fît une fâcheuse affaire d’avoir amené un étranger si avant dans l’empire, il voulut le renvoyer dans la province de Canton ; mais à force d’instances, Ricci obtint de le suivre jusqu’à Nankin. Ne pouvant espérer de faire de solides biens dans cette grande ville, il reprit le chemin de Nanchan, repassant dans son esprit les immenses travaux qu’il avait employés pour cultiver cette terre ingrate. Ces affligeantes pensées ne lui ôtaient cependant pas toute espérance. Il fut très accueilli, très recherché à Nanchan par le vice-roi, les mandarins et les lettrés. Il y composa quelques ouvrages de science et de morale qui furent goûtés et répandus dans toute la Chine. Le vice-roi lui proposa lui-même de s’arrêter dans cette ville. Le père Ricci y établit une résidence et obtint encore d’aller à Pékin avec un mandarin nommé président du premier tribunal de Nankin. Il éprouva dans ce second voyage les mêmes désagréments que dans le premier. Ce mandarin eut peur aussi de se compromettre ; il l’insinua à Ricci. Il n’osa cependant refuser absolument de tenir la promesse qu’il lui avait faite, et le missionnaire l’accompagna jusqu’à la capitale. Pendant ce premier séjour, il reconnut, par des arguments qui lui parurent évidents, que Pékin n’est autre chose que le Cambalao de Paul de Venise, et la Chine le royaume de Catay. Il interrogea là-dessus deux Arabes grands voyageurs, qui avaient mené un lion à l’empereur, et qui se trouvèrent de son avis.

Cependant Ricci, ne pouvant pas recueillir de son séjour à Pékin les avantages qu’il en avait espérés pour la religion, résolut de s’en retourner à Nankin. Il s’embarqua sur la rivière de Pékin qui tombe dans le fleuve Jaune, lequel aussi, par un canal, communique avec le Kiang ; en sorte que, sans aucune interruption que la montagne de Muilin, on peut aller par eau de Pékin à Macao, quoique ces deux villes soient distantes d’environ 600 lieues.

Ricci avant de se rendre à Nankin, voulut aller à Sechou dans la province de Sekiam. Sechou est la Venise de la Chine, à cela près, qu’au lieu que Venise est construite au milieu de la mer, Sechou est bâtie dans l’eau douce. Elle est si riche et dans une situation si agréable, que les Chinois lui ont donné le nom de Paradis de la terre.

Ricci, arrivé à Nankin, y fit un établissement, et y reçut la visite de tous les grands et de tous les lettrés. Beaucoup de gens d’esprit se firent ses disciples, pour réformer à son école les fausses idées qu’avaient les Chinois dans presque toutes les sciences.

Leurs physiciens établissaient cinq éléments, desquels ils excluaient l’air, ne regardant l’espace qu’il occupe que comme un grand vide. Ils lui en p.004 substituaient deux autres, qui étaient le bois et le métal. Toute leur astrologie, dont ils font une étude si longue et si assidue, ne leur avait point encore bien appris que les éclipses de lune arrivent par l’interposition de la terre entre cette planète et soleil, et le peuple surtout disait sur cela des choses qu’on aurait peine à pardonner aux Américains les plus sauvages. Ils ignoraient le système du monde, et n’en avaient aucun vraisemblable. Leurs plus habiles géographes tenaient comme un principe indubitable que la terre était carrée, et ne concevaient pas qu’il pût y avoir des antipodes. La solide réfutation de toutes ces erreurs, et d’une infinité d’autres, fit écouter Ricci des savants comme un oracle. Il est aisé de concevoir combien l’ascendant des missionnaires fut encore plus grand sur quelques idolâtres qui voulurent disputer contre lui sur la nature de Dieu et la véritable religion. Comme ces disputes furent publiques, l’approbation qu’on donna au père Ricci fut si universelle, que si l’on était persuadé toutes les fois que l’on est convaincu, les gens d’esprit de Nankin eussent dès lors confessé le vrai Dieu et appris à connaître le culte qu’il faut lui rendre.

Ricci vit aussi à Nankin ou dans les environs plusieurs choses dignes de fixer l’attention et la curiosité. La première fut certains feux d’artifice auxquels il dit qu’on ne peut pas comparer ceux du reste du monde. Le père d’Incarville, missionnaire à Pékin, en a depuis envoyé en France la recette et la composition.

La seconde, un observatoire bâti sur une haute montagne. On y voit une grande cour entourée de grands corps de logis, et pleine de machines, parmi lesquelles le père Ricci en trouva quatre très curieuses, qui, quoique toujours exposées à l’air depuis deux cent cinquante ans, n’avaient encore rien perdu de leur poli et de leur lustre. La troisième rareté qu’on lui fit voir fut un temple très magnifique, bâti dans un grand bois de pins dont l’enclos n’occupe guère moins de quatre lieues.

Ces occupations ne firent point oublier au missionnaire l’objet principal qui l’avait attiré en Chine. Dieu répandit ses bénédictions sur ses travaux, et il jeta à Nankin les fondements d’une église qui est devenue très nombreuse et assez florissante pour qu’un ait cru devoir l’ériger en évêché.

Le père Ricci, toujours persuadé qu’il ne travaillerait jamais assez solidement sans la protection de l’empereur, entreprit un troisième voyage de Pékin, dès qu’il se vit assez de coopérateurs pour soutenir et augmenter le nombre des néophytes de Nankin. Il prépara donc ses présents pour l’empereur, et assembla toutes les curiosités d’Europe qu’il s’était procurées de longue main pour cet objet. Il se mit en route, et après bien des traverses et des contradictions, qui auraient découragé tout autre qu’un missionnaire, plein de confiance en Dieu, il arriva à la capitale, et parvint enfin jusqu’à l’empereur, qui reçut agréablement tous ses présents, parmi lesquels il y avait un tableau du Sauveur et un de la très sainte Vierge, une horloge, une montre avec sonnerie, etc. Ce prince lui permit de s’établir à Pékin, et d’entrer quatre fois l’année, avec ses compagnons, dans un des enclos du palais où il n’y a que les officiers de l’empereur qui aient le droit d’entrer.

Ce que le père Ricci avait prévu arriva. Il n’avait recueilli de vingt ans de travaux et de patience que des persécutions cruelles ou des applaudissements stériles ; mais la loi de Dieu et ses ministres n’eurent pas été plus tôt connus à la cour, l’empereur ne les eut pas plutôt regardés favorablement, c’est-à-dire la grâce divine n’eut pas plutôt levé les obstacles de crainte et de mauvaise honte qui empêchaient les Chinois, timides et encore plus orgueilleux, de suivre une loi étrangère, que ceux des sages qui cherchaient sincèrement la vérité, l’embrassèrent dès qu’ils la connurent. La pluralité des femmes et la peur de manquer de postérité, ce qui passe à la Chine pour un grand malheur, en retint le plus grand nombre ; mais la grâce vainquit en plusieurs, même des plus considérables par leur naissance et par leurs emplois, ces impérieuses cupidités ; et leur exemple fut tellement suivi que les missionnaires ne pouvaient y suffire quoiqu’on en eût envoyé beaucoup de nouveaux, et déjà formés et pleins de zèle.

Le père Ricci et ses compagnons étendirent leurs soins au-delà de la capitale ; ils firent des excursions dans les campagnes, dans les provinces ; ils annoncèrent l’Évangile ; ils firent goûter et suivre la doctrine chrétienne. Les nouveaux chrétiens devinrent de nouveaux apôtres. Leur changement, la pureté de leurs mœurs, leur modestie, leur douceur, leur patience, leur désintéressement, leur charité, persuadèrent, autant et peut-être plus que les prédications des missionnaires, que la religion qu’ils avaient apportée d’Europe était la seule qu’on dût embrasser et pratiquer.

Quels sont les préceptes de la philosophie qui produisent ces révolutions dans les idées, dans les sentiments, dans les actions ? On cherche un code de morale qui rende les hommes meilleurs : l’Évangile nous le présente, on le rejette ; il nous vient de Dieu, et ce n’est plus que par des hommes trompeurs ou trompés, ce n’est plus que par des aveugles, que, dans ce siècle, on veut être conduit et éclairé ! Nolumus hunc regnare super nos.

Il s’éleva de tous côtés des églises nombreuses et florissantes, et la longue et constante persévérance du premier ouvrier évangélique de la Chine fut enfin récompensée par le succès le plus touchant, le plus désirable. Les établissements formés à Nankin et à Nanchan s’accrurent, se fortifièrent : Dieu y était servi et aimé, et les néophytes y donnaient l’exemple des plus sublimes vertus, et retraçaient la vie et le courage des premiers siècles du christianisme.

p.005 Les missionnaires, par égard pour les usages et les mœurs de cet empire, ne purent parvenir à faire connaître la religion aux femmes chinoises qu’avec beaucoup de précautions. Les premières qu’ils convertirent servirent de catéchistes pour instruire les autres, et ils respectèrent tant qu’ils purent cette séparation des deux sexes, qu’ils trouvèrent établie.

Ceux qui ont fait des crimes aux jésuites même de leurs vertus les ont accusés d’avoir affecté sur ce point une pudeur injurieuse aux sacrements, en omettant plusieurs de leurs saintes cérémonies, sous prétexte qu’elles ne sont pas absolument nécessaires au salut ; mais, outre qu’ils n’en ont usé ainsi qu’avec la permission du Saint-Siège, qu’ils ont toujours eu soin de consulter dès les commencements dans toutes les circonstances douteuses et embarrassantes ; je laisse aux personnes équitables à juger qui a eu le plus de raison, ou des jésuites d’avoir ménagé, en des choses qui ne sont pas essentielles, la faiblesse d’un peuple ombrageux et d’une délicatesse outrée sur les bienséances qui regardent le sexe, ou de ceux qui les ont blâmés d’un ménagement qui paraissait nécessaire à l’établissement de la foi dans un des plus grands royaumes du monde. Si l’on apprit en Europe les progrès de la religion à la Chine avec une sorte de jalousie contre ceux dont il avait plu à la Providence de se servir, ils trouvèrent aussi dans cet empire même bien des croix et des contradictions. Quelques infidèles, entêtés de leurs erreurs, craignirent l’espèce de solitude où ils allaient être réduits par l’établissement de notre sainte religion. Ils ne négligèrent donc rien pour la combattre et employèrent contre Ricci et ses compagnons tous les moyens que purent leur suggérer la haine et la fureur. Ils ne servirent qu’à animer leur zèle et à soutenir leur espérance. Le bien se faisait, les tempêtes se calmaient, et l’Évangile s’étendait de plus en plus ; mais on ne saurait dépeindre ce qu’il en coûta de travaux au chef de cette sainte entreprise. Tout roulait sur lui : il fallait veiller sur toutes les Églises, former des novices capables de perpétuer ce qu’on ne faisait que de commencer, catéchiser, prêcher, confesser, visiter les malades, continuer à cultiver les sciences, donner des leçons de mathématiques et de géographie, répondre aux doutes, aux objections que lui envoyaient les lettrés de toutes les parties de la Chine, cultiver, ménager la protection des grands, fournir à la subsistance des missionnaires et des pauvres, être tout à tous, et s’oublier sans cesse soi-même pour ne s’occuper que de Dieu et de son œuvre. Telle était la charge du père Ricci : il la remplit toujours avec exactitude, et comme nous l’avons déjà observé, il trouva le temps encore de composer en chinois d’excellents ouvrages sur la morale et sur la religion. Celui que, sous le nom d’Entretiens nous donnons au public dans ce recueil a été traduit par le père Jacques, missionnaire mort à Pékin il y a plusieurs années. Il est regardé dans la Chine même comme un modèle pour la netteté et l’élégance du style et le succès qu’il a eu prouve que ce peuple est capable de suivre les raisonnements les plus subtils et les plus déliés. C’est une réfutation des erreurs principales qui règnent dans cet empire et une espèce de préparation à l’Évangile. L’auteur y établit solidement l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté de l’homme ; et, en détruisant tous les systèmes absurdes de la gentilité et de l’irréligion, il prépare les esprits à la connaissance d’un Dieu créateur et libérateur. Tant de travaux épuisèrent le père Ricci : il y succomba, malgré la force de son tempérament et mourut après quelques jours de maladie, employés à s’y préparer, à l’âge de 57 ans, et non de plus de 80, comme on l’a dit par erreur dans plusieurs recueils.

Il semblait et il y a tout lieu de présumer que Dieu l’avait choisi dans sa miséricorde pour l’entreprise si difficile de porter à la Chine la lumière de l’Évangile.

Le zèle courageux, infatigable, mais sage, patient, circonspect lent pour être plus efficace, et timide pour oser davantage, devait être le caractère de celui que Dieu avait destiné pour être l’apôtre d’une nation délicate, soupçonneuse, et naturellement ennemie de tout ce qui ne naît pas dans son pays. Il fallait ce cœur vraiment magnanime pour recommencer tant de fois un ouvrage si souvent ruiné, et savoir si bien profiter des moindres ressources. Il fallait ce génie supérieur, ce rare et profond savoir, pour se rendre respectable à des gens accoutumés à ne respecter qu’eux, et enseigner une loi nouvelle à ceux qui n’avaient pas cru jusque-là que personne pût leur rien apprendre ; mais il fallait aussi une humilité et une modestie pareilles à la sienne, pour adoucir à ce peuple superbe le joug de cette supériorité d’esprit, auquel on ne se soumet volontiers que quand on le reçoit sans s’en apercevoir. Il fallait enfin une aussi grande vertu et une aussi continuelle union avec Dieu que celle de l’homme apostolique, pour se rendre supportables à soi-même, par l’onction de l’esprit intérieur, les travaux d’une vie aussi pénible, aussi pleine de dangers, que l’était celle qu’il avait menée depuis qu’il était à la Chine, où l’on peut dire que le plus long martyre lui aurait épargné bien des souffrances.

En laissant son corps à la Chine, le père Ricci y a laissé son esprit, que cette nouvelle chrétienté conserve encore chèrement ; esprit de ferveur pour les fidèles, esprit de vrai zèle pour les missionnaires. C’est par cette ferveur constante que la foi de ceux-là a si souvent triomphé des persécutions et des persécuteurs qui l’ont de temps en temps attaquée avec une violence capable d’ébranler les esprits les plus fermes ; c’est par ce zèle sage et discret que ceux-ci ont avancé l’œuvre de Dieu.

Après la mort du père Ricci, il s’éleva une si p.006 violente persécution contre les missionnaires, qu’ils furent obligés de se retirer à Macao. L’année suivante, 1618, l’empereur de la Chine Vanlié, fut attaqué par les Tartares. Ils avancèrent dans le pays jusqu’à sept lieues de la capitale, et gagnèrent une grande bataille. Vanlié en fut tellement effrayé qu’il eût abandonné Pékin, si son conseil ne lui eût représenté que cette action le déshonorerait, et abattrait le cœur de ses sujets. Ce prince mourut sur ces entrefaites, et laissa à Tien-ki, son petit-fils, le soin de repousser les Tartares. Parmi les moyens de soutenir cette guerre, on insinua au nouveau roi que l’usage de l’artillerie serait un des plus efficaces. Les Chinois en avaient, mais ne savaient pas s’en servir. Pour l’apprendre des Portugais, on les appela de Macao, et l’on crut devoir permettre aux missionnaires de les accompagner. Les efforts que fit Tien-ki obligèrent le roi tartare à se retirer sur ses frontières, où cette nation inquiète se tint quelque temps en repos. Durant ce calme les missionnaires firent de grands progrès ; ils gagnèrent l’estime et la faveur des grands et de l’empereur. Zonchin, successeur de Tien-ki, prit beaucoup de goût pour l’esprit et les connaissances du père Adam Schall, natif de Cologne et missionnaire jésuite. On le regardait dans tout l’empire comme un des hommes que ce prince honorait le plus. Ce fut sous ce malheureux empereur, qu’en l’année 1636, deux voleurs s’étant soulevés dans deux différents endroits de la Chine, l’un d’eux devint assez puissant pour déclarer la guerre au prince. Il alla l’assiéger dans Pékin et en peu de jours il le réduisit à se donner la mort lui-même, pour ne pas tomber entre ses mains. Pour venger cet attentat et repousser ces brigands, Usanguey, qui commandait sur la frontière, appela les Tartares à son secours. Ils y volèrent, défirent le voleur, reprirent Pékin, mais gardèrent pour eux-mêmes l’empire qu’ils étaient venus secourir. Zunté, leur roi, en commença la conquête, et Chun-chi, son fils, l’acheva. Pendant toutes ces révolutions, le père Adam Schall demeura à Pékin ; le vainqueur voulut le voir, et il le combla de témoignages d’amitié. Lorsque tout fut apaisé et le prince tartare solidement établi sur le trône chinois, il obligea le père Adam Schall d’accepter la charge de président du tribunal des mathématiques ; c’est l’unique occasion où ce Père se soit jamais trouvé en danger de perdre les bonnes grâces du monarque. Les résistances du missionnaire déplurent au prince : il le lui marqua ; mais dans toutes les autres rencontres, Chun-chi lui parut toujours plein de condescendance et de bonté. Il n’avait besoin ni d’étudier ni de ménager son humeur, et tout ce qui lui venait du missionnaire, les plus fortes même et très fréquentes remontrances, était très bien reçu. Non seulement il lui donna l’entrée libre dans son palais, mais il allait souvent lui rendre visite dans sa maison, et passait plusieurs heures avec lui.

Les entretiens qu’ils avaient ensemble étaient ou de mathématiques ou de morale, ou de religion ; car le père Adam Schall eut l’adresse de faire passer peu à peu le prince des discours agréables aux discours utiles, et, autant qu’il put, aux sujets propres à lui ouvrir les yeux sur les vérités du salut. Par de semblables conférences le missionnaire inspira du moins au conquérant une telle estime pour la religion chrétienne, qu’il la favorisa toujours, et laissa à ceux qui la prêchaient une pleine liberté de l’étendre. Aussi fit-elle des progrès considérables sous son règne.

Si Adam Schall et ses confrères n’avaient agi que par des vues politiques ; s’ils avaient eu l’ambition comme on les en a accusés, de prêcher et de gouverner seuls l’Église de la Chine, ils n’auraient point fait part à toute l’Europe des progrès de la religion ; ils n’auraient point demandé des coopérateurs d’une autre profession que la leur ; ils n’auraient favorisé ni leur entrée dans cet empire, ni les établissements qu’ils y formaient. Rien ne leur était plus facile que de s’y opposer, et rien n’est plus constant que leur zèle à encourager, à soutenir, et à défendre tous les missionnaires qui s’y sont présentés, sans aucune acception de personnes.

Chun-chi mourut à 80 ans. Son successeur fut le célèbre Cang-hi : il n’avait alors que huit ans, et les commencements de son règne n’annoncèrent pas la protection éclatante qu’il accorda par la suite aux missionnaires européens. Ils furent presque tous chargés de chaînes et exilés à Canton. Adam Schall, déchu de sa faveur, privé de ses dignités, accablé d’opprobres et de calomnies, souffrit la prison et les fers, et fut enfin condamné à mort pour avoir prêché Jésus-Christ. Il témoigna par sa constance qu’il s’estimait encore plus heureux de confesser le nom de Dieu dans un cachot, que de l’avoir annoncé avec honneur dans le palais du grand monarque. La sentence portée contre lui ne fut pas exécutée ; mais l’âge et les souffrances firent bientôt ce que les bourreaux n’avaient pas fait. Peu de temps après qu’il fut sordide prison, Dieu acheva sa délivrance en rompant les liens de son corps, pour faire jouir son âme de la liberté des enfants de Dieu.

La persécution fut vive pendant la minorité de l’empereur ; mais elle cessa dès qu’il fût majeur et qu’il gouverna par lui-même, Dieu ayant réservé à ce prince juste, si plein de raison et d’esprit, la gloire de rétablir son culte à la Chine. Voici quelle en fut l’occasion :

C’est une coutume parmi les Chinois de faire faire tous les ans le calendrier, à peu près comme on fait ici les almanachs ; mais le calendrier dans ce pays-là est regardé comme une affaire de grande importance dans l’État. Il se fait par autorité publique, et le prince ne dédaigne pas de s’en mêler. Depuis qu’on avait ôté ce soin au père Adam Schall, avec sa charge de président du tribunal des mathématiques, p.007 l’ignorance de celui qui avait été mis à sa place y avait laissé glisser tant de fautes que le prince voulut qu’on travaillât à le réformer. Comme on ne craignait plus à la cour de donner de bons conseils à l’empereur, se trouva des gens équitables et courageux qui lui représentèrent que les missionnaires d’Europe exilés ou emprisonnés pendant sa minorité, et dont il était resté trois à Pékin, étaient d’une habileté si connue à la Chine, qu’on ne pouvait faire plus prudemment que de les consulter sur ce sujet. L’empereur trouva cet avis fort bon, et envoya chercher sur-le-champ les trois Européens. Ils furent très bien reçus, et dès cette première audience ils eurent tout sujet d’en attendre quelque grâce plus importante que l’intendance du calendrier, qui était déjà dressé pour l’année suivante. On le donna à examiner au père Ferdinand Verbiest qui y trouva plus de vingt fautes considérables, et quelques-unes même si grossières, que tout le monde en fut surpris. Il en fit son rapport à l’empereur, qui dès lors conçut pour le missionnaire une estime très singulière.

Le père Verbiest profita de cette lueur de faveur, pour demander la permission de prêcher la religion chrétienne. Le prince reçut sa requête avec bonté ; mais, ne voulant point se dispenser des formes, il la donna à examiner à un tribunal, qui la rejeta. Le missionnaire ne perdit point courage, et pria l’empereur de lui nommer d’autres juges moins prévenus contre notre sainte loi. L’empereur, par une condescendance que toute la cour admira, renvoya l’affaire à un autre tribunal qui porte le titre d’États de l’empire, lequel, l’ayant examinée avec beaucoup d’attention, décida que la religion chrétienne avait été mal a propos condamnée ; qu’elle était bonne, et qu’elle ne contenait rien de contraire au bien de l’État ; qu’ainsi la mémoire du père Adam Schall, qui avait été flétrie pour l’avoir prêchée, devait être réhabilitée ; les grands dépourvus de leurs charges pour l’avoir suivie, rétablis ; les prêtres européens, rappelés, etc.

Ce jugement fut d’un grand poids pour assurer le jeune prince contre les remontrances importunes des ennemis de la religion. Dès la première année que les missionnaires retournèrent dans leurs églises, qui fut l’an 1671, plusieurs Chinois embrassèrent la foi sans que personne s’y opposât. L’année suivante, un oncle maternel de l’empereur et un des huit généraux perpétuels qui commandent la milice tartare, reçurent le baptême.

Le père Verbiest, digne successeur des PP. Ricci et Adam Schall, a été l’âme de tous ces succès, et la colonne de cette Église pendant qu’il a vécu. Ses entretiens fréquents avec l’empereur, les leçons de mathématiques qu’il lui donnait, furent pour lui une occasion de lui expliquer la loi de Dieu. Il lui inspira pour elle une grande estime, un grand respect, sans cependant avoir le bonheur de lui persuader de l’embrasser.

C’est au père Ferdinand Verbiest que les Français sont redevables d’avoir été appelés à partager ses travaux ; c’est lui qui les fit venir à Pékin, et qui disposa l’empereur à les recevoir et à les traiter avec distinction. Il mourut au moment qu’ils y arrivèrent, et fut privé de la consolation de les présenter lui-même à la cour.

Sa mort fut sainte comme l’avait été sa vie ; il s’y était préparé par l’exercice continuel des vertus apostoliques et religieuses, et pratiquait le premier ce qu’il recommandait au autres missionnaires. Il pensait, pour lui ainsi que pour les autres, que pour faire le bien, surtout à la Chine, il fallait des hommes d’un courage que rien ne rebute, d’une activité que rien n’arrête, d’une constance que rien ne lasse, d’un zèle prudent sans respect humain, circonspect sans timidité, entreprenant sans ambition, patient sans indifférence, d’une application au salut d’autrui qui ne diminue rien de celle qu’il doit avoir au sien propre, et d’un désintéressement qui lui donne le droit de dire avec Jésus-Christ « Je ne cherche pas ma gloire, mais celle de celui qui m’a envoyé. »

A ces illustres missionnaires il faut ajouter les pères Gaubil, Gerbillon, Parennin, Prémare, Benoist, LeComte, Attiret, Mailla, Contancin, Amyot, Duhalde, et tant d’autres qui tout à fois portèrent en Chine les vrais principes de la religion et de la science, de la justice et des beaux-arts.

Tous ces pères étaient de la Compagnie de Jésus. Il en vint d’autres ensuite, et toutes les congrégations voulurent avoir en Chine leurs mandataires : jacobins, augustins, dominicains, tous accoururent ; mais cette concurrence, loin de servir la religion, faillit lui nuire ; et les démêlés qui éclatèrent, les troubles qui survinrent, les réprimandes et les controverses qui se firent jour jusqu’à Canton et à Pékin, les incertitudes qui durent naître dans la marche des prédicateurs et dans la conscience des disciples, les prétextes qu’en tirèrent les fanatiques ennemis de la foi, tout contribua à jeter sur la mission un voile que l’ardeur des nouveaux ouvriers apostoliques n’a pu encore dissiper.

Ce sont les lazaristes qui, dans ce moment (1840), prêchent l’Évangile en Chine. Mais il faut qu’ils travaillent en secret et dans l’ombre. Le gouvernement ne tolère point la religion chrétienne ; il n’admet ni les prêtres de ce culte, ni les étrangers de quelque nation qu’ils soient et de quelque bannière qu’ils se fassent précéder.

Combien de peines ne faut-il pas pour apprendre la langue, adopter les coutumes du pays et s’habituer à porter l’habit chinois avec assez d’aisance pour n’être pas reconnu des mandarins et des soldats !

Malgré toutes les précautions que prennent les missionnaires, il y en a souvent de découverts et de saisis par les officiers de l’empereur. Alors ce sont des souffrances et des tortures sans fin et souvent p.008 même des condamnations à la prison perpétuelle, à l’exil et à la mort.

Les missions de la Chine sont aujourd’hui au nombre de six sans compter le collège de Macao et l’établissement fondé récemment sur les confins de la Mongolie.

Ces six missions sont situées dans les provinces de Tchy-li, Ho-nan, Kiang-si, Tche-kiang, Hounan et Houpe, qui formaient le Hou-kouang, Kiang-sou et An Hoeï, qui formaient le Kiang-nan.

Six missionnaires européens les dirigent, avec l’aide de dix-huit lazaristes indigènes et aussi de dix-huit catéchistes.

Le nombre des chrétiens qu’elles comprennent ne s’élève pas à plus de quarante mille. Autrefois il y en avait deux cent mille, et l’on en a compté jusqu’à quatre cent mille. Mais de cruelles persécutions ont considérablement amorti le zèle. La religion, dans ces dernières années, s’est relevée un peu, et à l’heure où nous écrivons, les supérieurs des Missions Étrangères nourrissent dans leur âme de hautes espérances.

Le procureur des missions lazaristes en Chine est M. Torrette. Il est secondé vivement par MM. Rameaux, Laribe, Mouly, Matthieu Ly, et par d’autres missionnaires tant européens que chinois, qui se sont trouvés dans les positions les plus difficiles, au milieu de la peste et de la famine, arrivées toutes deux ensemble pour désoler et dévaster les provinces dans lesquelles on voulait répandre la foi.

« Plusieurs chrétiens (écrivait M. Matthieu Ly) mourront certainement de faim cette année (1834) ; il n’y a que Dieu qui puisse fournir à tant et de si grands besoins. Toutes les moissons ont été enlevées par le débordement des fleuves. Un nombre infini de païens ne se nourrit que d’écorces d’arbres ; d’autres mangent une terre légère et de couleur blanche que l’on a découverte dans une montagne. Cette terre ne se livre qu’à prix d’argent, et tout le monde ne peut pas s’en procurer. Les misérables ont d’abord vendu leurs femmes, leurs fils et leurs filles, puis tous leurs ustensiles et les meubles de leurs maisons, qu’ils ont en dernier lieu démolies pour en vendre aussi la charpente : beaucoup cependant passaient pour riches, mais la famine a tout absorbé et tout dévoré. Si nos chrétiens échappent à ces horreurs, ce sera uniquement par les secours que nous pourrons leur porter et leur offrir. »

Les missions de la Chine, comme toutes les autres, sont soutenues par les fonds envoyés d’Europe, et ceux-ci sont alimentés par des souscriptions et des aumônes.

N’est-il pas admirable de voir la charité française qui se signale dans l’inépuisable série de ces dons, et qui, au sein même des révolutions et des secousses, toujours active et persévérante, va prêter aide et assistance à des Chinois débiles et haletants ?

Le frère tend la main à son frère. L’empire du Christ n’a point de limites. Il n’y a point d’étranger sur la terre ; le genre humain ne forme qu’une seule et même famille ; d’un bout de l’univers à l’autre le cri du pauvre se fait entendre, et la parole du prêtre, fidèle interprète de la loi divine, porte la consolation et la force sous le toit et dans le cœur de l’affligé !

G.

1842.

@

Lettre du père Prémare

au révérend père de la Chaise,

confesseur du roi

@

Traversée de France en Chine. — Cap de Bonne-Espérance.

Asham, Malacca, Sancian, Macao.

A Canton, le 17 février 1699

Mon très révérend Père,

P. C.

p.009 La part que vous voulez bien prendre à tout ce qui regarde nos missions, nous oblige à vous rendre compte de notre voyage. Il est si nouveau et l’on s’attend si peu, dans la relation d’un voyage de France à la Chine, d’entendre parler du royaume d’Achen [1], et de la ville de Malaque [2] que vous ne serez peut-être pas fâché d’apprendre comment nous nous sommes jetés dans une route si extraordinaire, et ce que nous y avons trouvé de remarquable.

Nous avons eu bien des aventures ; mais, avant de vous en parler, je vous dirai que nous rencontrâmes, vers la ligne, l’escadre de M. des Augers qui allait aux Indes Orientales. Nous eûmes le plaisir d’embrasser nos chers compagnons, qui étaient sur les vaisseaux de cette escadre, et qui n’arriveront à la Chine que dans un an. Ils nous rejoignirent encore au cap de Bonne-Espérance ; et le père Bouvet, qui souhaitait ardemment de conduire à la Chine une troupe nombreuse de missionnaires, crut devoir prendre avec lui quelques-uns de ces Pères. Il prit en effet les pères Domenge et Baborier, et nous nous trouvâmes onze missionnaires jésuites sur l’Amphitrite. Il ne resta sur l’escadre de M. des Augers que les pères Fouquet et d’Entrecolles, avec le frère Fraperie.

Pour ce qui est du cap de Bonne-Espérance, on le connaît assez en France, depuis les voyages du père Tachard ; mais il faut bien mettre de la différence entre ce qui se dit du jardin de la compagnie de Hollande, et le reste de ce qui s’y voit. Tout le reste n’est presque rien ; le jardin est une des plus belles choses qui se puisse imaginer. Il est vrai que l’art y a beaucoup moins travaillé que la nature. Ce ne sont point, comme dans nos maisons de plaisance, des parterres réguliers, des statues, des jets d’eau, des berceaux artistement travaillés : c’est un assemblage de tout ce qui croît de rare et de curieux dans les forêts et dans les jardins des quatre parties du monde. Outre les orangers et les citronniers, qui sont là très hauts et en plein sol, c’est une multitude et une variété infinie d’autres arbres et arbustes, qui nous sont inconnus pour la plupart, et qu’on trouve toujours verts et fleuris. Ce sont des légumes et des fruits en profusion, qui sont excellents et qu’on cueille dans toutes les saisons de l’année. Ce sont des allées tantôt découvertes, et tantôt sombres à en être obscures, qui se coupent et qui se traversent dans un terrain très vaste et très uni. C’est un ruisseau d’une eau claire et pure, qui se promène par le jardin avec autant d’agrément et de symétrie que si son lit avait été fait exprès. C’est la mer qu’on voit en perspective, et qui, dans sa simplicité, forme à toute heure, aux yeux et l’esprit, quelque spectacle nouveau. Je vous assure que tout cela réuni serait, en France même, un des plus beaux lieux de promenade que nous ayons, et des plus capables d’attirer la curiosité et l’admiration des étrangers.

p.010 Après trois mois de navigation, nous partîmes du cap de Bonne-Espérance le 10 juin de l’année 1698 ; c’était plus de la moitié du chemin de fait, si nous avions été assez heureux pour entrer dans le détroit de la Sonde [3]. Ceux qui connaissent ces mers, savent qu’on fait ordinairement en deux mois le trajet du Cap à Batavia [4]. Il nous était d’autant plus aisé de le faire, que nous allâmes à merveille jusque vers les quatre-vingt-dix degrés de longitude. Quand nous y fûmes, on crut qu’il était temps de s’élever en latitude ; on s’éleva si bien, qu’étant le 21 juillet vers les six degrés et demi de latitude qui est à peu près la hauteur de Java, on espérait voir la terre. Cependant, avançant toujours, on se trouva, le 26 juillet à quatre degrés et demi sans avoir rien vu, et ce ne fut que le 31 qu’on aperçut la terre de Sumatra. Mais le détroit de la Sonde était manqué de plus de soixante lieues, et il n’y avait pas moyen d’y revenir. Il faut que l’erreur de nos pilotes sur la longitude ait été énorme. Nous nous trouvâmes donc fort en peine comment nous pourrions gagner la Chine cette année-là. Mais voyant que les secours humains nous manquaient, nous eûmes recours à Dieu et à l’apôtre des Indes, saint François-Xavier, pour obtenir la grâce d’arriver cette année au terme de nos désirs.

Nous avions déjà commencé la dévotion des dix vendredis [5] en l’honneur de ce grand saint, nous y ajoutâmes un vœu par lequel tout le monde s’engagea de communier au premier port de la Chine où l’on toucherait cette année, ou de contribuer quelque chose pour bâtir, en l’île de Sancian, une petite chapelle sur le tombeau de cet apôtre, afin de le mettre à couvert de la pluie, et de pouvoir commodément y dire la messe.

Au reste, faisant réflexion sur notre disgrâce, et pour ne pas manquer, comme nous l’avions fait, le détroit de la Sonde, il nous paraît qu’au sortir du Cap, quand nous eûmes trouvé les vents d’ouest, il eût fallu faire constamment la longitude jusque vers les cent degrés ; au lieu que, dès le quatre-vingt-dixième, nous commençâmes à nous élever en latitude, ou, pour parler plus franchement, nous ne sûmes longtemps où nous étions, quoique nous crussions très bien le savoir. Et quand on se sera trompé autant que nous le fûmes dans l’estimation des longitudes, on s’égarera nécessairement ensuite autant ou plus encore que nous.

Nous ne pûmes attraper Achen [6] que le dix-huitième jour d’août. Il nous fallut essuyer, pendant plus de trois semaines, tout ce que la ligne a de plus terrible, c’est-à-dire, les calmes, les chaleurs, les pluies et la mauvaise nourriture ; car les vivres se gâtent et se corrompent sous la ligne : c’est de quoi exercer de nouveaux missionnaires à souffrir quelque chose pour Jésus-Christ. Notre santé cependant était merveilleuse, et Dieu ne nous laissa point sans consolation ; ce qui nous convainquit parfaitement que, tout dépendant de lui, il ne pouvait rien nous arriver qui ne nous fût très avantageux.

Tout ce qu’on voit à Achen est si singulier, que j’ai regretté cent fois de ne savoir pas dessiner, pour peindre ici, en quelque sorte, ce que je ne pourrais expliquer qu’imparfaitement. On sait assez quelle a été la puissance des Achenois ; il ne faut, pour en être instruit, que lire la vie de saint François-Xavier ; mais je ne crois pas qu’on sache en quel état se trouve aujourd’hui ce royaume ; ni ce que c’est que la ville capitale ; j’abuse peut-être des termes, d’appeler une ville capitale un amas confus d’arbres et de maisons.

Imaginez-vous s’il vous plaît, une forêt de cocotiers, de bambous, d’ananas, de bananiers, au milieu du laquelle passe une assez belle rivière toute couverte de bateaux ; mettez, dans cette forêt, un nombre incroyable de maisons faites avec des cannes, des roseaux, des écorces et disposez-les de telle manière qu’elles forment tantôt des rues et tantôt des quartiers séparés ; coupez ces divers quartiers de prairies et de bois ; répandez partout, dans cette grande forêt, autant d’hommes qu’on en p.011 voit dans nos villes lorsqu’elles sont bien peuplées, vous vous formerez une idée assez juste d’Achen, et vous conviendrez qu’une ville de ce goût nouveau peut faire plaisir à des étrangers qui passent. Il y a à Achen toutes sortes de nations, et chaque nation a son quartier et son église. Celle des Portugais, qui sont pauvres et en petit nombre, est entre les mains d’un Père cordelier qui n’a pas peu à travailler, et qui n’a guère dans son travail de consolation à espérer de la part des hommes.

La situation du port d’Achen est admirable, le mouillage excellent, et toute la côte fort saine. Le port est un grand bassin, qui est borné d’un côté par la terre ferme de Sumatra, et des autres, par deux ou trois îles qui laissent entre elles des passes ou des chemins, l’un pour aller à Malaque, l’autre pour Bengale, et l’autre pour Surate. Quand on est dans la rade, on n’aperçoit aucun vestige ni aucune apparence de ville, parce que de grands arbres qui bordent le rivage en cachent toutes les maisons ; mais outre le paysage, qui est très beau, rien n’est plus agréable que de voir, le matin, une infinité de petits bateaux de pêcheurs qui sortent de la rivière avec le jour, et qui ne rentrent que le soir, lorsque le soleil se couche. Vous diriez un essaim d’abeilles qui reviennent à la ruche chargées du fruit de leur travail.

Ces petits paraux ou barques de pécheurs n’ont pas plus de trois pieds de large, et environ vingt de long. Tout y est extrêmement propre, tant au dedans qu’au dehors : les planches en sont si bien jointes, qu’il ne faut ni étoupes ni goudron pour les calfater, et ces barques paraissent toujours comme neuves. On ne se sert point de rames pour les faire aller, mais d’une voile faite de natte très fine et très légère, qui paraît deux fois plus grande qu’il ne faudrait par rapport au corps du parau. L’art a su remédier à cet inconvénient. Il y a, aux deux bouts de la barque, deux perches assez longues. Au haut de chaque perche est attachée une pièce de bois courbée vers la mer, en forme d’arc, de toute la largeur du petit bâtiment. Chaque arc tient à celui qui est vis-à-vis par une pièce de bois assez pesante. Ces deux pièces sont attachées aux extrémités de l’arc, et, faisant un contrepoids l’une contre l’autre, forment une espèce de balancier qui empêche ces petits canots de se renverser ; de cette manière, le moindre vent les pousse, et ils volent sur l’eau avec une rapidité surprenante, sans appréhender les plus furieux coups de mer.

Pour entrer dans la rivière, on prend un assez grand détour, à cause d’un banc de sable qu’elle forme en se déchargeant dans la mer. On nage ensuite environ un bon quart de lieue entre deux petits bois de cocos et d’autres arbres qui ne perdent jamais leur verdure, et que la seule nature a plantés là.

A travers ces arbres on commence a découvrir quelque chose de la ville dont j’ai parlé. Elle me parut d’abord comme ces paysages sortis de l’imagination d’un peintre ou d’un poète, qui rassemble sous un coup d’œil tout ce que la campagne a de plus riant. Tout est négligé et naturel, champêtre et même un peu sauvage.

Je n’ai pu rien apprendre de certain touchant le gouvernement présent de ce royaume. On parle encore quelquefois d’une reine d’Achen, mais je crois que c’est une fable ; ou s’il y en a une, elle n’a qu’un fantôme de royauté : quatre ou cinq des principaux orançois [7] partagent entre eux le pouvoir, qui n’est nécessairement pas grand’ chose. Les Achenois ne sont plus rien, leur pays ne porte ni froment ni vigne ; le commerce roule sur le poivre et sur l’or ; il n’est pas besoin d’ouvrir ni de creuser dans les entrailles de la terre pour y chercher ce précieux métal. On le ramasse sur le penchant des montagnes, et on le trouve par petits morceaux dans les ravines où les eaux l’entraînent. L’or d’Achen est estimé et passe pour le plus pur qui se trouve.

Quand on a passé le détroit de Malaque, on peut se vanter d’être hors de la plus difficile et de la plus fatigante navigation qu’on puisse faire. Nous y avons pensé périr par deux fois. Nous y entrâmes le 23 août et nous n’en sortîmes tout à fait que le 20 de septembre. C’est vingt-neuf jours pour faire deux cent vingt lieues : on irait bien plus vite par terre. On ne faisait que jeter et retirer l’ancre, et, pour comble de disgrâce, nous n’avions qu’un misérable pilote portugais qui ne voyait presque goutte, et qui était perdu du moment qu’il perdait la terre de vue. Nos pilotes français ont appris ce chemin à leurs dépens et ils ont eu tout le loisir d’en faire des cartes bien meilleures que p.012 tout ce qu’on a fait jusqu’ici. Je marquerai, à la fin de cette lettre, la route qu’on doit tenir pour passer sûrement ce détroit et celui de Gobernadour.

La ville de Malaque est éloignée d’Achen d’environ cent cinquante lieues. On y trouve les mêmes agréments qu’on voit à Achen. C’est encore ici de la verdure en quantité, des paysages champêtres ; mais les maisons sont mieux bâties. Il y a un plus grand concours de nations, un plus grand commerce, beaucoup plus d’Européens, et un air moins négligé qu’à Achen, sans pourtant que l’art cache la nature. La ville est séparée de la forteresse par une rivière, qui, venant à se joindre à la mer lorsque la marée est haute, fait que la citadelle demeure isolée. Cette forteresse est grande comme la ville de Saint-Malo, et renferme dans son enceinte une colline sur laquelle on voit encore les restes de notre église de Saint-Paul, où saint François-Xavier a tant prêché. La garnison n’est que de deux cent quinze hommes et six cavaliers. Plusieurs sont catholiques ; le tout est ramassé de diverses nations d’Europe. Ses bastions sont assez bons, il y a de beaux canons et en quantité, mais peu de monde pour les servir ; la rade est belle et vaste, c’est une anse que la côte forme en cet endroit ; nous n’y avons trouvé que deux ou trois méchants navires sans défense, et des barques construites à la façon des Indes. Les fruits de Malaque sont délicats ; on en trouve de toutes les espèces. Il y a des mosquées pour les Maures, un temple dédié aux idoles de la Chine ; enfin l’exercice public de toutes sortes de sectes y est permis par les Hollandais. La seule vraie religion en est bannie. Les catholiques sont contraints de s’enfoncer dans l’épaisseur des bois pour y célébrer les sacrés mystères.

Nous passâmes à sept lieues de Malaque, vis-à-vis d’un port qui vaut bien Malaque même. C’est une autre anse très commode, avec une jolie rivière, dans laquelle on peut entrer. Avant que de quitter Malaque, je vous dirai que nous nous y sommes vus à deux doigts de notre perte. La nuit du 10 septembre, il s’éleva tout d’un coup une si furieuse tempête, que nous n’avions encore rien vu de semblable. L’air était en feu, la mer en furie, le vent terrible, et la pluie effroyable. Comme on ne croyait demeurer ici qu’un jour au plus, que d’ailleurs la mer y est ordinairement assez calme, on n’avait mouillé qu’une ancre, la plupart des matelots étaient allés à terre, et le peu qui restaient dormaient en assurance. L’orage les éveilla bientôt : on jeta le mieux qu’on put une seconde ancre à la mer, il en fallut jeter une troisième, et si M. de La Roque n’avait fait travailler tout l’équipage, et virer continuellement au cabestan [8] nous nous serions infailliblement perdus. Nous demeurâmes à vingt pieds d’eau jusqu’à deux heures du matin que nous mîmes à la voile.

Le 24 septembre nous étions à la vue de Polcondor, avec un vent favorable. On avait quelque dessein de relâcher à cette île, mais le vent devenant encore meilleur pour aller en route, il se trouva directement contraire pour relâcher à Polcondor, dont le mouillage était difficile, et la passe [9] trop étroite pour pouvoir louvoyer [10].

Le 29 on savait bien à peu près que nous étions par le travers d’un grand banc de roche, qui a plus de cent lieues de long et qu’on appelle le Paracel, mais on ne s’attendait pas que nous irions nous mettre au milieu. On sonda le soir vers les quatre heures, et l’on ne trouva point le fond. Il survint un grain [11] de vent, qui nous fit faire bien du chemin en peu d’heures. A cinq heures et demie, comme on allait dire la prière, on fut surpris de voir la mer qui changeait tout à fait de couleur. Après la prière on vit très distinctement le fond, qui était de rochers très pointus. Voilà une grande alarme, tout le monde se crut perdu sans ressource : on sonde, et l’on ne trouve que sept brasses ; on monte à la découverte, et l’on voit la mer blanchir et briser devant nous. Si l’on s’était trouvé là pendant la nuit, ou s’il était survenu un de ces coups de vent qui sont si ordinaires dans ces mers, nous aurions péri à coup sûr. Tout ce qu’on put faire fut de rebrousser chemin et de retourner promptement sur ses pas.

p.013 La nuit approchait, et l’on trouvait un fond inégal, et toujours des rochers plus durs que le fer. On ne douta pas que nous ne fussions sur le Paracel, et l’on attendait le moment que notre vaisseau se briserait comme un verre. Dieu travaillait pour nous sans que nous le sussions encore. Un grain qui paraissait devant nous, s’étant dissipé assez vite, il s’éleva un petit vent arrière, qui nous retira des portes de la mort. Tant que dura le danger, on n’entendait point sur le vaisseau tout ce tintamarre qui s’y entend presque toujours. C’était un triste et sombre silence ; la conscience si j’ose ainsi parler, paraissait peinte sur le visage d’un chacun.

J’appris en cette occasion, par mon expérience, ce que j’avais lu souvent dans diverses relations, la différence qu’il y a entre le danger quand on le voit de loin au pied d’un oratoire, et quand on s’y trouve engagé. N’ayant plus vraisemblablement qu’un moment de vie, jamais les grandes vérités que nous méditons si souvent ne s’étaient présentées de cette sorte à mon esprit. Qu’on se trouve alors heureux d’avoir entrepris quelque chose pour Dieu, et qu’on forme aisément la résolution de s’épargner moins que jamais à l’avenir !

Entre sept ou huit heures du soir on sonda, et comme on ne trouvait plus de fond, on se vit hors de danger ; mais si le péril passa, j’espère que l’impression qu’il fit dans le cœur de plusieurs personnes ne passera pas si vite, et qu’elle produira les fruits qu’il est probable que Dieu a singulièrement en vue quand il excite de pareilles tempêtes.

Je ne sais pas ce que Dieu nous prépare à la Chine, mais nous n’avons pas été jusqu’ici sans épreuves. Les anciens missionnaires disent que c’est bon signe : au moins, grâces à Dieu, nous ne souhaitons rien plus ardemment que de répondre fidèlement aux desseins que le Ciel a sur nous.

Quoique nous ne fussions pas loin de la Chine, nous étions encore en grand danger de n’y pas arriver, parce que la saison était passée, et que les vents étaient dérangés depuis le 27 de septembre. Nous redoublâmes nos prières. Le père Bouvet fit paraître plus que jamais son zèle et sa confiance en Dieu qui nous exauça enfin ; car le quinzième d’octobre, vers les sept heures du matin nous vîmes la terre promise.

C’était l’île de Sancian [12] où saint François-Xavier nous avait conduits, à une journée de son tombeau. Les premiers jours on ne savait où l’on était, et à peine voulait-on nous croire, nous autres jésuites, après que nous eûmes été à ce glorieux tombeau pour satisfaire notre dévotion, et pour nous acquitter d’un vœu que nous avions fait. Nous partîmes pour ce saint pèlerinage un jeudi, neuvième d’octobre ; et après avoir fait quatre bonnes lieues par mer et une par terre, nous nous trouvâmes tout d’un coup au lieu que nous cherchions. Nous aperçûmes une assez grande pierre élevée debout, et du moment que nous pûmes lire ces trois ou quatre mots portugais, Aqui foi sepultado san Franco-Xavier, nous baisâmes plusieurs fois une terre si sainte ; quelques-uns l’arrosèrent de leurs larmes ; et je me trouvai pénétré de sentiments si vifs, si doux et si consolants, que je fus plus d’un quart d’heure comme ravi et sans pouvoir penser à autre chose qu’à goûter ce que je sentais.

Après ces premiers transports de ferveur, nous examinâmes exactement ce monument, puis avec des branches d’arbres et un morceau de voile nous bâtîmes une pauvre tente, qui ne représentait pas mal la cabane sous laquelle saint François-Xavier mourut. Enfin nous chantâmes le Te Deum avec les litanies du saint, et nous entrâmes dans la plus belle et la plus charmante nuit qu’on puisse peut-être passer en ce monde.

Que le plaisir qu’on goûte est pur lorsque, dans une occasion comme celle-ci, l’on se communique les uns aux autres tout ce qu’on pense et tout ce qu’on sent au fond du cœur. Nous commençons, disait l’un, notre apostolat dans le lieu où saint François-Xavier acheva le sien. Il ne put pénétrer plus avant dans le vaste empire de la Chine, et nous y allons entrer sans aucun obstacle. Que ne devons-nous pas espérer d’y faire pour la gloire de Dieu sous la protection d’un saint qui a pu nous en ouvrir la porte ? Il mourut ici pour la gloire de Jésus-Christ, disait l’autre, épuisé de travaux, après avoir converti des nations entières : aurions-nous bien le bonheur de mourir de même ? On chantait ensuite les litanies de la très sainte Vierge. Dans une autre pause, on disait le chapelet, on revenait aux p.014 louanges du saint, et ces prières étaient mêlées d’entretiens qui valaient bien des prières. L’on parcourait les vertus de l’apôtre de l’Orient ; je n’en trouvais aucune dont je n’eusse besoin et qui ne me manquât. Quelqu’un se souvint de cette nuit que saint Ignace passa tout entière dans l’église de Monferrat devant l’image de la très sainte Vierge, lorsqu’il se voulut consacrer entièrement à Dieu. La veille que nous fîmes au tombeau du saint apôtre nous parut assez semblable, et nous la nommâmes notre nuit d’armes.

Avec ces sortes de réflexions nous vîmes renaître le jour, et nous eûmes l’avantage et la consolation, huit prêtres que nous étions, de dire la sainte messe en ce lieu-là un vendredi, jour de saint François de Borgia. La pierre du tombeau de l’apôtre des Indes faisait le fond de notre autel, que nous avions élevé sur l’endroit même ou il paraît clairement que ce saint fut enterré. Nous sommes non seulement les premiers jésuites français qui aient eu cet honneur, mais même personne ne l’a eu avant nous, que le père Caraccio, jésuite italien de grand mérite, mort depuis peu des fatigues immenses de ses travaux apostoliques. Après les messes on chanta de nouveau le Te Deum, on baisa la terre cent fois, nous en prîmes tous avec respect pour nous en servir comme d’une précieuse relique, et nous nous en revînmes chantant les louanges du saint, dont nous venions de tâcher de recueillir l’esprit.

Nous voilà enfin arrivés à la Chine au bout de sept mois, puisque nous partîmes de La Rochelle le 7 de mars (1698), et que nous avons mouillé devant Sancian le 6 d’octobre ; et encore de ces sept mois il faut retrancher plus de vingt jours qu’on a perdus au cap, à Achen, à Malaque et à deux ou trois îles désertes, et qu’on aurait peut-être pu mieux employer. Il faut de plus en ôter tout le temps qu’un a mis à gagner Achen, et à passer le détroit de Malaque ; c’est toujours près de deux mois. Il n’en fallait pas tant pour aller droit, de Java jusqu’à la Chine et je ne m’étonne pas qu’un petit navire anglais que nous avons trouvé à Canton n’ait mis que cinq mois, et même un peu moins, à faire son voyage. On verra du moins par le nôtre qu’en six mois, pourvu que l’on ne s’égare pas, on peut venir fort aisément de France à la Chine.

Mais, pour être à Sancian, nous n’étions pas encore rendus au terme, et, sans le père Bouvet, il eût fallu rester où nous nous trouvions. Il partit pour aller trouver le mandarin le plus proche, qui demeure à une petite ville nommée Coang-haï. Il envoya bientôt de là des nouvelles et du secours à M. de La Roque. Un mandarin vint avec des pilotes côtiers, qui répondirent sur leur tête de mener le vaisseau jusqu’à plus de la moitié du chemin de Canton. Il y avait deux routes pour y aller. L’une au travers des îles, l’autre en prenant le large ; mais cette route était dangereuse en cette saison, où il ne faut qu’un coup de vent pour pousser un vaisseau très loin et l’obliger d’aller relâcher jusqu’aux Moluques. Nous prîmes cependant ce dernier chemin, en louvoyant opiniâtrement jusqu’à Macao. Nous n’appareillâmes [13] devant Sancian que le 13 d’octobre, et nous mouillâmes le 24 devant l’île de Macao. Pendant ce temps-là le père Bouvet passa de Coang-haï à Canton pour donner avis à la cour de son arrivée ; et après avoir écrit et pris des mesures avec les mandarins, il revint au-devant du vaisseau par dedans les îles.

La ville de Macao est bâtie dans une petite péninsule, ou plutôt sur la pointe d’une île, qui porte ce nom. Cette langue de terre ne tient au reste de l’île que par une gorge fort étroite, où l’on a bâti une muraille de séparation. Quand on mouille au dehors, comme nous fîmes, on ne voit de tous côtés que des îles, qui font un grand cercle, et l’on ne découvre que deux ou trois forteresses sur des hauteurs, et quelques maisons qui sont à un bout de la ville : on dirait même que les forteresses et les maisons tiennent à une terre fort élevée, qui borne la vue de ce côté-là ; mais entre cette terre, qui fait une île assez grande, et Macao, il y a un beau port, et la ville s’étend par dedans le long de ce rivage. Les maisons sont bâties à l’européenne, mais un peu basses il y a encore ici de la verdure et un peu de l’air des Indes.

Les Chinois sont en plus grand nombre dans Macao que les Portugais. Ceux-ci sont presque tous métis, et nés dans les Indes ou à Macao même. Il s’en faut beaucoup qu’ils ne soient riches ; aussi les Chinois ne font-ils plus guère de cas d’eux. Les fortifications de Macao sont assez bonnes, le terrain fort avantageux et il p.015 y a beaucoup de canons ; mais la garnison est mal entretenue, et comme tout lui vient de Canton, les Chinois sont sans peine les maîtres. Il y a un gouverneur portugais, et un mandarin, dont tout le pays dépend, et dont le palais est au milieu de la place. Quand il veut quelque chose, c’est aux Portugais d’obéir. On ne peut pas faire plus d’honneur ni plus de caresses que ce mandarin en a fait à tous les Français. Jamais étrangers n’ont été reçus de cette manière en ce pays-ci. Il est vrai que jamais il n’y était venu de vaisseau comme le nôtre. Le nom du roi ne perd rien de sa grandeur quand on le prononce à six mille lieues loin de la France, et il imprime dans les cœurs de la plus fière nation du monde un certain respect qui n’accompagne point le nom des autres princes étrangers.

Le père Bouvet vint nous joindre. Il était dans une galère presque aussi longue que notre frégate. Il avait toutes les marques de distinction qu’ont coutume d’avoir dans cet empire les kin-tchaïs, c’est-à-dire les envoyés de la cour ; et nos Français qui le virent ne furent pas peu surpris de ce qu’on leur avait assuré en France que ce père n’était rien moins qu’un envoyé de l’empereur de la Chine. Les jésuites de Macao nous écrivirent une lettre toute pleine de bonté et de charité. Le père Bouvet alla avec le père Régis voir le révérend père Ciceri, évêque de Nankin, et les autres jésuites qui étaient à l’île Verte.

L’île Verte porte ce nom parce qu’elle est très bien boisée et fort agréable, et que d’ailleurs tous les lieux d’alentour sont nus et comme déserts ; elle est assez proche de la muraille qui sépare la ville de Macao du reste de l’île : c’est la maison de campagne des jésuites portugais ; la chapelle est propre, et le corps de logis assez bien bâti ; mais surtout l’ombre et la fraîcheur rendent ce lieu fort agréable. Le révérend père Ciceri l’avait choisi pour y faire une retraite de quelques jours. C’est une solitude toute propre pour un homme apostolique, qui veut quelque temps à l’écart, comme Moïse, consulter le Seigneur, et prendre de nouvelles forces pour travailler ensuite avec plus d’ardeur à la conversion des peuples. Mais il est temps d’achever mon voyage et de me rendre à Canton.

Nous mouillâmes fort heureusement à trois lieues de cette grande ville un dimanche, deuxième jour de novembre. Le chemin depuis Macao jusqu’au mouillage est difficile, surtout pour un vaisseau comme le nôtre, qui tirait plus de dix-sept pieds d’eau, et si le père Bouvet n’eût amené avec lui les deux plus habiles pilotes de tout le pays, nous ne l’eussions peut-être jamais fait. On commence à voir ce que c’est que la Chine quand on est entré dans la rivière de Canton. Ce sont, sur les deux bords, de grandes campagnes de riz, vertes comme de belles prairies, qui s’étendent à perte de vue, et qui sont entrecoupées d’une infinité de petits canaux de sorte que les barques qu’on voit souvent aller et venir de loin, sans voir l’eau qui les porte, paraissent courir sur l’herbe. Plus loin dans les terres, l’on voit les coteaux couronnés d’arbres sur le haut et travaillés à la main le long du vallon, comme les théâtres du jardin des Tuileries. Tout cela est mêlé de tant de villages d’un air champêtre et si bien varié, qu’on ne se lasse point de regarder et qu’on a regret de passer si vite. Enfin nous eûmes le bonheur d’entrer dans Canton la nuit du six au sept de novembre, après huit mois de navigation depuis notre départ de France. Nous logeons dans une espèce d’hôtel ou de maison publique aux frais de l’empereur. Le père Bouvet en a fait donner un semblable à M. de La Roque et aux officiers français. Les Chinois appellent ces sortes de maisons cong-koen ; l’on n’y met que des envoyés de la cour.

La ville de Canton est plus grande que Paris, et il y a pour le moins autant de monde. Les rues sont étroites, et pavées de grandes pierres plates et fort dures, mais il n’y en a pas partout. Avec les chaises que l’on loue ici pour peu de chose, l’on se passe aisément de carrosses, dont il serait d’ailleurs presque impossible de se servir. Les maisons sont très basses et presque toutes en boutiques ; les plus beaux quartiers ressemblent assez aux rues de la foire Saint-Germain ; il y a presque partout autant de peuple qu’à cette foire, aux heures qu’elle est bien fréquentée ; on a de la peine à passer. On voit très peu de femmes, et la plupart du peuple, qui fourmille dans les rues, sont de pauvres gens chargés tous de quelque fardeau, car il n’y a point d’autre commodité pour voiturer ce qui se vend et ce qui s’achète, que les épaules des hommes. Ces portefaix veut presque tous la tête et les pieds p.016 nus ; il y en a qui ont un vaste chapeau de paille, d’une figure fort bizarre, pour les défendre de la pluie et du soleil. Tout ce que je viens de dire forme, ce me semble, encore une idée de ville assez nouvelle, et qui n’a guère de rapport à Paris. Quand il n’y aurait que les maisons seules, quel effet peuvent faire à l’œil des rues entières où l’on ne voit aucunes fenêtres, et où tout est en boutiques, pauvres pour la plupart, et souvent fermées de simples claies de bambous en guise de porte ? Il faut tout dire : on rencontre à Canton d’assez belles places et des arcs de triomphe assez magnifiques, à la manière du pays. Il y a un grand nombre de portes quand on vient de la campagne, et qu’on veut passer de l’ancienne ville dans la nouvelle. Ce qui est singulier, c’est qu’il y a des portes au bout de toutes les rues, qui se ferment un peu plus tard que les portes de la ville. Ainsi il faut qu’un chacun se retire dans son quartier sitôt que le jour commence à manquer. Cette police remédie à beaucoup d’inconvénients et fait que pendant la nuit tout est presque aussi tranquille dans les plus grandes villes que s’il n’y avait qu’une seule famille.

La demeure des mandarins a je ne sais quoi qui surprend. Il faut traverser un grand nombre de cours avant que d’arriver au lieu où ils donnent audience et où ils reçoivent leurs amis. Quand ils sortent, leur train est majestueux. Le tsong-tou, par exemple, c’est un mandarin qui a l’intendance de deux provinces ; le tsong-tou, dis-je, ne marche jamais sans avoir avec lui cent hommes pour le moins. Cette suite n’a rien d’embarrassant : chacun sait son poste ; une partie va devant lui avec divers symboles et des habits fort particuliers : il y a un grand nombre de soldats qui sont quelquefois à pied ; le mandarin est au milieu de tout ce cortège, élevé sur une chaise fort grande et bien dorée, que six ou huit hommes portent sur leurs épaules. Ces sortes de marches occupent souvent toute une rue. Le peuple se range des deux côtés, et s’arrête par respect jusqu’à ce que tout soit passé.

Les bonzes [14] sont ici en fort grand nombre. Il n’y a pas de lieu où le démon ait mieux contrefait les saintes manières dont on loue le Seigneur dans la vraie Église. Les prêtres de Satan ont de longues robes qui leur descendent jusqu’aux talons, avec de vastes manches, qui ressemblent entièrement à celles de quelques religieux d’Europe. Ils demeurent ensemble dans leurs pagodes comme dans des couvents, vont à la quête dans les rues, se lèvent la nuit pour adorer leurs idoles, chantent à plusieurs chœurs d’un ton qui approche assez de notre psalmodie. Cependant ils sont fort méprisés des honnêtes gens, parce qu’avec ces apparences de piété, on sait leurs divers systèmes sur la religion, qui sont tous pleins d’extravagances, et que ce sont pour la plupart des gens perdus de débauche. Ils ne sont guère mieux venus auprès du peuple, qui ne pense qu’à vivre, et dont toute la religion ne consiste qu’en des superstitions bizarres, que chacun se forme à sa fantaisie.

J’oubliais à dire qu’il y a une espèce de ville flottante sur la rivière de Canton ; les barques se touchent et forment des rues. Chaque barque loge toute une famille, et a, comme des maisons régulières, des compartiments pour tous les usages du ménage. Le petit peuple qui habite ces casernes mouvantes décampe dès le matin, tout ensemble, pour aller pêcher ou travailler au riz, qu’on sème et qu’on recueille ici trois fois l’année.

Pour nouvelles de la cour de Pékin, nous avons appris, par des lettres que le père Bouvet reçut à son arrivée à Canton, que jamais l’empereur ne s’est mieux porté ; qu’il n’a jamais été plus glorieux, ni plus admiré de ses sujets. Il vient d’aller lui-même en personne dans la Tartarie occidentale, à la tête d’une nombreuse armée : il a répandu la terreur cinq cents lieues à la ronde, et défait le seul ennemi qui lui restât dans ses deux empires. Il ne s’applique plus qu’à rendre ses sujets heureux. Il ouvre ses magasins de riz, il en fait couler jusqu’au fond de la Corée [15]. Les peuples s’estiment heureux de vivre sous le règne d’un prince si accompli ; mais ce qui nous donne une bien plus grande joie, c’est que ce prince favorise plus que jamais la religion chrétienne. Il dit que c’est la vraie loi ; il est ravi d’apprendre que quelques grands seigneurs l’embrassent et qui sait si le temps ne s’approche point où Dieu lui fera la grâce de l’embrasser lui-même ? Autrefois saint Louis envoya une célèbre p.017 ambassade à l’empereur du Catay. Il n’y a jamais eu d’autre Catay que la Chine, comme tous les savants en conviennent aujourd’hui : le dessein de ce saint roi était de porter cet empereur à embrasser la religion chrétienne. Oh ! si Dieu nous donnait la joie de voir achever, par le plus grand et le plus glorieux des successeurs de saint Louis, ce que ce zélé monarque commença de vouloir faire ! Enfin l’empereur a toujours la même confiance aux jésuites français. Tout le monde convient que le père Gerbillon est l’appui du christianisme dans l’empire. Le père de Visdelou, qui est très habile dans les mathématiques et dans les sciences chinoises, est allé, par ordre de l’empereur, en quelques provinces, pour empêcher les débordements des rivières, qui ruinaient tout le pays. Le père de Fontaney vint l’an passé à Canton, par ordre de l’empereur, pour savoir des nouvelles du père Bouvet, et pour le recevoir en cas qu’il y fût arrivé. Ce prince l’attend avec impatience. Ainsi nous ne pouvions pas venir ici dans de plus heureuses conjonctures. Nous savons de plus que quatre des plus anciens et des plus excellents missionnaires sont morts après avoir blanchi dans les travaux de cette mission et gagné une infinité d’âmes à Dieu. Ce sont les pères Prosper Intorcetta, Adrien Grelon, Jean Valat et Dominique Gabiani : il y a plus de cinquante ans que le père Valat partit de France ; on dit qu’il fit le voyage par terre, et qu’il arriva au bout d’un an à la Chine. Il faut réparer ces grandes pertes. Je prie tous les jours Notre-Seigneur qu’il inspire à beaucoup de nos frères de traverser la mer pour venir partager avec nous des travaux qui peuvent être si glorieux et si féconds. Quand nous vivrions ici autant que le père Valat et les autres Pères que nous venons de perdre, nous mourrions avant que d’avoir pu parcourir toutes les villes de la Chine, et nous laisserions encore bien des idolâtres après nous.

Plus les secours seront prompts et nombreux, plus la religion fera de progrès, non seulement parce que plusieurs missionnaires font ce qu’un plus petit nombre ne saurait faire, mais encore parce que le moyen le plus sûr de convertir en peu de temps tout un pays, c’est de convertir d’abord avec éclat une partie considérable de ses habitants. Cela donne de la curiosité aux autres d’apprendre ce qui a pu faire un mouvement si subit, et quand on connaît bien le christianisme, on n’est plus si éloigné de l’embrasser. Nous ne cesserons point, mon révérend Père, de vous recommander toujours un dessein si digne de votre zèle et de votre attention. L’intérêt de Dieu vous y engage, et le besoin que nous avons pour sa gloire d’une protection comme la vôtre.

Je suis avec un profond respect, etc.

Lettre du père Bouvet

au père de la Chaise,

confesseur du roi

@

Traversée. — Canton et les environs. — Voyage à Nankin.

Réception que l’empereur fait aux jésuites.

A Pékin, le 30 novembre 1699

Mon très révérend Père,

P. C.

Quelque heureux qu’ait été le premier voyage que je fis, il y a quatorze ans [16], de Brest à Siam, sur l’Oiseau, frégate du roi, avec cinq autres prêtres [17] de notre compagnie, je puis dire que celui que je viens de faire l’a été encore davantage. Nous étions partis cette dernière fois plus tard que la première, et pour un terme beaucoup plus éloigné ; nous étions dépourvus de cartes et de pilotes, qui sont absolument nécessaires pour naviguer avec quelque sûreté dans les mers de la Chine et cependant nous n’avons pas laissé de mouiller heureusement aux îles de Canton sept mois après notre départ de La Rochelle, quoique nous eussions séjourné malgré nous quatorze jours au cap de Bonne-Espérance, et touché depuis en trois autres endroits ; et, ce qui est plus surprenant, quoique nous eussions manqué le détroit de la Sonde, qu’on avait regardé jusqu’à présent en France comme l’unique route pour faire en droiture le voyage d’Europe à Siam et à la Chine : mais bien loin que cette disgrâce nous ait été désavantageuse, elle a servi à nous faire trouver à Malaque [18] les cartes et les pilotes qu’on nous eût apparemment empêchés de trouver ailleurs.

p.018 Nous n’avons eu qu’un très petit nombre de malades pendant notre voyage, et nous sommes arrivés, grâces à Dieu, à notre terme, en bonne santé, au nombre de onze missionnaires ; car quoique nous ne nous fussions embarqués que neuf [19] à La Rochelle, M. le chevalier de La Roque voulut bien augmenter notre troupe, en prenant encore dans son vaisseau les pères Domenge et Baborier, que nous rencontrâmes au cap de Bonne-Espérance sur l’escadre de M. des Augers.

Ce qui fut pour nous un grand sujet de consolation en arrivant à la Chine, c’est que, conformément à nos désirs et aux vœux que nous offrions continuellement à Dieu pour l’heureux succès de notre voyage, surtout depuis environ deux mois, nous eûmes le bonheur de prendre terre à l’île de Sancian, contre l’attente et contre l’intention même de nos pilotes, qui, ayant désespéré la veille de pouvoir gagner cette île, avaient changé de route pour aller mouiller à la vue de Macao [20]. Nous profitâmes d’une occasion si favorable pour visiter le lieu où le corps de saint François-Xavier fut inhumé la première fois, lorsqu’il finit la carrière de ses travaux apostoliques, et nous y allâmes recueillir, avec la poussière de son ancien tombeau, quelques étincelles de ce feu et de ce zèle vraiment apostoliques dont le cœur de ce grand apôtre brûla pendant sa vie, et dont il embrase encore tous les jours ceux qui ont le bonheur de l’imiter et de marcher sur ses traces. Comme je découvris le premier ce tombeau par les questions que je fis à quelques pêcheurs de cette île, je fus aussi le premier qui eut la consolation de le visiter avec M. de Beaulieu, enseigne de l’Amphitrite, officier fort attaché à ses devoirs envers Dieu, et fort zélé pour le service du roi.

Il commandait la chaloupe de l’Amphitrite, que M. le chevalier de La Roque avait fait armer pour me conduire jusqu’à Coang-haï, ville de la province de Canton située sur le bord de la mer, vis-à-vis de l’île de Sancian qui en relève. J’y allai donc dans l’espérance de trouver quelque pilote du pays qui pût nous conduire sûrement jusqu’à l’embouchure de la rivière de Canton, où nous avions dessein d’entrer.

En faisant le trajet de l’île de Sancian à Coang-haï, nous rencontrâmes trois galères armées contre de petits pirates qui écument ces mers, et commandées par un officier chinois que j’avais vu cinq ans auparavant à Canton, et qui me reconnut d’abord. Il m’obligea de monter sur sa galère, et se fit notre conducteur au tombeau de saint François-Xavier, où il avait été plusieurs fois comme à un lieu révéré dans toute l’île. Nous mouillâmes à une petite portée de mousquet de ce saint lieu, et, après avoir mis pied à terre et marqué nos respects et notre vénération au saint apôtre par plusieurs révérences et prosternations que nous fîmes, partie à la chinoise et partie à l’européenne, nous chantâmes le Te Deum en actions de grâces de la protection sensible que ce grand saint nous avait obtenue du Ciel pendant tout le voyage, et fîmes ensuite diverses autres prières en commun et en particulier, avec des sentiments de dévotion proportionnés à la sainteté de ce lieu. Cette petite fête fut terminée par une triple salve de tout ce que nous avions de boîtes, de pierriers et de mousquets dans la chaloupe, accompagnée d’autant de cris de vive le roi. L’ordre avec lequel cela s’exécuta, sous la sage conduite de M. de Beaulieu, charma tous les Chinois qui en furent témoins, et leur donna en même temps une idée très avantageuse de notre nation.

Mes compagnons, à qui j’avais indiqué le lieu où était le tombeau du saint apôtre avant que de l’avoir visité moi-même, brûlant d’une sainte impatience d’y aller rendre leurs devoirs, n’attendirent pas que je leur en fisse savoir des nouvelles plus certaines, L’ardeur qui les transportait leur fit grimper une haute montagne, chargés des ornements sacerdotaux, et de tout ce qui était nécessaire pour célébrer les saints mystères. Après plusieurs heures de marche précipitée à travers ces lieux sauvages et escarpés, ils arrivèrent hors d’haleine au terme désiré de leur pèlerinage. Ils y passèrent toute la nuit en veilles et en prières, avec quelques autres personnes qui eurent la dévotion de les y accompagner. Ils y célébrèrent le lendemain matin huit messes de suite, avec des sentiments d’une dévotion qu’on ne sent guère ailleurs que dans ces sortes de lieux.

Comme nous avions bien observé les uns et les autres la situation du lieu, une de nos premières pensées quand on se vit rassemblés, p.019 fut de déterminer la forme et la grandeur de la petite chapelle que nous voulions faire élever à la mémoire de l’apôtre de l’Orient, selon le vœu solennel que nous en avions fait deux mois auparavant, en cas que ce grand saint nous obtint du Ciel la grâce d’arriver cette année-là à la Chine, comme nous avons fait heureusement.

L’officier chinois qui m’avait conduit au tombeau de saint François-Xavier me mena ensuite à Coang-haï. Il avertit incontinent le gouverneur de la place, dont il dépendait, de mon retour d’Europe et du sujet qui m’avait porté à m’adresser à lui. Ce mandarin qui m’avait vu plusieurs fois à Canton, et qui me connaissait, donna ordre devant moi à l’officier des galères de prendre le meilleur pilote de Coang-haï, et d’aller avec ses galères et notre chaloupe conduire notre vaisseau vers Macao. Pour moi, il me fit accompagner par terre avec les honneurs de kin-tchaï ou d’envoyé de l’empereur, ce que les autres mandarins que je rencontrai sur ma route firent à son exemple jusqu’à Canton, ville capitale de la province de ce nom, où j’avais pris depuis deux jours la résolution de me rendre, pour donner promptement avis en notre cour de notre arrivée, et pour procurer à l’Amphitrite de nouveaux secours.

Pendant les trois jours que je fus obligé d’y séjourner, pour recevoir et rendre les visites de tous les officiers généraux de la province, qui me vinrent faire compliment sur mon prompt et heureux retour, j’obtins du vice-roi et du grand douanier, pour l’Amphitrite, la liberté d’entrer aussi avant qu’il voudrait dans la rivière, avec cette distinction qu’il ne serait ni visité ni mesuré des douaniers, et qu’il ne payerait aucuns droits, non pas même ceux de mesurage et d’ancrage, que tout vaisseau doit à l’empereur.

Je montai ensuite sur une barque que me donna le vice-roi, et je retournai en diligence, avec deux pilotes chinois très habiles, porter ces bonnes nouvelles à bord de l’Amphitrite, que je croyais trouver à l’embouchure de la rivière, et que j’allai chercher jusqu’à l’île de Sancian, passant et repassant encore deux fois devant le tombeau de saint François-Xavier ; mais ce fut inutilement que j’allai si loin car pendant que je passais entre les îles, le vaisseau qui avait pris le large vint mouiller à la vue de la ville de Macao, où je le trouvai à mon retour.

M. le chevalier de La Roque et les autres officiers du vaisseau apprirent avec beaucoup de joie les bonnes nouvelles que je leur apportai. Ils jugèrent par les honneurs que les Chinois, et particulièrement les mandarins, me faisaient malgré moi, qu’ils seraient reçus agréablement. Ainsi on ne balança pas un seul moment à entrer dans la rivière, et les deux pilotes que j’avais amenés conduisirent le vaisseau à deux lieues des murailles de la ville de Canton, où l’on mouilla.

Pendant ce temps-là je me rendis dans cette grande ville, pour ménager la permission de mettre nos malades à terre dans le village voisin du lieu où l’on devait débarquer. Je trouvai heureusement le tsong-tou, c’est un mandarin dont l’autorité égale celle du vice-roi, avec cette différence que le tsong-tou a pouvoir sur deux provinces et que le vice-roi n’a le gouvernement que d’une seule. Comme je connaissais très particulièrement ce mandarin, j’obtins de lui et du vice-roi un cong-koen pour M. le chevalier de La Roque et pour ses officiers. On appelle cong-koen, à la Chine, les hôtels ou maisons publiques où l’on loge les personnes de qualité et les mandarins que la cour envoie avec honneur dans les provinces. Pour moi, je logeai dans le même cong-koen où j’avais logé à mon départ de la Chine pour venir en France, et j’y fus traité à peu près de la même manière que je l’avais été auparavant. L’empereur était dans la Tartarie orientale quand nous arrivâmes à Canton ; mais sitôt qu’il fut de retour à Pékin il envoya en poste trois kin-tchaïs pour venir me recevoir. Ces trois kin-tchaïs ou envoyés étaient le père de Visdelou, jésuite français ; le père Suarez, jésuite portugais ; et un Tartare Mantcheou [21] nommé Hencama, chef d’un tribunal de la maison de l’empereur.

En arrivant ils nous dirent, en présence du vice-roi, du général de la milice, et de tous les autres mandarins ou officiers généraux de la province, que l’empereur avait eu de la joie de ce que j’étais heureusement arrivé avec mes compagnons ; que Sa Majesté souhaitait que j’en amenasse cinq avec moi à la cour, et qu’il donnait aux autres une entière liberté d’aller par tout son empire prêcher la loi du Seigneur p.020 du ciel ; qu’il prétendait qu’on remît à l’Amphitrite, qui m’avait apporté, tous les droits de mesurage et d’ancrage ; qu’il accordait aux marchands venus sur ce vaisseau la permission qu’ils avaient demandée de prendre une maison à Canton, et d’y faire un établissement pour leur commerce ; qu’enfin il approuvait le bon accueil qu’on avait fait à notre nation, et qu’il souhaitait qu’on la traitât dorénavant encore avec plus d’honneur et de distinction.

Quelques jours après, les trois envoyés souhaitèrent que je me trouvasse avec tous mes compagnons dans notre maison de Canton, pour nous faire savoir les ordres de l’empereur. Nous y étant tous rendus, Hencama, en présence des deux autres kin-tchaïs, nous dit de la part de l’empereur que ce que Sa Majesté estimait le plus au monde, c’était la vertu, ensuite la science et l’habileté dans les arts ; qu’il m’avait envoyé en France pour y chercher des compagnons qui eussent ces qualités ; que m’étant acquitté avec soin de l’ordre qu’on m’avait donné, Sa Majesté en avait de la joie, et qu’elle voulait retenir à son service cinq de mes compagnons, et que pour les six autres elle leur permettait d’aller demeurer en quelque lieu de son empire que ce fût pour y prêcher la religion chrétienne.

Après que les envoyés eurent parlé, nos missionnaires, rangés sur deux lignes, firent en cérémonie neuf prosternations à la manière de la Chine, pour remercier l’empereur de la faveur qu’il leur faisait. Cela se passa à la vue d’une grande multitude de peuple, qui alla aussitôt en répandre le bruit par toute la ville, ce qui accrédita beaucoup les missionnaires dans Canton.

Cependant le vice-roi et les autres mandarins, pour se conformer à ce que les kin-tchaïs avaient marqué, et pour faire encore un meilleur traitement à nos officiers, résolurent de leur donner un festin en cérémonie, et de leur remettre les droits de tous les effets qui étaient sur le vaisseau, ce qui allait à près de dix mille écus ; mais ils exigèrent qu’on fît auparavant un remerciement de pure cérémonie à l’empereur pour le droit d’ancrage et de mesurage du vaisseau, qu’on avait déjà accordé.

Comme ces sortes de remerciements se font à la Chine avec des prosternations et des cérémonies qui tiennent de la soumission et de l’hommage, nous représentâmes, le père de Visdelou et moi, que le capitaine du vaisseau, à qui il appartenait de faire la cérémonie du remerciement, étant officier du plus grand et du plus puissant monarque du grand Occident, qui recevait des hommages sans en rendre à qui que ce soit, ne pouvait pas faire la cérémonie à la manière de la Chine. Les mandarins, qui voulaient faire honneur à notre nation, et non pas la chagriner, répondirent qu’il suffirait qu’on la fît d’une manière qui fût honorable pour les deux nations, c’est-à-dire, partie à la chinoise, partie à la française, et pour cet effet ils proposèrent eux-mêmes que M. le chevalier de La Roque, tourné du côté de Pékin, écouterait la parole impériale que le vice-roi, debout et de côté, lui annoncerait touchant la remise des droits du vaisseau, et qu’il l’écouterait avec respect, ou bien à genoux son chapeau sur la tête, faisant ensuite pour remerciement la révérence à la française, ou bien, s’il aimait mieux, qu’il l’écouterait le chapeau bas et le corps courbé sans mettre aucun genou à terre, et qu’il ferait ensuite la révérence à la française.

M. le chevalier de La Roque n’ayant pas trouvé de difficulté à cette dernière manière de remercier l’empereur, s’offrit de s’y conformer, et il le fit avec un air si noble, qu’il donna dans cette action au vice-roi et autres mandarins qui assistèrent à cette cérémonie, de l’estime pour sa personne et pour sa nation. On le régala ensuite avec tous ses officiers, qui eurent tous après lui, dans cette occasion, le pas au-dessus de tous les officiers généraux de la province.

J’ai dit en cette occasion ; car dans un autre festin, qui fut un festin de cérémonie qu’on leur fit par ordre de la cour, et où le vice-roi occupa la première place, comme représentant la personne de l’empereur, M. le chevalier de La Roque fut assis au-dessous de lui, mais au-dessus des autres mandarins, qui étaient placés vis-à-vis des officiers français qu’on avait fait asseoir du côté le plus honorable. M. de La Roque, avec qui le vice-roi avait pris des mesures quelques jours auparavant, avait mieux aimé être traité de la sorte dans le palais du vice-roi, et par le vice-roi même, que par les autres officiers de la province avec le pas au-dessus d’eux, pour lui et pour tous ceux qui l’accompagneraient.

Après cette cérémonie nous ne demeurâmes pas longtemps à Canton, où nous laissâmes le père de Broissia pour avoir soin de l’église que p.021 nous y avons. Le jour de notre départ, le vice-roi, le tsong-tou, le général de la milice, et tous les autres officiers généraux de la province, encore en habit de cérémonie, vinrent nous conduire jusqu’au bord de la rivière. Nous apprîmes à Nantchan-fou capitale de la province de Kiamsi, que l’empereur était parti de Pékin, et qu’il s’avançait vers la province de Nankin ; nous prîmes notre route de ce côté-là, et nous le rencontrâmes entre Yang-tcheou et Hoai-ngan, villes d’un grand commerce, qui sont sur le bord du canal par lequel l’empereur venait.

Ce prince, ayant été averti de notre arrivée, nous envoya le père Gerbillon, qui nous conduisit, sur une petite barque, vers celle de Sa Majesté. Aussitôt que nous l’eûmes abordée, nous nous mîmes à genoux, selon la coutume, pour nous informer de la santé de l’empereur. Dans ce moment il parut à une fenêtre, et me fit l’honneur de me demander comment je me portais, avec un air de bonté capable de charmer les personnes les moins sensibles. Il nous ordonna ensuite de monter sur sa barque, il se contenta alors de me faire quelques questions, ayant été auparavant suffisamment instruit de toutes les particularités de mon voyage, par les longues lettres que j’avais écrites à Pékin.

Le même jour Sa Majesté nous donna à huit heures du soir une seconde audience dans son cabinet, et nous parla plus longtemps et avec plus de familiarité encore que le matin. Je lui demandai son agrément pour retourner a Yang-tcheou, où nous avions laissé les présents que nous lui avons apportés. Sitôt que nous y fûmes arrivés, nous les arrangeâmes dans un si bel ordre, que plusieurs des principaux seigneurs de la cour qui les virent, et qui ne pouvaient se lasser de les admirer, avouèrent qu’on n’avait encore rien vu de si rare ni de si curieux en cette cour. L’empereur, qui voulut les considérer de plus près, se fit apporter chaque pièce l’une après l’autre, et comme il se connaît parfaitement en toutes sortes d’ouvrages, il marqua mieux que personne l’estime qu’on en devait faire. Mais ce qui le frappa davantage, furent les portraits de la maison royale, et surtout celui du roi, dont ce prince ne pouvait détacher ses yeux, comme si le naturel et la vivacité des couleurs de ce tableau eussent retracé sensiblement à ses yeux toutes les merveilles qu’il nous a ouï raconter de notre auguste monarque.

Les pères de Visdelou et Suarez, et Hencama, leur collègue, eurent ordre, deux jours après, de continuer leur voyage jusqu’à Pékin, et d’y faire porter les présents. Pour moi, l’empereur souhaita que je le suivisse avec le père Gerbillon, en attendant mes quatre compagnons que nous avions laissés derrière.

Comme nous apprîmes le lendemain qu’ils n’étaient qu’à trois lieues d’Yang-tcheou, nous allâmes au-devant d’eux. L’empereur descendit dans une petite île nommée Kin-chan, qui est au milieu du Kiang, la plus large et la plus profonde rivière de la Chine.

Ce fut dans cette île enchantée que l’empereur les vit tous cinq pour la première fois. Après qu’ils l’eurent salué selon les cérémonies chinoises, il les fit approcher de sa personne avec une bonté et une familiarité qu’ils admirèrent ; il leur fit, sur les sciences et sur les beaux-arts, diverses questions, qui donnèrent lieu à ces Pères de faire voir leur capacité, et de connaître l’esprit et la profonde érudition de l’empereur. Ils s’attirèrent, dès cette première audience, l’estime de ce grand prince, qui ne put s’empêcher de dire qu’ils lui semblaient très bien choisis, très propres pour son service, et qu’il avait de la joie de les voir. Mais rien ne marqua mieux combien il était content, que le commandement qu’il fit qu’on leur donnât des barques plus légères que celles qu’ils avaient, et qu’ils se joignissent au père Gerbillon et à moi pour le suivre dans tout son voyage, qui dura plus de trois mois.

Quoique je me sois proposé de ne rapporter ici aucune particularité de ce voyage de l’empereur, je ne puis cependant, mon révérend Père, me dispenser de vous dire quelque chose des marques de bonté et de bienveillance que Sa Majesté donna à neuf ou dix missionnaires de diverses nations et de différents ordres, qui furent introduits en sa présence par le père Gerbillon pour avoir l’honneur de le saluer et de lui offrir quelques petites curiosités. Ce prince les fit tous approcher de sa barque pour leur parler plus familièrement, leur envoya des mets de sa table, et même quelque argent, pour faire voir par des marques si publiques de sa bienveillance royale, l’estime qu’il fait de tous les missionnaires, et pour les autoriser par là de plus en plus dans toutes les provinces de son empire. Et afin de faire honneur à notre sainte religion d’une p.022 manière encore plus particulière, il envoya aux deux églises qui sont à Nankin et à celle de Ham-tcheou capitale de la province de Tche-kiam, une personne pour y adorer le vrai Dieu, et pour s’informer de l’état de ces églises.

Sur le rapport que fit cet officier qu’on rebâtissait l’église de la ville de Ham-tcheou [22], plus célèbre par la dernière persécution qui donna occasion à ce fameux édit en faveur de la religion chrétienne, que par ses peintures et par son architecture, qui la faisaient passer pour la plus belle église de la Chine, il donna une somme d’argent pour achever promptement ce bâtiment. Des marques si éclatantes et si universelles de l’estime et de l’affection de l’empereur, tant à l’égard des missionnaires qui sont à son service, qu’à l’égard de ceux qui demeurent dans les provinces, pourraient faire juger en Europe, à ceux qui les apprendront, que ce prince n’est pas éloigné du royaume de Dieu ; mais si d’un côté nous avons lieu de rendre au Seigneur mille actions de grâces pour la santé parfaite qu’il lui donne ; pour la victoire complète qu’il lui a fait remporter sur le Caldan [23], l’unique ennemi qu’il pût craindre ; pour le bonheur avec lequel ce grand prince, qui est également aimé et redouté de tous, règne sur ses peuples ; en un mot si nous devons remercier Dieu pour toutes les prospérités dont il le comble en cette vie ; d’un autre côté, nous avons raison de craindre que ce ne soit là l’unique récompense de toutes les vertus morales qui éclatent dans sa personne, et de la protection particulière qu’il donne constamment depuis tant d’années à notre sainte religion ou à ceux qui la prêchent dans son empire ; à moins que la persévérance de tant de saintes âmes, qui prient depuis si longtemps celui qui tient entre ses mains le cœur des souverains, ne l’oblige enfin à se convertir, et ne lui fasse embrasser des vérités dont il est assez instruit. C’est ce que nous demandons tous les jours au Seigneur, et ce que nous prions tous les gens de bien de demander, pour la plus grande gloire de Dieu et le salut de toute la Chine.

Je suis, etc.

Lettre du père Prémare

au père Le Gobien

@

État de la Chine. — Excès de population. — Misère du peuple.

Travaux des missionnaires.

A Ven-tcheou-fou en la province de Kiam-si,

le 1er de novembre 1700

Mon révérend Père,

P. C.

A mon arrivée en ce pays j’eus l’honneur d’écrire au révérend père de La Chaise. Comme je ne connaissais guère encore la Chine, je ne fis presque qu’une relation de notre voyage, et des courses que les mauvais temps et l’erreur de nos pilotes nous avaient fait faire en diverses mers hors de notre route, pendant l’espace de près de huit mois. Je ne doute pas qu’il n’ait eu la bonté de communiquer ma lettre à nos Pères et que vous n’y ayez trouvé des choses assez curieuses, non pas peut-être pour être cherchées, mais du moins pour être remarquées par des voyageurs quand elles se trouvent dans leur chemin.

Mais maintenant que je commence à connaître ce pays-ci, et que Dieu m’a fait la grâce d’apprendre en si peu de temps assez le chinois pour entendre peu près ce qu’on dit, et pour faire entendre ce que je veux dire, je suis en état de vous instruire sur bien des choses, sur lesquelles je ne l’aurais pas pu faire dans mes premières lettres, et je crois devoir commencer aujourd’hui par vous parler de ce qui vous touche le plus aussi bien que moi, je veux dire de l’état et des besoins pressants de la religion dans ce vaste empire. Je n’ajouterai donc rien à ce qu’on vous a écrit tant de fois depuis quelques années, que la Chine est le plus fertile climat et le plus riche pays du monde. La magnificence de l’empereur et de sa cour, et les richesses des grands mandarins, surpassent ce qu’on en peut dire. On est certainement frappé d’abord de ne voir ici que soie, que porcelaines, que meubles et cabinets, qui, n’étant pas plus riches, ont pourtant quelque chose de plus brillant que le commun de nos ouvrages d’Europe.

Mais je vous dirai seulement en passant, une chose qui vous semblera d’abord un paradoxe, p.023 et qui n’est pourtant que la pure vérité. C’est que le plus riche et le plus florissant empire du monde est avec cela, dans un sens, le plus pauvre et le plus misérable de tous. La terre, quelque étendue et quelque fertile qu’elle soit, ne suffit pas pour nourrir ses habitants. Il faudrait quatre fois autant de pays qu’il y en a pour les mettre à leur aise. Dans la seule ville de Canton, il y a, sans exagérer, plus d’un million d’âmes, et dans une grosse bourgade, qui n’en est éloignée que de trois ou quatre lieues, il y a encore, dit-on, plus de monde qu’à Canton même. Qui peut donc compter les habitants de cette province ? Mais que sera-ce de tout l’empire, lequel est composé de quinze grandes provinces presque toutes également peuplées ? A combien de millions cela doit-il monter ? Un tiers de ce peuple infini s’estimerait heureux s’il avait autant de riz qu’il en faudrait pour se bien nourrir.

On sait que l’extrême misère porte à de terribles excès. Quand on est à la Chine, et qu’on commence à voir les choses par soi-même on n’est pas surpris que les mères tuent ou exposent plusieurs de leurs enfants, que les païens vendent leurs filles pour peu de chose ; que les gens soient intéressés, et qu’il y ait un grand nombre de voleurs. On s’étonne plutôt qu’il n’arrive quelque chose de plus funeste encore, et que dans les temps de disette, qui ne sont pas ici trop rares, des millions d’âmes se voient périr par la faim, sans avoir recours aux dernières violences, dont on lit des exemples dans nos histoires d’Europe.

Au reste, on ne peut pas reprocher aux pauvres de la Chine, comme à la plupart de ceux d’Europe, leur fainéantise, et qu’ils pourraient gagner leur vie s’ils voulaient travailler. Le travail et la peine de ces malheureux est au-dessus de tout ce qu’on peut croire. Un Chinois passera les jours à remuer la terre à force de bras ; souvent il sera dans l’eau jusqu’aux genoux, et le soir il est heureux de manger une petite écuellée de riz, et de boire l’eau insipide dans laquelle on l’a fait cuire. Voilà tout son ordinaire. Avec cela, plusieurs s’accoutument à souffrir, et si vous en ôtiez les désirs, qui sont si naturels aux misérables, l’innocence de leurs mœurs répondrait assez à leur pauvreté et à la grandeur de leur travail.

La première réflexion que fait faire aux missionnaires la compassion même naturelle qu’on a de ces pauvres gens, c’est de dire : Au moins si nous pouvions leur donner les consolations solides que trouvent ceux qui souffrent en suivant les maximes de l’Évangile ; si nous pouvions leur apprendre à sanctifier leurs souffrances en leur proposant les exemples d’un Dieu souffrant pour leur amour, et en leur découvrant les biens infinis et le bonheur éternel qu’ils pourraient se procurer dans le ciel par la vie pauvre, pénible et laborieuse qu’ils mènent sur la terre ! Mais comment la voix d’un si petit nombre de missionnaires peut-elle se faire entendre à cette multitude d’infidèles qu’on ne compte que par millions, dans un pays surtout où vous savez les difficultés qu’il y a à surmonter par rapport à la langue ?

Ne vous lassez donc point, d’ici à bien des années, de nous entendre dire et redire que la moisson est grande et que le nombre des ouvriers est bien petit. Faites-le comprendre efficacement à ceux de nos Pères qui ont quelque envie et quelque bonne volonté de venir ici, et qu’ils ne croient pas trop ce que je me souviens qu’on nous disait quelquefois quand nous nous préparions à passer les mers, qu’on exagérait peut-être le bien qu’il y avait faire dans les missions, et qu’il s’en fallait beaucoup que les dispositions des peuples à recevoir le christianisme fussent telles qu’on nous les publiait en Europe. On ne vient point encore à nous par troupes demander le saint baptême, comme nous espérons que cela pourra être avec le temps ; mais cependant il n’y a point de missionnaire qui, sachant la langue et s’appliquant aux fonctions de son ministère, ne puisse, avec ses catéchistes, baptiser par an quatre à cinq cents idolâtres.

Mon Dieu, si un prédicateur des plus zélés d’Europe était assuré de faire par ses sermons et par ses missions quatre ou cinq cents conversions chaque année, ne l’estimerait-on pas un des plus heureux ministres de l’Évangile, et ne se croirait-il pas peut-être nécessaire ? On prend patience ici quand on n’en convertit pas davantage, et cela ne s’appelle que de médiocres commencements, parce qu’on ne mesure pas ses succès à ceux qu’on aurait pu avoir en France, mais à ceux d’un saint Xavier dans les Indes, et à ceux de nos hommes apostoliques qui lui succédèrent au Japon, où les infidèles p.024 venaient sans nombre se présenter au saint baptême.

Je ne parle point des petits enfants [24] que la misère des parents oblige, comme j’ai dit, d’exposer à la ville et à la campagne, en danger d’être mangés des bêtes, et certainement condamnés, si vous ne les secourez, à mourir dans la disgrâce éternelle de Dieu. Un homme qui n’aurait rien à faire qu’à les aller chercher pour leur donner le baptême en cette extrémité déplorable, ne perdrait point sa peine : il y aurait peu de jours qu’il n’en trouvât quelqu’un, et leur salut serait d’autant plus certain, que plusieurs regardent ici la perte de ces innocents comme une décharge nécessaire à la république, et que personne ne se met en peine de les ramasser, de les tirer du sein de la mort ; dès le jour de leur baptême, presque tous seraient en paradis.

Vous voyez donc bien, mon révérend Père, quel est le plus pressant de nos besoins ; il nous faut des compagnons de nos travaux : les missionnaires viendraient ici par centaines, qu’avec la liberté que nous avons de prêcher l’Évangile par tout ce vaste empire, il y aurait de quoi les occuper ; c’est à cela comme au plus pressé qu’il faut faire la première application des aumônes que vous recevrez : n’effrayez pourtant pas les gens en leur faisant trop connaître ce qui serait nécessaire pour fournir à la subsistance d’un si grand nombre d’ouvriers : ne proposez que ce que chacun peut faire sans trop s’incommoder ; j’ai pensé souvent que la portion congrue que l’on donne en France à un curé ou à un vicaire de campagne, qui n’a pas quelquefois cent paroissiens, est tout ce qu’il faut pour entretenir ici aisément un missionnaire, qui ne gouvernera pas seulement une église déjà formée, et où il y a quelquefois vingt et trente mille chrétiens, mais qui fera encore chaque année assez de chrétiens pour former une paroisse de cinq ou six cents néophytes. Quatre ou cinq personnes unies ensemble peuvent faire une pension pareille sans beaucoup s’incommoder, et le missionnaire, en ménageant ce petit fonds, ne laisserait pas d’avoir, outre sa subsistance, de quoi faire encore par intervalles de petites charités.

Je ne puis vous expliquer combien ces charités faites par les missionnaires, quelque petites qu’elles paraissent, sont utiles et honorables à la religion ; elles confirment de plus en plus les infidèles dans la pensée qu’ils ont que nous ne sommes pas venus chercher leurs trésors, mais leurs âmes et leurs personnes, et l’on sait que c’est ici une des considérations qui les prévient davantage en faveur de notre religion ; elles donnent idée aux Chinois de la charité des chrétiens d’Europe, à qui nous faisons tout l’honneur de ces aumônes, déclarant souvent que, sans la libéralité de quelques âmes généreuses, nous n’aurions de nous-mêmes ni de quoi nous entretenir, ni de quoi leur faire part de ce que nous avons. Le zèle des personnes qui pensent de si loin à des étrangers qu’ils n’ont jamais vus, et dont ils n’auront jamais besoin, les touche et les attendrit autant que tout le reste.

De plus, ceux qui souffrent et qui sont dans le besoin sont attirés par là à écouter les instructions qu’on leur fait ; ils prennent confiance en des gens qui les aiment, et à proportion que nous leur faisons du bien, ils jugent que nous les aimons, et que nous ne voudrions pas les tromper. Enfin, elles déterminent ceux des chrétiens chinois qui sont les plus accommodés, à faire à leurs frères en Jésus-Christ des aumônes bien plus considérables que les nôtres. Les bonzes prêchent assez la charité, mais c’est pour eux-mêmes qu’ils la prêchent, et non point pour les pauvres ; nous ne prenons rien pour nos ministères, et de plus nous tâchons de pratiquer ce que nous enseignons ; mais si la charité devenait plus libérale, et que vous trouvassiez, comme il peut arriver, de ces grandes âmes qui ne refusent rien aux propositions qu’on leur fait d’un bien solide et assuré, nous aurions ici de quoi les satisfaire.

Entre plusieurs sortes d’établissements qui seraient nécessaires et qui aideraient beaucoup au progrès du christianisme par l’honneur qu’ils feraient à la religion, il y en a un que plusieurs missionnaires, aussi bien que moi, avons singulièrement à cœur ; ce serait qu’on pût faire d’abord dans cinq ou six villes capitales des plus grandes provinces de l’empire, des espèces d’hôpitaux pour élever ces enfants exposés qu’on aurait empêchés de mourir, et d’être séparés de Dieu pour toujours. Ce serait proprement ici une œuvre digne de la piété des dames, à qui par conséquent vous devriez en expliquer le projet ; car ces hôpitaux seraient p.025 principalement composés de filles ; ce sont elles que les parents exposent plus volontiers, quand ils craignent de se voir surchargés d’enfants ; ils en ont encore moins de pitié que des garçons, parce qu’ils croient qu’ils auront plus de peine a s’en défaire et à les mettre en état de gagner leur vie.

On les élèverait donc jusqu’à un certain âge dans les principes de la religion, et on leur apprendrait les arts du pays, propres de leur condition et de leur sexe. A quatorze ou quinze ans on les placerait, comme on fait en France, chez des dames chrétiennes, qui les préféreraient à des domestiques idolâtres ; ou on les ferait entrer en des espèces de monastères où elles passeraient leurs jours à prier et à travailler. Sur le modèle de ces premières communautés, on ne doute point qu’il ne s’en formât bientôt d’autres composées de personnes plus qualifiées, comme dans les maisons d’Europe. Les Chinoises ont beaucoup d’attrait pour la vie solitaire : outre la disposition qu’on trouve en elles pour pratiquer la piété, elles sont élevées dans la maison de leurs parents hors du commerce du monde ; ainsi on peut croire que la vie du cloître ne leur coûterait presque rien. On ne leur parle guère de ce grand nombre de vierges qui choisissent Jésus-Christ pour époux dans les divers ordres religieux de l’Église, qu’on ne sente qu’elles auraient du penchant à faire à Dieu un sacrifice si beau et si généreux.

Il se forme dans Paris tant de nouveaux établissements de piété, du moins si les choses n’ont bien changé depuis que j’en suis sorti. Une dame de qualité ne pourrait-elle pas entreprendre quelque chose de semblable pour Pékin, par exemple, la capitale de la Chine ? On ne serait point exposé, si loin d’Europe, à la tentation de la vaine gloire, ni aux frivoles applaudissements qu’attire quelquefois de la part des mondains la qualité de fondatrice. Mais se pourrait-il faire, ô mon Dieu ! que ce fût là ce qu’on cherchât quelquefois dans les bonnes œuvres qui éclatent au dehors ; et si l’on avait la faiblesse d’être sensible à de pareils retours, par cet endroit même, ne serait-ce pas déjà une raison d’envoyer ses charités à l’autre extrémité du monde, où Dieu, qui seul les connaîtrait, leur donnerait une récompense pleine et entière ? Il ne faut pas qu’on renonce à la bonne œuvre que je propose, sur ce qu’une seule personne ne pourrait pas sagement espérer de la faire réussir. Ce qui s’emploie à nourrir et à vêtir un pauvre à Paris, en ferait subsister ici quatre ou cinq ; et puis, ce n’est pas toujours, en France même, une seule personne qui fait subsister une maison ; on se joint plusieurs pour fournir à la dépense.

Il suffit qu’il y en ait une à la tête des autres, qui veuille les solliciter sur la connaissance qu’elle a du besoin de ceux qu’on a résolu de soulager. Il n’est pas même nécessaire qu’on fasse de si grandes aumônes à la fois. On peut en faire moins, et recommencer plus souvent. La manière dont on a reçu à la Chine les Français qui étaient avec nous sur l’Amphitrite, nous fait espérer qu’il s’établira un commerce durable et aisé entre les deux nations, et qu’ainsi nous pourrons recevoir désormais de vos nouvelles et des charités d’Europe plus d’une fois l’année. Le voyage n’est tout au plus que de six mois, pourvu que l’on parte de France à la fin de décembre ou au commencement de janvier. Nous avons trouvé à Canton un petit navire anglais qui est venu d’Europe en cinq mois. Les vaisseaux qui ne partiraient qu’au commencement de mars ne laisseraient pas d’arriver la même année ; mais leur voyage serait moins sûr et plus long. Nous ne partîmes que le 7 de mars de La Rochelle ; nous avons relâché en plusieurs endroits avec perte de beaucoup de temps, parce que nous avions manqué le détroit de la Sonde. Avec tout cela et malgré un détour de près de cinq cents lieues dans des mers inconnues où nous n’allions, pour ainsi dire, qu’à tâtons, nous avons vu la terre de la Chine au bout du septième mois. On ne viendrait pas si vite par terre, quand on ne prendrait aucun détour, et qu’on ferait régulièrement quatorze à quinze lieues tous les jours.

Je me promets, mon cher Père, que tant de dames de vertu, qui sont curieuses de savoir ce qui se passe au bout du monde, ne seront peut-être pas indifférentes sur ce que je vous écris aujourd’hui ; et qu’elles me sauront gré d’avoir fait connaître le besoin où sont, pour le temps et pour l’éternité tant de petites créatures auxquelles on doit prendre un intérêt particulier, parce qu’elles ne peuvent attendre qu’une mort éternelle après une vie très courte et très misérable.

Je finis en vous priant de nouveau de ne vous point fatiguer de nous entendre si souvent p.026 demander. Je ne me fusse jamais cru capable d’en venir là, mais on change bien de pensées quand on voit des besoins d’une certaine espèce. Le zèle peut s’endormir au milieu de la France, dans un lieu où l’on suppose que d’autres feront le bien que nous n’aurons pas fait. Depuis que je me sens ici résolu à consacrer au salut des âmes mon repos, ma santé, ma vie, je suis persuadé que les plus imparfaits et les plus lâches auraient encore plus d’ardeur et plus de zèle que moi et que je satisferais mal à mon devoir, si, dissimulant les besoins de nos pauvres églises, j’étais cause peut-être qu’elles fussent moins secourues. Il y a lieu de croire que nous ne vous serons pas toujours à charge. Quand le nombre des chrétiens riches et puissants se sera accru, c’est à la Chine, et non point en Europe, que nous ferons connaître les nécessités de cette chrétienté ; mais l’heure n’est pas encore venue. Longtemps après Jésus-Christ, les premiers fidèles assistèrent les païens qui étaient dans le besoin et la vue de leur grande charité fut ce qui détermina plusieurs de leurs ennemis même à se faire instruire et à se convertir. C’est du même moyen que nous voudrions nous servir, dans l’espérance que Dieu y donnera les mêmes bénédictions.

Je suis, avec bien du respect, etc.

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Lettre du père Pélisson

au père de la Chaise

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Église chrétienne construite à Pékin. — Persécution dans la Cochinchine.

A Canton [25], le 9 de décembre 1700

Mon très révérend Père,

P. C.

Le zèle que vous avez toujours eu pour la gloire de Dieu et pour le salut des âmes vous a fait prendre tant de part à l’établissement de nos missions de la Chine, que nous n’oublierons jamais les soins que vous vous êtes donnes, ni les biens que vous nous avez faits. C’est ce qui nous engage aussi à ne perdre aucune occasion de vous donner des marques de notre respect et de notre reconnaissance, en vous instruisant des choses qui regardent la religion, soit en ce pays, soit dans les royaumes voisins car nous savons que ce sont les seules auxquelles vous vous intéressez. Comme je suis persuadé que vous aurez appris ce qui s’est passé les années précédentes, par le père de Fontaney, qui partit d’ici l’année dernière (1699) sur l’Amphitrite pour retourner en France, ou l’empereur l’envoyait, je me bornerai, dans cette lettre, à ce qui est arrivé cette année.

L’empereur, ne se contentant pas d’avoir donné aux jésuites français une maison dans l’enceinte de son palais, leur accorda, quelque temps après, un grand emplacement qui joignait la maison, pour y bâtir une église, et leur promit de contribuer à cet édifice. Le 26 janvier de cette année (1700), le père Gerbillon, étant allé au palais, pria le premier eunuque de la Chambre de dire à l’empereur qu’on se préparait à bâtir cette église dans le lieu qu’il avait eu la bonté de marquer, et que les pères le suppliaient très humblement de se souvenir de la grâce dont il les avait flattés de contribuer à l’ouvrage, et que ce leur serait un honneur dont ils seraient éternellement reconnaissants.

L’empereur fit demander au père Gerbillon pourquoi il n’avait pas invité les autres Pères à venir avec lui demander cette grâce : « car bâtir une église à Dieu, dit ce prince, c’est une chose qui regarde tous les missionnaires, et à laquelle ils doivent tous s’intéresser. » Le père Gerbillon répondit que ne sachant pas si la demande qu’il prenait la liberté de faire serait agréable à l’empereur, il n’avait osé venir au palais d’une manière si éclatante ; mais qu’après avoir obtenu cette grâce, il n’aurait pas manqué d’inviter tous les Pères à se joindre à lui pour remercier Sa Majesté ; et que puisqu’elle le trouvait bon, il allait ce jour-là même les inviter à venir demander une faveur qui devait faire tant d’honneur à la religion chrétienne.

Les Pères de nos trois maisons de Pékin [26], qui sont les seuls missionnaires de cette grande ville, se rendirent le lendemain au palais. L’empereur envoya le premier eunuque avec deux mandarins pour recevoir leur requête. Ce prince répondit que bâtir une église étant p.027 une chose sainte, il voulait y contribuer pour faire honneur à leur religion et à leurs personnes, et qu’il donnerait ordre qu’on fournît les matériaux nécessaires. Les Pères le remercièrent avec les cérémonies accoutumées, et se retirèrent.

Le lendemain 28 de janvier ils eurent ordre de retourner au palais. L’empereur leur fit donner à chacun deux pièces de soie et un pain d’argent de cinquante taels ; le tael de Pékin vaut à peu près cinq livres, monnaie de France.

Le père Grimaldi, comme le plus ancien missionnaire, et supérieur du collège, dit que, n’ayant point de termes assez forts pour marquer la reconnaissance que lui et ses compagnons avaient des bienfaits dont Sa Majesté les comblait, et Dieu seul pouvant les reconnaître pour eux, ils allaient consacrer l’argent qu’ils venaient de recevoir, à commencer à bâtir l’église du vrai Dieu, afin de l’intéresser par là en quelque manière à conserver et à bénir la personne d’un prince qui leur était si cher.

L’empereur parut fort content de ce remerciement. Le père Grimaldi pria qu’on lui donnât par écrit la permission que le prince nous accordait de bâtir une église dans l’enceinte de son palais, et qu’on marquât qu’il avait eu la bonté d’y contribuer. On répondit à sa requête, et on lui accorda ce qu’il demandait. L’empereur ne s’est pas contenté de toutes ces grâces, il a voulu qu’un mandarin de sa maison présidât au bâtiment, pour marquer à toute sa cour que cette église est un ouvrage auquel Sa Majesté s’intéresse d’une manière particulière. Je crois qu’il sera bientôt achevé, et qu’on y dira la messe l’été prochain.

C’est une grande joie pour les chrétiens, de voir que l’empereur se déclare si hautement le protecteur de notre religion. Le nombre en augmente tous les jours, et il n’y a presque pas de dimanches ni de fêtes qu’on n’en baptise quelqu’un dans les trois églises que nous avons à Pékin.

Parmi ceux qui sont morts cette année, nous avons perdu un très fervent chrétien, qui se nommait Sy-laoyé. Il y a dix ans qu’il quitta son mandarinat pour se faire baptiser. Il a été le premier des mandarins qui ont soin de marquer les bons et les mauvais jours pour les mariages, pour les voyages et pour les bâtiments, qui se soit converti. Il avait fait depuis son baptême sept ou huit livres différents pour la religion, et en particulier contre la superstition des jours heureux ou malheureux. Il avait souffert la persécution du côté de ses parents pour avoir embrassé le christianisme, et il était même tombé par là dans la pauvreté ; mais Dieu, qui l’avait toujours soutenu dans ses disgrâces, lui donnait tant de consolation, qu’il s’estimait heureux de souffrir pour l’amour de Jésus-Christ. Comme il a vécu saintement, il y a sujet de croire qu’il est au ciel, où il priera sans doute pour ses compatriotes.

Cette église a encore perdu un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, qui donnait de grandes espérances. Il est mort peu de temps après son baptême ; mais le père qui lui a administré les derniers sacrements avoue n’avoir jamais vu dans un mourant plus de foi, plus d’espérance et de contrition que dans ce jeune homme. Lorsqu’il se sentit près de sa fin, il fit mettre à genoux ceux qui étaient dans sa chambre, puis, levant les yeux et les mains au ciel, et faisant une grande inclination de tête, il leur dit qu’ils adorassent avec lui le Dieu du ciel ; il exhorta sa mère à se convertir, et la conjura de ne rien faire, à l’égard de sa sépulture, qui fût contraire à la loi chrétienne ; après quoi il mourut doucement, regardé de tous comme un véritable prédestiné.

Il y a eu cette année une cruelle persécution dans la Cochinchine [27]. Voici en abrégé ce qu’en écrit le père Jean-Antoine Arnedo, jésuite espagnol, sa lettre est datée de Sinoa, capitale de la Cochinchine, du 31 de juillet 1700 :

Le 14 de mai 1698, la tempête commença à s’élever dans cette cour contre nos églises. Le roi, encore jeune, et extrêmement superstitieux, est entièrement dévoué aux bonzes [28] chinois qu’il a appelés dans son royaume. Des deux oncles qu’il a auprès de lui, et qu’il écoute fort, le plus puissant sur son esprit était l’ennemi déclaré du christianisme. On abattit alors plusieurs églises, et la persécution serait peut-être allée plus loin, s’il ne fut survenu une calamité publique, causée par des orages furieux qui firent mille ravages, qu’on s’appliqua à réparer. D’ailleurs, je prédis en ce temps-là une éclipse d’une manière dont on parut satisfait ; ce qui porta la cour à me laisser mon église, et à traiter doucement les missionnaires.

p.028 L’année royale, qui revient de douze en douze ans, suivit bientôt après. Comme on donne au peuple, durant cette année, une grande liberté, les chrétiens en jouirent comme les autres ; en sorte que nous faisions tous les exercices de la religion aussi publiquement qu’avant la persécution. Au commencement de cette année 1700, quelques voleurs ou plutôt quelques ennemis des chrétiens, pour leur attirer des affaires, abattirent et mirent en pièces les idoles de la campagne. Le roi s’en prit aux chrétiens, ne doutant point qu’ils ne fussent les auteurs de cette action. Il apprit en même temps qu’il y avait eu un grand concours de monde dans nos églises le jour des Cendres, qui était cette année le 24 de février. Il donna ordre qu’à notre première assemblée on fit main basse sur tous les chrétiens qu’on trouverait. J’en fus averti le 6 de mars et j’empêchai que les chrétiens ne s’assemblassent.

Nous étions alors cinq missionnaires d’Europe dans cette ville, savoir : MM. Pierre Langlois et Jean Cappon, ecclésiastiques français ; les pères Pierre Belmonté et Joseph Candonné, jésuites italiens, et moi. Le 12 de mars on vint à main armée dans nos églises, on arrêta nos domestiques, on pilla ce qu’on trouva dans nos maisons, et l’on garda comme prisonniers les missionnaires chacun dans son église. M. Cappon était alors à la campagne. Le 15 du même mois, les quatre missionnaires qui se trouvèrent en cette ville furent menés dans les prisons publiques. On mit la cangue [29] au cou à M. Langlois et aux pères Candonné et Belmonté : je n’étais pas assez agréable à Dieu pour mériter d’être traité pour son amour de la même manière que les autres ; on m’arrêta, mais dès le lendemain on me mit en liberté à cause de ma qualité de mathématicien.

Le 17 on publia l’édit du roi, qui ordonnait qu’on abattit dans tout le royaume toutes les églises des chrétiens ; qu’on brûlât les livres de notre religion ; qu’on arrêtât tous les missionnaires ; que tous ceux qui avaient embrassé le christianisme reprissent la religion du pays, et que, pour marque d’obéissance, chrétiens et idolâtres, hommes et femmes, jeunes et vieux, tous généralement foulassent aux pieds la sainte image du Sauveur, qui est toujours la principale que nous exposons dans nos églises, et sur le milieu de l’autel à la vue de tout le monde. Cet ordre s’exécuta d’abord dans le palais, dans les maisons des mandarins, dans les rues et dans les places publiques de cette ville. Nous eûmes l’affliction de voir la sainte image foulée aux pieds par plusieurs lâches chrétiens ; d’autres se cachèrent pour n’y être pas obligés, d’autres furent assez généreux pour refuser de le faire, et méritèrent la couronne du martyre. On assure que notre ami l’oncle du roi ne foula point la sainte image, et qu’il n’obligea aucun de ses gens à la fouler ; mais l’autre oncle du même roi, grand ennemi des chrétiens, pour s’assurer de l’obéissance de tous les mandarins, et des principaux seigneurs catholiques, persuada au roi de s’en faire donner la liste, et de leur faire fouler en public la sainte image ; ce qui a donné occasion à bien des cruautés pour obliger les martyrs de dire le nom des chrétiens, et surtout des plus considérables.

Le même jour 17, on brûla presque tous les livres saints ; on me rendit tous ceux qui étaient à mon usage, et plusieurs autres qu’on croyait à moi, sous prétexte que ces livres pouvaient servir aux mathématiques. Je sauvai par ce moyen un Missel et le livre de la Vie de Jésus-Christ, en estampes, qui nous est d’un grand secours pour faire entendre aux gens grossiers les mystères de la vie du Sauveur. On amena prisonnier de la campagne M. Cappon, à qui on pressa furieusement les doigts pour l’obliger à dire les noms des mandarins chrétiens. Il souffrit courageusement ce supplice sans en vouloir découvrir aucun, ce qui le fit estimer des païens même. M. Maure de Sainte-Marie, prêtre cochinchinois, élevé au séminaire de Siam, célèbre dans tout le pays pour la médecine, se crut obligé de se cacher dès la première nouvelle de la persécution. J’avais averti MM. Nicolas Fonseca, Portugais, et Pierre Semenot, Français, qui se cachèrent aussi ; mais ils furent tous trois découverts, arrêtés et menés ici. Un bon vieillard nommé M. Jean, frère du célèbre M. Emmanuel, qui avait bâti à ses frais une petite église dans les montagnes, et qui y faisait l’emploi de catéchiste, fut assommé de coups pour n’avoir pas voulu donner les livres saints, ni fouler aux pieds la sainte image.

p.029 Le roi avait ordonné de laisser au pillage des soldats tout ce qui appartenait aux chrétiens, à la réserve des choses que nous regardons comme sacrées, qu’il voulut qu’on lui apportât. On lui porta, entre autres choses, plusieurs reliques, dont quelques-unes étaient des os entiers. Les ayant prises entre ses mains, et les montrant aux gens de sa cour :

— Voilà, dit-il, jusqu’où les chrétiens portent leur impiété, de tirer des tombeaux des ossements des morts, ce qui nous doit faire horreur. Ils font plus, ajouta-t-il, car après les avoir réduits en poudre, ils en mettent dans des breuvages, ou ils en font des pâtes qu’ils donnent au peuple, et les ensorcèlent par là si fort, qu’ils courent aveuglément à eux, et embrassent leur doctrine.

Le roi, voyant que ce discours animait de fureur toute sa cour contre nous, ordonna qu’on exposât ces ossements dans la place publique, et qu’on fît entendre au peuple l’usage que nous en faisions. Cela nous fait juger ici, à tout ce que nous sommes de missionnaires, que ce n’est pas encore le temps de faire en ce pays des présents de ces sortes de choses, ni d’exposer ces reliques à la vénération du peuple, de peur que ce ne soit, comme dit l’Évangile, jeter des pierres précieuses aux pieds des pourceaux.

Cependant on tourmentait furieusement les chrétiens prisonniers, surtout ceux du pays. Un d’entre eux, à qui, pour son habileté à instruire, on avait donné le titre de catéchiste général du royaume, dit, dès la première question, qu’il n’avait rien de plus à cœur que d’obéir au roi, et devint sur l’heure apostat. On se soumit dans toutes les provinces du royaume à l’édit du roi. Un mandarin considérable vers le pays du nord, refusa généreusement de fouler aux pieds la sainte image. On le conduisit prisonnier à la cour. Étant présenté au roi :

— Il faut tout à l’heure, lui dit le prince, fouler aux pieds cette image, ou perdre la vie ; lequel voulez-vous ?

— Perdre la vie mille fois, Sire, s’il est besoin, lui répondit le mandarin ; tout prêt à obéir à Votre Majesté dans tout le reste, je ne puis le faire en ce qui regarde ma religion. Lorsque j’étais encore jeune, ajouta-t-il, mon père me mena un jour avec lui à l’église, et, me montrant la sainte image : Sache, mon fils, me dit-il, que le créateur du ciel et de la terre, usant d’une infinie miséricorde à l’égard de l’homme perdu par son péché, nous a envoyé en terre son fils unique, appelé Jésus-Christ, dont voilà l’image, afin que, souffrant la mort sur une croix pour l’amour de nous, il nous délivrât de la mort éternelle, dont nous étions tous menacés. Je le laisse sa sainte loi pour mon testament ; c’est un héritage plus précieux que toutes les richesses du monde : si tu la gardes fidèlement toute ta vie, je te regarderai, je t’aimerai toujours comme mon fils et comme mon légitime héritier ; mais si tu étais assez malheureux pour l’abandonner jamais, je le traiterais comme un fils rebelle et dénaturé.

Les mandarins qui étaient présents voulant faire leur cour au prince, parurent si indignés de cette réponse, qu’ils prièrent le roi de leur permettre de le mettre en pièces. Le roi, plus modéré, ordonna qu’il fût renvoyé en son pays pour y être décapité. Dès qu’il y fut arrivé, plusieurs de ses parents, encore gentils, vinrent se jeter à ses pieds dans la prison, le conjurant d’obéir au roi, ou du moins d’en faire semblant, en approchant tant soit peu le pied de la sainte image, ce qui suffirait au général des troupes, qui était son ami particulier, pour trouver moyen de le sauver ; que s’il ne se souciait pas de sa propre perte, qu’il fût du moins sensible à celle d’une famille désolée, qui lui était chère, puisqu’ils allaient tous être enveloppés dans sa ruine. Chose étrange ! celui qui avait montré tant de courage devant le roi, n’eut pas la force de résister aux prières et aux larmes de ses parents. Il fit semblant de fouler l’image, protestant néanmoins qu’il le faisait plutôt pour se délivrer de leur importunité, que pour renoncer à la religion chrétienne, qu’il connaissait être l’unique véritable, et absolument nécessaire pour le salut. Le général étant content, écrivit au roi que Paul Kien, c’était le nom du mandarin, avait enfin exécuté ses ordres. Mais le roi, irrité qu’un autre eût mieux su se faire obéir que lui, commanda qu’on ne laissât pas de trancher la tête au coupable. Paul reçut cette seconde sentence avec une intrépidité merveilleuse. Il reconnut la main de Dieu qui le punissait visiblement de sa lâcheté. Il la pleura à chaudes larmes jusqu’au dernier moment, et invoquant sans cesse le nom de Jésus-Christ, il mourut, comme nous avons sujet de le croire, dans les sentiments d’une véritable pénitence.

Le 23 d’avril on présenta au roi quatre p.030 missionnaires, messieurs Langlois et Cappon, ecclésiastiques, et les pères Candonné et Belmonté, jésuites. Il ordonna qu’on leur mît au cou une cangue plus pesante, de gros fers aux pieds, et qu’on les menât dans une prison plus rude, où il paraît vouloir les laisser tous mourir de misère. Trois dames furent conduites en même temps en la présence du roi, Elisabeth Mau, veuve d’un grand mandarin, Marie Son, âgée de soixante ans, d’une innocence et d’une candeur admirables, et Paule Don, qui a eu son mari martyr. Le roi les condamna à la bastonnade, à être rasées, et à avoir les bouts des oreilles et des doigts coupés. Tour les hommes cochinchinois qui ne voulurent pas obéir, le roi les condamna tous à la mort, et la plupart à mourir de faim.

On donna commission d’exécuter la sentence à l’égard des trois dames chrétiennes, à un capitaine, parent d’Élisabeth. Cet officier conjura sa parente d’obéir au roi mais voyant qu’elle était inébranlable, il lui dit qu’il craignait fort qu’après le supplice on ne l’obligeât à passer le reste de sa vie dans quoique emploi bas et humiliant.

— Mon cher parent, lui répondit cette vertueuse dame, je suis femme et déjà sur l’âge, et par conséquent fort craintive ; aussi ne puis-je assez vous exprimer la crainte et l’horreur que j’ai de voir sous mes pieds la sacrée image de mon Sauveur et de mon Dieu. J’en tremble de tout mon corps seulement en vous parlant ; ainsi s’il n’y a point d’autre voie pour me garantir du supplice que de fouler aux pieds la sainte image, j’aime beaucoup mieux mourir.

L’officier, qui connaissait sa fermeté et sa grande vertu, trouva un autre moyen de la sauver : il recommanda aux soldats d’épargner sa parente. Ceux-ci, après avoir traité les autres dames avec la dernière rigueur, approchèrent seulement leurs couteaux, encore tout ensanglantés, des oreilles et des doigts d’Elisabeth, et firent semblant de les lui couper. On jeta ensuite ces trois dames dans une barque ; comme j’y entendis de grands cris, je m’en approchai avec quelques remèdes que je tenais prêts. Je crus que ces cris étaient causés par la douleur du tourment qu’elles avaient souffert ; mais je fus fort surpris de voir qu’il n’y avait que la seule Elisabeth qui se plaignît et qui fût inconsolable de n’avoir pas souffert pour la foi de Jésus-Christ, pendant que ses compagnes avaient été traitées avec une extrême cruauté.

Cependant on conduisit dans une île, éloignée de cette ville d’environ un quart de lieue, quatre chrétiens condamnés à y mourir de faim. Le premier s’appelait Paul So, habile lettré et savant dans la médecine, dont il se servait utilement pour porter ses compatriotes à embrasser notre sainte loi. Il s’était allé offrir de son plein gré aux mandarins de son pays, et les avait forcés, pour ainsi dire, de le retenir prisonnier. On le condamna d’abord à avoir chaque jour trois coups de bâton sous la plante des pieds, jusqu’à ce qu’on l’eût obligé de se soumettre à l’édit du roi ; mais, comme on vit qu’il persistait dans sa sainte résolution, on l’amena ici des provinces du nord, où il avait été arrêté. Un de ses parents, nommé Nicolas, a été mis a mort dans son pays pour la même cause. Le second prisonnier qui fut conduit dans l’ile était Vincent Don, mari de Paule. Le troisième, Thaddée Oüen, domestique de M. Langlois, qui avait beaucoup de piété. Il était dans la barque quand M. Emmanuel et cinq autres personnes firent naufrage ; il fut le seul qui se sauva, Dieu le réservant pour le martyre. Le quatrième était mon catéchiste, nommé Antoine Ky. Dès l’âge de quatorze ans, il avait suivi un de nos Pères à Macao, où il demeura deux ans dans notre collège. Il était revenu depuis à la Cochinchine, où il avait mené durant quelque temps une vie peu chrétienne ; mais enfin il se donna entièrement à Dieu après la mort de sa femme, et se consacra au service des missionnaires. Il a demeuré les huit dernières années de sa vie dans notre maison, et, quoiqu’il eût près de soixante ans, plus robuste que ses autres compagnons, il est mort le dernier, après avoir souffert la faim pendant dix-huit jours, sans qu’on lui ait jamais rien donné, non pas même une seule feuille de bétel pour mâcher. La prison de ces martyrs n’était qu’une cabane fermée de gros pieux, couverte de branches d’arbres, large de six pieds et longue de huit. Après leur mort on a mis leurs corps en pièces, et on les a jetés dans la rivière par ordre du roi, afin qu’on ne ramassât pas leurs reliques.

Le vingtième de mai arrivèrent les sommes [30] p.031 chinoises, qui apportaient à MM. les ecclésiastiques et à nous nos petites pensions qu’on nous envoyait de Canton [31]. Les mandarins firent tous leurs efforts pour savoir si l’on n’apportait rien aux missionnaires ; le capitaine chinois eut assez d’habileté pour se dérober à leur vigilance. Il me mit entre les mains tout ce qu’on lui avait confié, ce qui n’a pas peu servi à donner quelque soulagement à tous les confesseurs de Jésus-Christ qui étaient dans les prisons. Michel Oüen, soldat, eut la tête tranchée pour la foi, dans sa maison, le vingt-cinquième de mai. Un jeune écolier, après avoir enduré douze jours la faim, étant comme égaré et hors de lui-même, renia la foi pour avoir à manger. On lui demanda s’il souffrait beaucoup de la faim ; il répondit qu’il sentait dans les entrailles un feu si dévorant et si insupportable qu’il n’avait pu l’endurer plus longtemps, quoiqu’il soit bien persuadé qu’il n’y a point de vraie religion que la chrétienne.

Je ne saurais dire ce que le père Candonné, âgé de soixante-trois ans, et fort incommodé, souffre sous la cangue et aux fers. Il résiste pourtant courageusement, aussi bien que M. Cappon ; mais les incommodités de la prison ayant causé un flux de sang au père Belmonté, il est mort le vingt-septième de mai après s’être confessé et avoir reçu l’extrême onction. Il était de Rimini, en Italie, et il y a huit ans qu’il passa en cette mission avec M. Ciceri, évêque de Nankin [32], qui revenait d’Europe. Sa douceur admirable et sa grande charité le rendaient aimable à tout le monde, et particulièrement aux pauvres, dont il était le protecteur et le père. Quoiqu’il fût d’une faible constitution, il paraissait infatigable. Comme les travaux où son zèle l’engageait l’avaient extrêmement affaibli, ses supérieurs lui avaient mandé de revenir à Macao, pour y rétablir sa santé ; mais Dieu en a disposé autrement, et l’a appelé, comme nous avons sujet de le croire, à la gloire des bienheureux ; car non seulement il est mort en véritable chrétien et en parfait religieux, dépouillé entièrement de tout, mais presque de la même manière que saint Jean, pape et martyr, dont l’Église célèbre la fête le vingt-septième de mai, lequel ayant été mis en prison à Ravenne, par l’ordre du roi Théodoric, y mourut de misère et de faim, pour la défense de la religion catholique. Le roi m’a permis de faire ensevelir le père Belmonté ; je l’ai fait de nuit, dans un lieu où était, il y a peu de jours, une très belle église.

La persécution a été très cruelle dans les provinces ; il y a eu plusieurs martyrs ; nous ne savons pas encore les circonstances de leurs combats. Le dix-neuvième de juin, mourut de mort subite l’oncle du roi, le grand ennemi de notre sainte religion. Il venait de dîner, et, voulant se jeter sur son lit comme pour se reposer,

— Ah ! je me meurs !

dit-il un moment après à une de ses femmes qui n’était pas éloignée, et sur l’heure même il expira. Tout le monde a regardé cette mort comme une punition évidente de Dieu pour les maux qu’il avait causés aux chrétiens. Deux jours auparavant, un bon serviteur de Dieu, nommé François Dirk, avait en quelque sorte prédit cette mort, disant que ce prince, à cause de sa haine et de sa cruauté contre tant de gens de bien, ne tarderait pas à en être puni, et que Dieu vengerait assurément ses serviteurs qu’on accablait d’une manière si impitoyable et si injuste. Un autre mandarin, ennemi des chrétiens, a eu depuis peu sa maison entièrement brûlée, avec douze de ses gens qui ont été enveloppés dans cet incendie. Dieu a encore fait sentir à quelques chrétiens apostats les fléaux de sa justice ; il y en a de possédés du démon ; d’autres alités, qui souffrent des douleurs insupportables ; d’autres sont tombés dans le dernier mépris ; presque tous paraissent accablés de tristesse, pressés sans doute par les justes remords de leur conscience. Plusieurs souhaitent d’être reçus à pénitence, et ils le demandent avec de très grandes instances, mais nous ne croyons pas qu’il soit encore temps de leur accorder cette grâce, du moins à ceux qui se portent bien. Quelques-uns offrent de grandes aumônes pour le soulagement des chrétiens prisonniers. Les missionnaires ont délibéré s’il fallait les recevoir ou non ; leurs avis ont été partagés.

M. Langlois, le père Candonné et M. Fonseca ont jugé qu’il fallait les accepter, pour les raisons suivantes : les prisonniers ont besoin de secours ; c’est un conseil de l’Écriture de racheter ses péchés par l’aumône ; les p.032 coupables peuvent se porter au désespoir, et de rage renoncer tout à fait à la religion, si, pour une faute qu’ils ont commise, comme tout le monde en est persuadé, plutôt par faiblesse que par malice, et qu’ils détestent de tout leur cœur, ils se voient si fort méprisés qu’on ne daigne pas même recevoir leurs aumônes, quoiqu’on reçoive celles des idolâtres. Mais M. Cappon, M. Semenot et le père Belmonté ont toujours jugé, vu la disposition des esprits en ce pays, qui croient qu’on vient à bout de tout à force d’argent, jusqu’à obtenir des mandarins les plus sévères le pardon des plus grands crimes ; ils ont jugé, dis-je, qu’il ne fallait recevoir ni présents ni aumônes de ces apostats, de peur de donner sujet de croire qu’à la balance des missionnaires, les crimes les plus énormes, comme est l’apostasie, deviennent légers quand on met de l’autre côté une bonne somme d’argent, et parce qu’ils se persuaderaient s’être bien lavés auprès de nous de leur faute, dès qu’ils verraient que nous aurions accepté leurs aumônes.

Pour moi, j’ai opiné qu’il ne fallait point faire de règle générale ; mais qu’après avoir examiné la disposition particulière de ceux qui offraient leurs aumônes, et les marques de douleur dont ils les accompagneraient, on devait recevoir celles des uns, et rejeter celles des autres. Ainsi on ne pourrait pas dire, et que l’argent suffit seul pour être réconcilié, et que l’aumône ne sert à rien, quand on donne d’ailleurs, en la faisant, des signes d’une sincère pénitence.

Le vingt-huitième de juillet, M. Langlois mourut de misère dans sa prison, comme le père Belmonté. Je lui donnai la veille l’extrême-onction, et de l’avis des autres missionnaires, je l’enterrai dans sa maison, au lieu où, peu auparavant, était son église. Il était, après le père Candonné, le plus ancien missionnaire de la Cochinchine ; il savait beaucoup de secrets de médecine, ce qui lui avait donné un grand crédit. Les néophytes l’aimaient beaucoup, et il leur faisait de grandes aumônes.

MM. Cappon, Semenot, Fonseca et le père Candonné sont encore en prison. Pour moi, je loge dans un petit jardin qu’on m’a donné auprès du palais. Le titre de mathématicien me met en état d’aller librement partout, de visiter nos pauvres prisonniers, et de dire tous les jours la sainte messe. M. Clément, séculier, à perdu tous ses biens parce qu’il est chrétien ; il vit fort content de s’en voir dépouillé pour une si bonne cause. Pour ce qui est des autres missionnaires, on dit que monseigneur l’évêque dom Francesco Pirès, MM. Jean Auzier et René Gourget, François, et M. Laurent, Cochinchinois, sont cachés dans les îles ou dans les montagnes ; que les deux MM. Charles, Français de nation, qui sont venus de Siam ici pour recevoir l’ordre de prêtrise, ont été arrêtés prisonniers ; que M. Feret qui, pour ses incommodités, se retirait au séminaire de Siam, est mort des fatigues du voyage. Le père Joseph Perès, de notre compagnie, a été arrêté prisonnier près des frontières de Camboye. Enfin, le père Christophe Cordeiro est dans les provinces du midi, où à chaque moment il est en danger d’être découvert.

Voilà, mon révérend Père, un abrégé de la relation du père Arnedo. Je suis, avec une parfaite reconnaissance et un profond respect, etc.

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Lettre du père du Tartre

à son père

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Traversée. — Cap-Vert. — Gorée. — Cap de Bonne-Espérance. — Îles de la Sonde. — Détroit de Java. — Les Malais. — Golfe du Tonquin. — Tempête. — Chine méridionale.

A Canton, le 17 décembre 1701

Mon très cher père,

P. C.

Me voilà enfin arrivé à la Chine, après une navigation de sept à huit mois, pleine de dangers et de fatigues. La première chose que je vous demande, après que vous aurez lu cette lettre, c’est de remercier Notre-Seigneur de m’avoir conduit dans cette terre de promission, après laquelle je soupirais depuis tant d’années. Notre voyage a été singulier en deux choses : la première est que jamais vaisseau n’était venu à la Chine en si peu de temps, puisqu’en moins de cinq mois nous nous sommes trouvés à cent cinquante lieues des terres de la Chine ; la seconde, que jamais vaisseau n’a eu tant de peine à y entrer ; car depuis plus de quatre mois que nous avons fait tout ce qui dépendait de l’industrie humaine, nous n’avons p.033 pu gagner Canton, qui est le port où le vaisseau devait hiverner. Tout ce temps-là s’est passé à essuyer des tempêtes, et à errer d’île en île, dans une attente continuelle du naufrage ; trop heureux, après tous ces dangers, d’avoir trouvé, à plus de cent lieues de Canton, un endroit où le vaisseau puisse être à l’abri des vents pendant l’hiver.

C’est de cet endroit que je me suis rendu ici par terre, pour me rejoindre à la troupe apostolique qui y était déjà depuis la Nativité de Notre-Dame. Car après que nous eûmes pensé périr la première fois, le père de Fontaney, voyant que le vaisseau faisait peu de chemin, s’était embarqué à Sancian sur quelques galères que les mandarins lui avaient envoyées, et avait mené avec lui les pères Porquet, de Chavagnac, de Goville, Le Coulteux, Jartoux, Franqui et frère Brocard ; tandis que le père Contancin et moi nous restions sur le vaisseau pour en suivre jusqu’au bout la destinée en qualité d’aumôniers. C’est surtout depuis ce temps-là que Dieu nous a mis, mon compagnon et moi, à toutes sortes d’épreuves. Nous sommes faits à présent à voir la mort de près, et le manquement de ressource où nous nous sommes trouvés, au milieu des plus grands périls, nous a accoutumés à ne mettre jamais notre confiance que dans la bonté et dans les miséricordes du Seigneur. C’est à lui seul que nous sommes redevables d’être échappés vingt fois du naufrage ; car, quoique nous eussions un capitaine et des officiers très habiles et très expérimentés, les mers où nous étions étaient si intraitables, et les orages si violents, que toute leur habileté dans la navigation leur devenait inutile. Dieu soit béni à jamais de nous avoir préservés de tant de dangers ! Nous sommes présentement au port. Jamais je n’ai eu plus de santé ni plus de forces ; il ne me manque à présent que de savoir suffisamment la langue, pour m’employer tout entier à faire connaître ce grand Dieu à un million de Chinois, que j’ai devant les yeux, et qui ne le connaissent pas encore.

Il y a trop peu de temps que je suis ici pour parler savamment de cette mission. Je ne veux rien mander en Europe que je n’aie vu moi-même, ou dont je ne me sois assuré par le rapport de gens dignes de foi. Dans cette lettre je ne ferai que vous rendre compte des aventures les plus singulières de notre voyage. Vous me demandâtes à mon départ que je vous les fisse savoir ; il faut vous obéir, mon très cher père, et vous marquer le profond respect que je veux conserver pour vous, en quelque endroit du monde que je me trouve. Je vous avais déjà écrit de l’île de Gorée [33], près du Cap-Vert, où nous trouvâmes quelques vaisseaux français, et entre autres celui du capitaine de La Rue, qui s’est rendu si fameux dans la dernière guerre par sa valeur et par ses exploits. Comme ces vaisseaux devaient bientôt retourner à Saint-Malo, nous les chargeâmes de nos lettres. Si elles vous ont été rendues, comme il faut l’espérer, vous aurez déjà appris ce qui nous était arrivé depuis le Port-Louis, d’où nous partîmes le 7 mars 1701, jusqu’au Cap-Vert où nous étions alors.

Mais après tout, nous n’avions encore vu que les mers pacifiques, hormis vers le cap de Finistère [34], où elles sont assez grosses pour des gens qui ne sont pas encore emmarinés. Nous n’avions souffert que ce que souffrent les nouveaux venus dont l’imagination n’est pas encore faite à voir s’abaisser sous leurs pas le plancher qui les soutient, ni à demeurer dans des maisons qui tournent à tous vents. La plupart en furent quittes pour cinq ou six jours d’étourdissement et de maux de cœur. Il y en eut même qui ne furent pas si longtemps incommodés. Pour moi, je payai, dans une après-dînée, tout ce que je devais à la mer, et pendant que les autres étaient encore tout languissants et pouvaient à peine se soutenir, je m’étais déjà fait le pied marin, comme si j’eusse été un vieux navigateur ; et je me vis dès lors en état de faire sur notre vaisseau les fonctions d’aumônier, que j’ai toujours exercées depuis ce temps-là.

Après que nous eûmes doublé le cap de Finistère, ce ne fut plus qu’une agréable promenade de quarante ou cinquante lieues par jour que nous faisions sans peine à la faveur des vents alisés [35]. Nous étions tous les jours vis-à-vis quelque nouveau royaume, et nous passions d’une partie du monde en l’autre, tout en dormant. Nous allâmes reconnaître l’île de Fer [36], p.034 où les géographes français ont fixé le premier méridien et après y avoir commencé à régler notre estime en longitude, nous fîmes route droit au Cap-Vert, d’où nous découvrîmes, dès le 24 mars au soir, les deux montagnes qu’on nomme les Mamelles. N’ayant pu gagner la rade que pendant la nuit, nous donnâmes l’épouvante à ceux de la forteresse de Gorée, et à deux vaisseaux malouins qui étaient mouillés tout près. Ils appréhendaient que nous ne fussions des corsaires ou des ennemis qui fussent venus là de nuit pour quelque mauvais dessein ; et dans cette pensée ils se disposaient déjà à nous recevoir par une décharge de tout leur canon. M. Oury, notre capitaine en second, alla avec la chaloupe de notre vaisseau les tirer d’inquiétude et leur apprendre qui nous étions. Le lendemain, qui était le vendredi saint, M. de La Rigaudière, notre capitaine, voulut qu’on commençât le jour par entendre prêcher la passion de Notre-Seigneur, et par adorer la croix ; ce que tout le monde fit avec de grandes démonstrations de dévotion et de religion, excepté quelques matelots, nouveaux convertis, qui allèrent se cacher pour n’être pas obligés d’assister à cette pieuse cérémonie.

Pendant que nous demeurâmes au Cap-Vert, nous fîmes faire les Pâques à l’équipage. C’était trop pour cela que neuf prêtres que nous étions ; on se partagea. Les uns allèrent à la forteresse de Gorée, où ils prêchèrent et confessèrent pendant tout ce saint temps ; les autres s’attachèrent aux deux vaisseaux malouins, où ils trouvèrent de quoi exercer leur zèle : il y en eut qui se transportèrent dans le continent d’Afrique, et qui allèrent à une ville qui s’appelle Rufisque, où ils instruisirent quelques Portugais chrétiens. Je suis surpris que depuis que les Français se sont emparés de l’île de Gorée, sous M. le maréchal d’Estrées [37], il ne soit encore venu à personne la pensée d’établir là une mission. Il y aurait beaucoup de bien à faire ; on y trouverait des chrétiens peu réglés à réformer, de vertueux catholiques à entretenir dans la piété ; des esclaves, qui appartiennent aux Français, à instruire et à baptiser ; des millions de nègres mahométans, plus faciles qu’ailleurs à convertir ; car comme ces peuples ne sont pas fort instruits dans leur religion, et qu’ils ne savent que ce que leurs marabouts [38] leur apprennent, en leur lisant une espèce d’Alcoran qui n’est pas celui des Turcs, mais un tissu d’impertinences et de fables grossières ; il y a de l’apparence qu’ils écouteraient bien plus volontiers les vérités solides du christianisme, et qu’ils n’auraient pas beaucoup de peine à l’embrasser. Ils honorent le prophète Mahomet, et sont fort religieux à se faire circoncire. La plupart se mêlent de magie ; du moins font-ils acheter à très grand prix des pactes écrits en caractères mystérieux, qu’ils appellent grisgris, et qu’ils donnent comme des remèdes préservatifs contre toutes sortes de maux. Un de ces nègres ne crut pas, après trente ans de servitude, avoir perdu son temps d’obtenir pour récompense un de ces grisgris ; il prétendait, en le portant, être à l’épreuve de tous les coups de mousquet et d’épée qu’il pourrait recevoir. Il ne voulut pas cependant que nos Français en fissent sur lui aucune expérience. En quittant cette terre infortunée, il n’y eut pas un seul missionnaire qui ne gémît devant Dieu de l’extrême abandon où étaient ces pauvres nègres, et qui ne fût volontiers demeuré avec eux, dans l’espérance de les gagner à Jésus-Christ.

Nous ne restâmes que huit jours au Cap-Vert, parce que nous n’avions pas encore grand besoin de rafraîchissements ni de repos, et que d’ailleurs ce n’est pas un lieu fort propre à séjourner. Gorée est une petite île où il n’y a de place que pour la forteresse et pour quelques habitants ; à peine pûmes-nous y trouver assez d’eau pour remplir nos barriques.

Le bétail qu’on pourrait tirer du continent ne vaut rien, parce qu’il n’y a point de pâturages. L’air y est toujours embrasé et la terre stérile. Dans la campagne on voit des éléphants, des cerfs et des singes. Les habitations ne sont que de méchantes cases couvertes de roseaux ; les habitants vont presque nus, et tout leur habit consiste dans une toile de coton dont ils se couvrent depuis la ceinture jusqu’à la moitié de la cuisse, c’est tout ce que la chaleur du pays leur permet de porter sur eux. Ils n’ont pour toute nourriture que du millet, point de vin, point de blé, point de fruits. Ce qui est admirable, c’est que ces malheureux ne laissent pas de croire que leur pays est le paradis de la p.035 terre. On leur ferait une espèce d’injure de paraître leur porter compassion ; aussi les voit-on toujours avec un visage gai et riant, et, sans la crainte des coups de bâton que les Européens ne leur épargnent guère, ils ne changeraient pas de condition contre qui que ce fût. Ils sont de ces peuples qui croient que le blanc est la couleur des diables, et qui comptent parmi les prérogatives de leur nation d’être les peuples les plus noirs de l’Afrique. Il est certain que cette couleur ne rend point désagréable quand c’est un noir d’ébène bien profond et bien éclatant, comme ils l’ont effectivement presque tous.

Ce fut le 31 mars que nous sortîmes de la rade de Gorée, avec un bon vent. En moins de deux heures toute la côte d’Afrique disparut à nos yeux. Le gouverneur de la forteresse nous avait avertis de nous tenir sur nos gardes tandis que nous serions dans ces parages, parce qu’il avait eu avis qu’il rôdait des corsaires aux environs de Gambie et des côtes du Sénégal [39] mais nous fûmes assez heureux pour n’en point trouver. Vers les sept ou huit degrés de latitude nord, les calmes nous prirent, et nous commençâmes à ressentir d’excessives chaleurs. Nous avions le soleil presque sur nos têtes, et il ne faisait point de vent. Nos officiers auraient bien voulu se baigner, mais on n’ose le faire dans ces mers, à cause des requins, ces gros poissons qui sont si avides de la chair humaine. Nous en prîmes une assez grande quantité ; car, dans les calmes, on les voit d’ordinaire à la suite des vaisseaux ; mais ceux que nous pêchâmes n’avaient guère que six ou sept pieds de long, et ce n’est rien en comparaison de tant d’autres poissons plus gros qui sont dans ces mers. Nous vîmes des souffleurs de plus de vingt pieds de long. Enfin nous passâmes pour la première fois la ligne ; c’était un dimanche ; par respect pour ce saint jour, on remit au lendemain la cérémonie à laquelle les matelots ont donné fort mal à propos le nom de baptême. Elle consiste à baigner dans une cuve d’eau ceux qui n’ont pas encore passé la ligne, à moins qu’ils ne donnent de l’argent à l’équipage pour se rédimer de cette vexation qui est devenue depuis longtemps une espèce de droit incontestable.

Depuis la ligne jusqu’au détroit de Java, qui est la première terre des Indes que nous ayons reconnue, c’est-à-dire dans l’espace de plus de quatre mille lieues, il ne nous arriva rien de remarquable, et notre navigation fut très heureuse. Nous trouvâmes seulement quelques calmes durant lesquels les courants nous firent approcher fort près des côtes de l’Amérique. Nous eûmes aussi quelques gros temps dans les mers du cap de Bonne-Espérance, et par le travers du banc des Aiguilles [40]. Nous n’avions point encore vu la mer si agitée, mais nous craignions assez peu, parce que nous étions bien loin des terres. Les vents furieux, qui élevaient les vagues aussi haut que des montagnes, ne nous empêchaient pas de faire nos quatre-vingts et cent lieues par jour. Il y avait de la fatigue ; mais quel plaisir aussi de se voir avancer à si grandes journées vers son terme ! Avec cela nous avions le divertissement d’une chasse et d’une pêche toute nouvelle. On tirait les poissons en volant, et on prenait les oiseaux à la ligne. Cela vous paraîtra extraordinaire, et rien n’est pourtant plus vrai. Les marsouins ou cochons de mer sont des poissons ; lorsqu’ils paraissaient hors de l’eau et qu’ils s’élançaient, on les frappait à coups de dard ; et les damiers, qui sont des oiseaux, venaient se prendre sur la superficie de l’eau à des hameçons où étaient attachés des appâts. Jamais je ne vis tant d’oiseaux, surtout de ces damiers, que dans ces vastes mers, qui sont entre le cap de Bonne-Espérance et l’île de Java. Les froids, qui se rendent sensibles en ces quartiers-là après qu’on est sorti de la zone torride, causèrent le scorbut à une grande partie de notre équipage : trois hommes en moururent assez promptement. La crainte de la mort disposa deux de nos matelots, l’un Suédois et l’autre Hollandais, à écouter plus volontiers nos instructions et à faire ensuite abjuration du luthéranisme. Enfin, nous découvrîmes les terres de Java.

L’endroit où nous allâmes reconnaître cette île était plus loin de soixante lieues vers l’orient qu’il ne fallait. On voit là des montagnes aussi hautes que celles des Vosges [41] ; mais en retournant sur ses pas, vers l’entrée du détroit de la Sonde, les terres s’abaissent, et l’on découvre de belles et grandes plaines parsemées p.036 de bocages d’espace en espace, et ornées d’une infinité d’arbres extraordinaires, de cocotiers, de bananiers, etc. Je ne sais si ce pays est véritablement aussi beau qu’il nous le paraissait de loin. Car les yeux d’un homme enfermé dans un vaisseau depuis quatre mois sont bien trompeurs. Toute terre lui fait un agréable spectacle. Un rocher sur lequel il aperçoit quelque verdure le réjouit. Enfin, rien n’est si triste que de voir toujours un vaisseau et toujours la mer. On avait ordre de mouiller à l’île du Prince [42] pour y faire, en passant, du bois et de l’eau, et non pas à l’île de Java, qui appartient aux Hollandais ; de peur que ces messieurs, fortifiés de cinq ou six vaisseaux d’Angleterre et de leur nation dont il y en a toujours plusieurs à Bantan et à Batavie [43], ne nous inquiétassent. Néanmoins, comme l’île du Prince est déserte et qu’il y a beaucoup de tigres elle n’était propre ni à mettre nos malades à terre, ni à nous fournir les rafraîchissements dont nous avions besoin. Il fallait donc à tout hasard aller à l’île de Java, et jeter l’ancre auprès d’une habitation des insulaires.

Un petit brigantin garde-côte vint d’abord nous reconnaître et nous demander, de la part des Hollandais, qui nous étions. On dit au capitaine, pour l’amuser, de nous aller chercher des bœufs, des cabris, des poules et d’autres rafraîchissements, pendant que nous écririons à messieurs les Hollandais qui étaient fort de nos amis. Cependant on débarqua les malades. Ils s’occupaient déjà à s’enterrer tout vifs dans le sable, c’est le remède le plus prompt pour guérir le scorbut, lorsqu’on vit débusquer de derrière une pointe de l’île un gros vaisseau qui portait pavillon hollandais. Aussitôt nous mîmes notre pavillon en berne [44] c’est le signal pour avertir ceux qui sont à terre de revenir. Ces pauvres malades qui d’abord ne pouvaient se traîner, retrouvèrent leurs jambes à la vue d’un vaisseau hollandais, et se rembarquèrent très lestement. Le vaisseau hollandais s’approcha de nous ; mais voyant qu’on ne se donnait aucun mouvement à son approche, et qu’on ne daignait pas même arborer de pavillon, ni lui donner aucune connaissance de ce que nous étions, il craignit à son tour, et s’éloigna de lui-même, de peur apparemment qu’il ne nous prît envie de l’y obliger à coups de canon.

Après avoir fait de l’eau et quelques provisions à Java, on remit à la voile dès le soir du même jour avec un assez bon vent. Le lendemain à la pointe du jour nous donnâmes l’alarme au vaisseau hollandais, qui crut que nous arrivions à toutes voiles sur lui. Il appareilla [45] en hâte pour prendre le dessus du vent, mais on se contenta de le laisser derrière, afin qu’il ne pût point donner de nos nouvelles à Bantan, avant que nous fussions sortis du détroit. Le calme nous retint dans un même lieu presque le reste du jour, ce qui donna le loisir à une infinité de petits canots des Javans [46] de venir nous apporter des fruits et des raretés du pays, des cocos, des bananes, des ananas, des ramplimoutes, des singes et des oiseaux fort curieux. J’y remarquai, entre autres, des perdrix extraordinairement belles, et de petites perruches d’une gentillesse charmante. Ces perruches ont, comme les beaux perroquets, le plumage mêlé de vert et de rouge ; mais elles portent trois ou quatre petites plumes élevées sur la tête, à peu près comme celles des paons, et ne sont pas plus grosses qu’un tarin. Quand j’aperçus cette foule d’Indiens qui tournaient et voltigeaient autour de notre vaisseau dans des creux d’arbres qui leur servaient de bateau, que je vis ces arbres extraordinaires qui bordaient le rivage de part et d’autre, que je reconnus ces îles et ces mers dont j’avais lu les noms barbares dans la vie de saint François-Xavier, je commençai tout de bon à sentir que j’étais dans un nouveau monde ; je promenais avec plaisir ma vue de tous côtés dans l’étendue immense de ces plages, que les miracles de l’apôtre des Indes, et encore plus ses souffrances et les conversions qu’il y a faites, ont rendues si fameuses.

Nous passâmes heureusement et en très peu de temps les détroits de Java et de Banka, qui sont deux endroits des plus critiques de la navigation de la Chine, et nous touchâmes à l’île de Polaure, où l’on avait résolu de prendre un peu de repos. Cette île est habitée par les p.037 Malais [47] qui sont mahométans de religion. Ils ne dépendent que d’un capitaine, qu’ils se choisissent eux-mêmes. C’est une espèce de petite république. Les Malais sont noirs, mais un peu moins que ceux que nous vîmes à Gorée. Ils vont presque nus ; ils n’ont qu’une écharpe de toile peinte ou de taffetas qu’ils se mettent autour du corps en cent façons, toutes un peu négligées, mais toutes naturelles et d’un très bon air. Ils portent tous à la ceinture une espèce de poignard ou de cric, dont ils se servent dans l’occasion avec une adresse merveilleuse. Ils sont braves naturellement ; et quand ils ont pris leur opium, qui leur cause une espèce d’ivresse, ils deviennent redoutables : nos Français l’éprouvèrent à la révolte de Siam. J’ai ouï raconter qu’un Malais ayant reçu un coup de pique dans le ventre, et n’étant plus en liberté de s’approcher de son ennemi, qui demeurait toujours éloigné de lui de la longueur de la pique, il se l’enfonça lui-même tout entière dans le corps à force de bras et à travers de toute sa longueur, alla tuer celui qui l’avait blessé. Ce fait est bien inventé, s’il n’est pas entièrement véritable.

Quand nous arrivâmes à Polaure, le gouverneur de l’île pria le capitaine de notre vaisseau de ne pas permettre à nos gens d’avancer trop dans l’île, parce qu’il n’y avait, disait-il, que trois ou quatre jours qu’un forban [48] qui avait pris pavillon français était venu piller quelques-unes de leurs habitations, et qu’il y avait à craindre que ces insulaires, voyant notre pavillon blanc, ne nous prissent pour des voleurs, et ne se jetassent, les armes à la main, sur ceux qui approcheraient de leurs cases. Que cela fût vrai ou non, pour ménager ou le ressentiment ou la jalousie de ces barbares, on se renferma dans un espace assez petit vers le rivage, où l’on débarqua les malades. On apportait là de toute l’île toute sorte de rafraîchissements, et le gouverneur lui-même y mettait le prix. Ce n’est point avec de l’argent que s’échange ici ce que l’on achète, ce métal étant regardé comme inutile à la vie ; c’est avec du fer. Ils en font des instruments pour labourer la terre, pour bâtir leurs maisons, pour s’armer en guerre ; et avec le fer ils se passent aisément de tout ce qui ne croît pas dans leur île. Une armée entière de ces Indiens étant venue un jour à bord du vaisseau, chacun dans son canot, composé seulement de trois planches, pour nous apporter des vivres, on leur offrit d’abord en payement de petites curiosités d’Europe ; ils ne daignèrent pas seulement les regarder. On leur présenta ensuite ce qu’on crut qui leur pouvait être de plus d’usage, des chapeaux, des souliers, des vases de faïence. Ils se mirent à rire, comme pour montrer que nous étions de bonnes gens, de croire qu’ils fussent sujets aux mêmes besoins que nous. Enfin, quelqu’un s’étant avisé de leur faire voir la tête d’un gros clou rompu, aussitôt ils apportèrent, à l’envi l’un de l’autre, de leurs marchandises pour avoir ce clou.

J’avoue que je désirai plusieurs fois dans cette île d’avoir le don des langues, pour pouvoir expliquer à ces pauvres Malais quelque chose de nos mystères. A juger d’eux par les bonnes inclinations que nous leur trouvâmes il ne serait pas difficile de les convertir. Ils sont doux, familiers, de bonne amitié et de bonne foi. On ne sait parmi eux ce que c’est que le larcin ; je les pratiquai plus que personne, pendant le séjour que nous fîmes là, parce que j’accompagnai les malades à terre à la prière d’un Anglais, enseigne et premier pilote de notre vaisseau, qui était attaqué du scorbut, et qui avait beaucoup de confiance en moi. Le gouverneur de l’île eut l’honnêteté de nous loger tous deux chez lui. On ne peut dire combien les enfants de ces insulaires me faisaient d’amitié ; ils se mettaient quelquefois trois ou quatre autour de moi, m’embrassant comme si nous nous étions toujours connus, m’apportant de petits présents et me conduisant partout où je voulais. J’eus même la permission du gouverneur de parcourir avec un de nos Pères tout l’intérieur de l’île. Nous étions bien aises de voir s’il n’y avait point là quelques simples et quelques plantes médicinales qui ne fussent point encore connues en Europe. Le frère du gouverneur voulut bien se donner la peine de nous conduire partout. Cette île n’est qu’un amas de cinq ou six montagnes ; il y a peu de terres basses. Partout on voit des cocotiers plantés à peu près comme les vignes en Europe ; les habitations sont p.038 dispersées de côté et d’autre. On dirait, à voir l’île sans villes ni villages, qu’elle est entièrement déserte ; néanmoins, tout y fourmille de monde, et dans ce monde on ne voit ni filles ni femmes ; elles sont là, comme dans le reste de l’Asie, presque toujours renfermées.

On ne resta à Polaure qu’autant de temps qu’il était nécessaire pour rétablir les malades ; après huit jours, ils furent presque tous guéris. On appareilla avec un très bon vent, et en peu de temps on s’éleva à la hauteur du Paracel [49]. C’est un effroyable rocher de plus de cent lieues, décrié par les naufrages qu’on y a faits de tout temps : il s’étend le long des coins de la Cochinchine [50]. L’Amphitrite, à son premier voyage de la Chine, pensa y périr, Les pilotes croyaient en être bien loin, et il se trouva qu’ils en écornaient encore un endroit, où la mer n’avait que quatre à cinq brasses d’eau. Dans ce danger ils firent vœu, s’ils échappaient, de bâtir à Sancian une chapelle sur le tombeau de saint François-Xavier ; ils furent exaucés, et échappèrent au péril comme par une espèce de miracle. Nous ne jugeâmes pas à propos de nous en approcher plus près que de quatre-vingts ou de cent lieues. Faire naufrage sur ces terribles rochers et être perdu sans ressource, n’est presque qu’une même chose. On ne sait que sept ou huit matelots chinois qui en aient apporté des nouvelles par une aventure des plus surprenantes. Leur vaisseau s’étant brisé, ils gagnèrent à la nage quelques petits îlots ou rochers qui s’élevaient là au-dessus de la mer ; ce n’était que pour prolonger leur vie de quelques jours, et ils s’attendaient bien d’y mourir de faim tôt ou tard ; mais la Providence veilla sur leurs besoins, et ne les abandonna pas dans une si grande extrémité. Des bandes d’oiseaux venaient se reposer sur ces rochers, et se laissaient prendre à la main. Le poisson ne leur manquait pas ; ils n’avaient qu’à descendre au pied de leurs rochers, où ils trouvaient toujours des huîtres ou des crabes : l’ingénieuse nécessité leur avait même appris à se faire des habits avec les plumes de ces oiseaux qui leur servaient de nourriture. Ils buvaient de l’eau qui tombait du ciel ; quand il avait plu, ils l’allaient ramasser dans tous les creux des rochers. Ils vécurent là pendant huit ans et ne revinrent à Canton que ces années dernières. Un vaisseau qui s’était brisé sur le Paracel leur fournit du bois pour faire une espèce de gatimarou [51], sur lequel ils osèrent enfin braver les dangers de la mer. Ils furent assez heureux pour gagner la grande île d’Haïnan [52] d’où ils se rendirent ensuite ici.

Après avoir doublé le Paracel, il ne paraissait plus aucun fâcheux accident à craindre. Il n’y avait pas encore cinq mois que nous étions partis de France, nous touchions presque déjà aux terres de la Chine, n’étant pas plus de cent cinquante lieues de Canton. Il ne restait plus qu’une promenade ; chacun s’applaudissait d’une si heureuse navigation. Nos pilotes disaient que jamais vaisseau européen n’était venu si vite à la Chine. Mais tandis que chacun calculait le jour auquel nous devions arriver au port, Dieu se préparait à exercer notre constance, plus de quatre mois, par des orages et des tempêtes ; de sorte qu’il nous devait cent fois plus coûter d’entrer à la Chine que d’y venir.

Nous étions par le travers du golfe de la Cochinchine [53], lorsqu’un de ces terribles vents qui infestent les mers de la Chine et du Japon vint fondre sur nous. Son coup d’essai fut d’abattre notre mât de beaupré [54], et ensuite celui de misaine [55], qui, tombant avec un fracas épouvantable dans la mer, emportèrent tous les matelots qui étaient dessus. C’était le matin, je tâchais alors de réparer par un peu de sommeil le temps de la nuit que j’avais employé à assister à la mort de notre premier pilote anglais. La secousse du vaisseau m’éveilla ; j’accourus où j’entendis crier. Quel spectacle ! Un effroyable abatis de mâts et de vergues, qui flottaient pêle-mêle, et que les vagues poussaient avec impétuosité sur le flanc du vaisseau ; des cordages qui les y retenaient encore, et qu’on se hâtait de rompre à grands coups de hache ; des matelots blessés, qui criaient miséricorde, p.039 et qui demandaient qu’on leur tendît quelque chose pour s’aider à se débarrasser des cordages et des voiles où ils étaient enveloppés. Tout l’avant du vaisseau nu de ses ancres et de ses agrès, je crus d’abord que la proue était fracassée, et que nous allions couler à fond ; mais non. Nous retirâmes neuf ou dix matelots de la mer à demi morts, deux furent noyés. On coupa vite les amarres des mâts rompus, et l’on ne songea plus qu’à raffermir le grand mât, qui avait perdu ses meilleurs appuis par la chute des deux autres.

Tandis qu’une partie de l’équipage travaillait à cette manœuvre, nous autres missionnaires étions occupés à raffermir le courage de ceux que la crainte d’une mort présente avait abattus ; on entendait des confessions, on implorait le secours du ciel, on exhortait tout le monde à recevoir de la main de Dieu la vie ou la mort, comme il le jugerait à propos. Il me parut qu’en qualité d’aumônier je devais me donner encore plus de mouvement que les autres. Je courais partout, avertissant les matelots qui étaient dans le travail, de faire du fond du cœur des actes de contrition. Il suffisait de les avertir ; la vue du danger supplée aux mouvements pathétiques. Cependant le vent, qui n’avait agi que par surprise, commença enfin à nous assaillir à force ouverte et à mugir de toute sa fureur dans le peu de voiles qui nous restaient. Le mât du grand hunier ne put tenir contre sa violence, il se cassa par le milieu et tomba sur la grande voile. On craignit qu’en s’agitant et frappant dessus à chaque roulis il ne la déchirât. Les plus hardis des matelots montèrent à la hune pour couper les cordages qui le tenaient suspendu ; il en coûta la vie à un, sans qu’on pût conserver la grande voile ; elle fut mise en pièces aussi bien que celle de l’artimon [56], de sorte que nous n’eûmes plus aucune voile pour gouverner le vaisseau dans la tempête, mais seulement des lambeaux de toile et des filasses qui pendaient aux vergues et qui claquaient avec un bruit épouvantable, comme si le corps du vaisseau se fut fracassé de toutes parts. Le plus grand danger que l’on courut fut quand le grand mât tomba ; car il tomba à son tour comme les autres, et cent autres plus forts seraient tombés, tant la tempête était violente. Autour du grand mât il y a quatre pompes qui descendent jusqu’au fond du vaisseau. Quand le grand mât tombe sur quelqu’une, elle crève le vaisseau par en bas, et il s’y fait ordinairement une voie d’eau à laquelle il n’est pas possible de remédier. Heureusement pour nous le nôtre tomba comme si l’on eût dirigé sa chute. La dunette ou la chambre des pilotes fut emportée par le vent un moment après ; c’était à chaque instant un nouveau malheur.

Pour apaiser la colère de Dieu et nous attirer la protection des saints patrons à qui nous avions confiance, on me chargea de faire des vœux au nom de tout l’équipage. Le premier était pour Canton. On promettait en cas qu’on y arrivât heureusement, de dire à l’honneur de saint François-Xavier une messe votive, où tous ceux qui étaient dans le vaisseau feraient leurs dévotions. L’autre vœu était pour la France, où, si l’on pouvait retourner, on s’engageait à mettre dans quelque chapelle de la sainte Vierge un grand tableau, qui, représentant notre démâtement, éternisât notre reconnaissance, et apprit à la postérité à qui nous avions eu recours dans des dangers si évidents.

On ne réclame pas en vain le nom de la Mère de Dieu ni du grand saint François-Xavier, en des mers qui sont si fameuses par leurs miracles. Jamais vaisseau ne fut plus agité pendant près de vingt-quatre heures que dura encore la tempête. Cent fois des coups de mer, venant se briser contre les flancs du vaisseau, durent le mettre en pièces ; cent fois nous dûmes être ensevelis sous les vagues, grosses comme des montagnes, que le vent élevait et déchargeait sur nos ponts. Enfin, c’est un miracle que, nous étant laissés dériver au gré des courants et de la tempête, à travers une mer toute hérissée de pointes de rochers, nous n’allâmes pas donner contre quelqu’un. Après la miséricorde du Seigneur, nous en sommes redevables à la puissante intercession de la sainte Vierge et de l’apôtre des Indes.

Le calme étant revenu, on remâta le vaisseau avec des huniers de rechange : cette nouvelle mâture était pitoyable ; nous allions pourtant, et même nous fîmes peur à un vaisseau portugais qui nous suivit de loin quelque temps, et qui n’osa jamais avancer qu’après avoir reconnu que nous n’étions pas en état de courir après lui. Enfin on découvrit Sancian ; p.040 nous eussions bien voulu y aborder. Les grâces que saint François-Xavier venait de nous faire méritaient assez que nous allassions en pèlerinage à son tombeau ; il n’y eut pas moyen alors ; le vent était bon, et il fallait se hâter d’arriver à Canton avant le changement de mousson [57].

Nous avançâmes jusqu’aux îles des Larrons [58], à l’ouverture de la passe de Macao [59]. Avec quatre heures de vent nous étions rendus au port ; mais un calme soudain nous arrêta là, et Dieu nous remit à de nouvelles épreuves. Sur le soir on aperçut de grandes lames de mer se déployer de l’orient, un ciel en feu et tout rouge de nuages, un clapotage de marée irrégulier, un vent qui n’allait que par bouffées et par tourbillons, tous funestes présages d’un ouragan prochain. La chaloupe était allée au vaisseau portugais demander un pilote qui sût la carte du pays, et qui pût nous conduire au plus vite dans quelque port entre les îles qui sont là aux environs. Le capitaine portugais se contenta de répondre que quand il serait à Macao il en enverrait un avec des bateaux à remorque, après quoi il alla lui-même se mettre à l’abri sous les îles voisines. Notre vaisseau était trop gros pour le suivre. Le parti qu’on prit fut du relâcher à Sancian, que nos pilotes connaissaient, et dont ils avaient sondé les côtes au voyage précédent.

Ainsi donc le lendemain matin, le ciel et la mer s’étant montrés plus menaçants que jamais, on leva l’ancre et l’on fit vent arrière vers Sancian. Le ciel se découvrit un peu ; mais le vent n’en devint que plus violent. Il y avait de quoi voir ces admirables élévations de la mer dont parle le prophète ; car en peu de moments elle entra dans sa plus grande fureur. Mais nous n’étions pas assez tranquilles pour contempler les merveilles d’un si terrible spectacle ; et c’est en y repensant aujourd’hui que nous ne saurions nous empêcher de louer et de craindre celui qui en est l’auteur.

L’ouragan faisait un désordre effroyable au-dehors et au-dedans de notre vaisseau ; il enfonçait nos voiles comme des toiles d’araignée, nos faibles antennes se brisaient ; toute la mâture, qui n’était que de pièces mal assorties, se démembrait de toutes parts ; on n’avait pas plutôt remédié à un mal qu’il fallait courir à l’autre. Ceux qui étaient dans la chaloupe criaient miséricorde à chaque vague qui les élevait ils croyaient que c’était fait d’eux ; parce que le vaisseau, qui allait rapidement de la pointe de cette montagne d’eau les entraînait en bas et les faisait retomber comme la foudre en culbutant sur l’arrière du vaisseau. Nos officiers les rassuraient de dessus les galeries le mieux qu’ils pouvaient. Cependant un morne silence régnait sur le bord ; la frayeur paraissait sur les visages et peignait ce que chacun portait au fond de l’âme. Certainement rien n’est plus terrible que d’être, si près des terres, accueilli d’une tempête avec un vaisseau aussi mal en ordre et aussi délabré qu’était le nôtre. Mais ce qui alarma davantage, c’est que quand on fut près de Sancian, on ne vit pas où l’on pourrait se mettre à l’abri.

Il y a trois baies du côté du midi ; les deux premières étaient trop étroites et peu sûres ; à l’entrée de la troisième, on voyait comme une barrière de brisants. Les pilotes n’eurent jamais l’assurance d’y entrer. M. de La Rigaudière, contre le sentiment de tous, jugeant que ces prétendus brisants n’étaient qu’un refoulement de marée, fit avancer hardiment tout au travers, et nous trouva un abri que nous aurions en vain cherché ailleurs. On laissa là tomber l’ancre, quoiqu’on ne se crût pas tout à fait hors de danger. Nous fûmes bercés encore pendant deux nuits, et nous n’eûmes point de repos, qu’un pilote chinois de Sancian ne nous eût fait mouiller à la vue du tombeau de saint François-Xavier. On le salua en arrivant de cinq coups de canon ; on chanta le Te Deum avec les litanies du saint apôtre. Le père de Fontaney revêtu de ses habits chinois d’envoyé de l’empereur, lui fit le ko-teou c’est-à-dire les génuflexions et les prosternations qu’on fait à la Chine, quand on veut honorer extraordinairement quelqu’un ; cela en présence de plusieurs Chinois de Sancian, qui paraissaient tout extasiés et qui s’applaudissaient d’avoir chez eux le tombeau d’un homme qui fût en si grande vénération parmi les Européens.

Le danger que nous venions de courir, car, p.041 au sentiment de nos officiers celui du jour de notre démâtement ne fut rien en comparaison ; ce danger, dis-je, détermina M. de La Rigaudière à ne plus hasarder le vaisseau sur une mer si orageuse avec une mâture aussi mal assortie. On tint conseil, et il fut résolu que le père de Fontaney irait par terre à Canton demander, pour le vaisseau, du secours aux mandarins ; que messieurs les directeurs du commerce de la Chine l’accompagneraient ; que, sans attendre que le vaisseau y arrivât, on ferait toujours travailler à une nouvelle mâture et à la cargaison, afin qu’on pût retourner en Europe dès le mois de janvier. Le père de Fontaney, avant que de partir, alla dire la messe à la chapelle que nos Pères portugais ont élevée depuis un an sur le tombeau de saint François-Xavier, et s’embarqua ensuite pour Coang-haï, où il arriva le jour de saint Laurent. Il nous envoya de cette ville, qui est à quatre ou cinq lieues au nord de l’île de Sancian, une galère de vingt-quatre rameurs, afin que pendant son absence nous allassions, quand nous voudrions, au tombeau de l’apôtre des Indes recueillir le feu sacré d’un zèle vraiment apostolique. C’est ce que nous tâchâmes de faire durant l’espace de près de trois semaines que nous restâmes dans cet ancrage, éloigné de deux lieues du tombeau. On allait souvent dire la messe, et nous eûmes la consolation de voir tout l’équipage venir par bandes pour honorer le saint, et pour y communier. La chapelle que les jésuites portugais y ont fait bâtir est assez jolie ; ce n’est que du plâtre, mais les Chinois ont répondu sur ce plâtre leur beau vernis rouge et bleu, qui rend les dedans très propres et très brillants.

Pour ce qui est de l’île de Sancian, nous ne l’avons pas trouvée ni si bien cultivée ni si peuplée qu’on l’a publié, après avoir eu tout le loisir de la reconnaître, et en dedans et en dehors, pendant près de deux mois que nous n’avions fait que côtoyer ses environs. Sancian a près de quinze lieues de tour ; il y a trois ou quatre villages, dont les habitants sont presque tous de pauvres pêcheurs. Autour de leurs habitations, ils sèment un peu de riz pour leur subsistance ; du reste, ils vivent de leur pêche. Quand ils y vont, c’est toujours de compagnie ; de loin on dirait voir une petite année navale. Nos Pères portugais, depuis qu’ils y ont bâti la chapelle, ont converti quelques habitants de l’île. Leur dessein est d’établir une mission dans la ville de Coang-haï, qui n’est qu’à quatre ou cinq lieues, comme nous avons dit, et d’où celui des Pères qui y demeurera fera des excursions à Sancian et aux îles voisines. Ainsi, ils espèrent que ce lieu, sanctifié par la mort de l’apôtre des Indes, ne sera plus profane par le culte des idoles, et qu’ils y auront bientôt une fervente chrétienté.

Sur la fin du mois d’août, nous aperçûmes un matin trois galères chargées de bannières, de pavillons, d’étendards, de lances, de piques, de tridents, et surtout de grosses lanternes, autour desquels on lisait en caractères chinois, les titres de la dignité d’envoyé de l’empereur. Du milieu d’une foule de rameurs et de soldats chinois, se faisait entendre une musique composée d’un timbre de cuivre et d’un cornet à bouquin, qui servaient comme de basse et d’accompagnement à un fifre et à deux flûtes du pays. C’était le père de Fontaney avec toute sa suite de tagin, c’est-à-dire d’envoyé de l’empereur. Ce qui nous réjouit davantage, fut qu’on nous apporta de nouveaux mâts et des vergues, qui, quoique faibles, pouvaient néanmoins, en attendant que la grande mâture fût prête, suffire pour faire les cinquante lieues qui restaient de Sancian à Canton. Pendant qu’un les plaçait, le père de Fontaney reçut la visite du mandarin de Coang-haï, qui se fit avec toutes les cérémonies chinoises ; et nous allâmes, nous autres, contenter pour la dernière fois notre dévotion, au tombeau de saint François-Xavier.

Dès le soir on leva l’ancre, les trois galères du tagin nous escortant plutôt par honneur que par nécessité. Le père de Fontaney voulait les envoyer nous attendre à l’embouchure de la rivière de Canton ; mais les courants, les mauvais temps, les vents contraires, les orages même n’ayant pas permis à l’Amphitrite de s’éloigner de plus d’une lieue de Sancian dans l’espace de dix jours, il se détermina à se servir de ces galères pour transporter les missionnaires à Canton. Il s’agissait de voir qui demeurerait aumônier sur l’Amphitrite. Comme j’étais celui des missionnaires qui avait le moins besoin de repos, et que d’ailleurs j’étais en possession de cet emploi depuis notre départ d’Europe, le père de Fontaney me laissa sur le vaisseau avec le père Contancin. p.042 Nous dîmes donc adieu à nos chers compagnons, qui s’embarquèrent avec le père de Fontaney, et qui, en trois jours, arrivèrent heureusement à Canton.

Comme la saison des vents d’est n’était pas encore venue, on espérait que l’Amphitrite pourrait, en s’aidant des marées, se traîner jusqu’à Canton, ainsi qu’il avait fait le voyage précédent ; mais à ce premier voyage il n’était pas dans un si mauvais état. Cependant nous fîmes tout ce qui dépendait de l’art et du travail ; on appareillait plusieurs fois le jour ; quelquefois on avançait, souvent on reculait, de sorte qu’en trois semaines nous ne pûmes venir que jusqu’auprès de Nicouko, à sept ou huit lieues de Sancian. M. de La Rigaudière, voyant que le voyage traînait trop en longueur, écrivit à Canton qu’on vînt au-devant de nous avec une somme chinoise, sur laquelle il déchargerait les présents de l’empereur et les effets de MM. de la Compagnie de la Chine. Le père de Fontaney se disposait à faire ce que souhaitait M. de La Rigaudière, lorsque nous fûmes accueillis d’une troisième tempête, plus terrible que les deux précédentes, et qui, au naufrage près, nous fit tomber successivement dans tous les malheurs qu’on peut éprouver sur la mer.

Je commence, mon très cher père, à me lasser de vous décrire des tempêtes, et si celle-ci n’avait quelque chose de bien particulier, je n’en parlerais pas. Mais, que voulez-vous ? Ce n’est point ici un roman, où il soit libre de diversifier les aventures pour le plaisir du lecteur. J’écris celles qu’il a plu à Dieu de nous envoyer, et je ne les écris que parce que je sais que vous m’aimez assez pour être bien aise de savoir jusqu’aux plus petites circonstances de ce qui m’est arrivé si loin de vous. Nous étions donc, comme j’ai dit, à sept ou huit lieues à l’est de Sancian, vis-à-vis l’île de Nicouko, avançant tous les jours un peu, malgré les vents et les marées contraires, lorsqu’un ouragan, ou plutôt un de ces typhons des mers de la Chine, qui sont un assemblage de tous les vents à la fois, nous rejeta à plus de quarante lieues au loin.

Nous eûmes quelques présages de cette tempête, et de La Rigaudière voulait faire entrer le vaisseau dans un assez bon port qui est au nord de Nicouko. On l’avait sondé deux jours auparavant, en y allant enterrer notre premier pilote anglais. Mais le pilote chinois, sous la conduite de qui était alors notre vaisseau, se mit à rire de ce que nous avions peur, et nous promit pour le lendemain un vent qui nous mettrait dans le port de Macao. Un capitaine est obligé de se fier à l’expérience des pilotes côtiers. L’habileté prétendue de celui-ci nous fit demeurer fermes sur nos ancres ; mais nous ne tardâmes pas à nous en repentir. Nous étions assez au large ; vers les onze heures du soir, il vint du nord un vent terrible, accompagné de pluie, qui nous fit chasser sur nos ancres, et nous éloigna encore plus des terres. Tout le monde fut obligé de sortir du lit, parce qu’il pleuvait au dedans du vaisseau comme au dehors. On disposa jusqu’au jour ce qui était nécessaire pour s’aller mettre quelque part en lieu de sûreté ; mais le matin la mer se trouvant trop grosse, on ne put jamais lever l’ancre ; il fallut en couper le câble, et la laisser là. Il n’était plus temps de songer à se jeter dans le port de Nicouko, parce que le vent venait de là. On prit donc le parti de retourner à notre ancien asile de Sancian ; mais en y allant, notre grande voile se déchira ; bientôt après le mât de misaine se rompit, et la voile d’artimon s’enfonça ensuite. On en rechangeait à la hâte de toutes neuves ; mais les vents des mers de la Chine ne sont pas comme les autres. Nous ne pûmes jamais tenir aucune voile pour conduire le vaisseau, et nous fûmes enfin obligés de nous laisser aller au gré des vents et à la miséricorde du Seigneur.

Par surcroît de malheur, le ciel devint si noir et la pluie si épaisse, qu’on ne voyait plus où l’on allait. Nous étions cependant abattus comme dans un cul de sac, ayant de tous les côtés des terres où le vent nous portait. Comment les éviter ? On devait être dessus avant que de pouvoir prendre aucune précaution. M. de La Rigaudière fit mettre au hasard une grande voile toute neuve, qui nous servit dans l’occasion. On vit la terre qui ne paraissait pas à plus d’un quart de lieue ; ce n’était que des rochers escarpés ; la mer y brisait avec tant de fureur, que nous désespérions de pouvoir jamais nous sauver là ; mais il ne paraissait pas possible de faire route ailleurs. Chacun se crut perdu ; on se disposa à la mort, et on criait partout miséricorde. Nous entendîmes plusieurs confessions, et p.043 après nous être recommandés à Dieu, nous ne songeâmes plus qu’à courir de tous côtés, pour préparer les autres à bien mourir. On allait toucher, et il n’y avait plus qu’un bon coup de fusil de notre vaisseau à un horrible rocher qui était à la pointe d’une île nommée Ou-tcheou ; on tâcha de virer et de l’éluder, en prenant le vent de travers avec la grande voile ; le canot et la chaloupe retardant ce mouvement, on coupa leurs amarres, après avoir sauvé les hommes qui étaient dedans. La grande voile se déchira encore en plusieurs endroits ; mais trois ou quatre bouffées de vent qu’elle avait reçues firent détourner le vaisseau, et nous évitâmes la pointe d’Ou-tcheou ; étant tombés ensuite sous le vent de cette île, nous ne la craignîmes plus ; mais il y en avait encore une infinité d’autres, et la tempête ne faisait que commencer ; faute de pouvoir s’aider des yeux en plein midi, à cause du temps noir et de la pluie, on se servait incessamment de la sonde pour voir, par la diminution du fond, si l’on s’approchait des îles ou de quelque banc de sable. Notre seule ressource était une grosse ancre qu’on prétendait mouiller quand le fond ne se trouverait plus que de dix à douze brasses d’eau mais toutes les ancres imaginables ne rassurent guère en ces fâcheux moments. Nous étions aux prises avec une mer furieuse et des vents déchaînés, nous ne savions où nous étions ni où nous allions ; nous savions seulement que nous étions environnés de périls et d’écueils. Nous eûmes recours tout de nouveau à celui qui commande à la mer et aux vents, et, résignés à tout ce que sa justice voudrait bien ordonner de nous, nous espérâmes qu’il se souviendrait de ses anciennes miséricordes.

Après le danger d’Ou-tcheou, j’avais fait, à la sollicitation et au nom de tout l’équipage, un vœu à sainte Anne d’Auray ; c’est une petite ville de Bretagne, où cette sainte est particulièrement honorée des navigateurs, quand ils reviennent de quelque grand voyage. Ils promirent, s’ils retournaient en France, d’y aller tous à pied, et d’y faire leurs dévotions dans la fameuse chapelle de cette sainte. Ces sortes de vœux se font toujours les larmes aux yeux et avec de grandes marques de componction dans le cœur. Il ne fallait point exciter la dévotion des matelots, c’étaient eux qui les premiers nous conjuraient de réciter des prières. Les plus fervents m’amenaient leurs compagnons, nouveaux convertis, à confesse ; et quelques-uns, qui depuis huit ou dix ans n’avaient point voulu approcher des sacrements, et n’étaient catholiques que par respect humain, se convertirent sincèrement et ont mené depuis ce temps-là une vie très édifiante. Nous avions alors avec nous deux missionnaires des missions étrangères, MM. Basset et Besnard ; ils s’étaient trouvés dans le vaisseau quand nous fûmes surpris de la tempête vers Nicouko. Comme ils ne devaient pas retourner en France, non plus que le père Contencin et moi, nous convînmes de faire tous quatre en particulier un vœu à l’honneur de nos anges gardiens. C’était leur fête le lendemain ; nous les priâmes donc d’être nos guides en un si grand danger, et ce fut sans doute par leur assistance, et par celle de la sainte dont les matelots avaient imploré le secours, que nous en sortîmes enfin.

Le reste du jour et de la nuit suivante, la guerre fut toujours horrible entre la mer et les vents. Vers le minuit, le fond ne s’étant plus trouvé que de douze brasses, on laissa tomber la grosse ancre qui nous restait. Je ne puis vous représenter les agitations de notre vaisseau. Imaginez-vous un lion en furie qui tâche de se débarrasser et de rompre sa chaîne, et qui enfin en vient à bout. Dès les cinq heures du matin, le câble, quoique tout neuf, rompit, et nous nous vîmes plus que jamais à la merci de la Providence, replongés dans de nouveaux périls. On délibéra si on tâcherait de se rejeter dans la grande mer, au hasard d’être portés par des courants vers l’île d’Haïnan où nos cartes nous montraient pourtant une infinité d’écueils et de bancs de sable, ou bien si l’on ferait côte, résolus d’échouer sur le premier endroit qui nous paraîtrait favorable, afin de sauver nos vies et une partie des marchandises. Tout le monde fut de ce dernier avis. Le matin, on découvrit assez loin de nous des terres, on y mit le cap ; mais afin de pouvoir au moins choisir l’endroit où nous voudrions faire naufrage, on tira toutes les voiles, même celles d’étai [60], et on s’en servait du mieux qu’on pouvait pour gouverner le vaisseau ; la plupart p.044 furent rompues et mises en pièces, parce que la tempête ne diminuait point et ne donnait pas même un moment de relâche.

Enfin on arriva à la vue de trois terres, dont l’une était celle de la Chine, et les autres celles de deux îles désertes et escarpées. Il s’agissait de voir où l’on irait échouer. Ceux qui avaient le plus d’envie de se sauver souhaitaient qu’on allât droit à la grande terre de la Chine ; mais le vaisseau ne s’y sauvait pas, et il se serait infailliblement brisé sur les rochers, qui paraissaient sur la route à plus d’une demi-lieue du bord. M. de La Rigaudière prit une résolution plus sage ; il fit tourner vers l’île la plus avancée en mer, ne doutant pas que derrière cette île il ne dût trouver quelque abri et quelque bon mouillage. Par un coup du ciel, le vent se ralentit un peu dans ce moment. On prit ce temps favorable, et avec la seule civadière [61], attachée au tronc qui restait du mât de misaine, et la voile d’artimon, on cingla par le milieu du canal qui est entre les deux îles, toujours la sonde à la main, jusqu’à ce qu’on trouvât du fond et une mer plus tranquille sous le vent de la dernière île. Ce fut là que nous mouillâmes d’abord avec une assez petite ancre. Le lendemain on appareilla encore pour se mettre plus au large, parce qu’on s’aperçut que dans les basses marées peu s’en fallait que le gouvernail du vaisseau ne talonnât, et ne se brisât en frappant sur le fond.

Nous ne savions où nous étions, et nous n’avions ni chaloupe ni canot pour aller à la découverte. On tira quelques coups de canon pour avertir les Chinois de notre embarras, et du besoin que nous avions de leur secours. Pendant deux jours rien ne parut ; néanmoins, avec nos lunettes d’approche il nous semblait voir tout le long de la côte de beaux ports, des villes murées et des pagodes. Faute de chaloupe et de canot pour aller à terre, nous fîmes, avec de vieux morceau de mâts et d’avirons brisés, une espèce de gatimarou ou de radeau. La construction n’en était pas difficile et ne retarda pas longtemps. Comme on en faisait l’épreuve, et qu’on essayait si, avec ce méchant amas de planches, il était possible d’aller braver les écueils et les monstres de la mer, des bateaux chinois parurent. C’était le mandarin d’armes, qui, ayant ouï nos coups de canon, envoyait reconnaître qui nous étions. Nous apprîmes de ces Chinois que nous étions à la rade de Tien-paï ; que l’île où nous avions mouillé s’appelait Fan-ki-chan, c’est-à-dire l’île des Poules, parce que les Chinois, en passant près de là dans leurs voyages de mer, avaient coutume de laisser quelques poules dans l’île à l’honneur d’une idole qu’ils révèrent, pour avoir un vent favorable. Ils ajoutèrent qu’à une lieue dans les terres était la ville de Tien-paï ; que le mandarin d’armes s’appelait Li-tousse, et qu’il n’y avait pas longtemps qu’il était arrivé de Macao.

Au nom de Li-tousse, nous nous récriâmes, et nous bénîmes la Providence de ce qu’au fort de nos plus grands malheurs elle nous faisait tomber entre les mains du meilleur ami que les Français eussent à la Chine. Ce seigneur, étant mandarin d’armes à Macao, leur avait déjà donné mille marques de bienveillance, et leur avait rendu tous les services qui dépendaient de lui ; de sorte que MM. de la Compagnie de la Chine, qui en avaient été informés en France, avaient mis entre les mains de M. de La Rigaudière un beau sabre pour lui en faire présent. MM. Basset et Besnard, qui savaient le chinois, furent députés pour lui aller demander un bon pilote, qui connût la côte, des bateaux qui remplaçassent notre chaloupe, des provisions de bouche pour nous ravitailler, car notre biscuit avait été gâté par l’eau de la mer ; de la chaux pour raccommoder le four qui avait été abattu par les grands roulis de notre vaisseau ; enfin des messagers qui allassent porter de nos nouvelles à MM. les directeurs du commerce de Canton et au père de Fontaney, que nous savions devoir être fort en peine de nous, en ne nous retrouvant pas à Nicouko ni à Sancian.

On ne peut marquer plus de zèle que le mandarin Li-tousse en fit paraître pour nous donner tout ce que nous lui demandâmes, et pour rendre ainsi quelque service à notre nation ; il envoya trois galères nous saluer et nous faire offre de sa maison, si nous voulions aller à terre. Mais il se donna de bien plus grands mouvements encore quand il sut que le vaisseau était chargé de magnifiques présents pour l’empereur. Il y allait de sa tête, ou du moins de sa fortune, s’ils fussent venus à périr dans l’étendue de sa juridiction. Car, à la Chine, p.045 plus encore qu’ailleurs, on juge de la bonne conduite des gens par le succès, et on rend souvent les mandarins responsables des fâcheux accidents qui arrivent, quoiqu’il n’y ait pas de leur faute. Il dépêcha donc au plus tôt des exprès aux mandarins qui lui étaient supérieurs, au vice-roi de Canton, au tsong-tou, qui est comme le gouverneur des deux provinces, tant pour recevoir leurs ordres que pour se décharger sur eux d’une partie du soin et de l’inquiétude où il se trouvait à notre occasion. Pendant qu’il prenait avec eux des mesures sur ce qui nous regardait, il nous arriva encore, dans la rade même de Tien-paï une disgrâce qui lui donna, aussi bien qu’à nous, beaucoup d’inquiétude.

Comme l’île de Fan-ki-chan nous avait servi d’abri contre les restes de la dernière tempête, on crut que nous pourrions hiverner là. On s’y était affourché avec trois méchantes petites ancres qui nous restaient, et on avait désagréé le vaisseau, comme s’il eût été dans un bon port. On songeait déjà à bâtir dans l’île un hôpital pour les malades, lorsque Dieu tira encore des trésors de sa colère un de ces furieux ouragans dont il nous avait déjà plus d’une fois châtiés. Pour le coup, il faut l’avouer, nous fûmes un peu abattus et humiliés sous la main puissante de Dieu. Jusqu’alors j’avais regardé d’un œil assez tranquille tous les orages ; le bon effet qu’ils produisaient dans notre équipage, en réveillant le souvenir des sentiments salutaires que nous avions tâché de lui inspirer durant la traversée, me consolait de toutes nos fatigues ; je les animais à souffrir patiemment, dans l’espérance que Dieu y mettrait bientôt fin. Mais, voyant qu’il redoublait ainsi coup sur coup, sans nous donner seulement huit jours de relâche, je n’osais plus les exciter qu’à la résignation à ses saintes volontés. Battus de cette nouvelle tempête, nos vies ne tenaient plus, pour ainsi dire, qu’à de faibles câbles, encore se déchiraient-ils à vue d’œil, et à chaque demi-heure on était obligé de les regarnir et de les matelasser. S’ils se fussent rompus comme dans la dernière tempête, nous ne savions où aller échouer ; car le vent venant avec une fureur épouvantable de l’île même de Fan-ki-chan ce côté nous était fermé ; il aurait fallu périr au milieu de la rade de Tien-paï, où tout est plein de bancs et de bas-fonds, à plus d’une lieue et demie du rivage, d’où vraisemblablement personne n’eût pu gagner la terre. Ces inquiétudes durèrent pendant plus de vingt-quatre heures. Jamais journée ne m’a paru si longue. Ce qui m’alarmait n’était pas mon danger particulier ; grâces à Dieu, les épreuves passées m’avaient préparé à tout ; et je crois que j’eusse consenti volontiers à faire naufrage, si j’avais pu, comme Jonas, délivrer à mes risques tous ceux qui étaient sur le vaisseau. Ma douleur et ma crainte étaient que Dieu ne sauvât pas tant de pauvres gens qui avaient paru l’invoquer avec beaucoup de foi, et qu’on vît périr au port un navire chargé de toutes les ressources et de tous les fonds nécessaires pour l’établissement de notre mission. Je me résignais néanmoins à tout ce qu’ordonnerait sa providence, qui, parmi tant d’épreuves, ne nous avait point abandonnés.

Tandis que nous luttions de la sorte avec la mer et les vents, le pauvre mandarin Li-tousse était sur le rivage, plus mort que vif, de la crainte qu’il avait que nous n’eussions été ensevelis sous les eaux avec les présents de l’empereur. Dès que le temps se fut un peu éclairci, il monta sur les hauteurs de Tien-paï, avec des lunettes d’approche pour nous reconnaître. Aussitôt qu’il nous aperçut, il dépêcha une barque et un petit mandarin pour nous engager à venir dans le port même de Tien-paï, nous mettre en sûreté aussi bien que le vaisseau. Dans ce même temps on avait député le siang-kong [62] du père de Fontaney à Tien-paï, pour prier ce mandarin de nous envoyer des barques, le conseil ayant résolu de jeter à l’île de Fan-ki-chan, et même de transporter à Tien-paï tout ce qu’on pourrait de la cargaison du vaisseau. Li-tousse ramassa donc à cet effet tout ce qu’il put trouver de barques, de galères, de sommes, de bateaux pêcheurs dans le port de Tien-paï, et nous les envoya. Nous fûmes surpris de voir venir si promptement à notre secours cette petite armée navale. On demanda d’abord aux pilotes chinois si l’Amphitrite, qui prenait dix-sept pieds d’eau, pourrait entrer dans le port. Ils dirent que non, à moins qu’on ne prît le moment des nouvelles ou pleines lunes, pendant lesquelles les marées sont fort hautes ; qu’à l’entrée du port il y avait une barre sur laquelle on ne trouvait souvent que quinze pieds d’eau mais que la haute marée y haussait quelquefois jusqu’à vingt pieds. p.046 Par malheur la haute marée ne venait que dans dix jours, et dans cinq jours on nous menaçait encore d’un coup de vent semblable au dernier. On résolut donc de ne perdre pas un moment, et de se servir, pour transporter les marchandises à terre, des bateaux du mandarin Li-tousse.

Dans le temps qu’on tirait les ballots des soutes [63] du magasin, il se fit une révolte parmi l’équipage, qui suspendit tout. Les matelots, ayant pris l’alarme pour eux-mêmes dans la dernière tempête, trouvaient fort mauvais qu’on songeât plutôt à mettre en sûreté les marchandises que leurs vies. Ils craignaient que, quand le vaisseau serait déchargé, on ne fit plus de difficulté de les hasarder encore en haute mer, et de là concluaient à ne rien laisser décharger. Cette petite sédition nous déconcerta un peu et elle eût eu de fâcheuses suites si M. de La Rigaudière ne l’eut promptement apaisée par sa prudence et par son autorité. Cependant les ballots étaient sur le pont prêts à être déchargés sur les bateaux chinois qui étaient autour du vaisseau. Quand on eut remis le calme parmi l’équipage, nouveau contre-temps, il arriva une grosse pluie, qui obligea à tout remettre dans les soutes, parce que c’eût été perdre les marchandises que de les porter à terre, n’ayant pas encore eu le temps d’y faire bâtir un magasin.

Il semblait que Dieu prit plaisir à éprouver notre patience, en traversant successivement tous nos desseins. On alla visiter les gros bateaux chinois, pour voir du moins s’ils pourraient transporter quelque chose à Tien-paï. Les écoutilles ou les chambres se trouvèrent trop étroites pour des ballots de marchandises d’Europe, et il fallut renvoyer ces gros bateaux à vide. On retint les petits bateaux pêcheurs qui pouvaient porter le lendemain les ballots l’un après l’autre à Fan-ki-chan, où dès ce soir-là même on alla bâtir une case pour les mettre à couvert. Pendant la nuit, les pêcheurs, à qui on avait donné des provisions en abondance, se souvenant que leurs familles, qui ne vivent que de la pêche, pourraient bien mourir de faim en les attendant, retournèrent sans rien dire d’où ils étaient partis, et ne reparurent plus. Ainsi tout ce qui était dans le vaisseau y demeura malgré nous, et nous fûmes obligés de nous préparer à essuyer encore en cet état la cinquième tempête dont on nous avait menacés. Nous en eûmes en effet toute la peur, et elle commença avec la même impétuosité que les autres ; mais elle ne dura pas, grâces au ciel, et ce fut là que finirent tous nos maux.

Nous ne fûmes plus en peine que de recevoir des nouvelles du père de Fontaney. Nous lui avions envoyé à Canton et à Coang-haï plusieurs exprès : MM. Basset et Besnard avec M. Oury, capitaine en second, y étaient même allés pour l’informer de nos malheurs et de nos besoins ; lui, de son côté, courait pendant ce temps-là d’île en île, avec des périls extrêmes et de grandes inquiétudes, ne trouvant nulle part ce qu’il cherchait, pas même les débris de la chaloupe ni du canot que nous avions abandonnés vers Sancian. Le houpou cependant (c’est le mandarin des douanes), arrivé de Canton à Tien-paï pour ses intérêts, nous dit que le père Pélisson, supérieur de notre maison de Canton, en était parti par mer en même temps que lui pour venir enlever, au nom du père de Fontaney, les présents de l’empereur ; qu’en attendant, on pouvait envoyer quelqu’un avec qui il pût traiter des droits pour les marchandises. Nous admirâmes que ceux qui nous venaient inquiéter, eussent été plus diligents que ceux qui nous cherchaient pour nous faire du bien.

Enfin, un dimanche au soir on vit deux galères qui paraissaient prendre la route de Tien-paï ; un moment après, on s’aperçut qu’elles avaient le cap sur nous ; on regarde avec des lunettes d’approche, on voit un pavillon qu’on croit blanc, après il devient jaune enfin, on y voit de gros caractères chinois c’est le tagin. Une barque envoyée à la découverte nous crie que ce sont MM. nos directeurs de Canton, avec les pères de Fontaney et Pélisson. Aussitôt les soldats se mettent sous les armes, on prépare une décharge de canon. La joie fut grande à l’arrivée de ces messieurs ; nous nous embrassâmes avec plaisir. Ils nous avaient apporté des mâts, et des rafraîchissements. Les Chinois prièrent qu’on ne tirât pas le canon qu’ils ne fussent retirés bien loin avec leurs galères. On remâta promptement le vaisseau, afin de le faire entrer plus vite à Tien-paï. Le port est grand et spacieux mais ce ne sont presque partout que des sables qui se couvrent et se découvrent dans les marées ; à peine y p.047 a-t-il du fond pour les galères chinoises. Il n’y a qu’un bassin assez étroit, où il y a six à sept brasses d’eau ; mais pour y aller il faut passer, comme j’ai dit, sur une barre qui n’en a que trois. On s’en approcha pourtant à la nouvelle lune, afin de la franchir à la faveur des hautes marées ; mais le vent se trouva contraire.

Les mandarins de Tien-paï vinrent là rendre leurs visites au père de Fontaney. On leur fit toutes sortes d’honneurs et de bons traitements ; surtout on n’épargna pas la poudre. Désolés de voir que nous ne pouvions entrer dans leur port, ils nous en indiquèrent un autre, environ vingt-cinq lieues plus bas. Les pilotes chinois interrogés nous en dirent des merveilles ; on les y envoya sonder avec un de nos pilotes. Cependant on retourna à l’ancrage de Fan-ki-chan, où le père de Fontaney fit charger les présents de l’empereur et les fit transporter à Tien-paï, sur une galère qu’il avait amenée exprès de Canton, Il était convenu avec les mandarins qu’il les conduirait par terre ; le tsong-tou avait même demandé cela en grâce, et s’était offert à en faire tous les frais. On donna ordre partout de raccommoder les mauvais chemins et de préparer des cong-koen (ce sont des maisons où les mandarins logent dans les voyages). Le houpou, sachant que le père de Fontaney était à Tien-paï, en délogea au plus vite, et envoya seulement ses gens à bord de l’Amphitrite pour en faire la visite ; mais on ne daigna pas seulement les écouter. On se tenait fiers des présents de l’empereur que ce vaisseau avait apportés, et l’on ne doutait pas qu’il ne dût, en reconnaissance, être exempt de tous les droits de la douane et de la vexation de cet avide houpou.

Tandis que les mandarins faisaient couvrir à Tien-paï avec des cordes de paille les ballots où étaient les présents de l’empereur, et les mettaient en état d’être transportés sans risque par des crocheteurs sur des perches de bambou, le père de Fontaney revint à bord me prendre et faire ses adieux. Le père Contancin fut alors déclaré aumônier du vaisseau ; nous disputâmes quelque temps a qui demeurerait, mais comme il est d’une mortification à ne céder à personne les occasions de souffrir, le père de Fontaney termina le différend en sa faveur. Ce fut le 12 novembre 1701 que je mis le pied à la Chine pour la première fois, après huit mois d’une navigation telle que je viens de marquer. Je vous laisse à penser, mon très cher père, avec quel transport de joie je pris possession d’une terre après laquelle je soupirais depuis plus de huit ans. Je ne regrettai point d’avoir tant souffert en chemin, et je priai le Seigneur de continuer à me traiter comme il a fait de tout temps ses apôtres et les prédicateurs de son Évangile, qui n’ont nulle part planté plus inébranlablement la croix que dans les endroits où ils ont trouvé plus de contradictions et de souffrances.

Dès le jour même que j’arrivai à Tien-paï il fallut devenir Chinois dans les formes. J’en pris l’habit et le nom car les Chinois ne sauraient seulement prononcer ceux que nous apportons d’Europe. Tous les missionnaires et les marchands mêmes, en arrivant, sont obligés de s’adopter le nom de quelque famille du pays. Le mien est Tan-chan-kien. Pour ce qui est de l’usage des manières de cet empire, il faut se refondre depuis les pieds jusqu’à la tête, pour faire d’un Européen un parfait Chinois. Nous fûmes reçus dans un cong-koen par les mandarins de Tien-paï, et régalés à la chinoise, dès le même soir. C’est une profusion de viandes et de ragoûts que je veux croire qui sont excellents, mais dont il me parut que nos Français ne s’accommodaient guère. Il y avait de quoi contenter ceux qui ne cherchaient que la multitude et la diversité des mets ; car on nous en servit de plus de quarante façons différentes. Le lendemain, M. de La Rigaudière, qui nous était venu conduire jusque-là, avait envie de régaler à son tour les mandarins à l’européenne ; mais comme tous les ballots étaient prêts pour le départ, aussi bien que les porteurs et les soldats d’escorte, on ne voulut pas perdre de temps ni s’arrêter.

Deux mandarins du tsong-tou vinrent donc le lendemain ordonner la marche et présider à la conduite des ballots de l’empereur. Chacun des ballots portait un petit étendard jaune avec une inscription chinoise, pour avertir le peuple qu’on eût du respect quand ils passeraient. Les porteurs étaient obligés de donner leur nom par écrit et quelqu’un qui les cautionnât ; un soldat marchait toujours à côté, le capitaine répondait de lui. Outre cela, les mandarins avec leurs gens faisaient un petit escadron volant, et prenaient garde qu’on ne s’écartât pas des grands chemins. Rien n’est plus sacré parmi les Chinois que ce qui appartient à l’empereur ; p.048 ne fût-ce qu’une bagatelle, on la traite avec révérence, on la conserve avec soin. J’admirai l’ordre qui régnait dans notre marche ; nous étions plus de quatre cents hommes, en comptant le tagin et les gens qui l’accompagnent ordinairement. Ces gens sont des espèces de timbaliers, de trompettes, de joueurs de cornet à bouquin, des crieurs, des porteurs de parasol et d’étendard, des valets de pied, des officiers même de justice destinés à châtier les coupables, etc. Le tagin était porté dans un palanquin [64] ; nous le précédions et nous lui tenions lieu de laoyés [65]. C’est ainsi que nous sortîmes de Tïen-paï et que nous fîmes le voyage de Canton.

En arrivant à Yan-chuin-yen, qui est une petite ville fort jolie, nous crûmes que tous les habitants étaient venus au-devant de nous, tant il y en avait qui bordaient de part et d’autre le chemin. Ils nous dévoraient des yeux, ravis apparemment de voir pour la première fois de leur vie un tagin européen, et des barbes plus longues qu’elles ne sont communément à la Chine. Ce que j’admirais, c’est qu’il n’y eût aucun tumulte et qu’il régnât un profond silence au milieu de cette troupe infinie de peuple assemblé, sans pourtant qu’on vît nul officier de police qui parût prendre soin de les tenir dans le devoir ; ils ont cette retenue et cette modestie de l’éducation chinoise, et, comme j’ai dit, du respect profond que leur inspire la vue de tout ce qui appartient à l’empereur. Le mandarin de Yan-chuin-yen, qui nous avait envoyé la veille à plus de six lieues de sa ville un souper tout apprêté, nous accabla, à notre arrivée, de civilités et de présents. Nous fûmes logés dans un magnifique cong-koen. Il fallait passer trois cours avant d’arriver à l’appartement du tagin et des laoyés ; l’exposition de ces sortes de maisons est toujours presque au midi ; car il faut, suivant les lois de l’empire, qu’elle en décline un peu. Il n’y a que le palais de l’empereur qui ait droit d’être tourné directement au vrai midi.

De Yan-chuin-yen nous vînmes à Ho-tcheou ; nous rencontrâmes en chemin une chose assez particulière. Ce sont des roches d’une hauteur extraordinaire, et de la figure d’une grosse tour carrée, qu’on voit plantées au milieu des plus vastes plaines. On ne sait comment elles se trouvent là, si ce n’est que ce furent autrefois des montagnes, et que les eaux du ciel ayant peu à peu fait ébouler la terre qui environnait ces masses de pierre, les aient ainsi à la longue escarpées de toutes parts. Ce qui fortifie la conjecture, c’est que nous en vîmes quelques-unes qui, vers le bas, sont encore environnées de terre jusqu’à une certaine hauteur.

Il y a dans cette province-là de très beau marbre, dont on se sert pour faire des ponts et remplir les trous qui rendraient les chemins impraticables. Un bonze qui n’avait pas de quoi vivre, s’étant avisé depuis quelque temps de réparer de la sorte un de ces chemins, où une petite rivière faisait un très vilain marais, le zèle qu’il a témoigné en cela pour le bien public et pour la commodité des voyageurs lui a attiré tant d’aumônes, qu’il se voit en état aujourd’hui de bâtir un beau pont, et auprès du pont une maison de bonzes. A voir de loin les grosses pierres de marbre qu’il a amassées dans cette vallée pour son dessein, je crus qu’on voulait bâtir un palais tout entier, tant il y en avait. Le marbre est d’une très belle espèce ; on le voit dans les endroits du chemin que les pieds des passants ont déjà polis.

A Ho-tcheou, la petite armée de terre qui nous accompagnait se changea en une armée navale. On mit tous les ballots sur neuf barques. On nous en donna quatre autres ; l’une où étaient les provisions et où on faisait la cuisine ; l’autre pour la musique et les joueurs d’instruments ; la troisième qui portait les soldats d’escorte ; la quatrième pour nous. Le long de la rivière, de lieue en lieue, il y avait des corps-de-gardes ; les soldats se rangeaient en haie du plus loin qu’ils nous voyaient, et nous saluaient à notre passage de la décharge de leur mousqueterie, nos flûtes donnant le signal. La manière de tirer, en ces occasions, est différente de la nôtre. Au lieu de porter le mousquet à la main et de tirer en l’air ou vis-à-vis d’eux, comme nous, ils le portent sous le bras, la crosse en devant, et la décharge se fait comme s’ils voulaient frapper quelque but derrière eux. Quand on voyage sur l’eau dans des barques, on descend à terre et l’on couche au premier endroit où la nuit surprend ; les soldats se partagent en plusieurs troupes, p.049 tiennent toute la nuit des feux allumés, et font un tintamarre qui écarte les voleurs, mais qui fait bien de la peine à ceux auxquels l’appréhension des voleurs n’ôte pas l’envie de dormir.

Le 20 novembre, nous arrivâmes à Chao-kin. C’est une grande ville où demeure le tsong-tou, qui est bon ami du père de Fontaney. Le port est fort spacieux, au confluent de trois rivières ou grands canaux, dont l’un va à Ho-tcheou, l’autre vers le Chan-si, le troisième conduit à Canton, à une lieue de Chao-kin. Ce troisième canal est si resserré entre des montagnes, que quand il fait des pluies il ne manque jamais d’y avoir un déluge à Chao-kin. Au mois de mars dernier, la rivière se déborda à la hauteur de quarante pieds. Nous vîmes des maisons sur le quai, le long du rivage, dont les toits avaient été emportés par l’inondation. Comme le tsong-tou faisait tous les frais de notre voyage, les mandarins qui sont sous lui ne manquèrent pas, dans son absence, de signaler leur zèle à nous bien recevoir, selon l’ordre qu’il leur en avait donné de Canton, où il nous attendait avec impatience. Ils nous firent monter sur une grande barque de mandarin ; ces voitures sont bien commodes pour voyager ; on y est mieux logé que nous ne sommes ordinairement dans nos maisons.

De Chao-kin jusqu’à Canton, on ne voit des deux côtés de la rivière que de gros villages ; ils sont si près, qu’on dirait qu’ils n’en font qu’un seul. C’est là que l’on commence à prendre quelque idée des beautés de la Chine. Nous laissâmes Kian-men à gauche ; c’est un village fameux pour sa longueur ; il a plus de cinq lieues de long ; on y compte près de deux cents tours carrées qu’on remplit de soldats en temps de guerre pour la défense des habitants. Nous passâmes à un bout du village de Fo-chan, qui n’est pas si grand, mais où l’on compte pourtant un million d’âmes. Il y a sur la rivière seule plus de cinq mille barques qui sont aussi longues que nos plus grands vaisseaux, et chaque barque loge une famille entière, avec ses enfants et les enfants de ses enfants. Je ne compte point une infinité de bateaux pêcheurs et de canots qui servent à passer d’un bord à l’autre ; car sur ces grandes rivières, il n’y a point de ponts. Dans les campagnes et sur de petites éminences près des villages, on voit une infinité de tombeaux : ce sont des élévations de terre, terminées en pointe par une grosse urne. Je ne crois pas que beaucoup de gens se fassent ainsi enterrer ; il faudrait bientôt autant d’espace pour loger les morts que les vivants.

Enfin le 25 novembre, nous arrivâmes à Canton [66]. Ce n’est pas une ville, c’est un monde, et un monde où l’on voit toutes sortes de nations. La situation en est admirable ; elle est arrosée d’un grand fleuve qui, par ses canaux, aboutit à différentes provinces. On dit qu’elle est plus grande que Paris. Les maisons n’y sont pas magnifiques au dehors ; le plus superbe édifice qu’il y ait, c’est l’église que le père Turcotti, jésuite, y a fait bâtir depuis deux ou trois ans. Les infidèles s’en étant plaints au vice-roi, comme d’une insulte que cet étranger faisait à leurs maisons et à leurs pagodes, celui-ci, qui est un des plus sages magistrats de la Chine, leur répondit :

— Comment voulez-vous que je fasse abattre à Canton une église dédiée au Dieu du ciel, tandis que l’empereur lui en fait élever une plus belle encore à Pékin dans son propre palais ?

En effet, nous avons appris ici que ce grand prince continue à favoriser la religion chaque jour de plus en plus. Avant qu’il envoyât le père de Fontaney en France, il avait donné aux jésuites français un terrain spacieux dans l’enceinte de son palais, pour y élever un temple au vrai Dieu. Il leur a fourni depuis de l’argent et du marbre pour le bâtir. Quelle consolation serait-ce si ce prince venait lui-même l’y reconnaître et enfin l’y adorer avec nous ! L’édifice est à l’européenne. Un de nos Frères [67], qui est très habile architecte, a conduit tout l’ouvrage. Nous aurons bientôt dans ces provinces plusieurs autres églises dont notre grand monarque sera le fondateur, car il a donné au père de Fontaney, à ce dernier voyage, ce qui était nécessaire pour en bâtir quatre, et a promis, quand elles seraient achevées, de fournir ce qu’il faudrait pour en élever encore de nouvelles ; il serait à souhaiter que tous les princes de l’Europe se fissent, à son exemple, un point d’honneur et de religion de p.050 consacrer ainsi des temples à Jésus-Christ dans les pays infidèles.

Pour ce qui est de nous, nous emploierons notre vie et nos soins à faire en sorte que ces temples soient bientôt remplis de fervents chrétiens. Je ne sais point encore quel sera le lieu de ma mission. Nous partons dans trois jours avec le père de Fontaney, qui nous placera en différents endroits ; les uns s’arrêteront sur la route dans les villes où nous avons déjà des établissements ; les autres iront à Nankin [68], pour y établir un séminaire. On enverra là d’abord les missionnaires qui viendront d’Europe, afin d’y étudier et de se rendre habiles dans la langue et dans l’intelligence des livres chinois. Nous sommes entrés neuf missionnaires à la Chine avec le père de Fontaney. Notre troupe s’est accrue par l’arrivée des pères Hervieu, Noëlas, Melon et Chomel, qui sont venus par la voie des Indes. Le père de La Fontaine devait faire le cinquième ; je lui avais donné rendez-vous à Canton ; mais, ayant trouvé dans le Maduré [69] une mission où l’on a le bonheur de verser son sang pour Jésus-Christ, comme a fait depuis quelques années le père Jean de Brito [70], il a préféré cette mission à celle de la Chine, où les affaires de la religion paraissent être en trop bon état pour espérer d’y souffrir si tôt le martyre. Quand je serai un peu plus instruit de la carte du pays, je vous en manderai des nouvelles. C’est bien assez que j’aie pu vous rendre compte de mon voyage. Je vous écris par la voie d’Angleterre, car l’Amphitrite ne saurait partir de la Chine que dans un an. Je vous écrirai amplement par ce vaisseau. Je me recommande toujours à vos prières, et suis avec toute la reconnaissance et le respect que je dois, etc.

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Lettre du père Chavagnac

au père Le Gobien

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Sancian. — Macao. — Canton. — Usages chinois. — Efforts des missionnaires.

A Cho-tcheou, le 30 décembre 1701

Mon révérend Père,

P. C.

Vous apprendrez, par les lettres que le père de Tartre et nos autres pères ont écrites en Europe, les dangers dont Dieu, par sa miséricorde, a bien voulu préserver vos amis. Étant arrivés en quatre mois et demi, le plus heureusement du monde, à deux journées de Macao, le 29 de juillet, un vendredi, jour consacré sur notre vaisseau à honorer saint François-Xavier, nous nous vîmes enlever par une horrible tempête tous nos mâts, malgré les efforts de M. de La Rigaudière notre capitaine, qui disputa à la fureur des vents et de la mer toutes les pièces de sa mâture l’une après l’autre. Il fit dans cette occasion des prodiges, aussi bien que tout son équipage ; mais l’Amphitrite était coupable de n’avoir pas accompli le vœu qu’on avait fait dans ce lieu-là même le voyage précédent, et d’avoir manqué de reconnaissance envers saint François-Xavier, son libérateur. La première pensée qui vint à tous les officiers et à tout l’équipage, quand on se vit à deux doigts du naufrage dans ce même endroit, fut que Dieu les voulait punir du peu de fidélité que la plupart avaient eu à s’acquitter du premier vœu, et on résolut qu’il fallait, avant que d’en faire un nouveau, commencer par s’obliger à accomplir celui qu’on avait si mal gardé. Je ne vous ferai point le détail de ce qui se passa pendant vingt-quatre heures que le vaisseau fut à la merci des vents et de la mer. Contentez-vous de remercier Dieu de nous avoir conservés.

Après que cette première tempête fut passée, nous fîmes route vers l’île de Sancian, que nous reconnûmes de loin le 5 d’août, et nous allâmes mouiller à huit lieues de Macao, dans l’espérance d’entrer le lendemain ou les jours suivants dans la rivière de Canton ; mais Dieu voulait que l’Amphitrite, redevable deux fois de son salut à l’intercession de saint François-Xavier, allât à son tombeau lui faire amende p.051 honorable de sa première infidélité, et satisfaire à son second vœu. En effet, ce jour-là même et le suivant, le vent devint contraire, et nous empêcha de doubler la pointe de Macao. Le 7, une seconde tempête nous obligea bon gré mal gré, de chercher un asile. Sancian était le seul endroit que l’on connût. On s’y retira, mais à travers tant d’écueils et de rochers, que tous nos marins tombèrent d’accord qu’on avait été ce jour-là plus près du naufrage que le jour que nous fûmes démâtés. La nuit, la tempête devint si affreuse que quoique nous fussions à couvert des vents et des flots derrière la pointe de l’île de Sancian, notre câble pensa rompre et les vagues furent si grandes, qu’à chaque roulis le canon de notre batterie haute trempait dans la mer. Le 9, on passa de l’autre côté entre l’île et les terres et on alla mouiller à la vue du tombeau de saint François-Xavier. D’abord, après avoir fait une décharge de canon, l’on entonna solennellement les litanies de ce grand saint. On continua ensuite, pendant plus de quinze jours que nous fûmes arrêtés là, à honorer en diverses façons l’apôtre des Indes. Nous allions presque tous les jours dire la messe sur son tombeau, et tout l’équipage y fit ses dévotions avec une piété qui nous donna beaucoup de joie et de consolation.

De Sancian nous sommes venus à Canton sur les galères chinoises. Le père de Tartre et le père Contancin, qui sur le vaisseau, essuyèrent encore deux typhons, dont l’un les prit une seconde fois à la vue de Macao et les emporta à cent lieues de là derrière une méchante île, où ils ont été obligés de mouiller, et d’essuyer sur une seule ancre une quatrième tempête plus horrible que les précédentes. Le canot, la chaloupe, quatre ancres, leurs voiles et leurs vergues, leur mât de misaine, tout a été perdu ou emporté par la violence du vent.

Pour nous, nous arrivâmes à Canton le 9 de septembre. Nous apprîmes ce jour-là même que les pères Hervieu et Noëlas étaient arrivés sur un vaisseau anglais à l’embouchure de la rivière de Canton. Quelques jours après, les pères Chomel et Melon arrivèrent aussi sur un vaisseau français de Surate. Ainsi nous trouvâmes à Canton une recrue de treize missionnaires arrivés en moins de huit jours. Nous espérions de voir aussi le père de La Fontaine ; mais il est demeuré aux Indes, pour se consacrer à la sainte et pénible mission de Maduré. Cette perte nous a été sensible, mais nous comptons qu’elle sera réparée par plusieurs de nos Frères qui viendront incessamment nous joindre. Au reste que toutes ces tempêtes n’ébranlent personne. Dieu sait bien tirer des plus grands dangers ceux qu’il protège et qui se confient en lui. On n’éprouve presque jamais de plus sensibles ni de plus solides consolations que dans les moments où l’on paraît abandonné de tous les secours humains et où tout fait connaître qu’on est absolument entre les mains de la Providence. Nous sommes obligés de rendre ce témoignage à la bonté de Dieu après en avoir souvent éprouvé les effets.

Vous m’avez marqué avant que je partisse, que je vous ferais plaisir de vous mander de quel caractère doivent être les missionnaires qu’on choisit pour cette mission. Je le pourrai faire un jour apparemment avec plus d’exactitude que je ne le puis aujourd’hui ; cependant, depuis trois mois que je suis à la Chine, et que j’ai conféré avec des missionnaires de divers ordres, je crois en savoir assez pour vous dire là-dessus ce qui est de plus essentiel. Premièrement, il faut des gens déterminés, pour l’amour de Jésus-Christ, à se gêner en tout et à se faire des hommes tout nouveaux, non seulement par le changement de climat, d’habillement et de nourriture, mais plus encore par des manières entièrement opposées aux mœurs et au caractère de la nation française. Qui n’a pas ce talent, ou qui ne veut pas s’appliquer à l’acquérir, ne doit guère penser venir à la Chine. Il ne faut point de gens qui se laissent dominer par leur naturel ; une humeur trop vive ferait ici d’étranges ravages. Le génie du pays demande qu’on soit maître de ses passions, et surtout d’une certaine activité turbulente qui veut tout faire et tout emporter d’assaut. Les Chinois ne sont pas capables d’écouter en un mois ce qu’un Français est capable de leur dire en une heure. Il faut souffrir, sans prendre feu et sans s’impatienter, cette lenteur et cette indolence naturelles ; traiter, sans se décourager, de la religion avec une nation qui ne craint que l’empereur et qui n’aime que l’argent, insensible par conséquent et indifférente à l’excès pour tout ce qui regarde l’éternité. Vous êtes désolé à chaque moment, si vous n’avez une modération, une douceur et une longanimité à toute épreuve.

p.052 La difficulté de la langue et des caractères demande avec cela qu’on aime l’étude, quoique cette étude n’ait rien d’agréable et d’engageant, que l’espérance de s’en servir un jour avec succès pour glorifier Dieu. Comme il y a toujours à apprendre en cette matière, il y a toujours à étudier, et il faut s’accoutumer à passer continuellement de l’action à l’étude, et de l’étude aux fonctions du dehors. On sait encore que les Chinois se piquent d’être les peuples les plus polis et les plus civilisés qui soient au monde mais on ne conçoit point ce qu’il en coûte pour se rendre civil et poli selon leur goût. Le cérémonial de ce pays-ci est le plus gênant et le plus embarrassant pour un Français, qu’on puisse s’imaginer ; c’est une affaire que de l’apprendre, et c’en est une autre que de l’observer. Les sciences d’Europe à proportion qu’on y excelle, disposent particulièrement les grands à passer par-dessus le souverain mépris qu’ils ont pour tout ce qui vient des étrangers. Vous voyez donc, mon révérend Père, combien cette grâce universelle, dont je parlais d’abord, est nécessaire en ce pays, plus que dans nulle autre mission. Je ne parle point des vertus chrétiennes et religieuses, sans lesquelles ici, non plus qu’ailleurs, on ne peut ni se conserver soi-même ni rien faire de grand pour la conversion des âmes. Je conseillerais à ceux qui se sentent appelés à la Chine, de lire et de relire la vie du père Ricci écrite par le père d’Orléans, et d’étudier à loisir le caractère de ce grand homme, qu’on regarde avec raison comme le fondateur de cette florissante mission. On voit réuni dans sa personne cet assemblage de bonnes qualités qui rendent un homme propre à faire ici un bien solide, et l’on peut se croire d’autant mieux disposé à venir travailler dans cet empire, qu’on se trouvera plus semblable à lui, ou plus résolu, avec la grâce de Dieu, à le devenir. On se le propose particulièrement ici pour modèle, ̃et nous avons la consolation de voir que ceux qui l’imitent plus parfaitement sont aussi ceux au zèle et aux travaux de qui Dieu donne de plus grandes bénédictions. Quoiqu’il ne se fasse pas communément ici de ces miracles d’éclat qui furent dans les premiers temps des preuves si éclatantes de la vérité du christianisme, Dieu ne laisse pas d’aider la faiblesse des idolâtres et des néophytes par certains évènements qui ont quelque chose de prodigieux.

Le père Baborier en marque plusieurs dans ses lettres, que vous verrez sans doute à Paris. L’un, de la maison d’un chrétien conservée seule au milieu d’un incendie qui consuma plus de quarante maisons autour d’elle. L’autre, d’un idolâtre préservé de la persécution du démon à la prière d’un fervent chrétien. Le troisième, d’un enfant soutenu et retiré par une main invisible d’un puits où il était tombé. Le père Fouquet, dans sa nouvelle mission, a les plus belles espérances du monde. Il marque qu’il vient à lui tous les jours quantité d’idolâtres, pressés, les uns par les remords de leur conscience, les autres par des songes terribles, dont Dieu se sert pour les faire penser à l’éternité ; qu’il en a baptisé en un jour jusqu’à trente-cinq, et qu’il en a actuellement plus d’une trentaine qui se font instruire.

J’ai appris de deux Français qui viennent de Pékin, que l’église de nos Pères français est achevée. C’est un des plus beaux édifices de cette grande ville. Les censeurs de l’empire (nous les nommons ainsi parce que leur emploi est le même à peu près que ceux des censeurs de l’ancienne Rome) ; les censeurs, la voyant si élevée, représentèrent que cela était contre les lois.

— C’est moi qui ai tort, répondit l’empereur : c’est par mon ordre que les pères l’ont faite de cette manière.

Comme les censeurs insistaient, et marquaient qu’il fallait envoyer un contr’ordre et faire abaisser cette église :

— Que voulez-vous que je fasse ? repartit le prince, ces étrangers me rendent tous les jours des services considérables ; je ne sais comment les récompenser ; ils refusent les charges et les emplois ; ils ne veulent point d’argent ; il n’y a que leur religion qui les touche, c’est par ce seul endroit que je puis leur faire plaisir. Qu’on ne m’en parle plus.

M. l’évêque de Pékin a donné la confirmation à plus de douze mille chrétiens. Le père Bouvet est occupé depuis le matin jusqu’au soir à instruire ceux qui viennent pour embrasser notre sainte religion. Il y a eu, entre autres, un bonze qui s’est converti d’une manière assez particulière. Il était fort dévot dans sa fausse religion et il s’occupait à bâtir une pagode sur un grand chemin, lorsque deux chrétiens, passant par là, lui dirent qu’il se donnait bien de la peine pour une fausse divinité, qu’il ferait bien mieux d’aller à Pékin trouver les Européens qui étaient dans le palais de p.053 l’empereur, qu’ils lui expliqueraient la loi du grand Dieu du ciel et souverain Seigneur de toutes choses. Le bonze, qui n’avait jamais entendu parler de la religion chrétienne, les crut, vint à Pékin, se convertit, et s’en retourna achever son bâtiment, qu’il a consacré depuis à Jésus-Christ. Il est maintenant un des plus fervents prédicateurs de la vraie religion.

On travaille actuellement à la conversion d’un officier tartare, qu’une rencontre qui a fait beaucoup d’honneur au christianisme, a engagé a se faire instruire de la loi de Jésus-Christ. Il entrait à cheval à Pékin ; il laissa par hasard tomber sa bourse. Un pauvre artisan chrétien la vit tomber, la ramassa, et courut après lui pour la lui rendre. L’officier, regardant avec mépris ce pauvre homme et ne sachant ce qu’il lui voulait, piqua son cheval ; le chrétien ne le perdit point de vue, et le suivit jusqu’à sa maison. Là, le Tartare, tout en colère, le maltraita d’abord de paroles, et lui demanda ce qu’il lui voulait :

— Vous rendre votre bourse que vous avez laissé tomber,

lui répondit le chrétien. Le Tartare fut surpris, et, changeant de langage, voulut savoir pourquoi, contre les coutumes de l’empire, qui permettent de garder ce qu’on trouve, il lui rapportait son argent.

— C’est que je suis chrétien, repartit l’artisan, et ma religion m’oblige de le faire.

Cette réponse piqua la curiosité de l’officier ; il voulut savoir quelle était cette religion. Il vint voir les Pères, il les écouta, il marqua beaucoup d’estime pour tout ce qu’ils lui dirent des mystères et des maximes de la loi chrétienne. Il faut espérer que la grâce achèvera en lui ce qu’elle a si heureusement commencé.

Le père Castner, jésuite bavarois, m’a fait la grâce de me mener avec lui à cinq lieues de Canton, dans sa mission. C’est à Fochan qui est une bourgade plus grande que Paris, et où l’on compte neuf cent mille âmes. Pour la grandeur, j’en parle comme témoin oculaire ; pour le nombre des habitants j’en parle sur le témoignage de tous les missionnaires de Canton. J’ai vu à Fochan une fort belle église, de la forme à peu près et de la grandeur de celle de notre Noviciat de Paris. J’y trouvai un très grand nombre de fervents chrétiens, et ce père devait, quelques jours après mon départ, baptiser trois cents catéchumènes dans les villages circonvoisins qui sont de son ressort.

Je pourrais vous dire bien d’autres choses des autres missions, mais je me fais une loi de ne parler que de ce que j’ai vu ou appris par lettres que j’ai lues moi-même. Peut-être qu’un jour j’aurai le bonheur de vous faire part aussi du succès que la miséricorde infinie de Dieu voudra bien donner à mes faibles travaux et aux prières de mes amis. Je me recommande très particulièrement aux vôtres, et suis avec bien du respect, etc.

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Lettre du père Fouquet

au duc de la Force,

pair de France

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État des missions en Chine. — Difficultés de leurs progrès.

A Nan-tchang-fou, capitale de la province de Kiam-si, à la Chine,

le 26 novembre 1702

Monseigneur,

La paix et la grâce de Jésus-Christ, N. S.

Si les lettres que j’ai reçues d’Europe cette année m’ont comblé de joie, en m’apprenant les bénédictions continuelles que Dieu verse sur la France, sur le grand prince qui la gouverne, et sur toute la famille royale, je n’ai pas été moins touché de ce que vous avez fait dans ces derniers temps pour l’avancement de l’œuvre de Dieu et pour la gloire de la religion. Pendant que nous travaillons ici de toutes nos forces à renverser les idoles et à détruire l’empire du démon, il vous est bien glorieux, monseigneur, de combattre l’hérésie, de la confondre et de la bannir de toutes vos terres, avec un succès qui désole les partisans de l’erreur, et qui vous attire l’estime du roi et les applaudissements de toute la France. Il est assez surprenant qu’en moins de deux ans vous ayez engagé plus de six mille hérétiques à se faire instruire des vérités catholiques, et à rentrer de bonne foi dans le sein de la véritable Église.

Permettez-moi, monseigneur, de prendre part à un si heureux succès, et à la satisfaction que reçoit notre auguste maître de vous voir répondre si fidèlement aux soins qu’il a pris pour vous donner une éducation catholique et digne de votre illustre naissance. Quoique Dieu répande tous les jours ses grâces sur la mission française que nous avons établie depuis p.054 quelques années dans ce vaste empire, aucun de nous ne compte encore, comme vous, les cinq et six mille infidèles convertis. Depuis quatre ans que nous sommes ici, tout le temps s’est presque passé à apprendre la langue, et à faire quelques établissements solides. Il ne faut point s’en étonner ; les commencements d’une mission sont toujours difficiles ; il faut renverser la terre plus d’une fois avant que de semer et de recueillir. Comme vous avez la bonté de vous intéresser à ce qui nous regarde, et que vous souhaitez savoir des nouvelles de notre mission, je vais vous rendre un compte exact de nos occupations présentes, et des espérances que Dieu nous donne pour le temps à venir. Mais comme je ne veux rien vous écrire qui ne soit venu à ma connaissance par des voies assurées, je me bornerai à ce qui regarde les seuls jésuites français, que j’ai trouvés ici, ou qui y sont venus avec moi et depuis moi.

J’arrivai à la Chine le vingt-cinquième de juillet de l’année mil six cent quatre-vingt-dix-neuf. Nos Pères français n’y avaient alors que deux maisons. La première à Pékin, dans l’enceinte du palais impérial, où l’on voit aujourd’hui une belle église, bâtie avec la permission et par les libéralités de l’empereur. La seconde à Canton, qui est un des plus fameux ports de cet empire, où les Européens et plusieurs nations de l’Orient font un grand commerce. Ces deux maisons ne suffisant pas pour le nombre de nos missionnaires, qui augmentait tous les jours, on pensa à faire de nouveaux établissements. On jeta les yeux sur la province de Kiam-si, et les pères de Broissia et Domenge achetèrent trois maisons pour y faire trois églises. Une à Fou-tcheou, l’autre à Jao-tcheou, et la troisième à Kieou-kiang, qui sont trois villes du premier ordre. Ces maisons ne coûtèrent qu’environ deux cent quatre-vingts taels, ce qui revient à peu près à onze ou douze cents livres de notre monnaie. Ce n’était que de vieilles masures, qui, menaçant ruine en beaucoup d’endroits, étaient devenues inhabitables. Les toits étaient ouverts de tous côtés, et l’on y était exposé à la pluie, et à toutes les injures de l’air. De plus, la maison de Fou-tcheou ne fut d’abord engagée que pour un certain temps, et ce n’a été qu’après bien des formalités et des embarras que nous en sommes demeurés paisibles possesseurs. Quoique grandes que fussent les incommodités que souffrirent les Pères, qui nous procurèrent ces premiers établissements, ils y furent peu sensibles ; mais nous le fûmes tous infiniment aux oppositions que formèrent les mandarins de Kieou-kiang et de Jao-tcheou à notre établissement dans ces deux villes.

Ces oppositions durèrent près d’un an et demi ; car les gouverneurs, qui sont des mandarins inférieurs, ne règlent pas ordinairement par eux-mêmes les affaires importantes : ainsi, ils sont obligés d’en faire leur rapport aux mandarins supérieurs, c’est-à-dire au pou-tchim-ssée, que nos Européens appellent le trésorier général de la province, et au fou-yuen, à qui nous donnons le nom de vice-roi. Ce fut devant ces deux grands mandarins, qui ne reconnaissent au-dessus d’eux que les tribunaux de Pékin, que fut portée l’affaire des deux maisons que nous avions achetées. On s’opposait à notre établissement dans ces deux villes, parce que nous étions étrangers et parce que nous prêchions une loi étrangère. Comme la qualité d’étranger est toujours odieuse à la Chine, il n’en fallait pas davantage pour être condamnés, et nous l’eussions été, si le trésorier général n’eût pris notre défense, et n’eût fait valoir le fameux édit qui fut porté en mil six cent quatre-vingt-douze en faveur de la religion chrétienne. Il est vrai que cet édit ne marque pas qu’on pourra faire de nouvelles églises, mais il nous maintient dans les anciennes, et nous permet d’y assembler le peuple ; ce qui parut suffisant à des juges affectionnés, pour ne nous point troubler dans les établissements que nous avions faits.

Cette affaire étant heureusement terminée, le père de Broissia reçut ordre de passer dans la province de Tche-kien pour fonder une Église à Nimpo, port de mer sur la côte orientale de la Chine, vis-à-vis du Japon, qui n’en est éloigné que de trois ou quatre journées. Ce poste nous parut nécessaire, non seulement pour avoir une entrée libre de ce côté-là dans la Chine, mais encore pour chercher quelque moyen de pénétrer au Japon où la religion chrétienne a été autrefois si florissante, et où l’on dit qu’elle s’est conservée jusqu’à présent malgré les horribles persécutions qui désolent depuis si longtemps cette Église. Les pères de Broissia et Gollet étant arrivés à Nimpo [71] p.055 au mois d’août de l’année dernière, y demeurèrent trois ou quatre mois avec de grandes incommodités, et sans pouvoir trouver aucune maison qui leur convînt, parce qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour acheter celles qu’on leur présentait. Cela les obligea de prendre un emplacement, et de bâtir quelques chambres pour se loger ; mais ce ne fut pas sans contradiction : le tchen-hien de la ville (c’est l’officier qui gouverne le peuple) leur envoya demander qui ils étaient, d’où ils venaient, et quel était leur dessein ; et après leur réponse, il défendit de continuer l’ouvrage qu’ils avaient commencé. Il présenta même une requête contre eux aux mandarins dont il dépendait. Cette requête passa par tous les tribunaux, et vint enfin au vice-roi de la province. Si ce premier mandarin eût été aussi bien intentionné que ceux dont nous avons parlé, il eût pu par lui-même conclure comme eux la chose en notre faveur, et nous épargner beaucoup de peines, de craintes et de frais ; mais au lieu de prononcer sur la requête, il la renvoya à la Cour des rites. Ce tribunal, de tout temps redoutable aux étrangers, et contraire au christianisme, n’aurait pu suivre en cette occasion ses anciennes maximes sans renverser tous nos établissements, et sans ruiner entièrement notre mission naissante : mais Dieu, en qui nous avions mis toute notre confiance, ne le permit pas. Le père Gerbillon, notre supérieur général, trouva parmi les officiers de cette Cour formidable des amis puissants et de zélés protecteurs, qui gagnèrent des voix en notre faveur, et qui firent donner au vice-roi de Tche-kien une réponse aussi favorable que nous la pouvions souhaiter.

Nous eûmes une plus rude persécution a soutenir dans la province de Hou-coüan. Le père Domenge et le père Porquet achetèrent à Hoan-tcheou une petite maison pour la somme de soixante et six taels. Ce lieu nous était commode : outre qu’il n’est pas éloigné de la capitale de Hou-coüan, il y avait déjà quelques anciens chrétiens qui demandaient du secours. La maison ne devait pas faire envie ; on n’y voyait ni porte, ni fenêtres, ni meubles, de sorte que le père Hervieu étant venu en prendre possession, fut obligé, les premiers jours, de coucher à terre et presque à découvert. Cependant un bonze ayant appris l’arrivée du nouveau missionnaire, se mit à la tête de la canaille qu’il avait apostée, et alla le déférer aux mandarins. Les prêtres des idoles souffrent impatiemment de voir élever des églises, parce que les chrétiens, dès qu’ils sont chrétiens, refusent de contribuer à l’entretien des pagodes. Le père Hervieu crut qu’avec un peu de patience ces mouvements pourraient s’apaiser ; il se trompa. Le mandarin lui fit dire de se retirer au plus tôt, et envoya des tchai, c’est-à-dire des huissiers pour lui en signifier l’ordre. A la troisième sommation, le père fut contraint de céder la place, pour ne pas irriter un homme dont la colère aurait pu avoir de fâcheuses suites. On abandonna ainsi, outre la maison de Hoan-tcheou, celle de Han-yan, qu’on venait d’acheter dans la même province de Hou-coüan.

Les Pères comptaient beaucoup sur l’appel qu’ils pouvaient interjeter au vice-roi, à qui des personnes de considération les avaient recommandés ; mais ce mandarin, bien loin d’avoir quelque égard pour eux, les menaça de renvoyer cette affaire à la Cour des rites, ce que nous appréhendions par-dessus toutes choses, dans la crainte que ce tribunal, qui venait déjà de prononcer en notre faveur, nous voyant revenir si souvent, ne se formât quelque idée désavantageuse des établissements que nous faisions dans les provinces. Les préjugés eussent pu renaître contre tout ce qui s’appelle nouveauté. On eût répondu de s’en tenir à la coutume : c’est la grande raison ici, et cette raison, qu’on rapporte souvent, tient la place de beaucoup d’autres qu’on croit avoir, et qu’on n’ose pas déclarer ouvertement. Les Chinois ne sauraient s’imaginer qu’on puisse se proposer, dans tout ce qu’on entreprend, une autre fin que l’intérêt : ce qu’on dit des motifs qui font agir les hommes apostoliques, et qui les portent à quitter leur pays, leurs parents, et tout ce qu’ils ont de plus cher au monde, dans la seule vue de glorifier Dieu et de sauver les âmes ne les touche point, parce qu’il leur paraît incroyable. Cependant ils nous voient traverser les plus vastes mers avec des fatigues et des dangers immenses ; ils savent que ce n’est ni le besoin qui nous amène à la Chine, puisque nous subsistons sans rien leur demander et sans attendre d’eux le moindre secours ; ni l’envie d’amasser des richesses, puisque nous les méprisons et que nous ne vendons ni n’achetons rien ; ils ont recours à des desseins de politique, et quelques-uns sont assez simples pour s’imaginer que nous venons tramer des changements dans l’État, et, p.056 par des intrigues secrètes, nous rendre maîtres de l’empire. Quelque extravagant que soit ce soupçon, il y a eu et il est à craindre qu’il n’y ait peut-être encore des gens capables de le concevoir. Yam-quam-siem, ce terrible ennemi de la religion chrétienne, qui fit souffrir au père Adam Schall une si cruelle persécution, et qui voulait envelopper tous les missionnaires dans la ruine de ce grand homme, leur imposa ce crime affreux. Cette accusation trouva créance dans des esprits naturellement soupçonneux et pleins d’ombrage ; et si la main de Dieu, par des prodiges inespérés, n’eût déconcerté les projets de cet impie, c’était fait de notre sainte loi et des prédicateurs qui l’annonçaient.

Il n’y avait pas encore longtemps que j’étais à Fou-tcheou lorsqu’un chrétien m’avertit qu’on répandait contre nous de semblables bruits. Quelque effort qu’il eût pu faire pour détromper par de solides raisons ceux qui étaient dans une opinion si ridicule, il m’avoua qu’il n’avait pu en venir à bout. Les bonzes, ennemis par intérêt de la sainte doctrine que nous prêchons, sont ordinairement les premiers auteurs de ces calomnies atroces ; ils les sèment adroitement parmi le peuple, et pour nous rendre plus odieux, ils y ajoutent mille sots contes, auxquels on ne laisse pas d’ajouter foi. Mais rien ne leur réussit mieux que ce qu’ils rebattent sans cesse aux oreilles de la populace stupide, que les disgrâces temporelles, les maladies, mille autres accidents funestes, et la mort même, sont des suites infaillibles du baptême. Il est incroyable combien ces terreurs, quoique démenties souvent par l’expérience, empêchent de gens d’embrasser le christianisme ; sur quoi voici ce qui m’est arrivé à moi-même.

Un jour que j’allais baptiser une femme qui était à l’extrémité, un catéchiste vint me trouver à l’église pour m’avertir de n’y pas aller, parce que le mari de cette femme, qui était venu me prier de la baptiser, avait changé de sentiment.

— Allez dire au prédicateur de votre loi, dit cet infidèle au catéchiste, qu’il se tienne en repos chez lui ; je sais ses desseins et je suis instruit de ses prétentions. Il veut avoir les yeux de ma femme, pour en faire des lunettes d’approche ; qu’il s’adresse à d’autres, car je ne consentirai jamais qu’il mette le pied dans ma maison, ni qu’il la baptise.

Le catéchiste, touché de compassion de voir un aveuglement si déplorable, tâcha de remettre l’esprit à ce pauvre homme ; mais tous ses efforts furent inutiles, et la femme mourut sans être baptisée. C’est ainsi que le démon se joue de ce peuple infortuné, dont la crédulité pour les fables les plus grossières est excessive, pendant qu’il ferme les yeux aux vérités les plus claires, et à tout ce qui pourrait le conduire à la connaissance de Dieu. Dans un pays où l’on est si prévenu contre nous, et au milieu de tant d’ennemis attentifs à nous observer, vous jugez assez, monseigneur, avec quelle circonspection doivent agir ceux qui viennent ici prêcher l’Évangile. Ce n’est pas assez d’apporter beaucoup de zèle, il faut que ce soit un zèle réglé par une grande prudence, sans quoi l’on est en danger de tout gâter, et de mettre de grands obstacles à l’œuvre de Dieu. Je ne dis point ce qu’il y a à souffrir dans les voyages et dans les courses nécessaires auxquelles notre ministère nous engage. Il nous a fallu remonter des torrents rapides, où nous voyions des barques se briser à nos yeux ; veiller les nuits entières pour nous défendre des voleurs, qui ne nous auraient fait aucun quartier s’ils nous avaient pu surprendre ; nous faire entendre à une nation dont nous ne savions encore la langue que très imparfaitement. Ces peines et beaucoup d’autres font que nous osons nous appliquer ces paroles du Prophète :

— Ils allaient et venaient, jetant le grain en terre avec beaucoup de larmes. 

Mais nous espérons aussi de la miséricorde infinie de Dieu qu’il vérifiera encore en nous les paroles qui suivent :

— Ils viendront enfin avec joie, chargés des gerbes qu’ils auront recueillies.

Nous voyons déjà des commencements qui nous consolent, et je me persuade qu’en les lisant vous aurez vous-même, monseigneur, une véritable consolation.

Tandis que les missionnaires dont j’ai parlé étaient occupés à la fondation de nouvelles églises, les autres travaillaient à remplir de fidèles celles qui se trouvaient déjà établies. Le père d’Entrecolles, qui fut envoyé à Jao-tcheou, ne trouva pas dans cette ville un seul chrétien lorsqu’il y arriva. A la vérité, un jeune homme de Hoi-tcheou, ville de la province de Nankin, avait reçu le baptême des mains du père de Broissia, dans la nouvelle église de Jao-tcheou, mais comme il était étranger, il se retira p.057 bientôt dans son pays. Ainsi le premier que le père d’Entrecolles eut le bonheur de mettre dans le chemin du salut, fut un pauvre maçon, du nombre de ceux qui avaient travaillé au bâtiment de la petite chapelle. Ici, à l’exemple de Notre-Seigneur nous pouvons donner pour marque de notre mission, que nous évangélisons les pauvres. On trouve en eux à la Chine, comme partout ailleurs, moins d’obstacles et plus de docilité aux vérités du salut que dans les grands et dans les puissants du siècle. Celui-ci, étant tombé dangereusement malade, eut recours à toutes les superstitions des bonzes ; mais ce fut sans aucun succès. On en avertit le père d’Entrecolles qui se sentit touché de l’aveuglement et du danger de ce bon manœuvre. Comme il avait apporté d’Europe quelques remèdes, il les fit offrir au malade, dans la vue de le gagner. Le malade les accepta, mais en déclarant qu’il ne prétendait nullement par là faire société de religion avec nous. C’était pourtant le moyen que Dieu avait choisi pour le faire chrétien ; les remèdes le soulagèrent, et son cœur se trouva bientôt changé. Il demanda de lui-même à être instruit ; il apprit en un jour toutes les prières ; et, s’étant ensuite fait traîner sur les bras de ses enfants jusqu’à l’oratoire qu’il avait bâti, il témoigna tant de ferveur et tant de foi, qu’on crut le devoir baptiser. Peu de temps après son baptême, il retomba dans sa langueur, ce qui, bien loin de l’ébranler, ne servit, en épurant sa foi, qu’à l’affermir davantage. Il soutint cette épreuve avec une résignation admirable, et, se sentant près de sa fin, il demanda les derniers sacrements, qu’il reçut avec des marques d’un repentir très vif de ses péchés passés, et une espérance ferme que Dieu lui voudrait bien faire miséricorde. Il expira au milieu de sa famille qu’il exhorta fortement à embrasser la religion dans laquelle il mourait.

Sa mort fut suivie de la conversion d’un jeune homme qui était fils du premier mari de sa femme et que Dieu toucha à la vue des obsèques qu’on fit au défunt. Le jour qu’on devait célébrer la messe pour le repos de son âme, le père d’Entrecolles fit parer sa chapelle de divers ornements qu’il avait apportés d’Europe. Ce spectacle extraordinaire excita la curiosité des Chinois. Comme c’était le nouvel an, temps auquel on ne pense ici qu’aux divertissements et aux visites, le peuple désoccupé accourut en foule à l’église. De grandes et belles images, dont elle était toute tapissée, arrêtaient les yeux des Chinois, qui n’avaient jamais rien vu de semblable ; ils en demandaient l’explication. Durant près de trois semaines, ce fut chaque jour un monde nouveau et de nouvelles questions ; il vint plus de dix mille personnes, et ce fut alors, dit le père d’Entrecolles dans la lettre qu’il écrit, que je ressentis une véritable douleur de ne pouvoir, faute d’entendre encore assez bien la langue, expliquer nos saints mystères à cette foule d’infidèles qui désiraient d’en être instruits. J’y suppléai, ajoute-t-il, le mieux qu’il me fut possible par mes domestiques qui, sachant bien leur créance, se faisaient écouter avec assez d’attention, et par les livres que je distribuai à ceux qui étaient capables d’en profiter. Plusieurs de ces derniers revinrent proposer des doutes que la lecture de ces livres leur avait fait naître. Mais il est surprenant que, de cette grande multitude de peuple à qui on annonça le royaume de Dieu, il n’y en eut que deux qui ouvrirent les yeux à la lumière, et qui demandèrent le baptême.

Le premier était sieou-tsai d’armes, c’est-à-dire gradué ; car les Chinois ont des gradués dans les armes aussi bien que dans les lettres. Un homme qui veut se pousser par cette route est obligé de passer par divers examens, de faire voir son habileté à tirer de l’arc et à monter à cheval, et de donner des preuves de sa force et de son adresse dans les autres exercices militaires. Il doit aussi avoir de la science car on leur donne à résoudre certains problèmes qui regardent les campements et les autres fonctions de la guerre. Ceux qui se distinguent sont élevés au degré de sieou-tsai, qui répond à peu près à celui de bachelier en France. On monte ensuite au degré de kiu-gen, par un examen qui se fait de trois en trois ans, en présence du vice-roi et des mandarins de la province. Enfin, on devient tsin-ssée c’est-à-dire docteur ; mais il faut avoir un rare mérite pour arriver à ce dernier degré, auquel l’empereur nomme lui-même. Ce qui se pratique pour la guerre est aussi d’usage pour les sciences, avec cette différence, que les gradués dans les lettres sont encore plus estimés que ne le sont ceux des armes. Mais quiconque peut parvenir au titre glorieux de tsin-ssee, soit dans les lettres, soit dans la guerre, doit se p.058 regarder comme un homme solidement établi puisqu’il est à portée de tous les emplois les plus importants de l’empire. On doit donc regarder le sieou-tsai d’armes qui fut baptisé à Jao-Tcheou, comme la première colonne de cette nouvelle Église. La visite que rendirent au père d’Entrecolles les mandarins de la ville et un docteur du collège impérial qui fléchirent le genou et baissèrent la tête devant l’image de Jésus-Christ, donna de la réputation a notre sainte loi, et fut suivie du baptême de six personnes, dont trois étaient pères de famille. Ces conversions donnèrent encore occasion à plusieurs autres ; de sorte que le nombre des fidèles s’accrut peu à peu considérablement.

La difficulté principale était de convertir quelques femmes de ce lieu. Dans les anciennes Églises, les femmes chrétiennes instruisent les personnes de leur sexe et les disposent au saint baptême. Il est nécessaire d’en user ainsi à la Chine, parce que les Chinoises sont naturellement si modestes et si réservées qu’elles n’osent presque paraître devant un homme : à plus forte raison n’oseraient-elles parler à un étranger, ni écouter ses instructions. Notre-Seigneur leva cet obstacle qui était grand. Quelques femmes chrétiennes étant venues par eau de la province de Hou-coüan avec leurs maris, commencèrent à instruire de notre sainte religion les femmes de Jao-tcheou. Leur barque devint bientôt un lieu d’assemblée ; le Père, s’y étant rendu, en baptisa sept qu’il trouva suffisamment instruites et celles-là serviront désormais à en instruire beaucoup d’autres. Tels ont été les commencements de l’Église de Jao-tcheou où il y a présentement plusieurs chrétiens d’une ferveur admirable.

Un d’entre eux ayant obtenu la grâce de communier, passa tout ce jour-là sans prendre aucune nourriture. Il ne pouvait contenir sa joie de posséder Jésus-Christ, et il n’eut de repos que quand il eût procuré à sa femme le même bonheur. Un autre perdit une barque qu’il avait, le jour même qu’il fut baptisé, et son fils unique, qu’il aimait tendrement et qui avait aussi reçu le saint baptême, mourut peu de temps après. Il regarda ces accidents comme une épreuve de Dieu, et, bien loin d’en être ébranlé, ayant remarqué que le visage de son fils, qu’un rétrécissement de nerfs avait horriblement défiguré durant sa maladie, était devenu fort beau après sa mort, il en redoubla sa ferveur. Une si grande constance dans un néophyte chinois ne peut être que l’effet d’une grâce fort extraordinaire, car ces peuples ont un amour et un attachement extrêmes pour leurs enfants. Le père d’Entrecolles espère ouvrir bientôt une nouvelle mission dans une petite ville voisine de Jao-tcheou. Il a déjà baptisé un père de famille qui est établi dans ce lieu-là.

L’Église de Kieou-kiang n’a pas eu des commencements si heureux. Semblable à ces terres ingrates qui répondent mal aux peines qu’on prend pour les cultiver, cette ville infidèle n’a donné jusqu’à cette heure qu’un très petit nombre de chrétiens. Ce n’est pas une chose aisée à la Chine de planter la foi dans un lieu où elle n’a jamais été établie, parce que personne ne veut commencer à l’embrasser. Les plus convaincus de nos mystères attendent un exemple, et c’est dans ces occasions qu’on sent particulièrement toute la force du respect humain.

Pour la ville de Fou-tcheou, où j’ai demeuré plus d’un an à différentes fois, le christianisme y prend racine insensiblement, et j’ai lieu d’espérer que dans quelques années notre sainte religion y sera très florissante. Après plus de vingt mois de courses dans la province de Fo-kien où je n’avais pu trouver de retraite fixe, les ordres de ceux qui conduisirent notre mission me firent passer à Fou-tcheou, ville de la province de Kiam-si. On me remit le soin de cette chrétienté au commencement du mois de mars de l’année dernière. Il n’y avait alors qu’environ cent néophytes, il y en a maintenant une fois autant. Je fis le premier baptême que j’eusse jamais fait en ma vie, le douzième de mars. C’était le jour de ma naissance, ce qui me fit beaucoup de plaisir ; car je crus pouvoir me dire qu’il fallait renaître en quelque sorte ce jour-là pour mener une vie nouvelle qui ne fût plus occupée qu’à glorifier Dieu et qu’à procurer le salut des Chinois. La personne que je baptisai était une jeune femme dangereusement malade, qui savait parfaitement tout ce qu’il faut croire. Quand on lui demanda si elle avait encore quelque confiance dans les idoles, elle répondit avec une espèce d’indignation qui me toucha :

— Il faudrait être bien aveugle pour croire que ces morceaux de pierre et de bois eussent quelque p.059 vertu ou quelque pouvoir.

Le sacrement qui purifia son âme ne fut pas sans effet sur son corps, ainsi que je le puis croire raisonnablement, puisqu’elle se trouva guérie bientôt après. Cette femme est aujourd’hui une des plus ferventes chrétiennes de cette Église.

Quelques jours après je conférai le baptême à trois autres personnes, et ensuite à un plus grand nombre encore, de sorte qu’en peu de mois je comptai quarante-neuf femmes ou hommes que j’avais baptisés, parmi lesquels il y en avait déjà plusieurs avancés en âge et qui avaient de nombreuses familles. Les gens de lettres commencèrent à me venir voir et à me proposer leurs doutes sur notre sainte religion. Je me souviens d’un nommé Yuen, de grande réputation parmi les siens, qui, dans une visite qu’il me rendit, demanda fort sérieusement comment Dieu pouvait gouverner le monde et fournir, sans se lasser, à l’application que demandait un travail aussi étendu. Je tâchai de le satisfaire en lui développant l’idée de Dieu, et usant de comparaisons pour le lui faire connaître : c’est la meilleure manière d’instruire les Chinois ; une comparaison appliquée à propos les convainc sûrement beaucoup mieux que les démonstrations les plus solides. Ils ont pour la plupart l’esprit très bon, mais peu capable des subtilités de la dialectique, peut-être parce qu’ils n’y sont pas accoutumés. Ce lettré me parut content de mes réponses ; il est revenu ici depuis deux mois se faire examiner pour le kiu-ginat. Il m’amena avec lui son fils, qui est aussi gradué : je les pressai tous d’eux d’ouvrir les yeux à la lumière mais l’heureux moment où la grâce les doit soumettre comme je l’espère, à l’empire de Jésus-Christ n’était pas encore venu.

Si j’étais demeuré plus longtemps à Fou-tcheou, j’aurais selon toutes les apparences, augmenté de cent personnes le nombre des néophytes ; mais un ordre imprévu m’obligea d’abandonner pour un temps ma chère mission, pour venir à Nan-tchang-fou, d’où j’ai l’honneur de vous écrire cette lettre. J’ai eu la consolation d’y recevoir le père de Fontaney et ses compagnons à son retour d’Europe. Quoique je fusse alors dans un grand embarras, je ne laissai pas de faire une petite mission à la campagne : elle ne dura que six jours ; mais pendant ce temps Notre-Seigneur me fit la grâce de baptiser trente huit personnes dans cinq villages différents que je parcourus. Je retournai à Fou-tcheou au commencement du mois de mars : les chrétiens, qui avaient été six mois sans pasteur, vinrent me trouver aussitôt qu’ils surent mon arrivée. Ce fut de part et d’autre une joie très sensible de nous revoir. On m’amena un grand nombre de catéchumènes. Je les examinai, et en peu de jours j’en baptisai près de trente. Je recommençai mes conférences avec les lettrés. Comme c’était un temps d’examen pour eux, la ville en était remplie, et ils venaient me rendre visite en si grand nombre, que dans une seule après-dînée j’en comptai jusqu’à quinze. Je leur distribuai quelques ouvrages de nos anciens missionnaires, et entre autres l’excellent livre du père Matthieu Ricci qui a pour titre en chinois Tien-tchu-che-y, c’est-à-dire, de la véritable intelligence du mot Tien-tchu, qui signifie le Seigneur du ciel. Ce livre fait des effets merveilleux sur l’esprit des Chinois qui ont de la capacité, et il en est peu qui ne soient ébranlés quand ils l’ont lu avec attention. Un autre livre que je donnai à plusieurs est celui du père Jules Aleni, qui a pour titre, Oüan ouë-tchin-yuen, la véritable origine de toutes choses. Ce missionnaire a été dans son temps une des plus fermes colonnes de cette mission, et son ouvrage a eu un si grand cours dans toute la Chine, et est d’ailleurs si touchant et si instructif, que je crois pouvoir assurer qu’il a converti plus d’infidèles qu’il n’a de syllabes et même de lettres. Il serait à souhaiter que chaque missionnaire fût en état de semer dans les lieux de sa mission un grand nombre d’instructions. Ce sont des prédicateurs muets mais très éloquents et très efficaces, qui reprochent aux Chinois les désordres de leur vie sans blesser leur délicatesse, qui éclairent leur esprit sans les choquer, et qui les conduisent peu à peu. et presque sans qu’ils s’en aperçoivent, à la connaissance de la vérité. Je ne sais pas encore tout l’effet qu’auront eu ceux que j’ai répandus, il m’est revenu seulement qu’ils avaient beaucoup contribué à la conversion d’un lettré qui a reçu le baptême depuis mon départ de ce pays-là.

C’est par la lecture de quelques livres de piété que le fameux père Adam Schall donna à un mandarin, il y a plus de quarante ans, que s’est convertie une famille entière, dont p.060 j’ai baptisé neuf personnes cette année. Ce mandarin s’étant trouvé dans sa jeunesse à la cour, où il avait un emploi de distinction, alla voir par curiosité le père Adam Schall, qui s’était acquis par son mérite une grande réputation dans tout l’empire. Le père lui parla de la religion chrétienne et le porta à l’embrasser ; mais le jeune mandarin, qui aimait les plaisirs, et qui n’avait alors en tête que sa fortune, ne fit pas grande attention à tout ce que disait l’homme de Dieu ; il reçut néanmoins les livres qu’il lui donna. Il parcourut ensuite plusieurs provinces où il eut des charges considérables, se livra à toutes les ridicules superstitions des bonzes, chercha dans les livres des tao-sse qui sont d’insignes imposteurs les moyens de se rendre immortel, jusqu’à ce qu’enfin, revenu de ses erreurs et de ses folies à l’âge de-quatre-vingts ans, il trouva dans la lecture des livres dont le père Adam Schall lui avait fait présent autrefois, ce qu’il avait cherché vainement ailleurs, je veux dire son salut éternel, et celui de la plupart de ses enfants.

Cet exemple, et plusieurs autres que je pourrais rapporter, montrent assez de quelle utilité sont ici les bons livres. Pendant que j’étais à Fou-tcheou, ne pouvant pas fournir aux frais d’en donner à tout le monde, chaque dimanche après le service je prêtais aux chrétiens ceux qu’ils me demandaient, afin qu’ils pussent ensuite les prêter eux-mêmes à leurs parents et à leurs amis ; ce qui produisait ordinairement la conversion de quelqu’un. Je ne demeurai en ce lieu-là que jusqu’à la mi-juin, parce que, outre l’Église de Fou-tcheou, je fus obligé de me charger de cette de Nan-tchang, et de partager mes soins entre l’une et l’autre. Je laissai à Fou-tcheou le père de Chavagnac, persuadé que ce père, beaucoup plus zélé et plus vertueux que moi, deviendrait bientôt plus utile à mes néophytes. En effet, depuis six mois que je l’ai quitté, il leur a rendu des services très importants, les assistant dans leurs maladies, et attirant un grand nombre d’infidèles à la foi, par les exemples de charité qu’il leur donne en toute occasion. Quoiqu’il y ait très peu de temps qu’il est à la Chine, il a fait de si grands progrès dans l’étude de la langue chinoise, par l’application extraordinaire qu’il y a apportée, que non seulement il est en état d’entendre les confessions, mais aussi de prêcher et d’instruire le peuple ; Dieu a béni ses travaux, et il se passe peu de semaines qu’il ne fasse de nouvelles conversions. Il y en a eu même d’éclatantes, et dans lesquelles il paraît quelque chose de merveilleux. Dieu, dont les bontés sont infinies, fait ici de temps en temps des coups surprenants pour amener les infidèles à la connaissance de la vérité et, quoique je sois en garde contre une crédulité trop facile, j’avoue qu’en certains cas je ne peux pas m’empêcher de croire. En voici un arrivé depuis quelques mois, dont le père de Chavagnac m’écrit lui-même les circonstances qu’il a pris soin de vérifier.

Dans un village voisin de la ville de Fou-tcheou, une jeune femme de dix-sept à dix-huit ans fut attaquée d’une maladie si extraordinaire que personne n’y connaissait rien. Elle se portait bien quant au corps, buvant et mangeant avec appétit, vaquant aux affaires de la maison et agissant à son ordinaire. Mais à l’heure qu’on y pensait le moins, elle se trouvait saisie d’un violent accès de fureur, pendant lequel elle parlait de choses éloignées et absentes, comme si elles eussent été présentes, et qu’elle les eût vues de ses yeux. Elle dit, dans un de ces accès, qu’un homme, qui était à la campagne, arriverait bientôt et qu’il lui parlerait de la religion chrétienne. Une autre fois elle dit que deux catéchistes viendraient à un certain jour qu’elle marqua, et qu’ils jetteraient je ne sais quelle eau sur elle et par toute sa maison. Elle fit en même temps des signes de croix, et commença à contrefaire ceux qui aspergent le peuple d’eau bénite. Un des assistants lui ayant demandé pourquoi elle paraissait inquiète sur cette eau et sur ces signes de croix :

— C’est, répondit-elle, que je les crains comme la mort. 

Ce qu’il y eut de plus extraordinaire dans cette aventure, fut que quatre hommes ou jeunes garçons, frères ou parents de cette jeune femme, avaient été attaqués de la même maladie cinq ou six mois auparavant. Leur furie devenait si grande dans des moments, qu’on était obligé de les lier, parce qu’ils se battaient rudement les uns les autres, faisaient des extravagances dont on avait sujet d’appréhender de funestes suites. Ces pauvres gens cherchèrent toutes sortes de remèdes pour se délivrer d’un mal si fâcheux. Tcham, chef des tao-ssée, qui se faisait appeler Tien-ssee ou le Docteur céleste, vint alors à Fou-tcheou. Ce p.061 beau nom est héréditaire à sa famille ; en sorte que son fils, fût-il le plus ignorant et le plus stupide de tous les hommes, aura le nom de Docteur céleste comme son père. Celui qui gouverne aujourd’hui les tao-ssée est un homme d’environ trente ans, fort agréable et fort bien fait ; il est superbement vêtu, et il se fait porter sur les épaules de huit hommes, dans une magnifique chaise. C’est ainsi qu’il parcourt de temps en temps toute la Chine pour visiter ses bonzes et pour faire une abondante récolte d’argent. Car, comme les tao-ssée dépendent de lui, ils sont obligés de lui faire des présents considérables pour recevoir son approbation et pour être maintenus dans leurs privilèges. Le tcham-tien-ssée vint donc à Fou-tcheou avec une suite nombreuse, et dans l’équipage dont je viens de parler. Les tao-ssée, fiers de l’arrivée de leur chef, firent courir le bruit par toute la ville que les prédicateurs de la loi chrétienne n’osaient paraître, et qu’ils avaient pris la fuite. Cependant nous étions tous deux à Fou-tcheou, le père de Chavagnac et moi, et je demeurai encore plus de deux mois après en cette ville. Tous les malades de Fou-tcheou, et tous ceux à qui il était arrivé quelque infortune, vinrent trouver le docteur céleste, pour être soulagés de leurs maux. Le docteur prononçait gravement ce peu de mots, niamtching hoam tcha pao, qui signifient :

— Levez les yeux vers l’esprit tutélaire de votre ville, afin qu’il connaisse vos maux et qu’il m’en fasse son rapport.

La famille dont je viens de parler ne manqua pas de se présenter au docteur céleste, comme les autres, dans l’espérance de trouver quelque remède au furieux mal qui les désolait. A force de taels, ils obtinrent du docteur céleste et de ses disciples un bâton couvert de caractères diaboliques, et long à peu près comme le bras. Toutes les fois qu’ils seraient tourmentés, ils devaient s’en servir en pratiquant certaines cérémonies ; mais, bien loin d’être soulagés, leur mal en devint plus violent. La jeune femme eut jusqu’à trois fois recours à ces imposteurs. Ils vinrent à trois reprises différentes dans sa maison, firent à chaque fois un sacrifice où ils égorgèrent un coq, un chien et un cochon. Ces sacrifices ne furent point inutiles à ces misérables ; car ils se régalèrent fort bien ensuite de la chair de ces animaux ; mais ils le furent entièrement à cette pauvre femme, aussi bien que le bâton et les caractères : elle n’en fut soulagée en aucune manière. Sa mère, touchée de l’état pitoyable où elle la voyait, la fit changer de demeure, et la mena dans sa maison. A peine y eut-elle été quelques jours, que son mal se communiqua encore à quatre jeunes gens âgés de quinze, de vingt et de vingt-cinq ans. Ceci arriva au mois de juin.

Un chrétien nommé Jean Teng, ami de cette famille, alla voir les malades. Il les assura que leur mal était une infestation visible des démons ; qu’ils devaient avoir recours à Dieu et embrasser sa sainte loi ; que c’était le seul remède qui pût les délivrer du mal horrible qui les tourmentait. Les paroles de ce fervent chrétien eurent leur effet. Les malades implorèrent le secours de Dieu et envoyèrent prier le père de Chavagnac de vouloir bien les assister. Le missionnaire ne crut pas devoir faire aucune démarche, qu’ils n’eussent renoncé à leur idolâtrie et à leurs malheureuses superstitions. Ils le firent, et, pour marquer qu’ils agissaient de bonne foi, ils lui apportèrent le bâton et les livres du docteur céleste, et toutes les idoles qui étaient dans la maison, le conjurant de ne pas abandonner une famille désolée, qui attendait sa guérison du Seigneur du ciel. Le père, qui connaissait parfaitement le génie des Chinois, se contenta d’envoyer quelques-uns de ses disciples dans cette maison. Ces bons chrétiens, pleins de confiance, s’y rendirent avec un crucifix, une image de Notre-Seigneur, des chapelets et de l’eau bénite et aussitôt toute la famille devint tranquille, sans qu’il parût les moindres restes de leur première fureur. Un bonze, qui fut témoin de cette merveille avec quelques infidèles, au lieu d’en glorifier Dieu, assura que cette guérison était l’effet du hasard. Mais Dieu, pour lui imposer silence, permit que les malades retombassent plus violemment que jamais, aussitôt que les chrétiens se furent retirés. Et ce qui acheva de le confondre, c’est que, dès qu’on les rappela, ces nouveaux emportements de fureur se calmèrent encore, aux uns par le chapelet qu’on leur mit au cou, et aux autres par l’eau bénite qu’on jeta sur eux. On plaça ensuite la croix au lieu le plus apparent de la maison, on mit de côté et d’autre des bénitiers et des rameaux bénits, ce qui, outre le mal, fit cesser encore entièrement un grand fracas qu’on entendait souvent auparavant dans cette maison.

p.062 La famille, charmée de plus en plus de cette continuité de miracles si surprenants, demanda le saint baptême. Le père ne voulut leur accorder cette grâce qu’après qu’ils sauraient parfaitement la doctrine chrétienne et les prières ordinaires. Ils les apprirent avec une ardeur dont le missionnaire fut si pénétré, qu’il en baptisa trois le seizième de juillet et quatre autres quatre jours après. Le huitième de la troupe, moins docile aux attraits de la grâce, différa de se convertir. Mais Dieu qui voulait l’attirer comme les autres, le punit du retardement qu’il apportait. Un serpent l’ayant mordu au pied, en moins d’un jour il enfla jusqu’à la ceinture. On eut recours au Père, qui lui envoya un remède. Dès le lendemain l’enflure cessa, et le malade, saisi de frayeur et de reconnaissance, embrassa la religion à laquelle il se sentait déjà redevable de tant de biens. Il n’y eut que la jeune femme, qui avait été le sujet et l’occasion de tant de merveilles, qui ne se rendit point. Elle avait marqué d’abord un assez grand désir d’être baptisée, elle remit ensuite sous divers prétextes. Le plus apparent était que, son mari étant allé à Nankin, il trouverait mauvais qu’elle embrassât une religion étrangère en son absence. Ce fut en vain que son beau-père la pressa d’adorer le vrai Dieu et de suivre son exemple et celui de ses parents ; rien n’eut la force de l’ébranler, et elle est demeurée jusqu’à présent dans son infidélité tant les jugements de Dieu sont impénétrables ! il choisit l’un et abandonne l’autre, sans que personne puisse se glorifier ni se plaindre. Voilà quelles sont les véritables croix d’un missionnaire ; rien n’afflige plus sensiblement que de trouver de ces âmes indociles qui résistent à la grâce, et qui tournent à leur damnation les travaux et le sang de Jésus-Christ.

Avec le peu de zèle que je puis avoir, je ne laissai pas, l’année dernière, de sentir toute l’amertume de ces croix à l’occasion d’une personne mourante. Son mari vint me prier de l’assister dans ce dernier passage. Je le suivis sur l’heure en bottes chinoises, qui est une chaussure très incommode, et je fis cinq grandes lieues à pied par une chaleur excessive, dont je fus très incommodé. Mais les dispositions où je trouvai la malade me dédommagèrent bientôt de toutes mes fatigues. Je l’interrogeai sur les mystères de notre religion, elle me répondit comme une personne qui en était parfaitement instruite, et me demanda avec de grandes instances que je la baptisasse. Comme elle était dans un péril évident, je lui accordai la grâce qu’elle me demandait. Elle mourut en vraie prédestinée quelques jours après, et l’on m’assura qu’après sa mort elle s’était apparue à son mari, et qu’elle l’avait averti, d’une voix distincte et très intelligible, de se faire chrétien, pour la suivre au ciel où elle allait. Son mari vint effectivement demander le baptême ; mais comme on ne voulut pas le lui accorder à moins qu’il ne renonçât à certains engagements criminels et à des manières de gagner du bien qui ne s’accordent point avec les maximes de l’Évangile, il n’eut pas assez de courage pour se faire cette sainte violence qui ravit le ciel, et il vit la vérité sans la suivre. La perte de cet homme, que je croyais gagné, me causa une douleur d’autant plus vive, que sa conversion me faisait espérer celle de plus de cinquante de ses parents qui étaient établis dans le même lieu.

J’ai encore eu cette année un déplaisir à peu près semblable. Pendant que j’étais absent, il mourut un chrétien que sa ferveur et sa piété me rendaient cher. Je l’avais nommé Augustin, en l’exhortant à combattre l’erreur avec le même zèle que saint Augustin son patron l’avait combattue. Toute sa famille se disposait à recevoir le baptême, c’était l’effet de ses soins. Un de ses enfants, âgé de quinze à seize ans, avait déjà été baptisé, et je l’avais nommé Ignace. Ce jeune homme, qui a de l’esprit et qui est habile dans les lettres, travaillait, à l’exemple de son père, à instruire sa mère, ses frères et ses sœurs. Son père, qui a conservé jusqu’au dernier soupir un attachement sincère pour sa religion, voyant qu’il ne pouvait avoir de prêtres pour l’aider à bien mourir, fit venir des catéchistes ; il les pria de réciter les prières de l’Église, qui ont été traduites en chinois, il y répondit avec beaucoup de dévotion, et après avoir donne toutes les marques d’une piété vraiment chrétienne, il rendit son âme à Dieu. Cet homme, n’étant encore que catéchumène, eut une fluxion très fâcheuse sur un œil. Un infidèle de ses amis lui dit que les dieux du pays se vengeaient par là de ce qu’il voulait embrasser une religion étrangère. Augustin se moqua de l’aveuglement de son ami, et lui dit qu’il n’y avait rien dans son mal p.063 d’extraordinaire et de surnaturel ; qu’il ne craignait point la colère des dieux chimériques qu’on adore à la Chine, et que la religion chrétienne étant la véritable religion, il l’embrasserait, quand il devrait lui en coûter les deux yeux et la vie. Il vint quelques jours après me raconter l’entretien qu’il avait eu, et me demander le baptême. Depuis la mort de ce fervent chrétien, il ne m’a pas été possible de rien gagner sur l’esprit de sa femme et de ses enfants, parce qu’un oncle, homme violent et entêté des superstitions des bonzes, les a tous pervertis. Je craindrais même pour la foi du jeune Ignace le seul de cette famille qui soit chrétien, s’il n’avait jusqu’à présent témoigné une fermeté et un courage beaucoup au-dessus de son âge. Nous serions trop heureux dans nos missions si les conversions se faisaient à milliers, et qu’on n’y trouvât point d’obstacles. Le salut des hommes a infiniment coûté à Jésus-Christ ; nous n’avons pas lieu de nous plaindre s’il nous en coûte aussi un peu.

Je reviens à la jeune femme dont j’ai parlé, et qui a donné lieu à cette longue digression. Si son incrédulité affligea le père de Chavagnac, la ferveur de ses parents, qui s’étaient convertis, fut pour lui le sujet d’une grande consolation. Leur zèle pensa même les porter trop loin car peu s’en fallut qu’ils n’allassent en troupe, dans la pagode de leur village, renverser et briser l’idole que l’on y adore ; mais le Père, qui en fut averti à temps, prévint les suites factieuses qu’aurait eues ce zèle indiscret. Il leur représenta que ces violences ne pouvaient qu’attirer sur eux et sur tous les chrétiens une cruelle persécution, et rendre les païens encore moins traitables ; et que pour l’acquit de leur conscience il suffisait qu’ils fussent prêts à faire profession et à rendre raison de leur foi lorsqu’on les en interrogerait. Mais pour signaler leur zèle d’une manière aussi agréable à Dieu, et moins dangereuse, il leur proposa un expédient, qu’ils goûtèrent fort : ce fut d’ériger dans leur maison un monument qui conservât la mémoire de la grâce qu’ils avaient reçue, et dont la vue les excitât, eux et leur postérité, à en témoigner à Dieu leur sincère reconnaissance. Il fut donc résolu que l’on ferait une inscription qui expliquerait nettement la maladie dont cette famille avait été attaquée, sa délivrance miraculeuse, les noms et le nombre des personnes, les suites qu’avait eues cette faveur divine, l’année et le jour que cela était arrivé, et que cette inscription serait placée dans le lieu le plus honorable de la maison ; ce qui fut exécuté.

Les dernières nouvelles que j’ai reçues de ce pays-là marquaient que Notre-Seigneur continuait de répandre ses grâces sur cette chrétienté naissante car les maladies qu’il envoie à plusieurs de ces infidèles sont de véritables faveurs, puisqu’elles les conduisent ordinairement à la connaissance de Dieu. A la porte du nord de la ville de Fou-tcheou, il n’y avait pas un seul chrétien. Trois familles qui logent ensemble, composées de trente-cinq à quarante personnes, furent attaquées du flux de sang à la fin du mois d’octobre. Un jeune enfant de la première famille en mourut en moins de dix jours, malgré les prières et les sacrifices des bonzes. A peine celui-là était-il mort, qu’un enfant de la seconde famille se trouva à l’extrémité : les parents, alarmés, coururent à l’église, demander qu’on le vînt baptiser. Le père envoya un catéchiste pour l’instruire, et peu de jours après, il alla lui-même pour le baptiser, parce que, le mal augmentant, il y avait lieu de craindre qu’on ne fût surpris. Le baptême sembla le soulager ; et le père de Chavagnac ayant offert à Dieu le saint sacrifice de la messe pour lui, le sang s’arrêta ce jour-là même, et l’enfant se trouva guéri. Cet évènement frappa si vivement toute cette famille, qui consistait en neuf personnes, qu’elle se fit instruire, et reçut le saint baptême. Le flux de sang s’étant communiqué depuis à la troisième famille, il y lieu d’espérer qu’elle profitera du bon exemple de ses voisins. Voilà, monseigneur, une partie de ce qui s’est passé depuis un an et demi dans la ville de Fou-tcheou.

Le père Baborier, un de nos chers compagnons, qui a soin de l’ancienne Église de Tin-tcheou, dans la province de Fo-kien, travaille avec bien plus de succès. Ce Père, avec lequel je partis de France, eut le bonheur d’arriver un an plus tôt que moi, parce que je fus obligé, suivant mes ordres, de passer par les Indes au lieu que, s’étant embarqué sur l’Amphitrite, que nous trouvâmes au cap de Bonne-Espérance, il vint ici en droiture et sans s’arrêter. Le père Baborier est donc depuis quatre ans à la Chine, où il a eu la consolation de baptiser plus de cinq cents personnes. Je souhaiterais pouvoir vous envoyer un détail exact de tout le p.064 bien qu’il fait ; vous en seriez assurément édifié. Un chrétien de son Église, qui a passé par ici depuis peu de jours, m’a raconté des choses merveilleuses de la charité et du zèle de ce fervent missionnaire, qui a un grand soin de cacher tout ce qui pourrait inspirer de l’estime pour sa personne. J’ai reçu de lui un petit mémoire, où il ne me parle que de quelques évènements extraordinaires, qui sont des marques de la bonté et de la miséricorde de Dieu sur ces peuples.

Les infestations des démons sont assez ordinaires à la Chine, comme généralement dans tous les pays où Jésus-Christ n’est point connu ; ce qui n’est pas une petite preuve de la victoire que le Sauveur du monde a remportée sur l’enfer. Une famille païenne de la petite ville de Cham-ham, dépendant de Tin-tcheou souffrait une persécution, dont le démon seul paraissait pouvoir être l’auteur. Des mains invisibles renversaient et brisaient les meubles de la maison à l’heure qu’on y pensait le moins. Tantôt on voyait un grand feu allumé dans une chambre, où un moment auparavant il n’y avait pas une étincelle, et tantôt des figures humaines monstrueuses et capables d’imprimer de la terreur paraissaient peintes sur du papier et attachées aux murailles, sans qu’on pût deviner qui les y avait mises. Il se passait beaucoup d’autres choses aussi surprenantes, auxquelles on ne croyait pas que les hommes pussent avoir aucune part. Le chef de cette famille, inquiet et impatient de se voir ainsi tourmenté, n’oublia rien de ce que la superstition la plus aveugle peut suggérer pour se délivrer de ces mauvais hôtes. Il s’adressa d’abord à une espèce de bonzes qu’on appelle hochans. Ce sont les adorateurs de l’idole Foé, les prédicateurs de la métempsycose, et les auteurs de cent ridicules fables qu’ils ont apportées à la Chine avec leurs idoles, soixante ou quatre-vingts ans après la naissance de Jésus-Christ. Les hochans n’ayant pu donner de secours à cette famille affligée, on fit venir une autre espèce de bonzes, qu’on appelle ssée-congs. Je ne sais ce que ce mot signifie. Ceux-ci firent, dans la maison infestée, plusieurs cérémonies mystérieuses ; mais ce fut à leur confusion. Ils attribuèrent à leur petit nombre le mauvais succès de leurs opérations diaboliques ; ainsi, de trois qu’ils étaient d’abord, ils y vinrent dix, pour être plus forts, disaient-ils contre l’esprit qu’ils voulaient chasser. C’était chaque jour une comédie nouvelle ; le peuple y accourait en foule, et la maison était toujours pleine de toute sorte de gens. Un chrétien s’y trouva par hasard ; il ne put voir toutes les extravagances que faisaient les ssée-congs, sans être touché de l’aveuglement de ceux qui se laissaient ainsi tromper par ces malheureux.

— Qu’on est à plaindre dans cette maison ! dit assez haut ce chrétien, on y fait bien de la dépense inutilement. Si l’on avait recours au Dieu des chrétiens, qui est le souverain Seigneur du ciel et de la terre, et la terreur des démons, on aurait bientôt la paix, sans qu’il en coutât la moindre chose.

Personne ne parut faire attention à ce que le chrétien venait de dire. On le remarqua cependant. Les bonzes continuèrent leurs jongleries, l’esprit maléfique tint ferme et s’en moqua ; de sorte que, les ssée-congs n’en pouvant venir à bout, il fallut appeler les tao-ssée : c’est une troisième espèce de bonzes, dont j’ai déjà parlé. Ceux-ci, fiers de se voir ainsi recherchés dans une si heureuse conjoncture, entrèrent orgueilleusement dans cette maison, promettant d’un air fanfaron qu’ils sauraient bientôt réduire ce malin esprit. Leur fierté ne dura pas car à peine eurent-ils mis le pied dans la maison, qu’une grêle de pierres fondit sur eux, sans qu’on pût découvrir ceux qui les lançaient. Les tao-ssée, peu accoutumés à un pareil traitement, se retirèrent plus vite qu’ils n’étaient venus, et laissèrent ces pauvres affligés dans un nouveau trouble. Le chef, voyant que tout ce qu’il avait fait jusqu’alors était inutile, s’avisa de changer de demeure, croyant qu’il pourrait ainsi trouver le repos qu’il cherchait depuis si longtemps. Il alla donc loger dans une nouvelle maison ; l’esprit mauvais l’y poursuivit, ce qui le jeta dans une espèce de désespoir. Accablé de chagrin et de tourment, il rencontra dans la rue le chrétien dont j’ai parlé :

— N’est-ce pas vous, lui dit-il, mon ami, qui vous moquiez dernièrement des bonzes dans ma maison, et qui prétendiez que le Dieu des chrétiens pouvait seul me secourir ?

— C’est moi-même, reprit le chrétien, et il ne tiendra qu’à vous d’éprouver la vérité de ce que je vous ai dit. Il y a dans votre voisinage des chrétiens pleins de piété et de ferveur : invitez-les à se joindre aux autres chrétiens de cette ville, et à venir chez vous prier tous ensemble le Dieu que nous adorons ; et j’espère que ce Dieu plein de bonté exaucera les vœux p.065 qui lui seront offerts pour vous. Pécheur et nouvellement chrétien que je suis, je n’ose pas aller seul chez vous, parce que je ne mérite pas d’être écouté. Mais pour mes frères, leurs prières seront agréables et vous en sentirez sûrement les effets. Au reste, que la multitude ne vous épouvante pas ; il ne vous en coûtera ni repas ni argent ; car, dans la loi que nous professons, le désintéressement est parfait.

L’infidèle écouta ce que le chrétien lui disait, et parut en être content ; mais le moment de sa conversion n’était pas encore venu : Dieu l’y disposait seulement par cette entrevue. Quelques jours après, les vexations du démon ayant redoublé, ce pauvre homme, tout hors de lui, se lève à minuit, court à la maison du chrétien qui lui avait donné de si salutaires conseils, le force de lui ouvrir sa porte, et le conjure, au nom du Dieu qu’il adore, de lui donner promptement quelque assistance. Le chrétien voulait attendre le jour mais l’infidèle fit de si grandes instances, que le chrétien fut obligé de le suivre. Après s’être recommandé à Dieu, il prit son chapelet et de l’eau bénite ; et, se confiant uniquement en la miséricorde de Notre-Seigneur, il entra dans la maison de l’infidèle, et y fit sa prière à genoux et le visage contre terre. Il arracha ensuite les affiches et les écriteaux des bonzes, foula aux pieds ces figures monstrueuses auxquelles personne n’osait toucher, les jeta au feu et, après avoir fait enlever tout ce qu’il y avait de superstitieux, il procura à cette maison une paix et une tranquillité si parfaite, qu’elle n’a point été troublée depuis ce temps-là. Le chef de la famille, pénétré d’une vive reconnaissance de la grâce qu’il venait de recevoir, déclara qu’il voulait être chrétien. Il commença dès lors à garder les jeûnes et les abstinences de l’Église, et à faire faire en commun, le matin et le soir, les prières des chrétiens, que sa famille apprit en peu de temps. Il en ajouta encore plusieurs autres en l’honneur de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge. Le père Baborier étant venu à Cham-ham, on lui présenta ce fervent catéchumène, et il eut la consolation de le baptiser avec toute sa famille. Ce nouveau chrétien n’a rien diminué de sa ferveur depuis ce temps-là, et il est aujourd’hui le modèle et l’exemple des néophytes. Il n’y a pas longtemps que quelques infidèles ayant voulu l’engager à écrire son nom sur une planche qu’on devait porter devant une pagode, il prit la planche des mains de celui qui la tenait, et la mit en pièces en présence de ces idolâtres, qui le menacèrent de le déférer au mandarin.

— Allons, dit-il, devant lui, et voyons qui de nous a raison.

Les infidèles, étonnés de sa fermeté, se retirèrent et le laissèrent en repos.

La conversion que je viens de raconter n’est pas la seule merveille que Dieu ait faite dans cette mission. Le père Baborier marque, dans la relation qu’il m’a envoyée, d’autres faits assez remarquables. Plusieurs malades guéris par l’invocation du nom de Dieu ; un infidèle, âgé de vingt-six ans, de furieux qu’il était, rendu traitable et remis en son bon sens au moment qu’un chrétien lui jette de l’eau bénite et lui fait prononcer les noms de Jésus et de Marie ; deux femmes en travail, tout à coup délivrées par l’application des saintes reliques qu’on leur attacha au cou ; un enfant chrétien, âgé de onze ans, qui était tombé dans un puits profond, soutenu par une main invisible qui le porte, d’une manière dont il s’aperçoit lui-même, sur un rebord pratiqué à côté de la surface de l’eau, d’où on le retira ensuite sans qu’il eût le moindre mal ; enfin, je trouve une maison conservée au milieu d’un violent incendie qui en consume cent quarante et une autres. Cette maison appartenait à un chrétien ; le feu l’effraya, il s’enfuit et abandonna la maison. Un autre chrétien, de ses amis, plein de courage et de foi, y va, y jette de l’eau bénite, et préserve cette maison par les ferventes prières qu’il fit à Dieu. Le pire Baborier, qui a été sur les lieux, et qui a vu cette maison, assure que le feu l’épargna seule, et que toutes les autres qui la touchaient et qui l’environnaient ont été entièrement détruites et consumées. J’aurais un peu de peine à raconter tant de prodiges à ces hommes profanes qui font gloire de leur incrédulité ; mais à vous, monseigneur, dont je connais depuis si longtemps la foi et la religion, je me ferais un scrupule de vous en rien cacher, afin qu’admirant avec nous les miséricordes du Seigneur, vous nous aidiez à le remercier de ce qu’il veut bien encore, dans ces derniers temps, faire éclater sa puissance, pour animer la foi des néophytes.

Lorsque j’allai à Fou-tcheou je laissai les pères Le Couteulx, de Tartre, et Franki à p.066 Nan-tchang. Ils n’y demeurèrent pas inutiles pendant les quatre mois que je fus absent. Il n’y avait que très peu de temps qu’ils étaient arrivés à la Chine, et à peine pouvaient-ils dire deux mots en chinois : ils ne laissèrent pas cependant, à force de travail et d’application, d’apprendre les termes les plus nécessaires pour parler aux chrétiens des choses de Dieu. Ils faisaient venir nos domestiques, répétaient devant eux ce qu’ils avaient appris par cœur ; et quand ils en étaient entendus, ils se hasardaient de dire les mêmes choses dans une assemblée. Dieu bénit leur travail et leurs bonnes intentions : je trouvai, à mon retour, qu’ils avaient baptisé quarante-neuf personnes, et qu’ils avaient assisté à plusieurs assemblées de femmes chrétiennes pour les instruire, les confirmer dans la foi, et baptiser les catéchumènes. Il serait difficile de marquer ici la piété avec laquelle les chrétiens passèrent la semaine sainte. Le dimanche, le concours fut extraordinaire ; l’église se trouva trop petite, quoique d’ailleurs elle soit assez grande ; on bénit des rameaux, des parfums et des bougies, que les chrétiens ont coutume de brûler, durant le cours de l’année, devant les saintes images. Le jeudi saint, on conserva le Saint-Sacrement, comme on a coutume de le faire en Europe. Pendant tout le temps qu’il fut exposé, les chrétiens se partagèrent pour venir l’adorer, de sorte que toute l’après-dînée et la nuit suivante, il y en eut toujours plusieurs en prières. Ils récitaient d’heure en heure le chapelet à haute voix, ou bien certaines prières en forme de litanies, à l’honneur du très saint Sacrement. Le vendredi, l’église se trouva encore trop petite. On y fit l’adoration de la croix de la même manière que nous la faisons en Europe. Tout ce qu’il y eut de particulier, fut qu’après cette sainte cérémonie, ces fervents néophytes prirent une rude discipline. Le samedi on fit les cérémonies ordinaires de l’Église, et le jour de Pâques, plus de cent personnes communièrent, et l’église fut presque toujours pleine, depuis le matin jusqu’au soir. Je ne crois pas pouvoir mieux finir cette longue lettre, qu’en ajoutant ici une petite relation de ce qui s’est passé dans les missions de Kien-tchang et de Nan-fong, depuis le mois de février jusqu’au mois d’août de l’année 1702. Cette relation est du père Prémare, qui était alors chargé de ces deux Églises, où il a baptisé plus de six cents personnes ; et comme elle est écrite avec une naïveté qui persuade, je la transcris sans y rien changer. Elle vous donnera, monseigneur, une idée des petites excursions que nous faisons quelquefois à la campagne, et des biens qu’on en retirerait, si les missionnaires étaient en état de faire plus souvent de ces sortes de voyages. Voici donc ce que dit ce père :

« Je partis de Nan-tchang-fou au commencement du mois de février, pour me rendre à mon Église de Kien-tchang. J’arrivai à Fou-tcheou qui était sur mon passage, assez à temps pour assister à la mort d’un saint vieillard nommé Paul, qui avait été un des premiers et des plus zélés chrétiens de cette nouvelle Église. Ce bon homme attendait la venue de quelque Père avec une ardeur et une confiance admirables. Quoiqu’il baissât tous les jours, et qu’il se vît près de mourir, il disait toujours qu’il ne mourrait pas sans recevoir les sacrements. Il n’y avait cependant guère d’apparence qu’il pût avoir ce bonheur, lorsque j’arrivai. Dès le lendemain, je lui portai le saint viatique, qu’il reçut avec des sentiments de dévotion dont je fus attendri. Dans ce moment, il se répandit sur son visage un certain air de joie, qui fut comme un présage du bonheur dont son âme alla jouir dans le ciel deux ou trois jours après comme j’ai tout sujet de le croire. C’est ainsi que Dieu aime à se communiquer aux pauvres, et à les récompenser dès cette vie de la fidélité avec laquelle ils l’ont servi.

Je passai ensuite par Kien-tchang, mais sans m’y arrêter, et je me rendis à Nan-fong, avec les pères de Goville et Noëlas, qui m’accompagnaient.

Nous arrivâmes quelques jours avant le carême. Comme nous ne pouvions pas y demeurer longtemps, j’exhortai les hommes à approcher des sacrements, et je pressai les femmes d’achever leurs assemblées. Je puis dire, à la gloire de Notre-Seigneur, que la plupart s’acquittèrent de leur devoir avec beaucoup de religion, venant assidûment à l’église, et se tenant prêts pour approcher des sacrements à leur rang. Si je leur avais donné de meilleurs exemples, c’est-à-dire si j’avais eu plus de zèle, plus de p.067 recueillement et plus de vertu, leur ferveur eût été encore plus grande. C’est particulièrement dans les assemblées des femmes qu’un missionnaire a besoin d’une patience et d’une égalité inaltérables. On y baptise les enfants, et quelquefois aussi des filles et des femmes adultes. Celles-ci sont pour l’ordinaire des païennes, qui, ayant eu le bonheur d’entrer dans une maison chrétienne, n’y sont pas longtemps sans s’instruire de la religion et sans souhaiter le baptême. Je tins six ou sept de ces assemblées pendant le carême.

L’application avec laquelle on instruit les chrétiens qui sont dans les villes ne nous doit pas faire négliger ceux de la campagne. J’ai éprouvé que c’est dans les villages qu’on fait le plus de fruit, et qu’y trouvant des âmes mieux disposées, c’est-à-dire plus saintes et plus innocentes, on y goûte aussi une plus grande consolation. La première semaine de carême, j’allai à un village nommé Lou-kang, à une petite journée de Nan-fong. Ce sont trois ou quatre hameaux, si peu éloignés les uns des autres, qu’ils paraissent n’en faire qu’un. Sur le chemin, je laissai dîner à loisir ceux qui m’accompagnaient et j’avançai toujours en attendant qu’ils me joignissent. Je trouvai, sur une petite colline, un homme qui faisait le même chemin que moi. Il me regarda fort attentivement, surpris sans doute de voir un étranger seul et à pied. Il me suivit d’abord sans rien dire ; à la fin, il ne put s’empêcher de me parler. Je profitai de l’occasion ; je lui annonçai le royaume de Dieu, et je l’exhortai à se convertir. Tout ce que je lui dis fit impression sur son cœur, et, par un effet merveilleux de la grâce du Seigneur, il en fut si vivement touché, qu’il résolut de se faire chrétien.

Aussitôt que je parus à Lou-kang, la nouvelle de mon arrivée se répandit de maison en maison. Le lendemain, après avoir dit la messe, j’allai dans un petit bois pour y prier Dieu ; mais à peine y fus-je entré, que plusieurs de ces bonnes gens vinrent m’y trouver. Je les recevais avec amitié, et je les envoyais à la maison, où mon catéchiste faisait l’instruction. Comme il parlait d’une manière plus intelligible pour eux que je n’aurais pu faire, dans le jargon du pays, il était plus capable de les instruire que moi. Dans cette première visite, je ne conférai le baptême qu’à dix-huit personnes que je trouvai très bien disposées ; mais je promis aux autres, qui souhaitaient de le recevoir, de revenir les voir dans quatre ou cinq mois, et d’en baptiser alors un plus grand nombre. Avant que de quitter Lou-kang, je fis quelques règlements, et je nommai quatre de ces nouveaux chrétiens pour instruire les catéchumènes et pour avoir soin du petit troupeau. Une charité assez légère que je fis alors à une pauvre femme malade, donna de l’estime pour le christianisme. Elle languissait depuis trois ou quatre ans, abandonnée de ses plus proches parents, qui étaient rebutés de la voir si longtemps dans cet état, et qui, d’ailleurs, n’avaient pas le moyen de la soulager. Après qu’elle eut été instruite, j’allai la baptiser dans sa cabane ; je la trouvai couchée sur un peu de paille ; il n’y a point de bête, en Europe, qui n’en ait de meilleure. Les chrétiens la consolèrent le mieux qu’ils purent. Je mis une pièce de trente sols entre les mains du plus vertueux, pour fournir à cette pauvre femme quelque petit secours, ou pour la faire enterrer, si elle venait à mourir ; leur faisant entendre qu’en cela j’envisageais encore plus le bien de son âme que celui de son corps. Je lui recommandai de ne la point quitter et de lui parler souvent de Dieu. Deux jours après mon départ, j’appris qu’elle était morte dans de grands sentiments de piété. Il ne faut qu’une petite aumône, faite à propos, pour gagner quelquefois à Jésus-Christ ou pour conserver dans la foi tout un village.

Les chrétiens que j’avais baptisés à Lou kang vinrent à Nan-fong passer les fêtes de Pâques, et m’amenèrent quatre ou cinq personnes que je baptisai. Il y avait parmi eux un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui me parut être dans des dispositions admirables. Je n’ai point encore trouvé à la Chine de meilleur cœur. Comme il est riche, sa mère et son aïeule donnaient tous les ans dix taels aux bonzes, afin qu’il eût du succès dans ses études. Il me promit que sa femme, sa mère, sa grand’mère et tous ses parents embrasseraient la religion chrétienne et qu’il n’aurait point de repos qu’ils n’eussent tous reçu le baptême. Quand on fera une petite église à Lou-kang, ce qu’il faut p.068 faire au plus tôt, ce jeune chrétien pourra sans peine en faire les frais. Voilà mon voyage de Lou-kang.

J’ai toujours cru que les Chinois, du génie dont je les connaissais, seraient charmés des cérémonies de l’Église, si nous pouvions les faire avec un peu plus d’éclat. Comme nous étions trois jésuites à Nan-fong, nous résolûmes de faire toutes les cérémonies de la semaine sainte. Nous commençâmes donc le jeudi : il y eut ce jour-là environ quarante personnes qui communièrent, nous dîmes une grand’messe avec diacre et sous-diacre. Avant la communion, je prononçai tout haut les actes qu’on fait faire en approchant de ce divin sacrement. Quoique la langue chinoise ne soit pas féconde en affections du cœur, cela eut beaucoup de succès car, soit par la nouveauté, soit par l’air et la manière dont cela se passa, je remarquai sur le visage de ces bons chrétiens, une dévotion que je n’avais pas encore vue. Les Chinois ne se servent que de prières vocales ; je crois qu’il serait très avantageux de les disposer peu à peu à l’oraison mentale, en faisant d’abord à haute voix, devant eux, les réflexions et les actes qu’ils ne sont pas capables de produire d’eux-mêmes. La chapelle où nous plaçâmes le Saint-Sacrement était très bien parée, et les belles images de la passion, qu’on m’a envoyées cette année de France, touchèrent sensiblement tous les chrétiens. Je fis le soir le lavement des pieds de la manière qui est marquée dans le Rituel. J’avais eu un peu de peine à résoudre quelques-uns de nos néophytes à cette sainte cérémonie, plusieurs disant, comme saint Pierre, qu’ils ne pourraient jamais souffrir qu’on s’humilia ainsi devant eux. Après une prière à Notre-Seigneur, on tira au sort douze noms, et il arriva, par un effet de la Providence, que tous ceux dont on tira les noms étaient les plus fervents et les plus vertueux. Il y en eut un surtout qui, par humilité, priait Dieu de tout son cœur que son nom ne vînt pas. Les Chinois sont propres à remarquer ces petites circonstances, et celle-ci servit beaucoup à leur rendre cette cérémonie plus vénérable. De plus, les habits sacrés que je pris avec les deux autres Pères, les cierges allumés, les prières en chinois et en latin, la modestie que je crus nécessaire en cette occasion plus qu’en aucune autre ; tout cela fit sur eux de si vives impressions, qu’ils se crurent obligés de vivre encore avec plus de ferveur qu’auparavant, et d’imiter autant qu’ils pourraient les douze apôtres qu’ils avaient eu l’honneur de représenter.

Le vendredi saint, l’adoration de la croix se fit à l’ordinaire, et elle fut suivie d’une longue et rude discipline qu’on prit à la vue de Jésus-Christ en croix, et en répandant beaucoup de larmes. Le soir, nous dîmes ténèbres. On expliqua ce que signifiaient ces quinze cierges qu’on met sur un triangle, et qu’on éteint l’un après l’autre, le dernier qu’on cache sous l’autel et qu’on montre ensuite tout allumé, ce bruit qu’on fait à la fin des ténèbres. Cette explication les contenta fort, et ils furent charmés de voir qu’il n’y avait pas une seule de nos cérémonies qui ne renfermât quelque sens mystérieux.

Après avoir baptisé cinquante-cinq personnes à Nan-fong, je fus obligé de me rendre à Kien-tchang, où j’ai fait à peu près les mêmes exercices. J’assistai là à sept ou huit assemblées de femmes chrétiennes et je parcourus tous les villages où il y a des chrétiens. De plus, j’eus le bonheur d’ouvrir le chemin à l’Évangile dans un lieu où il n’avait point encore été prêché. Une bonne chrétienne, qui est dans le palais du gouverneur de la ville, m’envoya un tael pour l’employer à quelque œuvre de piété, selon que je le jugerais plus à propos. Je crus que je ne pouvais mieux employer cette aumône qu’à faire une petite mission à Siaoche. C’est une grosse bourgade à six lieues de Kien-tchang, sur la route de Sing-tchin-hien. Les habitants sont de bonnes gens, francs, sincères, et vivant dans une grande innocence. Comme Siaoche est sur le bord de la rivière, les hommes y sont presque tous pêcheurs. Je fus surpris en entrant dans la bourgade, de ne rencontrer personne, et de ne voir que des enfants aux portes. C’est que les femmes sont renfermées dans les maisons, où elles travaillent, tandis que les maris sont occupés à la pêche, ou à cultiver leurs champs, qu’ils labourent deux ou trois fois l’année. Lou-kang m’avait donné du goût pour les missions de la campagne. Je sortis de la p.069 bourgade, et je trouvai tous ces pauvres gens qui travaillaient de côté et d’autre. J’en abordai un d’entre eux qui me parut avoir la physionomie heureuse, et je lui parlai de Dieu. Il entra sans peine dans tous les sentiments que je voulus lui inspirer ; il me parut content de ce que je disais, et m’invita par honneur à aller dans la salle des ancêtres. C’est la plus belle maison de toute la bourgade : elle est commune à tous les habitants, parce que, s’étant fait depuis longtemps une coutume de ne point s’allier hors de leur pays, ils sont tous parents aujourd’hui, et ont les mêmes aïeux. Ce fut donc là que plusieurs, quittant leur travail, accoururent pour entendre la sainte doctrine. J’en fis expliquer les principaux articles par mon catéchiste ; je leur laissai quelques livres ; et, ne pouvant demeurer avec eux bien longtemps, je partis après avoir baptisé dix-neuf catéchumènes. Pendant environ trois mois que nous avons demeuré à Kien-tchang, nous avons conféré le baptême à quatre-vingt-dix-huit personnes, en sorte que depuis notre arrivée à Nan-fong jusqu’à ce que je reçus l’ordre de mes supérieurs de quitter Kien-tchang, nous comptions, les Pères et moi, que nous avions eu justement autant de baptêmes que de jours.

Voilà, monseigneur, ce que le père de Prémare m’a écrit de sa mission. Je suis fâché de n’avoir pas une relation entière de tout ce qu’il a fait, elle serait curieuse et très capable de vous édifier.

Tandis que nous travaillons de toutes nos forces dans les provinces à la conversion des âmes, les Pères qui demeurent à la cour ne s’épargnent pas. Outre les services que l’empereur exige d’eux, et que l’amour de la religion les engage à rendre à ce prince, ceux qui sont arrivés depuis peu d’Europe s’appliquent à l’étude de la langue et des caractères, ce qui est très long et très pénible. Je puis assurer qu’il n’y a point de travail plus difficile ni plus rebutant que celui-là : c’est un grimoire que ces caractères chinois, qu’il paraît d’abord impossible de déchiffrer. Cependant, à force de regarder et de se fatiguer l’imagination et la mémoire, cela se débrouille et l’on commence à y voir clair. Les difficultés qu’on y trouve sont incomparablement plus grandes par rapport aux Européens que par rapport aux naturels du pays ; ceux-ci s’effraient moins de ce qu’ils ont vu cent fois, et ils n’ont pas ces grandes vivacités d’esprit qui rendent un peu ennemi d’une gêne constante. Mais la charité de Jésus-Christ est plus forte que tous ces obstacles ; elle seule nous anime, elle nous soutient dans cette pénible application ; on en dévore avidement le travail, par l’espérance qu’étant habiles dans ce que les Chinois estiment le plus, on les gagnera plus aisément à Notre-Seigneur. Les Pères qui sont à la cour ont beaucoup d’avantages, pour cette étude, qu’on n’a pas dans les provinces ; car, pour les caractères, ils y trouvent les plus excellents maîtres, et pour la langue, ils sont sans cesse environnés de gens qui la parlent avec toute la politesse possible. Mais il faut avouer aussi que cette science leur est absolument nécessaire : quelque esprit et quelques talents qu’on ait d’ailleurs, ce n’est que par là qu’on a entrée chez tout ce qu’il y a de grand dans l’empire. Ils nous invitent, ils conversent avec nous, ils nous souffrent quelquefois parler de la science du salut ; et s’ils ne se convertissent pas toujours, au moins sont-ils, dans l’occasion, les protecteurs d’une religion qu’on estime à proportion qu’on la connaît dans elle-même et flans ceux qui viennent la prêcher si loin, bien qu’ils eussent pu demeurer avec agrément dans leur pays. Le père de Fontaney, qui retourne en France, vous instruira, monseigneur, de tout le bien qu’on fait à Pékin. Il n’est pas croyable combien le nombre d’enfants que les parents abandonnent, et qu’on expose chaque année dans telle grande ville, est considérable. Il n’y a guère de jour qu’on n’en baptise plusieurs, et c’est un des plus solides biens que l’on puisse faire en ce pays. Car ceux que nous convertissons quand ils sont adultes peuvent se démentir et changer, et il ne s’en trouve que trop qui sont peu fidèles à la grâce qu’ils ont reçue ; au lieu que ces enfants abandonnés, mourant immédiatement après le baptême, vont infailliblement au ciel, où ils prient sans doute pour ceux qui leur ont procuré ce bonheur inestimable. C’est ici où, sans vouloir approfondir un si grand mystère, nous pouvons admirer la conduite de Dieu sur les hommes. Il va choisir dans une cour idolâtre, qui peut être regardée comme le centre de tous les vices, des enfants de péché, pour les faire participants de l’héritage céleste, tandis qu’il livre à l’emportement p.070 volontaire de leurs passions les parents de ces enfants mêmes, et une infinité d’autres hommes, qui seront un jour les victimes de sa justice.

Il y a environ un an que le frère Fraperie, que l’empereur estime fort pour son habileté dans la médecine et dans la chirurgie, eut le bonheur de baptiser un petit-fils de ce grand prince et de le mettre dans le ciel, puisqu’il mourut un ou deux jours après, âgé de trois à quatre ans. Je ne puis douter que cette âme prédestinée n’implore dans ce moment la miséricorde de Dieu pour le salut de ceux qui lui ont donné la vie et pour tous les pauvres Chinois. Les médecins désespérant de pouvoir guérir ce petit prince, on appela le frère Fraperie. L’état où il le trouva lui fit juger qu’il n’en pouvait pas revenir : c’était une petite vérole rentrée, à laquelle il n’y avait plus de remède ; ce frère, rempli de zèle, ne pouvant plus guérir le corps, pensa à sauver l’âme. Il s’approcha du prince sous prétexte de l’examiner de plus près et d’en pouvoir rendre compte à l’empereur, qui l’appelait à une maison de campagne où il va ordinairement, mais, en effet, pour baptiser l’enfant mourant et lui procurer le salut éternel ; ce qu’il fit le plus heureusement du monde et sans que personne s’en aperçût. Ce cher Frère, tout pénétré de ce qui venait de lui arriver, m’écrivit qu’il ne pouvait contenir sa joie, et qu’il ne concevait pas qu’on en pût goûter une plus grande ni une plus pure dans ce monde. Je parlais tantôt des croix de nos missionnaires, voilà quels sont leurs plaisirs. Ils ne vous sont pas inconnus ces sortes de plaisirs, monseigneur, et je suis persuadé que vous les avez goûtés lorsque vous avez ramené à l’Église un si grand nombre d’hérétiques qui s’en étaient séparés, et que vous avez fait brûler dans la cour de votre château de La Force cette multitude de livres pernicieux qui les entretenaient dans leurs erreurs. Je sais, monseigneur, les éloges que le roi a faits de votre zèle, et les marques qu’il vous a données de sa bienveillance et de son estime ; mais je suis persuadé que vous avez été moins touché de ces marques de distinction, qui vous sont si honorables, que de la satisfaction de voir rentrer des âmes presque désespérées dans le chemin assuré du salut.

Pardonnez-moi, monseigneur, la liberté que j’ai prise de vous écrire une si longue lettre, ayant si peu de choses à vous dire. Les commencements d’une mission sont difficiles, on ne peut trop le répéter. Quand nous aurons plus de maisons, quand nous saurons mieux la langue, quand nous serons plus faits aux manières du pays, et quand nous aurons enfin beaucoup de secours qui nous manquent encore, nous espérons de la souveraine bonté de Dieu que les conversions seront plus nombreuses. J’avais dessein de vous dire un mot sur les disputes qui se sont élevées ici ; je ne sais comment ce point m’est échappé. Je pourrai l’an prochain vous développer ce que c’est que les honneurs que l’on rend à Confucius et aux parents. Les chrétiens de ce pays ont été bien étonnés quand ils ont su qu’on les accusait d’idolâtrie. Ils adressent cette année des plaintes au Saint-Père, et lui envoient des témoignages authentiques de la pureté de leur foi et de l’innocence des cérémonies qu’ils croient pouvoir pratiquer sans impiété et sans superstition ; j’ai traduit quelques-uns de ces témoignages.

Je suis avec un très profond respect, etc.

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Mémoire sur l’état des missions de la Chine,

présenté en latin à Rome,

au révérend Père général de la Compagnie de Jésus, l’an 1703,

par le père François Noël, missionnaire de la même compagnie,

et depuis traduit en français.

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Travaux des missionnaires portugais et français.

Mon révérend Père,

J’obéis à l’ordre de votre paternité, et j’emploie à lui rendre compte de l’état présent de nos missions, le temps que me laisse la grande et importante affaire des honneurs qu’on rend à la Chine à Confucius et aux morts, pour laquelle j’ai été envoyé ici avec le père Gaspard Casiner, comme députés l’un et l’autre de messeigneurs les évêques de Nankin, de Macao, d’Ascalon et d’Andreville, et de tous les jésuites missionnaires de la Chine. Comme je n’ai su mon départ de ce grand empire qu’au temps précisément qu’il fallait s’embarquer, je n’ai pas eu le loisir d’attendre toutes les lettres de nos Pères, qui eussent contenu p.071 sans doute plusieurs choses édifiantes et curieuses touchant l’état particulier de chacune de leurs églises mais je n’ai pas laissé d’avoir des nouvelles de plusieurs qui m’avaient écrit auparavant, et qui m’avaient fait connaître en partie leurs occupations et les biens que Dieu fait par leur ministère. Je n’avancerai rien dans ce mémoire dont je ne sois bien instruit, et, sans chercher à grossir les objets, je vous marquerai, autant qu’il me sera possible, le nombre exact et précis des conversions et des baptêmes qui se sont faits depuis quelques années dans plusieurs de nos provinces. Je ne dirai rien de la situation et de la vaste étendue de cet empire ; de la multitude de ses villes, du nombre de ses habitants, des mœurs, des sciences, du gouvernement, de la police et de la religion de ces peuples avec lesquels j’ai demeuré près de vingt ans. Je m’en rapporte à ce qu’en a écrit le père Le Comte dans ses Nouveaux Mémoires de la Chine, ne pouvant rien dire de plus nouveau ni de plus curieux. Je viens à ce qui regarde notre mission.

Nos Pères portugais, qui sont les premiers fondateurs de cette mission, avaient déjà ici un grand nombre de belles églises quand nos Pères français y arrivèrent, il y a près de vingt ans. On comptait à Cham-hay, à Sum-kiam et à Cham-cho, dans la seule province de Nankin, plus de cent églises et plus de cent mille chrétiens. Mais le bonheur qu’ont eu les jésuites de France de se rendre agréables à l’empereur, et de le rendre favorable à la religion, a mis les uns et les autres en état de faire bien de nouveaux établissements. Les Portugais ont acquis des maisons dans les villes de Paotin, de Chintin, et dans plusieurs autres, où l’on n’avait point encore prêché Jésus-Christ ; et dans la capitale de l’empire, à Pékin, ils ont bâti une église pour les femmes, ce qui était fort nécessaire et ce qu’on souhaitait depuis longtemps ; car il n’en est pas à la Chine comme en Europe, où les églises sont communes aux deux sexes. La bienséance et la coutume ne permettent pas que les hommes et les femmes se trouvent ensemble dans un même lieu. On regarderait ces assemblées comme quelque chose de monstrueux. Ainsi les dames ont de petites chapelles particulières où les missionnaires vont, avec beaucoup de circonspection et de grandes précautions, les prêcher au travers d’une grille ou d’une séparation de barreaux, et leur administrer les sacrements. Comme elles sont naturellement vertueuses et fort innocentes, la religion s’insinue aisément dans leur cœur et dans leur esprit, et elles en pratiquent les devoirs avec une ferveur et une modestie charmantes. Celles de Pékin ont signalé particulièrement leur zèle à enrichir leur nouvelle église de ce qu’elles avaient de plus précieux, plusieurs ayant donné pour les ornements d’autel leurs perles, leurs diamants et leurs autres bijoux, comme firent autrefois les dames de l’ancienne loi.

Les Pères français, de leur côté, ont ouvert de nouvelles églises à Jao-tcheou, à Kiou-kiang et à Vou-tcheou, dans la province de Kiam-si, sans compter celles qu’ils sont près de fonder dans les provinces de Hou-coüam, de Tche-kiam et de Nankin. Mais rien n’approche de la belle église qu’ils ont fait bâtir à Pékin dans la première enceinte du palais de l’empereur. Ce grand prince, qui protège depuis longtemps la religion chrétienne, ne s’est pas contenté de leur donner la permission d’élever ce superbe monument à la gloire du vrai Dieu, il a voulu encore y contribuer par ses libéralités, et le roi très chrétien, à qui cette mission a des obligations très particulières, a eu la bonté d’y envoyer une magnifique argenterie et de riches parements d’autel.

Quoique nous ayons déjà trois églises à Pékin, elles ne suffisent pas, et nous avons résolu d’en bâtir une quatrième dans la partie orientale de cette grande ville, aussitôt que nous aurons les fonds nécessaires. Cela n’est pas infini comme en Europe, parce que les ouvriers et les matériaux se trouvent là à assez bon marché. Comme on a déterminé de la dédier à saint Joseph, le patron et le protecteur de cette mission, nous espérons que Dieu pourra inspirer à quelque zélé serviteur de ce grand saint d’en vouloir faire la dépense. On ne peut dire les bénédictions pleines de merveilles que nous avons plusieurs fois reçues du Ciel sous les auspices de ce puissant intercesseur. Ce fut le jour même que l’Église célèbre sa fête, qu’après bien des peines et des travaux, nous obtînmes enfin, en 1692, cet édit fameux enregistré dans tous les tribunaux de la Chine, par lequel l’empereur nous accordait la permission de prêcher la loi de Jésus-Christ dans toutes les terres de son obéissance. Nous avions eu, plusieurs années auparavant, le p.072 présage heureux de quelque grande grâce, qui nous arriverait par les prières du chef de la sainte famille. L’empereur ayant pris une image de saint Joseph, que l’empereur Chun-chi, son père, avait autrefois reçue de l’illustre père Adam Schall, l’avait par respect élevée au-dessus de sa tête, et en avait ensuite fait présent au père Antoine Thomas, son mathématicien. C’est cette image que le père Thomas envoya depuis à votre paternité, comme un des plus beaux monuments des bontés de l’empereur de la Chine pour nos Pères, et de son respect pour la religion chrétienne. Je ne dis rien ici davantage sur ce qui regarde cet édit. On a dû être instruit de ce grand évènement dans toute l’Europe, par l’histoire qu’en a écrite le père Le Gobien, et qui a été traduite en diverses langues.

Outre les églises dont j’ai parlé, il faut compter encore celles d’Ou-ho et de Vousie, dans la province de Nankin, celles des provinces de Hou-coüam, de Fo-kien et de Canton, qu’ont bâties nouvellement nos Pères, et les deux belles églises que le révérend père Charles Turcotti, de notre Compagnie, nommé par le Saint-Siège évêque d’Andreville et vicaire apostolique, a fait faire dans Canton même et dans Fochan, cette grosse bourgade où l’on compte plus d’un million d’âmes.

Je pourrais ajouter enfin la chapelle, magnifique pour le pays, qu’on a élevée dans l’île de Sancian, sur le premier tombeau de saint François-Xavier ; mais mon compagnon, le père Gaspard Castner, en a présenté à votre paternité un récit imprimé à la Chine, avec le plan de l’édifice et l’histoire de la nouvelle chrétienté de cette île, où il n’y avait eu jusqu’ici que des infidèles. Je souhaiterais maintenant, mon très révérend Père, connaître toutes nos Églises de la Chine, comme j’en connais quelques-unes, pour vous rendre un compte exact de tout ce qui s’y passe. Il y a présentement plus de soixante-dix missionnaires de notre Compagnie à la Chine, c’est-à-dire qu’il y a beaucoup plus de jésuites qu’il n’y a d’évêques d’ecclésiastiques et de religieux des autres ordres, en les comptant tous ensemble.

Les jésuites de Pékin baptisèrent cinq cent trente personnes en 1694, six cent quatorze en 1695, et six cent trente-trois en 1696, et à peu près autant les années suivantes. Je ne parle que des adultes. Pour les enfants, on en baptise beaucoup plus, surtout de ceux qui se trouvent tous les matins exposés dans les rues [72]. C’est une conduite étonnante dans un pays aussi bien policé que la Chine, qu’on souffre un si criant désordre. Comme le peuple est infini à Pékin, et que ceux qui se croient surchargés d’enfants ne se font aucun scrupule de les abandonner dans les rues et dans les places publiques, où les uns meurent misérablement, et les autres sont dévorés des bêtes, un de nos premiers soins est d’envoyer tous les matins des catéchistes dans les différents quartiers de cette grande ville, baptiser tous les enfants qui sont encore en vie et qu’ils rencontrent sur leur chemin. De vingt à trente mille qu’on expose chaque année, nos catéchistes en baptisent environ trois mille. Si nous avions vingt ou trente catéchistes qui n’eussent que ce seul emploi, il en échapperait assez peu à notre zèle. En 1694, on baptisa trois mille quatre cents de ces enfants ; en 1695, deux mille six cent trente-neuf et en 1696, trois mille six cent soixante-trois, et de même à peu près les années suivantes.

C’est ici une récolte certaine pour le paradis, qui n’est point exposée, comme la conversion des adultes, à bien des rechutes dans le péché ou dans l’idolâtrie. Il ne nous serait pas difficile de trouver des catéchistes pour cet emploi, qui ne demande qu’un peu de peine et de bonne volonté ; mais il nous faut des fonds pour leur payer une pension dont ils puissent vivre et s’entretenir, et c’est ce qui nous manque. Il nous est souvent venu en pensée qu’ici, à Rome, dans la capitale du monde chrétien, et partout dans les grandes villes d’Europe, beaucoup de gens qui sont obligés à de fortes restitutions pour du bien d’église qu’ils ont dissipé, ou qui ont de grandes réparations à faire envers la majesté divine qu’ils ont tant de fois offensée ou fait offenser par d’autres, devraient se croire heureux de trouver une manière si sûre de lui rendre âme pour âme, et de dédommager les fondateurs de leurs bénéfices du mauvais usage que, contre leurs intentions, ils pourraient avoir fait de leurs p.073 libéralités. Ils entretiendraient à Pékin un de ces catéchistes pour six ou sept pistoles par an.

Le progrès que fait la religion est encore plus considérable dans les provinces qu’il ne l’est à Pékin. Le père Pinto baptisa lui seul près de quinze cents personnes en 1696 et 1697. Le père Provana, qui demeure à Kiam-tcheou, en la province de Kiam-si, en baptisa plus de mille ces deux mêmes années. Le père Simoens, un pareil nombre dans la ville de Chin-tin en une seule année. Le père Laureati en baptisa environ neuf cents en dix mois, dans la ville de Si-ngan-fou, capitale de la province de Chen-si ; et le père Vanderbeken, cinq cents en moins de cinq mois, dans la ville de Can-tcheou, en la province de Kiam-si. Les pères Simon Rodriguez et Vanhamme, qui ont leur mission dans les villes de Cham-chou et de Vou-cham, baptisent régulièrement chaque année cinq à six cents personnes. Dans les villes où les chrétientés sont plus anciennes et plus nombreuses, comme à Cham-hay, dont je vous ai déjà parlé, on en baptise chaque année onze à douze cents. Je ne vous dis rien des autres Églises, parce que je ne suis pas assez instruit de ce qui s’y passe.

Si nous avons de la joie de voir chaque jour le troupeau de Jésus-Christ s’augmenter, nous n’en avons pas moins d’apprendre avec quelle ferveur la plupart des chrétiens s’acquittent de leurs devoirs. Les associations de la Passion de Notre-Seigneur, et les congrégations de la sainte Vierge ne contribuent pas peu à les entretenir dans de si saintes dispositions. On tient ces assemblées tous les mois, et quelquefois plus souvent. Après les exercices de dévotion accoutumés, on choisit cinq ou six congréganistes des plus fervents et des plus habiles, qu’on charge d’aller visiter les maisons des chrétiens, et de s’informer si tout le monde est baptisé, si l’on fait exactement la prière du matin et du soir, si l’on approche des sacrements, si l’on assiste les malades, si l’on a de l’eau bénite ; enfin si l’on travaille à gagner les infidèles à Jésus-Christ par de bons discours et par de saints exemples. Dans l’assemblée suivante, ces députés rendent un compte exact de leur commission, et nous voyons, par une expérience constante que rien n’entretient davantage l’union et la piété dans les Églises où ces saintes associations sont établies. Les femmes, animées pur l’exemple des hommes, ont fait aussi entre elles des sociétés où elles pratiquent à peu près les mêmes exercices. Il y a environ huit cents dames à Pékin qui s’assemblent en différents quartiers de la ville, et qui s’apprennent les unes aux autres à instruire et à gagner à Dieu les personnes de leur sexe, autant qu’elles en sont capables.

La fréquentation des sacrements ne contribue pas peu à fortifier la foi et la dévotion de ces fervents néophytes. Il m’est arrivé plus d’une fois de pleurer de joie quand je les voyais venir de trente et quarante lieues à mon église, avec des fatigues incroyables, pour avoir le bonheur de se confesser et de recevoir la sainte communion. Quoique la plupart des chrétiens soient ou artisans ou laboureurs, ils ne laissent pas dans leurs assemblées, à l’imitation des premiers fidèles, de ramasser des aumônes qu’on emploie à secourir les malades et ceux qui sont dans une extrême pauvreté, et à imprimer des livres de piété pour la conversion des idolâtres et l’édification des fidèles qui n’en pourraient pas acheter.

Vous me demanderez peut-être, mon très révérend Père, à l’occasion de ce que je dis que la plupart des chrétiens sont gens du peuple, si l’on ne convertit pas aussi à la Chine des personnes de qualité, des savants et des mandarins. Pour répondre juste à une question que l’on m’a faite souvent ici et ailleurs, je vous prie de remarquer que, selon les idées que nous avons en Europe, tout est peuple à la Chine, et qu’il n’y a point de noblesse, si ce n’est les princes du sang, un petit nombre de princes tartares et quelques familles particulières que l’empereur a honorées d’un titre d’honneur. Comme toutes ces personnes demeurent ordinairement à la cour ou dans la Tartarie, on ne doit pas s’étonner si dans les provinces on voit peu de chrétiens qui soient gens de distinction. Je ne connais hors de la cour qu’un seul prince tartare qui ait embrassé depuis quelques années notre sainte religion, avec sa femme et plus de cinquante de ses domestiques. Sa maison est illustre et fort distinguée parmi les Tartares, son oncle ayant épousé la tante du feu empereur Chun-chi. Il ne peut donc y avoir que du peuple qui se fasse chrétien dans retendue de l’empire. Pour ce qui est des gens de la cour, on éprouve à la Chine, comme partout ailleurs, qu’il est difficile à un homme puissant et en faveur, surtout s’il est païen, d’entrer dans le royaume p.074 des cieux. Cependant, outre les marchands, les soldats, les artisans, les laboureurs et les pêcheurs, qui remplissent ordinairement nos églises, il ne laisse pas d’y avoir quelques bacheliers, quelques docteurs et même quelques mandarins ; mais en petit nombre, si ce n’est dans le tribunal des mathématiques de Pékin.

Les grands mandarins, les officiers généraux d’armées et les premiers magistrats de l’empire, ont de l’estime pour le christianisme : ils le regardent comme la religion la plus sainte et la plus conforme la raison. Ils honorent ceux qui la prêchent ; ils leur font amitié ; ils prennent plaisir à les entendre parler des maximes de notre morale : ils les louent, ils les admirent ; mais quand nous leur parlons de les suivre, et de quitter la religion du pays, ils ne nous entendent plus. L’attache aux plaisirs des sens, et la crainte de se distinguer des personnes de leur condition, empêchent la grâce d’achever son ouvrage, et de faire impression sur ces âmes enveloppées dans la chair.

On m’a demandé souvent encore, depuis que je suis ici, s’il se fait des miracles à la Chine, et quelle sorte de miracles. Comme nous ne sommes pas crédules, et que nous ne donnons le nom de miracles qu’à des choses qui le méritent dans la plus grande rigueur, nous nous contentons d’appeler évènements miraculeux certains faits qu’on ne peut guère attribuer qu’à quelque opération extraordinaire de la vertu divine ; et les lettres et les relations de nos Pères se trouvent toutes remplies de ces sortes d’évènements. En voici quelques-uns plus récents pour servir d’exemples d’une infinité d’autres que je pourrais rapporter.

Une jeune femme païenne, mais qui avait toute sa famille chrétienne, étant allée voir ses parents, tomba malade d’une maladie violente. Sa famille alarmée envoya aussitôt quérir un catéchiste nommé Paul, homme d’une vie très innocente et d’un zèle ardent pour le salut des âmes et pour la conversion des infidèles. Au nom de Paul, la malade, comme transportée, s’écria :

— Vous allez quérir Paul avec un grand empressement ; mais assurez-vous qu’il ne se pressera pus, et qu’il sera longtemps à venir.

En effet, les occupations du catéchiste ne lui permirent pas de se rendre où on l’appelait, aussi promptement qu’il l’eût désiré. On était incertain du jour et de l’heure de son arrivée, quand, au moment qu’on y pensait le moins, la malade parut troublée et cria par deux fois de toute sa force :

— Retirons-nous, retirons-nous, le voilà qui approche.

On sortit de la maison, et comme on courut à la rivière par où le catéchiste devait venir, on fut fort étonné de le voir arriver ; mais on le fut encore davantage, quand, à son entrée dans la maison, la jeune femme se sentit entièrement guérie. Paul l’ayant interrogée sur ce qu’elle pensait d’une guérison si prompte et si extraordinaire, elle répondit que des hommes d’un regard affreux, et capables d’imprimer de la terreur, l’avaient saisie, et la tenaient liée si fortement avec des chaînes, qu’elle était hors d’état d’agir ; mais que dès qu’il s’était montré, ils avaient pris la fuite, et l’avaient laissée en liberté. Elle ajouta qu’elle souhaitait d’être chrétienne, et qu’elle priait instamment qu’on la baptisât au plus tôt. Le catéchiste l’instruisit et la baptisa avec son mari.

Une fille de douze à quinze ans tomba malade près la ville de Cham-hay. Sa mère, qui était chrétienne, la voyant en danger, la fit baptiser et passa la nuit auprès d’elle, l’avertissant de temps en temps d’implorer le secours de la sainte Vierge. L’enfant obéit, et vers le matin dit à sa mère :

— Mes prières sont exaucées, et j’ai le bonheur de voir la sainte Vierge.

— Priez-la, ma fille, lui dit sa mère, de vous rendre la santé.

— Ah ! ma chère mère, repartit la jeune fille, la sainte Vierge n’est pas venue pour cela, mais pour me conduire au ciel.

Et dans ce moment elle expira au grand étonnement de sa mère.

La magie et l’infestation des démons sont très communs à la Chine ; mais les néophytes s’en délivrent aisément par le signe de la croix et par la vertu de l’eau bénite. Un catéchumène, quoique persuadé de la vérité de la religion chrétienne, différait de se faire baptiser, parce qu’il avait commerce avec un magicien, et qu’il était attaché à quelques superstitions qui l’aidaient à gagner sa vie. Instruit du pouvoir du signe de la croix sur les démons, il voulut éprouver un jour si, par son moyen, il arrêterait l’effet des enchantements de son maître. Ainsi, au milieu d’une opération diabolique du magicien, le catéchumène fit le signe de la croix en secret et sans qu’on s’en aperçût et arrêta l’enchantement. Le magicien étonné recommença son opération mais il ne fut pas plus heureux, et le signe de la croix en empêcha l’effet pour la seconde fois. Le catéchumène p.075 en fut si vivement touché, que dès ce moment il renonça à toutes ses superstitions, et demanda le baptême, qu’il reçut avec beaucoup de foi et de piété. Il n’y a pas encore longtemps que dans un village de la dépendance de la ville de Chim-lin, dans la province de Petcheli, plus de cinquante maisons furent délivrées de l’infestation des démons par la vertu de l’eau bénite.

Les occupations ordinaires de nos Pères dans les lieux de leur demeure sont d’entendre les confessions des fidèles, d’administrer les sacrements aux malades, d’instruire les idolâtres, et de disputer quelquefois avec des lettrés. Leur travail est beaucoup plus grand dans les missions qu’ils font à la campagne. Aussitôt qu’un missionnaire arrive dans une bourgade, tous les chrétiens s’assemblent à l’église, s’il y en a une ; et s’il n’y en a pas, dans la maison de quelque chrétien des plus considérables. Après la prière, le père fait une exhortation et entend les confessions, pendant que ses catéchistes disposent les fidèles à participer aux sacrements de la pénitence et de l’eucharistie, et les catéchumènes à recevoir le baptême. Le lendemain, après la messe, le père baptise ceux qu’il trouve suffisamment instruits, et reçoit au nombre des catéchumènes les infidèles qui se veulent convertir. L’après-dînée le travail recommence, et le père ne quitte point la bourgade que tout le monde ne soit content.

Dans les Églises plus nombreuses, comme dans l’île de Tsommin, où l’on compte plus de trois mille chrétiens, on distribue son temps d’une autre manière ; on donne les premiers jours aux hommes, et les suivants aux femmes. Les catéchumènes viennent après ; on les examine, on les baptise s’ils en savent assez, et on les admet à la participation des divins mystères. On s’applique ensuite à terminer les différends, s’il y en a quelques-uns. En chaque lieu on choisit deux ou trois des principaux chrétiens pour conduire les autres, et pour les instruire en l’absence du missionnaire. En chaque maison on fait afficher une conduite de vie, sur laquelle toute la famille se doit régler, avec un calendrier qui marque, outre les dimanches et les fêtes qu’il faut s’assembler, les jours de jeûne qui sont d’obligation. Enfin on distribue des catéchismes, des livres de piété, de l’eau bénite, des chapelets, des images, et tout ce qui est capable d’entretenir la piété des fidèles et d’animer leur foi.

La religion s’établit plus aisément à la campagne que dans les villes, parce qu’on y a plus de liberté. Dans les villes on dépend du gouverneur et des mandarins, il faut les visiter, ce qui ne se peut, selon le cérémonial, sans présents et sans frais ; au lieu que dans les villages, pour exercer librement ses fonctions, on n’a besoin de l’agrément de personne. La ferveur est grande parmi les chrétiens, surtout dans les commencements. Aussi est-ce un temps favorable, et dont il faut bien profiter. Je l’ai éprouvé moi-même plus d’une fois, et particulièrement dans la petite ville d’Ouho et dans les villages qui en dépendent. A la première visite que j’y fis, je baptisai cent seize personnes, et à la seconde cinq cent soixante, parmi lesquelles il y avait dix-huit à vingt bacheliers, et un mandarin qui avait été dix ans gouverneur d’une petite ville. Un succès si heureux me porta a bâtir une église dans cette petite ville, et deux autres moins considérables avec quelques chapelles dans les villages circonvoisins.

Il y a à la Chine non seulement un grand nombre de villes, mais des provinces entières, où l’on n’a point encore annoncé Jésus-Christ. Dans la province de Nankin, il y a cinq villes du premier ordre, et plus de quatre-vingts du second, où il n’y ni églises ni missionnaires. Nous n’avons que quatre ou cinq maisons dans les provinces de Ho-nan et de Chen-si, quoiqu’il y ait en chacune huit villes du premier ordre, et plus de cent du second. Nous n’avons aucun établissement dans les provinces de Sou-tchoüen, de Qui-tcheou [73] et de Leaton [74], où il y a plusieurs villes et bourgades très peuplées. C’est aux missionnaires à bâtir les églises, et à faire tous les autres frais, s’ils veulent avancer les affaires de la religion ; car si l’on exigeait quelque chose des chrétiens du pays, ce serait ruiner bientôt l’œuvre de Dieu, mettre un obstacle invincible à la conversion des infidèles, et se confondre avec les bonzes, qui obligent leurs disciples à leur faire des aumônes pour vivre, et pour loger leurs fausses divinités. Ainsi les hommes apostoliques, qui n’ont à la Chine pour vivre qu’une petite pension qu’on leur envoie chaque année d’Europe, ne peuvent former de grandes entreprises ni faire tous les voyages p.076 qu’ils jugeraient nécessaires pour la conversion des peuples ; et avec tout le zèle dont ils brûlent, il faut souvent que, manque de secours, ils demeurent dans un même endroit bien plus longtemps qu’ils ne souhaiteraient.

Si la Chine était chrétienne, nous porterions la foi dans la Tartarie ; c’est un vaste champ où l’on pourra travailler avec le temps. La Tartarie orientale se peuple tous les jours. L’empereur y fait bâtir des villes [75] et l’on y voit des villages fort peuplés. Pour la Tartarie occidentale, il n’y a ni villes ni villages que du côté des Yousbecks, et de la mer Caspienne ; ce qui n’empêche pas que cette étendue de pays ne soit habitée par différentes nations que l’empereur de la Chine a soumises depuis quelques années à son empire. Toutes les richesses de ces peuples ne consistent qu’en de nombreux troupeaux, avec lesquels ils errent de côté et d’autre. Ils ne s’arrêtent guère plus de trois mois dans un même lieu. Quand ils en ont consumé les fourrages, ils décampent et passent dans un autre endroit, où ils font la même chose. La conversion de ces Tartares errants sera difficile, parce qu’ils sont fort entêtés des lamas, qui sont leurs docteurs, et pour qui ils ont une soumission aveugle.

Il y déjà quelques années que nos Pères ont formé le dessein de s’établir à Chin-yam, capitale de Leaoton et de toute la Tartarie orientale. Cette ville est considérable, et l’empereur y a établi quatre tribunaux souverains pour y juger en dernier ressort toutes les affaires des Tartares ; car le Leaoton passe aujourd’hui pour être de la Tartarie, et on n’en regarde plus les habitants comme Chinois, mais comme de véritables Tartares. Je ne doute pas que le prince tartare qui s’est converti, et dont je vous ai parlé, n’emploie tout son crédit pour faire réussir ce projet. Il s’est retiré depuis deux ans à Chin-yam avec toute sa famille, qui est plus fervente que jamais. Si l’on établissait une mission solide en cette ville, on pourrait passer de là dans le royaume de Corée, qui est aussi tributaire de l’empire de la Chine, et qui est beaucoup plus grand que nos cartes ne le représentent ; et peut-être trouverait-on ensuite quelque entrée au Japon qui n’en est séparé que par un petit détroit.

Voilà de grands projets que nous vous proposons, mon très révérend Père, mais ils ne passent ni les vues que doit former pour la gloire de Dieu un général de la Compagnie de Jésus, successeur de saint Ignace, ni le courage que doivent avoir hérité de saint François-Xavier les successeurs de son apostolat.

Dieu nous fasse la grâce d’en voir l’accomplissement, et que, comme votre paternité ne nous a jamais laissés manquer d’ouvriers jusqu’ici, le cœur des personnes riches veuille aussi s’ouvrir de tous côtés pour ne pas laisser manquer les missionnaires des moyens nécessaires pour avancer l’œuvre de Dieu et par eux-mêmes et par les catéchistes sur qui ils se déchargent d’une partie de leurs travaux, auxquels, dans l’abondance d’une si grande moisson, ils ne peuvent pas suffire.

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Lettre du père Chavagnac

au père Le Gobien

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Provinces intérieures. — Détails sur le pays. — Sur les mœurs.

Sur les conversions. — Sur les dames chinoises. — Sur les idoles.

A Fou-tcheou-fou, le 10 de février 1703

Mon révérend Père,

P. C.

Ce fut le premier jour de mars de l’année dernière que je partis de Nan-tchang-fou pour me rendre auprès du père Fouquet, dans cette ville, d’où j’ai l’honneur de vous écrire. Il s’en faut bien que toute la Chine réponde à l’idée que je m’en étais formée d’abord. Je n’avais encore vu qu’une partie de la province de Canton quand je vous en fis une description si magnifique. A peine eus-je fait quatre journées de chemin dans les terres, que je ne vis plus que montagnes escarpées, et d’affreux déserts remplis de tigres et d’autres bêtes féroces. Mais quoique cette partie de la Chine soit différente de la plupart des autres provinces, on y trouve cependant quelques villes assez belles, et un assez grand nombre de villages.

De Nanhiung, qui est la dernière ville de la province de Canton, nous nous rendîmes par terre à Nangan ; c’est la première ville de la province de Kiam-si : elle est grande comme Orléans, fort belle et fort peuplée. De Nangan à Can-tcheou-fou, ce ne sont plus que des p.077 déserts. Can-tcheou est une ville grande comme Rouen ; elle est fort marchande, et un y voit un grand nombre de chrétiens.

De Can-tcheou à Nan-tchang le pays est charmant, très peuplé et très fertile. Une de nos barques pensa périr à une journée de cette ville, dans un courant très rapide qui a près de vingt lieues de longueur ; ce qui le rend encore plus dangereux, c’est qu’il faut passer au travers d’une infinité de rochers qui sont à fleur d’eau mais aussi, quand on l’a une fois passé, on se trouve dans une belle rivière, six fois plus large que n’est la Seine vis-à-vis de Rouen, et si couverte de vaisseaux, qu’à quelque heure du jour que vous jetiez les yeux aux environs, vous comptez plus de cinquante bâtiments de charge à la voile.

Ce grand nombre de vaisseaux ne doit point surprendre. Il est vrai que les Chinois ne commercent guère hors de leur pays, mais, en récompense, le commerce qu’ils font dans le sein même de l’empire est si grand, que celui d’Europe ne mérite pas de lui être comparé. L’empire de la Chine a une très grande étendue ; les provinces sont comme autant de royaumes : l’une produit du riz, l’autre fournit des toiles, chacune a des marchandises qui lui sont propres, et qu’on ne trouve point ailleurs ; tout cela se transporte non par terre, mais par eau, à cause de la commodité des rivières qui sont en très grand nombre, et si belles que l’Europe n’a rien qui en approche.

Ce qui me remplit de consolation, mon révérend Père, ce fut de voir, dans toutes les villes qui se trouvèrent sur ma route, un grand nombre d’églises érigées au vrai Dieu, et une chrétienté très fervente. La religion fait ici chaque jour de nouveaux progrès ; il semble même que le temps de la conversion de ce vaste empire est enfin arrivé ; et pour peu que nous soyons aidés des fidèles d’Europe qui ont du zèle pour la propagation de la foi, tout est à espérer d’une nation qui commence à goûter nos maximes saintes, et qui est touchée de tant d’exemples de vertu que donnent les nouveaux fidèles.

Pour moi, je vous avoue que je suis frappé de leur innocence et de leur ferveur. Plusieurs viennent tous les dimanches de huit à dix grandes lieues pour assister aux saints mystères ; ils s’assemblent en grand nombre tous les vendredis dans l’église, où ils récitent certaines prières en l’honneur de la passion de Jésus-Christ ; et ils ne se retirent qu’après s’être demandé pardon les uns aux autres du mauvais exemple qu’ils ont pu se donner : leurs austérités et leurs pénitences seraient indiscrètes, si l’on n’avait soin d’en modérer les excès.

Nous avons ici un jeune enfant qui, au milieu d’une famille idolâtre, ne manque jamais de faire tous les jours ses prières devant son crucifix, tandis que tous ses parents sont prosternés devant leurs idoles. Sa mère et ses frères ont fait bien des efforts pour le pervertir ; mais sa constance a été à l’épreuve de leurs menaces et de leurs mauvais traitements ; il leur a toujours répondu avec une fermeté mêlée de tant de douceur, qu’ils sont eux-mêmes sur le point d’embrasser le christianisme.

Vous ne sauriez croire toutes les industries que le zèle fait imaginer aux nouveaux chrétiens pour la conversion des infidèles : j’en ai été mille fois surpris. Il n’y a pas longtemps qu’un pauvre homme, aveugle, et qui vit d’aumônes, vint me prier de lui donner deux ou trois livres : je ne pouvais me figurer l’usage qu’il en voulait faire ; c’était pour les donner à lire à douze infidèles qu’il avait à demi instruits des mystères de notre sainte religion. J’ai vu des enfants venir nous demander comment il fallait répondre à certaines difficultés que leur faisaient leurs parents idolâtres, et il est souvent arrivé que le fils a converti sa mère, et tout le reste de sa famille.

Cependant, on ne peut disconvenir que les missionnaires qui travaillent à la conversion de ces peuples n’y trouvent des obstacles bien difficiles à surmonter. Le mépris que les Chinois ont pour toutes les autres nations en est un des plus grands, même parmi le bas peuple. Entêtés de leur pays, de leurs mœurs, de leurs coutumes et de leurs maximes, ils ne peuvent se persuader que ce qui n’est pas de la Chine mérite quelque attention. Quand nous leur avons montré l’extravagance de leur attachement aux idoles ; quand nous leur avons fait avouer que la religion chrétienne n’a rien que de grand, de saint, de solide, on dirait qu’ils sont près de l’embrasser ; mais il s’en faut bien. Ils nous répondent froidement :

— Votre religion n’est point dans nos livres, c’est une religion étrangère ; y a-t-il quelque chose de p.078 bon hors de la Chine, et quelque chose de vrai que nos savants aient ignoré ?

Souvent ils nous demandent s’il y a des villes, des villages et des maisons en Europe. J’eus un jour le plaisir d’être témoin de leur surprise et de leur embarras à la vue d’une mappemonde. Neuf ou dix lettrés, qui m’avaient prié de la leur faire voir, y cherchèrent longtemps la Chine : enfin ils prirent pour leur pays un des deux hémisphères qui contient l’Europe, l’Afrique et l’Asie : l’Amérique leur paraissait encore trop grande pour le reste de l’univers. Je les laissai quelque temps dans l’erreur, jusqu’à ce qu’enfin un d’eux me demanda l’explication des lettres et des noms qui étaient sur la carte.

— Vous voyez l’Europe, lui dis-je, l’Afrique et l’Asie ; dans l’Asie, voici la Perse, les Indes, la Tartarie.

— Où est donc la Chine ? s’écrièrent-ils tous.

— C’est dans ce petit coin de terre, leur répondis-je, et en voici les limites.

Je ne saurais vous exprimer quel fut leur étonnement : ils se regardaient les uns les autres, et se disaient ces mots chinois, Chiao-te-Kin, c’est-à-dire, elle est bien petite.

Quoiqu’ils soient bien éloignés d’atteindre à la perfection où on a porté les arts et les sciences en Europe, on ne gagnera jamais sur eux de rien faire à la manière européenne. L’autorité de l’empereur a été même nécessaire pour obliger les architectes chinois à bâtir sur un modèle européen notre église qui est dans son palais. Encore fallut-il qu’il nommât un mandarin pour veiller à l’exécution de ses ordres.

Leurs vaisseaux sont assez mal construits : ils admirent la bâtisse des nôtres ; mais quand on les exhorte à l’imiter, ils sont tout surpris qu’on leur en fasse même la proposition. C’est la construction de la Chine, nous répondent-ils. Mais elle ne vaut rien, leur dit-on. N’importe ; dès là que c’est celle de l’empire, elle nous suffit et ce serait un crime d’y rien changer.

Pour ce qui est de la langue du pays, je puis vous assurer qu’il n’y a que pour Dieu qu’on puisse se donner la peine de l’apprendre. Voici cinq grands mois que j’emploie huit heures par jour à écrire des dictionnaires. Ce travail m’a mis en état d’apprendre enfin à lire, et il y a quinze jours que j’ai ici un lettré, avec qui je passe trois heures le matin et trois heures le soir à examiner des caractères chinois, et à les épeler comme un enfant. L’alphabet de ce pays-ci a environ quarante-cinq mille lettres ; je parle des lettres d’usage ; car on en compte en tout jusqu’à soixante mille. Je ne laisse pas d’en savoir assez pour prêcher, catéchiser et confesser.

La conversion des grands, et surtout des mandarins, est encore plus difficile. Comme ils vivent la plupart d’exactions et d’injustices, et que d’ailleurs il leur est permis d’avoir autant de femmes qu’ils en peuvent nourrir, ce sont comme autant de chaînes qu’il ne leur est pas aisé de rompre. Un seul exemple vous en convaincra.

Il y environ quarante-cinq ans qu’un mandarin lia amitié avec le père Adam Schall, jésuite bavarois. Ce missionnaire avait fait tous ses efforts pour le convertir ; mais ce fut inutilement. Enfin le mandarin étant sur le point d’aller en province où la cour l’envoyait, le père lui donna quelques livres de notre sainte religion, et il les reçut simplement par honnêteté car, loin de les lire, il se livra plus que jamais aux bonzes [76] ; il en logea quelques-uns chez lui, il se fit une bibliothèque de leurs livres, et s’efforça par ces sortes de lectures d’effacer entièrement l’impression que les discours du missionnaire avaient faite sur son esprit : il en vint à bout. Mais, quarante ans après, étant tombé malade, il se rappela le souvenir de ce que le père Schall lui avait dit tant de fois : il se fit apporter les livres dont il lui avait fait présent, il les lut, et, touché de Dieu, il demanda le baptême. Avant que de le recevoir, il voulut lui-même instruire toute sa famille : il commença par ses concubines, à qui il apprit les mystères de notre sainte religion ; et en même temps il leur assigna à chacune une pension afin qu’elles pussent vivre chrétiennement le reste de leurs jours. Il instruisit ensuite tous ses enfants, et reçut le saint baptême. J’ai eu la consolation depuis que je suis ici de voir baptiser les femmes et les enfants de deux de ses fils.

L’usure, qui règne parmi les Chinois, est un autre obstacle bien difficile à vaincre : lorsqu’on leur dit qu’avant de recevoir le baptême ils doivent restituer des biens acquis par des voies illicites, et ainsi ruiner en un jour toute leur famille, vous m’avouerez qu’il faut un grand miracle de la grâce pour les y déterminer. Aussi est-ce là ce qui d’ordinaire les retient dans les p.079 ténèbres de l’infidélité. J’en eus, il y a peu de jours, un exemple bien triste.

Un riche marchand vint me voir et me demanda le baptême ; je l’interrogeai sur le motif qui le portait à se faire chrétien.

— Ma femme, me dit-il, fut baptisée l’année dernière, et depuis ce temps-là elle a vécu très saintement. Peu de jours avant sa mort elle me prit en particulier, et me dit qu’à un tel jour et à une telle heure elle devait mourir, et que Dieu le lui avait fait connaître, afin de me donner par là une preuve de la vérité de sa religion. Elle est morte en effet à l’heure et de la manière qu’elle me l’avait prédit ; ainsi, ne pouvant plus résister à la prière qu’elle m’a faite en mourant de me convertir, je viens vous trouver à ce dessein et vous demander le saint baptême.

De si belles dispositions ne semblaient-elles pas m’assurer que j’aurais le bonheur de le baptiser dans peu de jours ? Mais ces bons sentiments s’évanouirent bientôt : lorsque, dans l’instruction, je vins à toucher l’article du bien d’autrui, et que je lui fis voir la nécessité indispensable de la restitution, il commença à chanceler, et enfin il finit par me déclarer qu’il ne pouvait s’y résoudre.

Les Chinois ne trouvent pas moins d’opposition au christianisme dans la corruption et le dérèglement de leur cœur ; pourvu que l’extérieur paraisse réglé, ils ne font nulle difficulté de s’abandonner en secret aux crimes les plus honteux. Il y a environ quinze jours qu’un bonze vint me prier de l’instruire ; il avait, ce semble, la meilleure volonté du monde, et, rien, disait-il, ne devait lui coûter. Mais à peine lui eus-je expliqué quelle est la pureté que Dieu demande d’un chrétien, à peine lui eus-je dit que sa loi est si sainte, qu’elle défend jusqu’à la moindre pensée et au moindre désir contraire à cette vertu :

— Si cela est, me répondit-il, n’y faut plus penser ;

et là-dessus, tout convaincu qu’il était de la vérité de notre sainte religion, il abandonna le dessein de l’embrasser.

Voici maintenant, mon révérend Père, quelques coutumes par rapport aux dames de la Chine, qui semblent leur fermer aussi toutes les voies de conversion. Elles ne sortent jamais de la maison, ni ne reçoivent aucune visite des hommes ; c’est une maxime fondamentale dans tout l’empire, qu’une femme ne doit jamais paraître en public ni se mêler des affaires du dehors. Bien plus, pour les mettre dans la nécessité de mieux observer cette maxime, on a su leur persuader que la beauté consiste non pas dans les traits du visage, mais dans la petitesse des pieds, en sorte que leur premier soin est de s’ôter à elles-mêmes le pouvoir de marcher ; un enfant d’un mois a le pied plus grand qu’une dame de quarante ans.

De là il arrive que les missionnaires ne peuvent instruire les dames chinoises ni par eux-mêmes, ni par leur catéchistes. Il faut qu’ils commencent par convertir le mari afin que le mari lui-même instruise sa femme, ou qu’il permette à quelque bonne chrétienne de venir dans son appartement lui expliquer les mystères de la religion.

D’ailleurs, quoiqu’elles soient converties, elles ne peuvent se trouver à l’église avec les hommes. Tout ce qu’on a pu obtenir jusqu’ici, c’est de les assembler six ou sept fois l’année dans une église particulière, ou dans la maison de quelque chrétien, pour les y faire participer aux sacrements. C’est dans ces assemblées que l’on confère le baptême à celles qui y sont disposées. J’en baptiserai quinze dans peu de jours.

Ajoutez à cela que les dames chinoises ne parlent que le jargon de leur province ; ainsi elles ont bien de la peine à se faire entendre des missionnaires, dont quelques-uns ne savent que la langue mandarine. On tâche autant qu’on peut de remédier à cet inconvénient. Je me souviens d’un expédient que trouva la femme d’un mandarin peu de jours après mon arrivée dans cette ville. Comme elle ne pouvait être entendue du missionnaire à qui elle voulait se confesser, elle fit venir son fils aîné, et elle lui découvrit ses péchés, afin qu’il en fit le détail au confesseur, et qu’il lui redît ensuite les avis et les instructions qu’elle en aurait reçus. Trouverait-on en Europe ces exemples de simplicité et de ferveur ?

Enfin, la dépendance où ces dames sont de leurs maris fait qu’on ne peut guère compter sur leur conversion, surtout si le mari est idolâtre ; en voici un exemple bien triste. Une femme infidèle qui avait trouvé le secret de se faire instruire de nos saintes vérités pria son mari, dans une grande maladie qu’elle eut, d’appeler un missionnaire pour la baptiser. Le mari, qui l’aimait tendrement, y consentit de peur de la chagriner, et dès le p.080 lendemain matin elle devait recevoir la grâce après laquelle elle soupirait avec tant d’ardeur. Les bonzes en furent avertis ; ils vinrent aussitôt trouver le mari, ils lui firent de grands reproches sur la faiblesse qu’il avait eue d’accorder son consentement, et ils lui dirent cent extravagances des missionnaires.

Le lendemain, comme le missionnaire se disposait à aller baptiser cette femme mourante, le mari lui envoya dire qu’il le remerciait de ses peines, et qu’il ne voulait plus que sa femme fût baptisée. On n’omit rien pour l’engager à permettre ce qu’il avait accordé d’abord, et des chrétiens de ses amis allèrent le voir exprès ; mais ils ne purent rien gagner :

— Je connais votre finesse, leur dit-il, et celle du missionnaire ; il vient avec son huile arracher les yeux des malades, pour en faire des lunettes d’approche. Non il ne mettra point le pied dans ma maison, et je veux que ma femme soit enterrée avec ses deux yeux.

Quelque chose qu’on fît, on ne put jamais le détromper, et sa femme mourut sans recevoir le baptême.

Je ne puis finir cette lettre, mon révérend Père, sans vous rapporter un exemple de la foi de nos fervents chrétiens ; c’est par leur moyen que j’ai eu le bonheur d’administrer le saint baptême à plusieurs idolâtres.

Dans l’absence du père Fouquet, qui était allé à Nan-tchang-fou, un infidèle vint me prier d’aller secourir une famille entière qui était cruellement tourmentée du démon. Il m’avoua qu’on avait eu recours aux bonzes, et que durant trois mois, ils avaient fait plusieurs sacrifices ; que ces moyens s’étant trouvés inutiles, on s’était adressé au tcham-tien-ssée, général des tao-ssée [77] ; qu’on avait acheté de lui pour vingt francs de sauvegardes contre le démon, dans lesquels il défendait au malin esprit de molester davantage cette famille ; qu’enfin on avait invoqué tous les dieux du pays, et qu’on s’était dévoué à toutes les pagodes ; mais qu’après tant de peines et de dépenses, la famille se trouvait toujours dans le même état, et qu’il était bien triste de voir sept personnes livrées à des accès de fureur si violents, que si l’on n’avait pris la précaution de les lier, ils se seraient déjà massacrés les uns les autres. Je jugeai par l’exposé que ce pauvre homme me fit avec beaucoup d’ingénuité, qu’en effet il pouvait y avoir en tout cela de l’opération du malin esprit. Je lui demandai d’abord quelle raison le portait à avoir recours à l’Église :

— J’ai appris, me répondit-il, que vous adorez le créateur et le maître absolu de toutes choses, et que le démon n’a aucun pouvoir sur les chrétiens ; c’est ce qui m’a déterminé à vous prier de venir dans notre maison et d’invoquer le nom de votre Dieu pour le soulagement de tant de personnes qui souffrent.

Je tâchai de le consoler par mes réponses ; mais pourtant je lui fis entendre qu’il n’y avait rien à espérer du vrai Dieu tandis qu’ils conserveraient dans leur maison les symboles de l’idolâtrie ; qu’il fallait se faire instruire de nos saints mystères et se disposer au baptême ; qu’alors je pourrais leur accorder ce qu’ils me demandaient ; qu’au reste cette maladie pouvait être purement naturelle, et qu’avant toutes choses, je voulais examiner avec une sérieuse attention quel pouvait être ce mal. Je le mis ensuite entre les mains d’un chrétien zélé, pour lui donner une idée générale des mystères de la religion.

L’infidèle s’en retourna chez lui assez satisfait ; dès le lendemain il revint à mon église, et m’apporta un sac dont il tira cinq idoles, un petit bâton long environ d’un pied et épais d’un pouce en carré, où étaient gravés quantité de caractères chinois, et un autre morceau de bois haut de cinq pouces et large de deux, qui était semé partout de caractères, excepté d’un côté où l’on voyait la figure du diable transpercé d’une épée, dont la pointe était piquée dans un cube de bois, qui était aussi tout couvert de caractères mystérieux. Il me donna ensuite un livre d’environ dix-huit feuillets, qui contenait des ordres exprès du tcham-tien-ssée, par lesquels il était défendu au démon, sous de grosses peines, d’inquiéter davantage les personnes dont il s’agissait. Ces arrêts étaient scellés du sceau du tcham-tien-ssée, signés de lui et de deux bonzes. J’omets beaucoup d’autres minuties qui pourraient vous ennuyer.

Mais peut-être ne serez-vous pas fâché de savoir comment ces idoles étaient faites. Elles étaient d’un bois doré et peint assez délicatement : il y avait des figures d’hommes et de femmes ; les hommes avaient la physionomie chinoise, mais les femmes avaient les traits p.081 du visage européen. Chaque idole avait sur le dos une espèce d’ouverture fermée d’une petite planche. Je levai cette planche, et je trouvai que l’ouverture était assez étroite à l’entrée mais qu’elle allait en s’élargissant vers l’estomac. Il y avait au-dedans des entrailles de soie, et au bout un petit sac de la figure du foie de l’homme. Ce sac était rempli de riz et de thé, apparemment pour la subsistance de l’idole. A la place du cœur, je trouvai un papier plié fort proprement ; je me le fis lire : c’était le catalogue des personnes de la famille ; leur nom, leur surnom, le jour de leur naissance, tout y était marqué. On y lisait aussi des dévouements et des prières pleines d’impiété et de superstition. Les figures des femmes avaient outre cela, dans le fond de cette petite chambre, un peloton de coton plus long que gros, lié proprement avec du fil, et à peu près de la figure d’un enfant emmailloté.

L’infidèle, qui me vit jeter au feu toutes ces idoles, crut que je ne ferais plus de difficulté d’aller chez lui. Plusieurs chrétiens qui se trouvèrent présents se joignirent à lui pour m’en prier. Mais Dieu, qui voulait que je dusse à leur foi le miracle qu’il avait dessein d’opérer, permit que je persistasse à leur refuser ce qu’ils me demandaient, jusqu’à ce que je fusse mieux instruit de la nature du mal : je me contentai d’envoyer quelques chrétiens pour m’en faire le rapport.

Ils partirent pleins de foi, et portèrent avec eux un crucifix, de l’eau bénite, leurs chapelets et les autres marques de la religion. Plusieurs infidèles, un bonze entre autres, qui se trouva là, les suivirent par curiosité.

Dès qu’ils furent arrivés dans la maison, ils firent mettre toute la famille à genoux. Ensuite un d’eux prit le crucifix en main, un autre prit l’eau bénite, un troisième commença à expliquer le symbole des apôtres. Après l’explication, il demanda aux malades s’ils croyaient tous ces articles de la foi des chrétiens ; s’ils espéraient en la toute-puissance de Dieu, et aux mérites de Jésus-Christ crucifié ; s’ils étaient prêts à renoncer à tout ce qui pouvait déplaire au vrai Dieu ; s’ils voulaient observer ses commandements, vivre et mourir dans la pratique de sa loi. Quand ils eurent répondu qu’ils étaient dans ces sentiments, il leur fit faire à tous le signe de la croix, il leur fit adorer le crucifix, et commença les prières avec les autres chrétiens. Tout le reste du jour ils n’eurent aucun ressentiment de leur mal.

Les infidèles qui étaient accourus en foule furent extrêmement surpris de ce changement ; les uns l’attribuaient à la toute-puissance du Dieu des chrétiens ; les autres et surtout le bonze, disaient hautement que c’était un pur effet du hasard.

Dieu, pour les détromper, permit que le lendemain les malades ressentissent de nouvelles attaques de leur mal : le bonze et ses partisans en triomphèrent, mais ils furent bien surpris de voir qu’autant de fois qu’ils étaient saisis de ces transports violents de fureur, autant de fois un peu d’eau bénite qu’on leur jetait, un chapelet qu’on leur mettait au cou, un signe de croix qu’on faisait sur eux, le nom de Jésus qu’on leur faisait prononcer, les calmait sur l’heure et les mettait dans une situation tranquille, et cela non pas peu à peu, mais dans l’instant ; non pas une seule fois, mais à dix ou douze reprises en un même jour.

Ce prodige ferma la bouche aux bonzes et aux infidèles : presque tous convinrent que le Dieu des chrétiens était le seul véritable Dieu ; il y en eut même plus de trente qui dès lors se convertirent. Le lendemain, un de nos chrétiens plaça une croix fort propre dans le lieu le plus apparent de la maison ; il mit aussi de l’eau bénite dans toutes les chambres, et depuis ce temps-là toute cette famille n’a eu aucun ressentiment de son mal, et elle jouit d’une santé parfaite. Il y a trois mois que je suis continuellement occupé à instruire ceux que ce miracle a convertis.

Au reste, pour éterniser la mémoire d’une si insigne faveur, ils ont mis dans la salle destinée à recevoir les étrangers, une grande image de Notre-Seigneur, dont je leur ai fait présent ; au-dessous ils ont gravé cette inscription en gros caractères : En telle année et tel mois cette famille fut affligée de tel mal : les bonzes et les dieux du pays furent inutilement employés. Les chrétiens vinrent tel jour, invoquèrent le vrai Dieu et le mal cessa à l’instant. C’est pour reconnaître ce bienfait que nous avons embrassé la sainte loi ; et malheur à celui de nos descendants qui serait assez ingrat pour adorer d’autre Dieu que le Dieu des chrétiens ! On y voit écrit ensuite le symbole et les commandements de Dieu.

Depuis ce temps-là, j’ai toujours eu environ p.082 quarante catéchumènes à instruire : à mesure que j’en baptise quelques-uns, ils sont remplacés aussitôt par un plus grand nombre.

Je ne sais si vous aurez appris que deux missionnaires de notre Compagnie ont eu l’honneur de mourir dans la Cochinchine chargés de fers pour Jésus-Christ.

Le père Le Royer me mande du Tonkin, que lui et quatre autres missionnaires de notre Compagnie ont eu aussi le bonheur de baptiser, l’année dernière, cinq mille cent soixante et six infidèles. Pour moi, j’attends qu’on me donne une mission fixe ; on m’en promet une au premier jour, et on me fait espérer qu’elle sera dure, pauvre, laborieuse ; qu’il y aura beaucoup à souffrir, et de grands fruits à recueillir : priez le Seigneur que je corresponde à toutes les grâces que je reçois de sa bonté, et dont je me reconnais très indigne.

Je suis, avec beaucoup de respect, etc.

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Lettre du père de Fontaney

au père de la Chaise

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Aperçu de l’établissement des missions en Chine. — Tombeaux des fondateurs.

Maladie de l’empereur. — Médecine chinoise.

A Tcheou-chan, port de la Chine,

dans la province de Tche-kian,

à dix-huit lieues de Nimpo,

le 15 de février 1703

Mon très révérend Père,

P. C.

Retournant une seconde fois en Europe, pour rendre compte à notre révérend père général de l’état présent de nos missions de la Chine, j’ai destiné les six ou sept mois que doit durer notre navigation à vous faire une relation générale de ce qui nous est arrivé depuis près de vingt ans que nous sommes sortis de France, comme à la personne du monde à qui après Dieu nous sommes le plus redevables de nos progrès dans ces vastes provinces. Je m’acquitte de ce devoir beaucoup plus tard que je n’eusse désiré ; mais une multitude d’occupations pressantes, et qui se sont succédé jusqu’ici les unes aux autres, m’ont toujours ôté le loisir de satisfaire ma reconnaissance, et de conférer avec vous de ce qui pourrait avancer de plus en plus l’œuvre de Dieu et la conversion des infidèles.

Je ne vous parlerai point, mon révérend Père, de tout ce qu’il nous a fallu souffrir. Quand on vient dans les missions, outre les travaux inséparables de nos fatigants emplois, il faut s’attendre encore et se préparer à mille évènements pénibles, qu’il est impossible de prévoir. Notre révérend Père général nous en avertissait ordinairement dans ses lettres.

— Comptez, disait-il, que pour gagner des âmes à Jésus-Christ dans le pays des infidèles où vous êtes, vous devez vous résoudre à souffrir beaucoup, et à souffrir indifféremment de tous. Bene patientes erunt ut annuntient [78]. 

Il faut être patient et courageux dans les contradictions les plus inespérées ; autrement vous serez inutiles à l’Église et l’œuvre de Dieu ne se fera point.

Ce fut sur la fin de l’année 1684, comme vous pouvez vous en souvenir, que Dieu fit naître l’occasion d’envoyer des missionnaires français à la Chine. On travaillait alors en France par ordre du roi, à réformer la géographie. MM. de l’Académie royale des sciences, qui étaient chargés de ce soin, avaient envoyé des personnes habiles de leur corps dans tous les ports de l’Océan et de la Méditerranée, en Angleterre, en Danemarck, en Afrique et aux îles de l’Amérique, pour y faire les observations nécessaires. On était plus embarrassé sur le choix des sujets qu’on enverrait aux Indes et à la Chine, parce que ces pays sont moins connus en France, et que MM. de l’Académie couraient risque de n’y être pas bien reçus, et de donner ombrage aux étrangers dans l’exécution de leur dessein. On jeta donc les yeux sur les jésuites qui ont des missions en tous ces pays-là, et dont la vocation est d’aller partout où ils espèrent faire plus de fruit pour le salut des âmes.

Feu M. Colbert me fit l’honneur de m’appeler un jour avec M. Cassini pour me communiquer ses vues. Ce sage ministre me dit ces paroles, que je n’ai jamais oubliées :

— Les sciences, mon Père, ne méritent pas que vous preniez la peine de passer les mers, et de vous réduire à vivre dans un autre monde éloigné de votre patrie et de vos amis. Mais comme le désir de convertir les infidèles et de gagner des âmes à Jésus-Christ porte souvent vos Pères à entreprendre de pareils voyages, p.083 je souhaiterais qu’ils se servissent de l’occasion, et que, dans le temps où ils ne sont pas si occupés à la prédication de l’Évangile, ils fissent sur les lieux quantité d’observations qui nous manquent pour la perfection des sciences et des arts.

Ce projet n’eut alors aucune suite, et la mort de ce grand ministre le fit même perdre de vue pendant quelque temps ; mais le roi ayant résolu, deux ans après, d’envoyer un ambassadeur extraordinaire à Siam, M. le marquis de Louvois, qui venait de succéder à M. Colbert dans la charge de surintendant des bâtiments et de directeur des sciences, arts et manufactures de France, demanda à nos supérieurs six jésuites habiles dans les mathématiques, pour les y envoyer.

J’enseignais depuis huit ans les mathématiques dans notre collège de Paris, et il y en avait plus de vingt que je demandais avec instance les missions de la Chine et du Japon. Mais soit qu’on m’en jugeât peu digne, ou que la Providence me réservât pour un autre temps, on me laissait toujours en France. Je tâchais d’y vivre dans la pratique exacte de tous les exercices de la vie religieuse, persuadé que les desseins miséricordieux de Dieu sur nous s’accomplissent infailliblement, quand nous suivons fidèlement ce chemin. Je ne fus point trompé ; car cette heureuse occasion s’étant présentée, je m’offris le premier à nos supérieurs, qui m’accordèrent enfin ce que je souhaitais depuis si longtemps, et me chargèrent de chercher des missionnaires pour m’accompagner.

Je ne vous puis dire, mon révérend Père, la consolation que je sentis en ce moment. Je m’estimais mille fois plus heureux d’aller porter nos sciences aux extrémités du monde, ou j’espérais gagner des âmes à Dieu, et trouver des occasions de souffrir pour son amour et pour la gloire de son saint nom, que de continuer à les enseigner à Paris dans le premier de nos collèges.

Dès qu’on sut que je cherchais des missionnaires pour la Chine, il s’en présenta un grand nombre d’excellents sujets. Les pères Tachard, Gerbillon, Le Comte, de Visdelou et Bouvet furent préférés aux autres.

Comme ils étaient tous capables de remplir en France nos emplois les plus distingués, bien des personnes zélées parurent surprises de la conduite des supérieurs, qui laissaient aller aux missions leurs meilleurs sujets, et qui ôtaient par là à l’Europe des personnes propres à y rendre des services importants.

— Ne vaudrait-il pas mieux, disaient-ils, les y retenir, et envoyer dans ces pays éloignés ceux qui, avec une capacité plus médiocre, ont assez de forces pour soutenir les fatigues des missions et assez de zèle pour travailler à la conversion des infidèles ?

Ils appuyaient leur sentiment de l’autorité de saint François-Xavier, qui ne demandait à saint Ignace pour la mission des Indes, que ceux qu’il ne jugeait pas si nécessaires en Italie.

— Vous avez [79], dit-il, plusieurs personnes auprès de vous, qui, quoiqu’ils ne soient ni grands théologiens ni prédicateurs, serviraient admirablement l’Église en ce pays-ci, s’ils ont les autres qualités nécessaires pour y faire du fruit ; si ce sont des hommes sûrs qu’on puisse envoyer seuls aux Moluques, au Japon et à la Chine, s’ils sont doux, prudents, charitables, et d’une si grande pureté de mœurs, que les occasions de pécher, qui sont plus fréquentes ici qu’en Europe, ne les ébranlent jamais.

Je conviens, mon révérend Père, qu’il n’est pas nécessaire d’envoyer toujours aux missions des sujets d’un esprit si éminent et d’une capacité si étendue. Les premières qualités auxquelles il faut avoir égard, sont celles que saint François-Xavier vient de marquer ; toutes les autres sont inutiles sans celles-là. Quorum virtus in ærumnis et in sectationibus spectata non est, his nihil magnum certe committitur [80].

« En vain, dit ce grand apôtre, vous leur confierez les emplois importants de convertir les âmes, s’ils ne sont laborieux, mortifiés, patients ; s’ils ne savent souffrir la faim et la soif, et les plus rudes persécutions avec joie.

Mais quand il fait tant de fond sur la vertu, on me permettra d’ajouter qu’il n’exclut nullement ceux qui ont d’autres talents et qui, s’appliquant aux sciences dans les universités ou dans nos séminaires d’Europe, y méritent, comme lui, l’estime et l’approbation des savants par les grands progrès qu’ils y font. Quand il parle du Japon et de la Chine, ne demande-t-il pas des hommes pleins d’esprit et habiles dans toutes les subtilités de l’école, pour découvrir les erreurs et les p.084 contradictions des bonzes ? Ne veut-il pas des philosophes qui rendent raison des météores et des effets les plus cachés de la nature ; des mathématiciens qui connaissent le ciel, et qui prédisent les éclipses ?

— Ils nous admiraient, dit-il, quand nous leur expliquions ces choses ; et la seule pensée que nous étions des gens savants les disposait à nous croire sur les matières de la religion.

Nos tanquam viros doctos suscipiebant ; quæ doctrinæ opinio aditum nobis patefecit ad religionem in eorum animis ferendam [81]. En parlant même des Indes, où une profonde science ne lui paraissait pas si nécessaire, parce que les peuples n’y sont pas toujours si éclairés, il ajoute ces paroles remarquables : Quanquam probitas litteris ornata scilicet, palmam ferat.

— Néanmoins, dit-il, des gens de lettres et de vertu sont ceux que nous recevons ici avec plus de joie ; parce qu’ils y seront plus utiles à la conversion des peuples. 

L’envie qu’il eut d’écrire des lettres vives et touchantes aux universités de France, d’Italie et de Portugal, pour inviter les docteurs de ces fameuses écoles à venir travailler avec lui au salut des âmes, marque bien quels missionnaires il désirait.

Saint Ignace était dans les mêmes sentiments. Et c’est pour cela qu’ayant ajouté dans la Compagnie, aux autres vœux de religion, un quatrième vœu pour les profès, par lequel ils s’engagent d’aller, avec la permission de leur souverain, dans tous les lieux où le vicaire de Jésus-Christ jugera à propos de les envoyer, sans rien même demander pour leur subsistance, il a voulu qu’on n’admît à ce degré que ceux en qui on remarquerait plus d’esprit et plus de talents naturels, et de capacité pour les sciences ; et il n’eût pas, sans doute, réglé les choses de cette manière, lui qui cherchait en tout la plus grande gloire de Dieu, s’il n’eût été persuadé que, de travailler à la conversion des infidèles, c’était un ouvrage tout divin, auquel il devait consacrer, au moins en partie, ce qu’il avait de meilleur et de plus choisi dans son ordre.

Tout ce que je rapporte ici vous est parfaitement connu, mon révérend Père ; vous savez combien ce zèle d’aller porter la foi dans les pays les plus éloignés est essentiel et universel en notre Compagnie, et que les plus grands talents n’y sont pas une raison pour retenir en Europe ceux que Dieu appelle véritablement aux missions. Vous savez même quelle est la délicatesse de conscience de nos premiers supérieurs sur cet article ; et nous en vîmes un grand exemple, il y a trois ans, lorsque je me préparais à retourner à la Chine avec des sujets d’un mérite fort distingué, que notre révérend Père général eut la bonté de m’accorder. Quelques personnes, regardant plus l’avantage de nos provinces de France que le besoin des missions, lui représentèrent la perte qu’elles faisaient.

— Je la ressens vivement, répondit-il, mais il m’est impossible de résister aux lettres pleines de ferveur et de l’esprit de Dieu, qu’ils m’écrivent eux-mêmes. » Non possum résistere Spiritui sancto, qui loquitur in eorum litteris.

Nous ne devons donc pas regarder le départ de ces missionnaires comme des pertes, mais plutôt comme des avantages pour la religion, dont toute l’Église se réjouit. Ce sont des ordres éternels de la Providence, qui reprend ceux qu’elle n’avait mis dans nos maisons que pour les préparer par l’étude et par l’acquisition des vertus solides à la conversion du Nouveau-Monde. Enfin ce sont des grâces pour nous-mêmes, dont nous devons remercier Dieu, qui choisit parmi nous des personnes pour un emploi si saint, et qui nous excite par leurs exemples à mépriser le monde, et à mener ici une vie qui approche, autant qu’il se peut, de celle de nos chers Frères.

Ces Pères que je viens de nommer s’étant rendus à Brest avec moi, nous en partîmes le troisième mars de l’année 1685, après avoir été reçus dans l’Académie des sciences et pourvus, par ordre du roi, des instruments de mathématiques nécessaires pour faire nos observations. Quand nous eûmes passé la ligne, nous découvrîmes toutes les constellations de la partie méridionale. Il n’y a presque point d’étoiles remarquables proche le pôle antarctique ; mais le ciel en est tout rempli le long de la voie lactée, depuis le Scorpion jusqu’à Sirius. On ne voit rien de sensible dans la partie septentrionale. Le grand et le petit nuage sont deux choses singulières. Le petit paraît aussi grand que la lune, quoiqu’il ne soit guère que la moitié du grand nuage. Quand on les regarde avec des lunettes d’approche, ils ne paraissent point un amas de p.085 petites étoiles, comme le Præsepe cancri et la voie lactée, ni même une blancheur obscure, comme la nébuleuse d’Andromède et la tête des comètes ; tout y paraît beau comme dans le reste du ciel.

Le pied du Cruzero, marqué dans Bayer, est une étoile double, composée de deux petites étoiles fort claires, qui sont éloignées l’une de l’autre d’environ leur diamètre ; il en contient une troisième un peu plus éloignée des deux autres, mais beaucoup plus petite.

Nous fîmes quelques observations au cap de Bonne-Espérance, et dans notre traversée du cap au détroit de la Sonde, dont on a déjà rendu compte au public. Nous en avons fait plusieurs autres à la Chine, que j’ai envoyées en Europe, et dont on trouvera une partie dans les voyages de Tartarie du père Gerbillon, qu’on doit mettre bientôt au jour. Vous avez vu, mon révérend Père, dans la relation du premier voyage du père Tachard, la manière obligeante dont messieurs les Hollandais nous reçurent au cap de Bonne-Espérance et à Batavia. Il est vrai, et je dois encore marquer ici par reconnaissance, qu’on ne peut rien ajouter aux honnêtetés que nous firent ces messieurs. Nous y trouvâmes plusieurs catholiques, dont quelques-uns eurent le bonheur de se confesser, après avoir passé plusieurs années sans le pouvoir faire. Ces pauvres gens sont bien à plaindre : ils quittent leur pays inconsidérément, et vont en Hollande, où ils s’engagent au service de la Compagnie, qui les fait passer aux Indes, d’où ils n’ont plus la liberté de revenir ; mais leur plus grand malheur, c’est qu’en ce pays-là il n’y a plus pour eux d’exercice de religion ; plus de messes, de confessions ni de communions ; plus de prêtres pour les faire souvenir de leur devoir, et pour les assister à la mort. Messieurs les Hollandais trouveraient peut-être plus de gens qui s’engageraient à leur service, et qui les serviraient même plus fidèlement, s’ils permettaient aux catholiques le libre exercice de leur religion en ce pays-là, ou du moins s’ils leur procuraient les secours qui leur sont si nécessaires. Après les avoir consolés le mieux qu’il nous fut possible, nous les exhortâmes à persévérer dans la foi, à garder inviolablement les commandements de Dieu, et à souffrir leurs maux avec patience. Les catholiques que le malheur ou la nécessité contraignent de quitter ainsi leur pays, doivent faire réflexion à quels dangers ils exposent leur salut éternel, et se persuader que la plus grande punition du péché est de s’engager en des occasions de pécher encore davantage, et de se mettre dans un état où les moyens de se convertir et de retourner à Dieu ne se trouvent presque plus.

Nous arrivâmes à Siam à la fin du mois de septembre de la même année 1685, après une navigation fort heureuse. On ne peut être mieux reçu que nous le fûmes du roi et de son ministre, M. Constance. Pendant notre séjour en ce royaume, nous tâchâmes de n’y être pas inutiles. Les pères Gerbillon et de Visdelou prêchèrent l’avent et le carême dans l’église des Portugais et, quand nous n’étions point à Louvo, nous entendions régulièrement les confessions dans cette église les dimanches et les fêtes.

Avant que de partir de Paris, j’avais pris des mesures avec M. Cassini, pour observer une éclipse de lune qui devait arriver à Paris le dixième de décembre de l’année 1685, sur les neuf heures du soir, et dans le royaume de Siam, l’onzième du même mois, sur les trois à quatre heures du matin. Comme elle devait être totale, et qu’on la pouvait voir en même temps à Paris et à Siam, elle était fort propre pour déterminer au vrai la différence des longitudes de ces deux méridiens, et c’est ce qui nous porta à faire avec soin cette observation. Le roi de Siam, averti de notre dessein, voulut que ce fût en sa présence. Il était alors à Tsee-poussone, à une lieue au-dessus de Louvo ; c’est une maison royale qu’il avait fait bâtir sur le bord d’un étang, à l’entrée d’une forêt, où il se divertissait à la chasse des éléphants.

Nous avions préparé pour le roi de Siam une excellente lunette de cinq pieds, par laquelle ce prince regardait l’éclipse, pendant que nous l’observions à quatre pas de lui avec M. Constance, qui l’entretenait, et qui lui servait d’interprète quand il nous faisait quelques questions. Le roi ayant vu la veille un des types de la lune qu’on a gravé à l’Observatoire de Paris, s’écria d’abord en regardant la lune par la lunette :

— Voilà justement ce que vous me fîtes voir hier dans le type. 

La lune s’étant éclipsée notablement, il nous demanda pourquoi elle paraissait renversée dans la lunette, et après l’immersion totale, p.086 pourquoi le corps de la lune paraissait encore, puisqu’elle ne recevait plus aucune lumière du soleil. Ces questions judicieuses font voir quelle était la solidité d’esprit de ce prince, qui nous témoigna en cette occasion une bonté particulière, dont il nous aurait donné plus de marques, si sa mort, qui arriva peu de temps après, de la manière que tout le monde a su, n’eût renversé tous les grands desseins qu’il avait formés pour l’avantage de la religion, et pour la gloire de notre nation.

Ce fut au mois de juillet de l’année 1686 que nous partîmes de Siam pour aller à la Chine. Il y avait à la rade plusieurs vaisseaux, dont les uns allaient à Macao, les autres à Canton et en d’autres ports de cet empire. M. Constance nous les offrit tous ; mais il n’était nullement d’avis que nous allassions à Macao. M. l’évêque de Métellopolis et le père Maldonade, supérieur de la maison des jésuites portugais, nous détournaient aussi de prendre cette route.

Lorsqu’on a des intentions droites et qu’on estime une nation, on se persuade aisément qu’elle a pour nous les mêmes sentiments, et qu’on peut s’y fier sans rien risquer. Ainsi les défiances qu’on s’efforça de nous donner des Portugais, en cette occasion, firent peu d’impression sur nos esprits, et nous nous déterminâmes à prendre la route de Macao. M. Constance, nous voyant fixés en cette résolution, crut que nous avions de ce côté-là des assurances que nous ne disions pas. Il ne pensa donc plus qu’à nous procurer de fortes recommandations auprès des officiers de la ville. Le roi de Siam eut la bonté d’écrire lui-même au gouverneur, pour l’engager à nous être favorable. Il se croyait d’autant plus en droit de lui demander cela, qu’il traitait bien les Portugais qui venaient trafiquer tous les ans en ses États.

Mais Dieu, qui veillait sur nous, ne permit pas que ce voyage réussît. Le vaisseau sur lequel nous nous embarquâmes passait pour être bon, et ne valait rien en effet. Dès le cinquième jour, il fit eau de toutes parts, Il était conduit par un pilote qui avait déjà fait quatre ou cinq naufrages, et qui, ne craignant rien tant que de ne pas arriver cette année-là à Macao, s’obstinait à tenir le vent, quoiqu’il nous fût contraire, et qu’il augmentât à chaque moment. Nous ne faisions que dériver du côté de Camboge, où en peu d’heures nous aurions péri misérablement, si notre capitaine n’eût forcé le pilote de céder, et d’aller, vent arrière, chercher le premier asile qu’on pourrait trouver. Le danger où nous fûmes en cette occasion est un des plus grands que j’aie courus sur toutes ces mers.

Comme il n’y avait que six ou sept jours que nous avions mis à la voile, nous crûmes qu’il était encore temps de gagner la barre de Siam, et de nous embarquer dans un autre vaisseau pour arriver à la Chine cette année-là. Nous prîmes donc des guides pour nous y mener par le chemin le plus court, à travers les forêts ; mais nos efforts furent inutiles. Ces guides, après un mois de détours, nous ramenèrent épuisés de fatigues à notre vaisseau, qui se rendit à petites voiles dans la rivière de Siam, au mois de septembre, lorsque la mousson pour aller à la Chine était entièrement passée. Nous trouvâmes sur notre chemin les galères du roi de Siam, que ce prince, plein de bonté pour nous, avait envoyées pour nous chercher, dès qu’il apprit le mauvais succès de notre voyage.

Notre retour donna de la joie à M. Constance, qui ne nous avait laissé partir qu’avec peine. La crainte qu’on ne nous maltraitât à Macao n’était pas sans fondement ; car, quelques mois après, les vaisseaux de la Chine étant revenus à Siam, nous apprîmes qu’on avait reçu ordre de Portugal d’arrêter à Macao les vicaires apostoliques et les missionnaires qui viendraient sur d’autres vaisseaux que sur ceux des Portugais. Nous vîmes cette année-là même l’exécution de cet ordre. Un Père franciscain de Manille, parti de Siam en même temps que nous, fut mis en arrêt à son arrivée avec le capitaine qui l’avait amené : on l’envoya ensuite à Goa, d’où il eut bien de la peine à sortir pour retourner aux Philippines.

Nous nous abandonnâmes, l’année suivante, à la sage conduite de M. Constance. Ce ministre nous honora toujours d’une protection et d’une amitié particulière. Ce que nous p.087 estimions davantage en lui, c’était un fond de piété et de religion qui le portait à former de grands projets pour la propagation de la foi. Il protégeait tous les missionnaires et les vicaires apostoliques, et les aidait à passer dans le lieu de leurs missions, engageant les capitaines des vaisseaux qui partaient de Siam, à les porter sûrement à Camboge, à la Cochinchine, au Tonkin et à la Chine. Il leur distribuait à tous des charités considérables. Il a rebâti les églises des jésuites et des dominicains de Siam. MM. nos ecclésiastiques français pourront dire eux-mêmes tous les biens qu’il leur a faits.

Nous avons souvent déploré la mort tragique de cet homme extraordinaire, et nous y avons été d’autant plus sensibles, qu’il ne lui a pas été impossible de l’éviter ; mais Dieu, qui l’attendait en ce moment, lui avait donné un courage capable de soutenir une si rude épreuve. Les Siamois, qui l’ont traité avec tant de cruauté, n’auront point manqué de lui reprocher ses grandes aumônes, et tout ce qu’il avait entrepris pour établir solidement la religion chrétienne dans les Indes. Mais ce qui pouvait le rendre coupable devant eux, c’est ce qui nous donne le plus sujet de croire que Dieu lui aura fait part de ses grandes miséricordes, car le Fils de Dieu a promis de se déclarer hautement, devant son Père, pour ceux qui n’auront point rougi de lui devant les hommes ; et Dieu a des grâces et des ressources infinies pour mettre dans les voies de salut ceux qui ont été véritablement zélés pour y en faire entrer beaucoup d’autres.

Je ne parle point ici de l’illustre madame Constance ; il est impossible de penser à ce qu’elle a souffert dans cette triste révolution sans être pénétré d’une vive douleur. On n’ignore pas en France l’extrême misère à laquelle elle est encore réduite, et l’on est bien à plaindre de vouloir et de ne pouvoir pas la soutenir comme on le souhaiterait.

Nous partîmes de Siam, pour la seconde fois, le dix-neuvième juin de l’année 1687, sur un navire chinois qui allait à Nimpo. Outre que nos mesures étaient bien prises, Dieu donna encore visiblement sa bénédiction à notre voyage.

Les Chinois qui nous conduisaient nous parurent fort superstitieux. Ils avaient une petite idole à la poupe de leur vaisseau, devant laquelle ils entretenaient jour et nuit une lampe allumée : ils lui offraient assez souvent, devant qu’ils se missent à table, les viandes préparées pour le repas. Mais comme ils apercevaient que nous n’y touchions point toutes les fois qu’on les avait ainsi offertes, ils en firent mettre à part, et on ne présentait point à l’idole ce qui était destiné pour nous. Le culte qu’ils rendaient à cette fausse divinité ne se bornait pas là : sitôt que la terre paraissait, celui qui avait soin de l’idole prenait des papiers peints et coupés en ondes, et les jetait dans la mer, après avoir fait une profonde inclination de ce côté-là. Quand le calme nous prenait, tout l’équipage poussait de temps en temps des cris, comme pour rappeler le vent. Dans le gros temps, ils jetaient au feu des plumes pour conjurer la tempête et pour chasser le démon, ce qui répandait par tout le vaisseau une puanteur insupportable. Mais leur zèle ou plutôt leur superstition redoubla à la vue d’une montagne qu’on découvre en passant le canal de la Cochinchine ; car, outre les inclinations et les génuflexions ordinaires, et tous les papiers à demi brûlés qu’ils jetèrent dans la mer, les matelots se mirent à faire un petit vaisseau de quatre pieds ; il avait ses mâts, ses cordages, ses voiles et ses banderoles, sa boussole, son gouvernail, sa chaloupe, son canon, ses vivres, ses marchandises, et même son livre de compte. On avait disposé, à la poupe, la proue et sur les cordages, autant de petites figures de papier peint qu’il y avait d’hommes sur le vaisseau. On mit la petite machine sur un brancard, on la leva avec beaucoup de cérémonies, on la promena par le vaisseau au bruit du tambour et d’un bassin d’airain. Un matelot habillé en bonze conduisait la marche et s’escrimait avec un long bâton, en jetant quelquefois de grands cris. Enfin on le fit descendre doucement dans la mer, et on le suivit des yeux aussi loin que l’on put. Le bonze monta sur la dunette, pour continuer ses clameurs, et apparemment pour lui souhaiter un heureux voyage.

Nous eûmes un calme de quatre jours, à la hauteur d’Emouy [82]. L’horizon couvert de nuages fort noirs, et les vents de nord et de nord-est qui soufflaient de temps en temps, étaient p.088 des présages d’une grande tempête. Les Chinois, alarmés, invoquèrent leur idole avec plus de ferveur que jamais, et, dans la crainte d’être surpris de ces furieux typhons qui désolent ces mers, ils tâchèrent plusieurs fois de gagner la terre ; mais ce fut en vain. Ils gardaient tous un morne silence, et ils trouvaient mauvais que nous parlassions entre nous autres missionnaires. Notre interprète nous en avertit en secret, et nous marqua que notre tranquillité leur paraissait d’un aussi mauvais augure que le calme même. Nous fîmes un vœu à saint François-Xavier, patron de ces mers, pour obtenir un vent favorable. Dieu nous le donna dès le lendemain, et nous passâmes heureusement entre la terre ferme de la province de Fo-kien et l’île Formose, dont nous vîmes quelques montagnes à l’horizon.

A trente ou quarante lieues de Nimpo, on entre dans un labyrinthe d’îles élevées, parmi lesquelles on ne se reconnaît plus. Le parti que nous prîmes fut d’observer le chemin que faisait notre vaisseau, les terres entre lesquelles il passait, et sur lesquelles il portait le cap, et d’en faire une carte particulière qui put être utile à ceux qui navigueront dans ces mers. Cette carte ne marque que notre route, quoiqu’il y en ait d’autres aussi bonnes entre ces îles, et peut-être meilleures pour les grands vaisseaux ; car je me souviens que nos pilotes sondaient souvent, et qu’en certains endroits ils ne trouvaient que quatre brasses d’eau [83].

C’est à messieurs les Anglais qu’il faut s’adresser, si l’on veut avoir une plus grande connaissance de cette mer ; car depuis trois ans, ils en ont fait une carte générale. Ils ont sondé partout ; ils ont visité toutes les îles : ils savent celles qui sont habitées et celles où l’on peut se pourvoir d’eau. C’est un travail de six mois, digne de l’application et de la curiosité de ces messieurs. J’ai vu une de ces cartes à grands points, et fort bien dessinée, entre les mains de M. Catchepolle, homme de mérite, qui est présent à la Chine, consul et président de la Compagnie royale d’Angleterre, pour tout le commerce que les Anglais y font.

Nous mouillâmes enfin devant la ville de Nimpo, le 23 de juillet de l’année 1687, trente-quatre jours après avoir quitté la barre de Siam, et deux ans et demi depuis notre départ de France. Je ne vous dirai point, mon révérend Père, la joie dont nous fûmes pénétrés, et les actions de grâces que nous rendîmes à Dieu lorsque nous nous vîmes heureusement arrivés au terme de nos plus ardents désirs. Il faut être appelé aux missions, et y venir dans la seule vue de servir Dieu et de travailler au salut des âmes, pour se former une juste idée de ce qu’on éprouve dans ce moment. Il faut bien dire que nous changeons alors de force, mutabunt fortitudinem [84] ; car nous ne songions plus à la France, ni à ce que nous avions pu y laisser d’espérances et de douceurs. Cette paix même dont nous jouissons dans les maisons religieuses, et les facilités que nous avons d’y vivre dans le recueillement qui peut tenir l’âme unie à Dieu, n’étaient plus des objets qui nous touchassent. La multitude des âmes que nous avions devant les yeux, le choix que Dieu avait fait de nous pour leur porter sa connaissance, et les occasions de souffrir que nous espérions trouver, occupaient entièrement nos esprits, et paraissaient devoir amplement nous dédommager de tout.

Nimpo [85], que quelques Européens ont appelé Liampo, est une ville du premier ordre de la province de Tche-kiam, et un très bon port sur la mer orientale de la Chine, vis-à-vis du Japon. Elle est, selon nos observations, vingt-neuf degrés cinquante-six minutes de latitude septentrionale, éloignée de cinq ou six lieues de la mer. On y va dans une seule marée par une fort belle rivière, large pour le moins de cent cinquante toises, et profonde partout de sept ou huit brasses, bordée de salines des deux côtés, avec des villages et des campagnes cultivées, que de hautes montagnes terminent à l’horizon. L’embouchure de la rivière est défendue par une forteresse et par une petite ville du troisième ordre, nommée Tin-hay, environnée de tours et de bonnes murailles. Il y a là un bureau où l’on reconnaît tous les vaisseaux qui entrent. Les marchands chinois de Siam et de Batavia viennent tous les ans à Nimpo pour y chercher des soies ; car c’est dans cette province que se trouvent les plus p.089 belles de la Chine. Ceux de Fo-kien et des autres provinces voisines y abordent aussi continuellement.

Les marchands de Nimpo font un grand commerce avec le Japon, où ils allaient dès le temps de saint François-Xavier ; et c’est d’eux apparemment qu’il apprenait ces particularités de la Chine, qu’il écrivait en Europe sur la fin de sa vie. Il paraît même qu’il avait songé à passer à la Chine sur leurs vaisseaux.

« Liampo [86], dit-il, est une grande ville de la Chine, éloignée du Japon de cent cinquante lieues seulement. J’ai de fortes raisons de croire que ce sera la porte par où les missionnaires de notre Compagnie entreront dans ce grand royaume, et que les autres religieux y pourront venir ensuite contenter le désir ardent que Dieu leur inspire de travailler au salut des infidèles. Je prie donc ceux qui désirent la conversion de ces peuples, de recommander l’affaire à Dieu [87].

C’est en ce temps-là très probablement qu’il songeait à s’adresser à l’empereur du Japon même, et à lui demander un passe-port ; car on disait que ce prince avait alors une liaison si étroite avec l’empereur de la Chine, qu’il avait même un de ses sceaux pour sceller des patentes et des passe-ports aux vaisseaux et aux personnes qu’il voudrait y envoyer.

Nous sommes, je crois, les premiers, mon révérend Père, qui avons pris ce chemin marqué, dès les premiers temps de notre Compagnie, par l’apôtre des Indes, et par où apparemment il eût voulu entrer lui-même à la Chine, si l’ambassade de Jacques Pereïra n’eût pas manqué par l’avarice et la jalousie du gouverneur de Malaque, et qu’il eût pu préférer la route de Nimpo à celle de Sancian, où il mourut.

Le père Martini rapporte que, de son temps, notre Compagnie avait une église à Nimpo. Il faut que cette église ait été entièrement détruite dans l’irruption des Tartares ; car nous ne trouvâmes en y arrivant aucun vestige ni d’église ni de christianisme. On était même si peu accoutumé à y voir des Européens, que le peuple accourait de toutes parts pour nous regarder, comme si nous eussions été des hommes de quelque nouvelle espèce.

Les mandarins, ayant su notre arrivée, voulurent nous voir en particulier et nous reçurent avec civilité. Ils nous demandèrent ce que nous prétendions et quel était le sujet de notre voyage. Nous répondîmes que la grande réputation de l’empereur par toute la terre, et la permission qu’il donnait aux étrangers de venir dans ses ports, nous avaient déterminés à entreprendre ce voyage ; que notre dessein était de demeurer avec nos Frères pour y servir le vrai Dieu ; que nous avions appris à notre grand regret, que plusieurs d’entre eux étaient déjà morts, et que la plupart des autres, accablés de vieillesse et d’infirmités, demandaient du secours.

J’ajoutai que le père Ferdinand Verbiest s’était donné la peine de m’écrire lui-même en Europe pour m’inviter à venir à la Chine, et qu’il avait donné sa lettre au père Philippe Couplet, qui me l’avait fidèlement rendue. Il nous parut que ces officiers avaient une considération particulière pour le père Verbiest ; que nos réponses leur faisaient plaisir, et que, s’ils eussent été les maîtres, ils nous auraient volontiers accordé la permission que nous leur demandions, de nous retirer en quelqu’une des églises de notre Compagnie. Mais le vice-roi, qui haïssait notre religion, fut cause que nous ne pûmes profiter de leurs bonnes dispositions. Il les blâma d’avoir souffert que nous prissions une maison à Nimpo, quoique les chaleurs fussent alors si violentes qu’il eût été impossible de demeurer sur les vaisseaux. Il écrivit ensuite contre nous au tribunal des rites, priant qu’on défendit aux vaisseaux chinois, qui trafiquaient dans les royaumes voisins, d’amener jamais aucun Européen à la Chine. Peut-être espérait-il que, la réponse du tribunal des rites nous étant contraire, il pourrait confisquer à son profit le vaisseau qui nous avait amenés, et se saisir de tout ce que nous avions apporté.

Cependant, sans perdre de temps, nous mandâmes notre arrivée au missionnaire de notre Compagnie qui demeurait à Ham-tcheou, capitale de la province, sans savoir encore son nom. Nous accompagnâmes nos lettres de celles que vous aviez eu la bonté de nous donner pour le père Verbiest. Par une providence particulière de Dieu, il se trouva que le missionnaire de Ham-tcheou était le père Prosper Intorcetta, Sicilien de nation, qui avait eu p.090 le bonheur de souffrir pour Jésus-Christ la prison et l’exil dans la dernière persécution. Comme il était venu en Europe en 1672 pour les affaires de la mission, je lui avais dès lors écrit pour me joindre à lui et me consacrer au service de l’Église de la Chine. Ainsi sa joie fut grande quand il apprit que nous étions si proches de lui [88] :

« Dieu soit béni, nous dit-il dans la lettre qu’il nous écrivit, de ce qu’il nous a fait enfin miséricorde. Il vous a sauvés du naufrage, afin de sauver par votre moyen cette mission affligée, qui périssait tous les jours faute d’ouvriers et de secours.

Il nous envoya sur-le-champ un de ses catéchistes qui était bachelier, avec deux de ses domestiques, et nous manda de quelle manière nous devions nous comporter avec les mandarins.

Ayant appris ensuite, par le mémoire que nous lui envoyâmes, quels étaient nos vues et nos desseins, il nous répondit encore, en nous ouvrant son cœur :

« Vous m’avez pleinement éclairci, dit-il, sur tout ce que je voulais savoir. Dès que j’appris votre arrivée à Siam, je pensai toutes les choses que vous me marquez ; je ne sais si ce fut par une inspiration particulière ou par une simple conjecture : ce que je vous puis dire, c’est que je vous attendais avec impatience. Et présentement que vous êtes arrivés, je suis comblé de consolation.

La résolution qu’avait prise le vice-roi de Tché-kiam, d’écrire à la cour des rites pour nous faire renvoyer de la Chine, était la seule chose qui troublait la joie de ce saint homme. Il eut recours à Dieu, et fit faire pour nous des prières publiques dans son église. Il obligea jusqu’aux petits enfants à implorer le secours du Ciel. Quand ils étaient prosternés devant l’image du Sauveur, il leur faisait prononcer ces paroles :

— Seigneur, en votre saint nom, conservez les pères qui viennent travailler au salut de nos âmes.

Pendant que nous demeurâmes à Nimpo, nous eûmes plus d’une occasion de parler aux mandarins de la grandeur et de la puissance de Dieu. Il y avait trois ou quatre mois qu’il ne pleuvait point dans tout le pays, ce qui ruinait les moissons et faisait craindre une famine générale. On avait ordonné des jeûnes dans la ville, et des prières dans toutes les pagodes. Le gouverneur, inquiet, s’avisa de nous consulter sur les causes de cette sécheresse. Il nous demanda si nous en avions aussi quelquefois en Europe, et ce que nous faisions alors pour en être délivrés. Nous lui répondîmes que le Dieu que nous adorions étant tout-puissant, nous avions recours à lui, et que nous allions dans nos églises implorer sa miséricorde.

— Mais il y a plus d’un mois, répliqua-t-il, que nous faisons la même chose : nous allons à la porte du midi, et à toutes les pagodes de la ville, sans pouvoir rien obtenir.

— Nous n’en sommes point surpris, seigneur, lui répondîmes-nous, et si vous nous permettez de vous dire librement nos pensées, nous vous en découvrirons la véritable cause.

Nous commençâmes alors à lui parler du Dieu et à lui faire connaître qu’il avait créé le ciel et la terre, les hommes et tout ce qui était dans l’univers, que tout dépendait de lui, les pluies et la sécheresse, la famine et l’abondance, les biens et les maux, avec lesquels il châtiait ou récompensait les hommes, selon qu’il le jugeait à propos ; que, nous adressant à lui, comme nous faisions en Europe, nous priions celui qu’il fallait prier véritablement, parce qu’étant le souverain Seigneur de toutes choses, il avait le pouvoir d’exaucer nos prières.

— Mais il n’en est pas ainsi de vos dieux, lui dîmes-nous, ils ont des yeux et ne voient point ; ils ont des oreilles et n’entendent point ; parce que ces fausses divinités ayant été autrefois des hommes mortels, ils n’ont pu s’exempter de la loi commune de mourir, ni des suites ordinaires de la mort : ainsi, n’ayant plus ni sentiment ni pouvoir, il ne faut pas être surpris s’ils ne vous écoutent point. Le titre de divinité qu’ils tiennent de la libéralité des empereurs ou de la superstition des peuples, n’ajoute rien à ce qu’ils étaient d’eux-mêmes, ni ne leur donne aucun pouvoir réel et véritable de disposer des pluies ou de commander sur la terre aux autres hommes.

Le gouverneur nous écouta paisiblement, et nous pria de demander à Dieu qu’il leur accordât de la pluie,

— Nous le ferons volontiers, lui répondîmes-nous ; mais tout le peuple ayant besoin de cette grâce, il n’est pas juste que nous la demandions seuls.

— Eh bien, p.091 dit-il, j’irai demain chez vous pour adorer le Dieu du ciel et pour lui présenter des parfums.

J’admirai en cette occasion la ferveur de nos Pères, et je fus charmé de voir qu’ils étaient remplis de cette foi vive que Notre-Seigneur recommandait à ses apôtres : Habete fidem Dei [89]. Nous nous préparions à la cérémonie, lorsque nous apprîmes que le gouverneur devait, le lendemain, en sortant de notre maison, aller avec tous les autres mandarins de la ville à une montagne voisine sacrifier au dragon des eaux. Nous jugeâmes qu’un culte partagé ne serait pas agréable à Dieu ; ainsi nous envoyâmes notre interprète lui dire qu’on ne pouvait servir deux maîtres, et que, s’il voulait nous faire l’honneur de venir adorer le vrai Dieu chez nous, il ne fallait point qu’il allât ailleurs. Le gouverneur répondit que, ne pouvant se dispenser de se trouver le lendemain au rendez-vous de la montagne, il ne viendrait pas chez nous. Il fit quelques jours après un peu de pluie ; mais elle fut suivie d’un orage si violent et d’un vent si furieux, que les campagnes en furent désolées et qu’un grand nombre de vaisseaux périrent sur la côte. C’est ainsi que Dieu punit quelquefois les pécheurs, permettant que les remèdes même qu’ils souhaitent le plus ardemment deviennent pour eux une seconde punition et un mal plus grand que tous les autres.

Le second jour de novembre nous apprîmes que l’empereur nous appelait à Pékin, par cet ordre plein de bonté :

« Que tous viennent à ma cour. Ceux qui savent les mathématiques demeureront auprès de moi pour me servir, les autres iront dans les provinces où bon leur semblera.

Aussitôt qu’on nous eut remis l’ordre impérial, les principaux mandarins de Nimpo nous rendirent des visites de congratulation, sur l’honneur que nous faisait l’empereur. Nous partîmes incontinent, et nous prîmes notre route par la ville de Ham-tcheou, capitale de la province, où nous eûmes la consolation de voir le père Intorcetta et de passer quelques jours avec lui. Les chrétiens envoyés de sa part vinrent nous recevoir au bord de la rivière, et nous accompagnèrent jusqu’à l’église, où le père attendait notre arrivée. Il nous conduisit devant le grand autel, où, prosternés devant l’image du Sauveur, nous adorâmes le Seigneur qui nous comblait de tant de grâces. Nous nous tournâmes ensuite vers le Père, et nous l’embrassâmes tendrement. Nos larmes plus que nos paroles lui marquèrent notre joie, et la vive reconnaissance dont nous étions pénétrés. Ce Père, qui est mort depuis quelques années, était alors vice-provincial de notre Compagnie à la Chine. Quoiqu’il fût tout blanc, et âgé d’environ soixante ans, il était encore d’une santé forte et vigoureuse. J’apporte son portrait en France ; c’est celui qu’on peignit après sa mort et que, selon la coutume des Chinois, on porta dans la pompe funèbre, lorsqu’on conduisait son corps à la sépulture.

Les autres villes par où nous passâmes depuis Ham-tcheou jusqu’à Pékin, nous reçurent avec honneur. Nous étions accompagnés d’un mandarin, qui avait soin de tout ce qui nous était nécessaire. Je sais qu’il y des gens en France qui blâment et qui condamnent les honneurs que les missionnaires permettent qu’on leur rende dans les pays infidèles. Ce que je puis assurer, c’est que nous ne les cherchons pas, et que nous les évitons autant qu’il est possible. Mais on n’est pas maître de refuser de pareilles distinctions à la Chine, quand on va ou qu’on vient par ordre de l’empereur. On serait regardé comme des imposteurs dans les villes par où l’on passe, si l’on ne gardait pas cet article du cérémonial et qu’on se dît cependant envoyé ou appelé du prince. L’avantage que nous en retirons, et que personne, à ce que je crois, ne pourra mépriser, c’est que les missionnaires qui vont avec ces marques d’honneur recommandent aux mandarins des provinces par où ils passent les autres missionnaires qui travaillent dans leur district ; c’est qu’ils apaisent les persécutions que la malice des infidèles leur suscite quelquefois ; c’est enfin que les chrétiens, appuyés de leur crédit, vivent en paix, et que les infidèles ne craignent point d’embrasser notre sainte religion, quand ils la voient si bien protégée. Je ne parle point des bons offices qu’on rend aussi aux marchands européens, qui ont quelquefois besoin de recommandation dans un pays où ils sont exposés à l’avarice et & la perfidie de certains officiers, qui ne sont pas toujours fort équitables.

Nous n’arrivâmes à Pékin que le septième février de l’année 1688. Toute la cour était alors en deuil pour la mort de l’impératrice aïeule de l’empereur. Nos Pères étaient plongés p.092 aussi dans la douleur pour la perte qu’ils venaient de faire du père Ferdinand Verbiest décédé, dix jours auparavant, d’une langueur qui le consumait depuis quelques années. Ce serviteur de Dieu avait beaucoup souffert pour la foi dans la dernière persécution. Il fut mis en prison, et chargé de pesantes chaînes, qu’il porta plus longtemps que les autres confesseurs de Jésus-Christ. Dieu se servit de lui pour les faire rappeler de leur exil de Canton, et les rétablir dans leurs églises, où ils travaillèrent à ramasser leur troupeau, que la crainte des bannissements et de la perte des biens avait dissipé. Il fut depuis ce temps-là le protecteur de la foi et l’appui des missionnaires que les mandarins inquiétaient ou persécutaient dans les provinces. C’est ainsi qu’en parle le pape Innocent XI dans le bref qu’il lui fit l’honneur de lui envoyer en 1681.

Nous n’oublierons jamais que nous lui sommes redevables de notre entrée à la Chine, et d’avoir rompu, par son crédit, les pernicieux desseins du vice-roi de The-kiam. Notre joie eût été complète si, comme il le désirait, nous eussions pu le voir avant sa mort, lui communiquer nos desseins, profiter de ses lumières, et prendre des règles de conduite d’un homme que tous les chrétiens de la Chine regardaient avec raison comme leur père et le restaurateur de notre sainte religion en leur pays. Mais Dieu nous faisait d’ailleurs assez d’autres grâces. Comme nous ne pensions point à demeurer à la cour, mais à nous répandre dans les provinces pour travailler au salut des âmes, nous nous résignâmes plus aisément à la volonté de Dieu. Le père Gerbillon, comptant sur ses forces, que l’excès du travail a beaucoup diminuées depuis ce temps-là, demanda instamment d’aller aux extrémités de la province de Chen-si, dans l’ancienne Église du saint homme le père Étienne Faber, Français de nation. C’est la mission la plus rude et la plus laborieuse de la Chine, et celle où l’on est plus dénué de toute consolation humaine. Le père Bouvet souhaitait de passer dans le Leao-ton, et dans la Tartarie orientale, où l’on n’a point encore prêché l’Évangile : les autres n’avaient point encore pris de parti.

Cependant nous demeurions tous dans la maison de nos Pères de Pékin. J’y trouvai le père Antoine Thomas, que j’avais vu autrefois à Paris, quand il y passa pour aller à la Chine. Je tâchai de le consoler sur la mort du père Verbiest, dans qui, outre les raisons communes, il perdait un véritable ami. Il nous disposa, de son coté, à soutenir avec courage les contradictions auxquelles nous devions nous attendre, en ajoutant que chaque missionnaire devait s’appliquer ces paroles de saint Paul [90] : Omnes qui piè volunt vivere in Christo Jesu persecutionem patientur : « Tous ceux qui veulent vivre dans la piété, selon Jésus-Christ, souffriront persécution. »

Le père Joseph Tissanier, Français, m’écrivit en ce temps-là, de Macao, à peu près la même chose. C’était un excellent religieux, qui avait été provincial et visiteur de la mission. Ces avis ne nous intimidèrent point, par la grâce de Dieu, parce qu’on ne nous promettait que ce que nous étions venus chercher dans les missions.

Les obsèques du père Verbiest se firent l’onzième mars 1688. Nous y assistâmes ; et voici l’ordre qu’on garda en cette cérémonie. Les mandarins que l’empereur avait envoyés pour honorer cet illustre défunt étant arrivés sur les sept heures du matin, nous nous rendîmes dans la salle où le corps du Père était enfermé dans son cercueil. Les cercueils de la Chine sont grands, et d’un bois épais de trois ou quatre pouces, vernissés et dorés par dehors, mais fermés avec un soin extraordinaire, pour empêcher l’air d’y pénétrer. On porta le cercueil dans la rue, et on le posa sur un brancard au milieu d’une espèce de dôme richement couvert, et soutenu de quatre colonnes. Les colonnes étaient revêtues d’ornements de soie blanche (c’est à la Chine la couleur du deuil), et d’une colonne à l’autre pendaient plusieurs festons de soie de diverses autres couleurs, ce qui faisait un très bel effet. Le brancard était attaché sur deux mâts d’un pied de diamètre, et d’une longueur proportionnée à leur grosseur, que soixante ou quatre-vingts hommes arrangés des deux côtés devaient porter sur leurs épaules. Le Père supérieur, accompagné de tous les jésuites de Pékin, se mit à genoux devant le corps au milieu de la rue. Nous fîmes trois profondes inclinations jusqu’à terre, pendant que les chrétiens qui étaient présents à cette triste cérémonie fondaient en larmes, et jetaient des cris capables d’attendrir les plus p.093 insensibles. La marche commença ensuite dans cet ordre :

On voyait d’abord un tableau de vingt-cinq pieds de haut sur quatre de large, orné de festons de soie, dont le fond était d’un taffetas rouge, sur lequel le nom et la dignité du père Verbiest étaient écrits en chinois en gros caractères d’or. Cette machine, que plusieurs hommes soutenaient en l’air, était précédée par une troupe de joueurs d’instruments, et suivie d’une autre troupe qui portait des étendards, des festons et des banderoles. La croix paraissait ensuite dans une grande niche ornée de colonnes, et de divers ouvrages de soie. Plusieurs chrétiens suivaient, les uns avec des étendards comme les premiers, et les autres le cierge à la main. Ils marchaient deux à deux au milieu des vastes rues de Pékin avec une modestie que les infidèles admiraient. On voyait après dans une niche l’image de la sainte Vierge et de l’enfant Jésus, tenant le globe du monde en sa main. Les chrétiens qui suivaient avaient aussi à la main des cierges ou des étendards comme ceux qui précédaient.

Un tableau de l’ange gardien venait encore, accompagné de la même manière et suivi du portrait du père Verbiest, qu’on portait avec tous les symboles qui convenaient aux charges dont l’empereur l’avait honoré. Nous paraissions immédiatement après avec nos habits de deuil, qui sont blancs à la Chine comme j’ai dit ; et d’espace en espace nous marquions la tristesse dont nous étions pénétrés, par des sanglots réitérés, selon la coutume du pays.

Le corps du père Verbiest suivait, accompagné des mandarins que l’empereur avait nommés pour honorer la mémoire de ce célèbre missionnaire. Ils étaient tous à cheval : le premier était le beau-père de l’empereur ; le second, son premier capitaine des gardes ; le troisième un de ses gentilshommes, et d’autres moins qualifiés. Toute cette marche, qui se fit avec un bel ordre et une grande modestie, était fermée par cinquante cavaliers ; les rues étaient bordées des deux côtés d’un peuple infini, qui gardait un profond silence en nous voyant passer.

Notre sépulture est hors de la ville dans un jardin qu’un des derniers empereurs chinois donna aux premiers missionnaires de notre Compagnie. Ce jardin est fermé de murailles, et on y a une chapelle et quelques petits corps de logis. Quand nous fûmes arrivés à la porte, nous nous mîmes tous à genoux devant le corps, au milieu du chemin, et nous fîmes trois fois les mêmes inclinations. Les pleurs des assistants recommencèrent. On porta le corps auprès du lieu où il devait être inhumé ; on y avait préparé un autel sur lequel était la croix avec des cierges. Le Père supérieur prit alors un surplis, récita les prières et fit les encensements ordinaires marqués dans le Rituel. Nous nous prosternâmes encore trois fois devant le cercueil, qu’on détacha du brancard pour le mettre en terre. Ce fut alors que les cris des assistants redoublèrent, mais avec tant de violence, qu’il n’était pas possible de retenir ses larmes.

La fosse était une espèce de caveau profond de six pieds, long de sept et large de cinq ; il était pavé et revêtu de briques de tous côtés, en forme de muraille. Le cercueil fut placé au milieu comme sur deux tréteaux de briques, hauts d’environ un pied. On éleva ensuite les murailles du caveau jusqu’à la hauteur de six ou sept pieds et on les termina en voûte, avec une croix au-dessus.

Enfin à quelques pieds de distance du tombeau, on plaça une pièce de marbre blanc de six pieds de haut en comprenant la base et le chapiteau sur lequel étaient écrits en chinois et en latin, le nom, l’âge et le pays du défunt, l’année de sa mort, et le temps qu’il avait vécu à la Chine.

Le tombeau du père Matthieu Ricci est le premier au bout du jardin dans un rang distingué, comme pour marquer qu’il a été le fondateur de cette mission. Tous les autres sont rangés sur deux lignes au-dessous de lui, comme on le voit dans la figure suivante. p.094

Le père Adam Schall est d’un autre côté, dans une sépulture vraiment royale que l’empereur qui règne lui fit faire quelques années après sa mort lorsqu’on rétablit la mémoire de ce grand homme.

Avant les obsèques du père Verbiest, l’empereur, qui venait de finir son deuil pour la mort de l’impératrice son aïeule, avait envoyé demander nos noms, et s’informer de nos talents et de notre capacité.

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La paix dont jouissait alors son empire, par ses soins, depuis les deux derniers voyages qu’il avait faits en Tartarie, et dont nous avions lu la relation étant encore à Paris, nous donna occasion de répondre, entre autres choses, qu’on admirait en France son esprit et sa conduite, et qu’on y estimait extrêmement sa valeur et sa magnificence. Il s’informa de l’âge du roi, des guerres qu’il avait soutenues et de la manière dont il gouvernait ses États. Nous satisfîmes à toutes ses questions en sujets fidèles et véritablement pénétrés des hautes qualités de notre auguste monarque. L’officier qui parlait de la part de l’empereur nous dit que, quoique son maître ne nous connût pas encore, il avait néanmoins déjà pour nous la même bienveillance que pour les autres Pères ; qu’il regardait le courage avec lequel nous quittions nos parents et notre patrie pour venir à l’extrémité du monde prêcher l’Évangile, comme une preuve sensible de la vérité de notre religion ; mais que pour en être parfaitement convaincu, il voudrait voir à la Chine quelques miracles semblables à ceux qu’on racontait avoir été faits autrefois ailleurs pour la confirmer. Le prince n’en demeura pas là : il nous fit l’honneur un jour de nous envoyer de son thé et du meilleur vin de sa table. Nous apprîmes qu’il voulait me retenir à sa cour avec mes compagnons, et qu’il pensait dès ce temps-là à nous donner une maison dans son palais. Mais Dieu, qui nous demandait ailleurs, ne permit pas que ce dessein s’exécutât si tôt. Nous ne savions point encore assez de chinois, et nous n’aurions pu dans ces premiers commencements lui donner la satisfaction qu’il attendait.

C’était au tribunal des rites à nous présenter à l’empereur, parce que c’était ce tribunal qui avait reçu l’ordre de nous faire venir à la cour. Il nous appela donc après les obsèques du père Verbiest, c’est-à-dire aussitôt que, selon le cérémonial de la Chine, il nous fut libre de sortir. Nous vîmes ce redoutable tribunal, où, quelques années auparavant, tous les missionnaires avaient paru chargés de chaînes. Il n’avait rien de grand ni de magnifique pour le lieu. Les mandarins, assis sur une estrade, nous reçurent avec honneur, et nous parlèrent après nous avoir fait asseoir. Le premier président tartare avant reçu les ordres de l’empereur. nous dit que ce prince souhaitait nous voir le lendemain, et que c’était le supérieur de notre maison qui nous présenterait.

Ce fut donc le 21 mars 1688 que nous eûmes l’honneur de saluer l’empereur. Ce grand prince nous témoigna beaucoup de bonté ; et après nous avoir fait un reproche obligeant de ce que nous ne voulions pas tous demeurer à sa cour, il nous déclara qu’il retenait à son service les pères Gerbillon et Bouvet, et qu’il permettait aux autres d’aller dans les provinces prêcher notre sainte religion. Il nous fit ensuite servir du thé et nous envoya cent pistoles, ce qui parut aux Chinois une gratification extraordinaire. Après cette visite, nous ne songeâmes plus, le père Le Comte, le père de Visdelou et moi, qu’à nous partager dans les provinces pour y travailler à la conversion des infidèles. Mais, avant que de quitter Pékin, p.095 nous fûmes bien aises de voir ce qu’il y a de plus curieux dans cette ville fameuse.

Pékin est composé de deux villes : la première, au milieu de laquelle est le palais de l’empereur, s’appelle la ville des Tartares, et la seconde la ville des Chinois. Elles sont jointes l’une à l’autre et ont chacune quatre lieues de tour. Il y a une si grande multitude de peuple et tant d’embarras, qu’on a peine à marcher dans les rues, quoiqu’elles soient très larges et que les femmes n’y paraissent point.

Nous allâmes voir la fameuse cloche de Pékin, qui pèse à ce qu’on nous assura, cent milliers. Sa forme est cylindrique et elle a dix pieds de diamètre. Sa hauteur contient une fois et demie sa largeur, selon les proportions ordinaires de la Chine. Elle est élevée sur un massif de briques et de pierres de figure carrée, et couverte seulement d’un toit de nattes, depuis que celui de bois a été brûlé.

Nous vîmes aussi l’Observatoire et tous les instruments de bronze, qui sont beaux et dignes de la magnificence de l’empereur. Mais je ne sais s’ils sont aussi justes qu’il faudrait pour faire des observations exactes, parce qu’ils sont à pinnules, que les divisions en paraissent inégales à l’œil, et que les lignes transversales ne joignent pas en plusieurs endroits.

Les portes de la ville ont quelque chose de plus grand et de plus magnifique que les nôtres : elles sont extrêmement élevées, et enferment une grande cour carrée environnée de murailles, sur lesquelles on a bâti de beaux salons, tant du côté de la campagne que du côté de la ville. Les murailles de Pékin sont de briques, hautes d’environ quarante pieds, flanquées, de vingt en vingt toises, de petites tours carrées, en égale distance, et très bien entretenues. Il y a de grandes rampes en quelques endroits, afin que la cavalerie y puisse monter. Nous prîmes souvent la hauteur du pôle de Pékin en notre maison, qu’on nomme Si-tan, c’est-à-dire l’église occidentale, et nous la trouvâmes de trente-neuf degrés cinquante-deux minutes cinquante-cinq secondes.

Le père Thomas nous raconta ce qu’on savait à Pékin du royaume de Corée. Il nous dit que sa capitale s’appelait Chau-sien [91] ; qu’elle était à cent dix lieues du fleuve Yalo [92], qui sépare la Tartarie de la Corée ; que de ce fleuve jusqu’à la ville de Chin-yan, capitale de la province de Leao-ton, on compte soixante lieues ; de Chin-yan à Chan-haï, qui est l’entrée de la Chine du côté du Leao-ton, quatre-vingts ; et depuis Chan-haï jusque Pékin, soixante-sept ; que le royaume de Corée s’étendait, du côté du nord, jusqu’au quarante-quatrième degré de latitude septentrionale ; qu’il était fort peuplé et divisé en huit provinces [93] ; que les hommes y sont sincères et courageux ; que d’orient en occident il y avait cent quarante lieues et qu’on n’y pouvait aller de la Chine sans une permission expresse de l’empereur.

Après seize jours de marche, nous arrivâmes, le quatorzième d’avril 1688, qui était, cette année-là, le mercredi de la semaine sainte, à Kiam-tcheou, ville du second ordre de la province de Chan-si, où notre Compagnie a une belle maison et une nombreuse chrétienté répandue dans les villages et dans les villes d’alentour. Nous y célébrâmes l’office le lendemain, où beaucoup de chrétiens assistèrent. Le vendredi saint il s’en trouva un bien plus grand nombre à l’adoration de la croix, qui se fit avec toutes les cérémonies de l’Église ; mais le concours augmenta considérablement le jour de Pâques ; cependant il y eut peu de communions, parce que nous ne savions pas encore assez de chinois pour entendre indifféremment les confessions de toutes sortes de personnes.

Les mandarins de la ville nous vinrent visiter, quelques-uns même entrèrent dans l’église, et y adorèrent Notre-Seigneur en se mettant à genoux et s’inclinant profondément devant son image. Il y en avait un qui pensait à embrasser notre sainte religion, et qui nous communiqua son dessein. Deux bacheliers chrétiens, mais qui ne faisaient plus, depuis quelques années, aucun exercice du christianisme, parce qu’ils avaient pris des engagements criminels, nous vinrent voir aussi. Après les avoir embrassés, nous leur dîmes p.096 « que nous les regardions toujours comme nos frères ; que s’ils avaient des difficultés, nous les aiderions avec plaisir à les surmonter ; qu’il ne fallait point se décourager, que le démon faisait tous ses efforts pour nous perdre, mais que Dieu voulait toujours notre salut, et ne nous refusait jamais les grâces nécessaires pour y travailler. » Nous les reconduisîmes par l’église, où ils firent leurs prières, et adorèrent Jésus-Christ.

Pendant mon séjour à Kiam-tcheou, qui ne fut que de quinze jours, je baptisai deux personnes, et le père de Visdelou alla à quatre lieues où il baptisa cinq enfants et administra les sacrements à une femme qui se mourait. Le père Le Comte et lui se séparèrent quelque temps après mon départ. Le père de Visdelou demeura dans la province de Chan-si, et il y parcourut souvent avec beaucoup de fatigue, les chrétientés les plus éloignées. C’est dans ces emplois apostoliques, qui sont capables d’occuper un homme tout entier, que redoublant son travail, et se serrant du génie heureux que Dieu lui a donné pour les langues, il commença cette étude difficile des caractères et des livres chinois, dans laquelle il a fait depuis de si grands progrès. Le père Le Comte passa dans la province de Chan-si, et y travailla pendant deux ans à la conversion des peuples. On voit dans les Mémoires qu’il a donnés au public, et qui sont écrits avec tant de politesse, une partie des bénédictions que Dieu versa sur ses travaux. Nous prîmes la hauteur du pôle de Kiam-tcheou que nous trouvâmes être à 35 degrés 36 minutes et 10 secondes. Les cartes du père Martini la mettent à 36 degrés 50 minutes.

La route depuis Pékin jusqu’à la province de Chan-si est une des plus agréables que j’aie vues. On passe par neuf ou dix villes, et entre autres par celle de Paotim-fou, qui est la demeure du vice-roi. Tout le pays est plat et cultivé, le chemin uni et bordé en plusieurs endroits d’arbres, avec des murailles pour couvrir et garantir les campagnes. C’est un passage continuel d’hommes, de charrettes et de bêtes de charge. Dans l’espace d’une lieue de chemin on rencontre deux ou trois villages, sans compter ceux qu’on voit des deux cotés à perte de vue dans la campagne. Il y a sur les rivières de beaux ponts à plusieurs arches : le plus considérable est celui de Lou-ko-kiao, à trois lieues de Pékin. Les garde-fous en sont de marbre ; on compte de chaque côté cent quarante-huit poteaux, avec des lionceaux au-dessus en différentes attitudes, et aux deux bouts du pont quatre éléphants accroupis.

Je partis de Kiam-tcheou le cinquième mai de l’année 1688, pour aller à Nankin. Le père Le Comte et le père de Visdelou voulurent m’accompagner jusque hors de la ville. Nous rencontrâmes là nos principaux chrétiens, qui, à notre insu, avaient préparé sur le chemin une table couverte de fleurs et de parfums, avec une collation fort propre. C’est la coutume de la Chine d’en user ainsi quand on veut marquer du respect et de l’attachement à une personne qui s’en va. Il fallut s’arrêter pour répondre aux civilités et aux remerciements qu’ils nous faisaient d’être venus les visiter. Comme nous parlions avec cordialité, tous nos sentiments furent pleins de tendresse et d’affection. Je me séparai d’eux avec regret et, prenant congé dans le même lieu des deux Pères, mes fidèles compagnons de voyage depuis plus de trois ans, je partis seul pour me rendre où la divine Providence m’appelait, après avoir lu dans l’office de ce jour-là ces paroles de saint Paul [94] Et nunc ecce alligatus ego spiritu vado in Jérusalem, quæ in eâ, ventura sunt mihi ignorants. Mon voyage dura vingt-sept jours, et j’en marquerai ici quelques particularités.

Après qu’on a passé la rivière de Fuenho, qui est à l’orient de la ville de Kiam-tcheou, on trouve pendant dix lieues un pays plat, couvert d’arbres et fort bien cultivé, avec un grand nombre de villages de tous côtés, et terminé, à l’horizon, par une chaîne de hautes montagnes. On passe par deux villes du troisième ordre, et l’on entre ensuite dans des montagnes, où, en cinq jours de marche, je fis quarante lieues. Je montai presque toujours, et souvent avec peine. Ces montagnes, dans l’endroit où je les ai passées, étaient quelquefois stériles ; mais le plus souvent elles étaient de bonnes terres, et cultivées jusque sur le bord des précipices. On y trouve quelquefois des plaines de trois ou quatre lieues, environnées de collines et d’autres montagnes, de sorte qu’on croirait être dans un bon pays. J’ai vu quelques-unes de ces montagnes coupées en terrasse depuis le bas jusqu’au haut. Les terrasses, au nombre de soixante et de p.097 quatre-vingts, sont les unes sur les autres, à la hauteur seulement de trois ou quatre pieds. Quand les montagnes sont pierreuses, les Chinois en détachent des pierres et en font de petites murailles pour soutenir les terrasses : ils aplanissent ensuite la bonne terre, et y sèment du grain. C’est une entreprise infinie, qui fait voir combien ce peuple est laborieux. Je n’ai vu qu’une ville du troisième ordre dans ces montagnes ; mais j’ai trouvé partout beaucoup de villages et des hameaux sans nombre. J’y ai vu de la faïence comme la nôtre ; on y fait en plusieurs endroits de la poterie, qui se transporte dans les provinces voisines. Je me trouvai un jour dans un chemin étroit et profond, où il se fit en peu de temps un grand embarras de charrettes. Je crus qu’on allait s’emporter, s’entre-dire des injures et peut-être se battre, comme on fait souvent en Europe ; mais je fus surpris de voir des gens qui se saluaient, et qui se parlaient doucement, comme s’ils se fussent connus et aimés, et qui ensuite s’entr’aidaient mutuellement à se débarrasser et à passer. Cet exemple doit bien confondre nos chrétiens d’Europe, qui savent si peu garder la modération dans de pareilles rencontres.

Quand on vient à la fin de ces montagnes, dont la descente est fort rude, quoique taillée dans le roc, on découvre la province de Ho-nan et le Hoam-ho, c’est-à-dire le Fleuve Jaune, qui serpente fort loin dans la plaine. Le cours de cette rivière est marqué par des vapeurs blanches, ou par une espèce de brouillard que le soleil attire. Les blés étaient déjà fort hauts dans ces plaines, et les épis tout formés, au lieu que dans les montagnes, et à cinq ou six lieues au-delà, ils étaient en herbe, et six doigts seulement hors de terre.

Je fis quatre-vingts lieues dans cette province, en marchant toujours dans un pays plat, mais si bien cultivé, qu’il n’y avait pas un pouce de terre perdu. J’y vis des blés semés à la ligne, comme le riz ; il n’y avait que cinq ou six pouces entre chaque ligne. J’en vis d’autres qui étaient semés indifféremment et sans ordre, comme nous faisons en France. Leurs campagnes n’avaient pas de sillons, comme les nôtres. Je ne passai que par sept villes, mais je découvris de tous côtés, soit dans le chemin, soit dans les campagnes, un si grand nombre de bourgs et de villages, que je crois que le Ho-nan est une des plus belles provinces de la Chine. Je passai le Hoam-ho à neuf lieues de Cay-fum-fou, capitale de la province. C’est la rivière la plus rapide que j’aie trouvée. Ses eaux sont d’une couleur jaune, parce qu’elle entraîne beaucoup de terre ; celle qu’on voyait sur les bords était de la même couleur. Ce fleuve est peu profond dans l’endroit où nous le passâmes ; mais il est large de près d’une demi-lieue.

J’admirai en ce lieu la force d’un batelier chinois, lorsqu’il fallut embarquer mes hardes. J’avais deux caisses de livres qui pesaient deux cent cinquante livres chinoises, c’est-à-dire plus de trois cents livres poids de France. Le muletier avait fait de grandes difficultés de les recevoir à Kiam-tcheou, disant qu’elles étaient trop pesantes, et que son mulet ne pourrait pas les porter pendant un si long voyage. Le batelier vint, les prit, et les chargea sur ses épaules toutes deux, avec l’attirail qui servait à les lier, et les porta gaîment dans sa barque. Je n’entrai point dans la ville de Cay-fum-fou, parce que les portes en étaient fermées, et qu’on cherchait avec grand soin soixante à quatre-vingts voleurs, qui, quelques jours auparavant, avaient forcé et pillé la maison d’un mandarin, qui garde les tributs de l’empereur.

De la province de Ho-nan on entre dans celle de Nankin, et on y marche pendant environ soixante lieues avant que d’arriver à la capitale. La province de Nankin n’est pas si belle ni si peuplée de ce côté-là que du côté du midi. Après avoir passé par quatre villes, je vins à Pou-keou qui est une petite place environnée de bonnes murailles, et située sur le Kiam, ce grand fleuve qui traverse toute la Chine d’occident en orient, et qui, la séparant en deux parties à peu près égales, dont l’une contient les provinces du nord, et l’autre celles du sud, porte l’abondance partout, par la facilité qu’il y a d’y naviguer en tout temps et en toutes sortes de barques. Ce fleuve est large de près d’une lieue devant Pou-keou, et profond en certains endroits de vingt-quatre et de trente-six tchams, à ce qu’on m’assura quand je le passai. Un tcham est une perche de la Chine, qui vaut dix de nos pieds.

La ville de Nankin n’est pas sur le Kiam, mais à deux ou trois lieues dans les terres. On peut s’y rendre par plusieurs canaux qui sont couverts de bateaux, parmi lesquels il y a un grand nombre de barques impériales, qui ne p.098 le cèdent presque point aux vaisseaux pour la grandeur. Elles sont très propres, ̃vernissées au-dehors et dorées en dedans, avec des salles et des chambres très bien meublées, pour les mandarins qui viennent à la cour, ou qui sont obligés de faire quelques voyages dans les provinces.

Au reste, Nankin ne s’appelle plus de ce nom qui signifie en chinois la cour du sud, comme Pékin signifie la cour du nord. Pendant que les six grands tribunaux de l’empire étaient également en ces deux villes, on les appelait cours ; mais présentement qu’ils sont tous réunis à Pékin, l’empereur a donné le nom de Kiam-nim à la ville de Nankin. On ne laisse pas cependant, dans le discours, de l’appeler souvent de son ancien nom, mais on ne le souffrirait pas dans les actes publics.

J’arrivai à Nankin le 31 mai de l’année 1688, et j’y demeurai plus de deux ans. Durant ce temps-là j’allai voir la fameuse chrétienté de Cham-haï. Elle est proche de la mer orientale, à huit journées de Nankin, quoiqu’elle soit de la même province. Cette florissante Église doit son commencement à la conversion du docteur Paul, qui, par son mérite et par sa grande capacité, parvint à la dignité de colao, du temps du père Ricci. Comme il était dans ce pays-là, et qu’il avait un grand zèle pour la religion, il attira une infinité de gens au christianisme ; car les Chinois ont une si grande estime pour les savants, que quand quelqu’un d’eux se convertit c’est toujours pour plusieurs autres un exemple auquel ils ne résistent guère.

— Nos lettrés, disent-ils, préfèrent la loi du Seigneur du ciel à celle des bonzes, et à toutes les autres religions de la Chine ; il faut donc qu’elle soit la meilleure.

Et ce n’est pas seulement dans le territoire de Cham-haï, mais par toute la Chine, que le peuple raisonne de la sorte. Aussi avons-nous remarqué que dans les lieux où il y a quelques bacheliers et quelques licenciés chrétiens, nous y avons une nombreuse chrétienté. D’où l’on voit de quelle conséquence il est, pour le bien de la religion, de gagner à la Chine les gens de lettres, d’apprendre leurs livres et leurs sciences, s’accommoder, autant que la religion le peut permettre, à leurs cérémonies et à leurs usages, pour s’insinuer plus aisément dans leur esprit ; car en les méprisant on les perd, et avec eux beaucoup d’autres qui se seraient convertis.

Pendant mon séjour à Cham-haï, je visitai plusieurs fois le tombeau du père Jacques le Favre, illustre par son éminente vertu et par sa grande capacité. Il était fils d’un conseiller au Parlement de Paris, et enseignait avec beaucoup de succès et d’applaudissement la théologie dans l’Université de Bourges, quand Dieu l’appela aux missions de la Chine, où il a travaillé pendant plusieurs années à la conversion des âmes, et où il est mort en odeur de sainteté.

Je ne vous parlerai point, mon révérend Père, du peu de bien que j’ai fait à Nankin, où je demeurais avec le père Gabiani, qui me donnait de grands exemples de vertu. J’instruisais les chrétiens, j’entendais les confessions et j’administrais avec lui les autres sacrements. Monseigneur l’évêque de Basilée, dom Grégoire Lopez, dominicain, et son pro-vicaire le révérend père Jean-François de Leonissa, franciscain, aujourd’hui évêque de Berite, demeuraient avec nous en cette grande ville. Monseigneur l’évêque d’Argoli, franciscain, et le révérend père Basile de Glemona, son compagnon, y vinrent ensuite, et j’eus la consolation de les y voir pendant plus d’un an. Quoiqu’on m’eût fait de grands éloges de ces illustres prélats, je puis assurer que leur vertu et leurs grandes qualités surpassaient tout ce qu’on m’en avait pu dire. Leur gouvernement était aimable, et ils faisaient aimer celui de la sacrée congrégation par leur douceur et par leur sage conduite. Comme ils n’envisageaient que le bien de la mission, et comme c’était aussi uniquement ce que nous cherchions, ils commencèrent bientôt à protéger les jésuites français, et à leur donner des marques de cette affection solide qu’ils ont toujours eue pour eux, comme on le peut voir par les lettres qu’ils ont souvent écrites en leur faveur au pape et à la congrégation.

Au commencement de l’année 1689, l’empereur fit un voyage dans les provinces du midi. Il passa par les villes du Sou-tcheou, de Ham-tcheou et de Nankin. La veille qu’il arriva à Nankin, nous allâmes, le père Gabiani et moi, à deux lieues de la ville sur la route qu’il devait tenir. Nous passâmes la nuit dans un village, où il y avait soixante chrétiens d’une même famille : nous leur fîmes une instruction, et plusieurs d’entre eux se confessèrent. Le lendemain nous vîmes passer l’empereur, qui eut la bonté de p.099 s’arrêter, et de nous parler de la manière du monde la plus obligeante. Il était à cheval, suivi de ses gardes du corps et de deux ou trois mille cavaliers. La ville le vint recevoir avec des étendards, des drapeaux de soie, des dais, des parasols, et d’autres ornements sans nombre. De vingt pas en vingt pas on avait élevé dans les rues des arcs de triomphe revêtus de brocart, et ornés de festons, de rubans, et de houppes de soie, sous lesquels il passait. Il y avait dans les rues un peuple infini ; mais dans un si grand respect, et dans un silence si profond, qu’on n’entendait pas le moindre bruit. L’empereur avait résolu de partir dès le lendemain. Tous les mandarins l’ayant supplié de demeurer quelques jours et de faire cet honneur à la ville, il ne voulut pas les écouter ; mais le peuple étant venu ensuite demander la même grâce, l’empereur l’accorda, et demeura trois jours avec eux.

On ne sera pas surpris de cette conduite, si l’on en considère la raison. Le soulèvement des villes et la révolte des provinces viennent presque toujours des avanies et des vexations injustes que les mandarins exercent sur les peuples. Ainsi il est de la bonne politique que les empereurs, dans ces sortes de voyages, se concilient, autant qu’il se peut, l’esprit des peuples, même au préjudice des grands seigneurs. Pendant le séjour de l’empereur à Nankin, nous allâmes tous les jours au palais, et il nous fit l’honneur d’envoyer aussi tous les jours chez nous un ou deux gentilshommes de sa chambre. Il me fit demander si l’on voyait à Nankin le Canopus ; c’est une belle étoile du sud que les Chinois appellent lao-gin-sing, l’étoile des vieillards, ou des gens qui vivent longtemps ; et sur ce que je répondis qu’elle paraissait au commencement de la nuit, l’empereur alla un soir à l’ancien observatoire, nommé Quan-sing-tai, uniquement pour la voir.

Ces bontés de l’empereur nous firent beaucoup d’honneur, parce qu’il nous les témoignait à la vue de toute la cour et des premiers mandarins des provinces voisines, qui s’en retournaient ensuite dans leurs gouvernements, prévenus en faveur de notre sainte loi et des missionnaires qui la prêchent. Il partit de Nankin le 22 mars, pour s’en retourner à Pékin. Comme notre devoir nous obligeait de lui faire cortège pendant quelques jours, nous fîmes environ trente lieues à sa suite, après quoi nous l’attendîmes au bord d’une rivière. Il nous aperçut, et eut la bonté de faire approcher notre canot, que sa barque traîna durant plus de deux lieues. Il était assis sur une estrade, il lut d’abord notre cheou-puen, c’est-à-dire le remerciement que nous lui faisions par écrit, selon la coutume de la Chine. Ce cheou-puen était écrit en caractères fort menus ; c’est ainsi que les inférieurs en usent à la Chine à l’égard de leurs supérieurs ; et plus la dignité des supérieurs est élevée, plus les caractères dont les inférieurs se servent doivent être petits et déliés, ce qui paraît être très incommode pour l’empereur.

Ce grand prince nous traita dans cette dernière visite avec beaucoup de familiarité ; il nous demanda comment nous avions passé le Kiam, et s’il trouverait sur sa route quelques-unes de nos églises. Il nous montra lui-même ce qu’il avait de livres avec lui, et donna, en notre présence, divers ordres aux mandarins qu’il avait appelés ; et après avoir fait mettre dans notre canot du pain de sa table et quantité d’autres provisions, il nous renvoya comblés d’honneur.

Cependant le père Gerbillon et le père Bouvet ne manquaient pas d’occupation à Pékin. Comme les pères Pereyra et Thomas étaient obligés, depuis la mort du père Verbiest, d’aller tous les jours au palais et de prendre soin du tribunal des mathématiques, les deux pères français étaient chargés de presque toute la chrétienté de cette grande ville. Ils sortaient tous les jours pour entendre les confessions des malades et leur administrer les derniers sacrements. Les dimanches et les fêtes, ils étaient occupés à confesser les fidèles, à instruire et baptiser les catéchumènes, et à faire les autres fonctions propres de notre ministère. L’empereur, qui les avait fort goûtés tous deux avant son voyage, les engagea, à son retour, à apprendre la langue tartare, afin de pouvoir s’entretenir avec eux. Il leur donna pour cela des maîtres, et prit un soin particulier de leur étude, jusqu’à les interroger et lire lui-même ce qu’ils avaient composé, pour voir les progrès qu’ils faisaient en cette langue, qui est beaucoup plus aisée à apprendre que la chinoise.

Ce fut en ce temps-là qu’on parla de faire la paix avec les Moscovites. Nous fûmes fort surpris d’apprendre que cette nation, qui est p.100 proche de nous en Europe, fût en guerre avec les Chinois. Ils avaient trouvé le moyen de se faire un chemin depuis Moscou jusqu’à trois cents lieues de la Chine, s’avançant d’abord par la Sibérie et sur diverses rivières, comme l’Irtis, l’Oby, le Génissée, l’Angara qui vient du lac Païcal, situé au milieu de la grande Tartarie. Ils entrèrent ensuite dans la rivière de Selenga, et pénétrèrent jusqu’à celle que les Tartares appellent Sangalien-oula, et les Chinois Helon-kian, c’est-à-dire la rivière du Dragon-Noir. Ce grand fleuve traverse la Tartarie et se jette dans la mer orientale au nord du Japon [95].

Les Moscovites ne se contentèrent pas de faire ces découvertes ; ils bâtirent de distance en distance des forts et des villes sur toutes ces rivières, pour s’en assurer la possession. Les plus proches de la Chine étaient Selenga, Nipchou et Yacsa. La première de ces places était bâtie sur la rivière de Selenga, la seconde sur le Helon-kian, au 52e degré de latitude septentrionale, et presque dans le même méridien que Pékin. La troisième était sur le même fleuve, mais beaucoup plus à l’orient.

Les Tartares orientaux, sujets de l’empereur, qui occupent toute cette vaste étendue de terre qui est entre la grande muraille et la rivière de Helon-kian, furent étonnés de voir les Moscovites venir leur disputer la chasse des martres zibelines, dans un pays dont ils prétendaient être les maîtres, et bâtir des forts pour s’en emparer. Ils crurent qu’ils devaient s’y opposer, et c’est ce qui les obligea de prendre deux fois Yacsa. Les Moscovites s’opiniâtrèrent à conserver ce fort, et à le rétablir autant de fois ; de sorte que les sujets de querelles et de disputes augmentant tous les jours, il fallut en empêcher les suites. On proposa de part et d’autre de régler les limites des deux empires. Les czars de Moscovie envoyèrent leurs plénipotentiaires à Nipchou. L’empereur y envoya aussi des ambassadeurs avec le père Thomas Pereyra, portugais, et le père Gerbillon, qui devaient leur servir d’interprètes. Et afin de faire voir l’estime qu’il avait pour ces deux Pères, il leur donna deux de ses propres habits et voulut qu’ils fussent assis avec les mandarins du second ordre ; mais comme ces officiers portent au cou une espèce de chapelet qui est la marque de leur dignité, et qu’on ne croit pas tout à fait exempt de superstition, il permit aux jésuites de mettre leur propre chapelet à leur cou, au lieu de celui des mandarins, et que par la croix et les médailles qui y sont attachées, on pourrait facilement les reconnaître et discerner ce qu’ils étaient.

Il se trouve des occasions importantes, où des manières engageantes, avec un peu d’usage du monde, ne sont pas inutiles à un missionnaire. Le père Gerbillon s’en servit avantageusement en celle-ci. Comme il venait de France, où l’on parle souvent des intérêts des princes, et où les guerres continuelles et les traités de paix font faire mille réflexions sur ce qui est préjudiciable ou avantageux aux nations, il eut le bonheur de trouver des expédients pour concilier les Chinois et les Moscovites, qui ne s’accordaient sur rien et qui étaient près de rompre leurs conférences. Les Moscovites étaient fiers et parlaient avec hauteur ; les Chinois, de leur côté, croyaient être les plus forts parce qu’ils étaient venus avec une bonne armée, et qu’ils en attendaient une autre de la Tartarie orientale qui montait le fleuve Helon-kian. Leur intention néanmoins n’était pas de faire la guerre, car ils craignaient que les Tartares occidentaux ne se joignissent aux Moscovites, ou que ceux-ci ne donnassent du secours aux autres s’ils formaient quelque dessein contre la Chine ; ainsi ils souhaitaient la paix et ne la pouvaient conclure. Les deux Pères les voyant dans cet embarras, et s’entretenant avec les Chinois sur les difficultés qui arrêtaient la négociation, apprirent d’eux que l’empereur permettrait volontiers aux Moscovites de venir à Pékin tous les ans pour faire leur commerce.

— Si cela est, répliqua le père Gerbillon, tenez pour certain, messieurs, qu’il n’est pas difficile de faire la paix avec eux, et de les ramener dans tous vos sentiments.

Les plénipotentiaires chinois l’entendirent avec plaisir et le prièrent de passer dans le camp des Moscovites et de leur proposer les mêmes choses qu’il venait de leur dire. Il y alla, et Dieu bénit son entreprise, car les Moscovites ayant conçu que la liberté de venir trafiquer tous les ans à Pékin était le plus grand avantage qu’ils pouvaient espérer, comme le père le leur montra clairement, ils cédèrent Yacsa et acceptèrent les limites que proposait p.101 l’empereur. Cette négociation ne dura que peu d’heures ; le père revint au commencement de la nuit, avec un traité de paix tout dressé, que les plénipotentiaires signèrent deux jours après et jurèrent solennellement à la tête de leurs troupes, prenant à témoin le Dieu des chrétiens, vrai Seigneur du ciel et de la terre, qu’ils le garderaient fidèlement.

Cette paix fit beaucoup d’honneur aux deux missionnaires ; toute l’armée les en félicita, mais celui qui leur fit plus de caresses fut le prince Sosan, chef de l’ambassade. Il les remercia plusieurs fois de l’avoir tiré d’un grand embarras, et leur dit en particulier qu’ils pouvaient compter sur lui s’il avait jamais occasion de leur faire plaisir. Le père Gerbillon prit ce moment pour lui découvrir nos sentiments.

— Vous savez, seigneur, lui dit-il, quels sont les motifs qui nous obligent de quitter tout ce que nous avons de plus cher en Europe, pour venir en ce pays-ci ; tous nos désirs se terminent à faire connaître le vrai Dieu, et à faire garder sa sainte loi ; mais ce qui nous désole, c’est que les derniers édits défendent aux Chinois de l’embrasser. Nous vous supplions donc, puisque vous avez tant de bonté pour nous, de faire lever cette défense quand vous y verrez quelque jour ; nous sentirons plus vivement cette grâce que si vous nous combliez de richesses et d’honneurs, parce que la conversion des âmes est l’unique bien auquel nous soyons sensibles.

Ce seigneur fut édifié de ce discours, et promit de nous servir efficacement en toute rencontre. Il nous tint parole quelques années après fort généreusement, quand on crut qu’il fallait demander ouvertement à l’empereur la liberté de la religion chrétienne.

Le père Verbiest et les autres Pères de Pékin avaient toujours ardemment désiré d’obtenir cette grâce. Ils avaient souvent pensé aux moyens dont ils devaient se servir pour en venir à bout, mais l’affaire leur avait toujours paru si délicate qu’ils n’avaient osé la proposer, dans la crainte de faire confirmer peut-être les anciens édits, et de réduire la religion à de plus fâcheuses extrémités ; mais Dieu, dont la conduite est toujours merveilleuse, disposa l’esprit de l’empereur à leur accorder cette grâce. Voici comme la chose se passa.

Ce prince, voyant tout son empire dans une profonde paix, résolut, ou pour se divertir, ou pour s’occuper, d’apprendre les sciences de l’Europe. Il choisit lui-même l’arithmétique, les éléments d’Euclide, la géométrie pratique et la philosophie. Le père Antoine Thomas, le père Gerbillon et le père Bouvet eurent ordre de composer des traités sur ces matières. Le premier eut pour son partage l’arithmétique, et les deux autres les éléments d’Euclide et la géométrie. Ils composaient leurs démonstrations en tartare : ceux qu’on leur avait donnés pour maîtres en cette langue les revoyaient avec eux ; et si quelque mot leur paraissait obscur ou moins propre, ils en substituaient d’autres en la place. Les Pères présentaient ces démonstrations et les expliquaient à l’empereur, qui, comprenant facilement tout ce qu’on lui enseignait, admirait de plus en plus la solidité de nos sciences, et s’y appliquait avec une nouvelle ardeur.

Ils allaient tous les jours au palais et passaient deux heures le matin et deux heures le soir avec l’empereur. Il les faisait ordinairement monter sur son estrade, et les obligeait de s’asseoir à ses cotés pour lui montrer les figures et pour les lui expliquer avec plus de facilité.

Le plaisir qu’il prit aux premières leçons qu’on lui donna fut si grand, que, quand même il allait à son palais de Tchan-tchun-yüen, qui est à deux lieues de Pékin, il n’interrompait pas son travail. Les Pères étaient obligés d’y aller tous les jours, quelque temps qu’il fît. Ils partaient de Pékin dès quatre heures du matin, et ne revenaient qu’au commencement de la nuit. A peine étaient-ils de retour qu’il fallait se remettre au travail et passer souvent une partie de la nuit à composer et à préparer les leçons du lendemain. La fatigue extrême que ces voyages continuels et ces veilles leur causaient, les accablait quelquefois ; mais l’envie de contenter l’empereur, et l’espérance de le rendre favorable à notre sainte religion les soutenaient et adoucissaient toutes leurs peines. Quand ils étaient retirés, l’empereur ne demeurait pas oisif : il répétait en son particulier ce qu’on venait de lui expliquer ; il relisait les démonstrations ; il faisait venir quelques-uns des princes ses enfants, pour les leur expliquer lui-même, et il ne se donnait aucun repos qu’il ne sût parfaitement ce qu’il avait envie d’apprendre.

L’empereur continua cette étude pendant p.102 quatre ou cinq ans avec la même assiduité, sans rien diminuer de son application aux affaires, et sans manquer un seul jour à donner audience aux grands officiers de sa maison et aux cours souveraines. Il ne s’arrêtait pas à la seule spéculation, il y joignait la pratique ; ce qui lui rendait l’étude agréable, et lui faisait parfaitement comprendre ce qu’on lui enseignait. Quand on lui expliquait, par exemple, les proportions des corps solides, il prenait une boule, la faisait peser exactement et en mesurait le diamètre. Il calculait ensuite quel poids devait avoir une autre boule de même matière, mais d’un plus grand ou d’un plus petit diamètre, ou quel diamètre devait avoir une boule d’un plus grand ou d’un plus petit poids. Il faisait ensuite tourner une boule qui avait ces diamètres ou ces poids, et il remarquait si la pratique répondait à la spéculation. Il examinait avec le même soin les proportions et la capacité des cubes, des cylindres, des cônes entiers et tronqués, des pyramides et des sphéroïdes.

Il nivela lui-même, durant trois ou quatre lieues, la pente d’une rivière. Il mesurait quelquefois géométriquement la distance des lieux, la hauteur des montagnes, la largeur des rivières et des étangs, prenant ses stations, pointant ses instruments dans toutes les formes, et faisant exactement son calcul. Ensuite il faisait mesurer ces distances, et il était charmé quand il voyait que ce qu’il avait trouvé par le calcul s’accommodait parfaitement à ce qu’on avait mesuré. Les seigneurs de sa cour, qui étaient présents, ne manquaient pas de lui en marquer de l’admiration : il recevait avec plaisir leurs applaudissements, mais il les tournait presque toujours à la louange des sciences d’Europe et des Pères qui le lui enseignaient. L’empereur s’occupait ainsi et vivait avec eux dans une espèce de familiarité qui n’est pas ordinaire aux princes de la Chine, lorsque la persécution de Ham-tcheou éclata : elle ne pouvait arriver dans une conjoncture plus favorable.

On avait tâché, dans les commencements, de l’assoupir par des lettres de recommandation que le prince Sosan, à la prière du père Gerbillon, écrivait lui-même de Tartarie, où il était avec l’empereur ; mais ces lettres arrivèrent trop tard. Le vice-roi de Tche-kiam, qui était l’auteur de cette persécution, ne pouvait plus reculer avec honneur. Il avait fait une déclaration injurieuse au christianisme, ordonné aux fidèles de la ville et de toute la province de retourner à la religion du pays, fait fermer notre église, et afficher à la porte une copie de sa déclaration.

Le père Intorcetta fut appelé par son ordre dans les tribunaux inférieurs, et interrogé par quelle permission il demeurait dans la ville. Ce fidèle ministre de Jésus-Christ souffrait patiemment tous les mauvais traitements du vice-roi, mais il était extrêmement sensible aux maux de son troupeau.

« Ce qui m’afflige le plus, m’écrivait-il un jour, ce sont les violences qu’on exerce contre mes pauvres chrétiens ; on tire d’eux de l’argent, on va dans leurs maisons, on les maltraite, on leur arrache les saintes images, et il n’est point de jour qu’on ne leur fasse de nouvelles vexations.

Les Pères de Pékin, ayant reçu des copies de tous les actes et de toutes les procédures du vice-roi, et voyant que la persécution ne cessait point, consultèrent leurs amis sur ce qu’ils avaient à faire. Tous furent d’avis qu’ils devaient recourir à la clémence de l’empereur, et lui présenter ces copies mêmes qu’on leur avait envoyées. Le prince, qui était fort content d’eux, les écouta favorablement : il offrit d’abord d’étouffer sans bruit cette persécution, en ordonnant au vice-roi de se désister de son entreprise et de laisser le père Intorcetta et tous les chrétiens en paix.

— Mais ce sera toujours à recommencer, reprirent avec respect les Pères, si Votre Majesté n’a la bonté cette fois-ci d’y donner un remède durable ; car si maintenant que nous approchons tous les jours de sa personne, et qu’on voit les bontés qu’elle a pour nous, on ne laisse pas de traiter nos frères et notre sainte loi d’une manière si violente, que ne devons-nous point craindre quand nous n’aurons plus cet honneur ?

Le père Le Gobien a raconté fort au long tout ce qui s’est passé en cette persécution dans l’ Histoire de l’édit de l’empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne. L’empereur permit aux Pères de lui présenter une requête, afin que cette affaire fût jugée solennellement par la voie des tribunaux, et qu’on se réglât ensuite sur cette décision dans les provinces. Ils en dressèrent deux, pour choisir celle qui conviendrait le mieux. Ce prince les voulut voir, et après les avoir lui-même examinées, p.103 il leur fit dire que ces requêtes ne suffisaient pas pour obliger les tribunaux à leur accorder ce qu’ils demandaient ; mais il n’en demeura pas là ; car, par une bonté qu’on ne peut assez admirer, il leur en fit donner secrètement une, capable de faire l’effet qu’on prétendait. On avertit ensuite les pères Pereyra et Thomas, qui avaient soin alors du tribunal des mathématiques, de la venir présenter publiquement un jour d’audience. L’empereur, comme s’il n’en eût rien su, la reçut avec divers autres mémoires, et ordonna à la cour des rites de l’examiner selon la coutume et de lui en faire son rapport. J’ai ouï dire qu’on leur insinua de sa part qu’il fallait avoir égard aux Pères européens en cette occasion. Cependant les mandarins n’en firent rien ; car, après avoir rapporté tous les édits qu’on avait faits pendant sa minorité contre la religion chrétienne, avec ce qu’ils contenaient de plus odieux, ils conclurent que l’affaire dont il s’agissait était déjà décidée, et qu’on ne devait point permettre l’exercice de cette religion à la Chine. L’empereur, peu satisfait de leur réponse, la rejeta et leur ordonna d’examiner une seconde fois la requête qu’on leur avait mise entre les mains : c’était leur marquer assez clairement qu’il souhaitait une réponse favorable, mais ils n’eurent pas plus de complaisance dans le second rapport que dans le premier ; ils rejetèrent encore notre religion et persistèrent à ne vouloir pas qu’elle fût authentiquement approuvée dans l’empire.

On s’étonnera peut-être qu’un tribunal ait osé faire plusieurs fois de pareilles résistances, vu la déférence parfaite que tous les mandarins ont à la Chine, non seulement pour les ordres, mais même pour les moindres inclinations de l’empereur. L’aversion que les Chinois ont toujours eue pour les étrangers peut bien, en cette occasion, en avoir porté quelques-uns d’entre eux à se déclarer si ouvertement contre la liberté de la religion chrétienne. Mais je crois, pour moi, que la fermeté qu’ils firent paraître alors venait encore d’un autre principe. Lorsque l’empereur interroge les tribunaux, et qu’ils répondent selon les lois, on ne peut les blâmer ni leur faire le moindre reproche ; au lieu que s’ils répondent d’une autre manière, les censeurs de l’empire ont droit de les accuser, et l’empereur a droit de les faire punir pour n’avoir pas suivi les lois. Ce qui me confirme dans ma pensée, c’est que le prince Sosan dit nettement à l’empereur qu’il fallait qu’il usât de son autorité pour révoquer et abroger les édits qui proscrivaient la loi de Dieu. De plus, la suite nous a fait connaître que la cour des rites, loin de nous être contraire, comme elle était autrefois, a paru disposée dans ces derniers temps à nous faire plaisir.

Quoi qu’il en soit, l’empereur, voyant qu’il n’obtiendrait rien par la voie des tribunaux, prit le parti d’approuver ce que la cour des rites avait jugé. Cette cour permettait au père Intorcetta de demeurer à Ham-tcheou, et aux Européens seulement d’adorer le Dieu du ciel dans leurs églises, et de faire profession de la religion chrétienne ; mais elle défendait aux Chinois de l’embrasser, et confirmait les anciens édits. Cette nouvelle fut un coup de foudre pour les Pères et elle les jeta dans une si grande consternation, que l’empereur en fut surpris et touché. Il tâcha donc de les consoler ; mais leur affliction était trop grande pour être soulagée par des paroles ou par des caresses.

— Nous sommes, disaient-ils à ceux qui leur parlaient de sa part, comme des gens qui ont continuellement devant les yeux les corps morts de leurs pères et de leurs mères (c’est une expression qui frappe beaucoup les Chinois).

L’empereur leur offrit d’envoyer quelqu’un d’entre eux dans les provinces, avec des marques d’honneur, qui convaincraient tout le monde de l’estime qu’il faisait des Pères européens, et de l’approbation qu’il donnait à leur loi. Enfin, voyant que leur douleur, bien loin de diminuer, semblait s’augmenter chaque jour, et qu’ils paraissaient ne plus s’affectionner à rien ; il envoya quérir le prince Sosan, pour le consulter sur les moyens qu’il pourrait y avoir de les contenter. Ce ministre zélé se souvint alors de la parole qu’il avait donnée au père Gerbillon à la paix de Nipchou. Après avoir fait l’éloge des Pères, il représenta à l’empereur les services considérables qu’ils avaient rendus à l’État, et ceux qu’ils rendaient encore tous les jours à Sa Majesté ; que leur profession leur faisant mépriser les dignités et les richesses, on ne pouvait les récompenser qu’en leur permettant de prêcher publiquement leur loi par tout l’empire ; que cette loi était sainte puisqu’elle proscrivait tous les vices, et qu’elle enseignait la pratique de toutes les vertus. L’empereur p.104 convenait de tout ce que lui représentait le prince Sosan.

— Mais quel moyen de les satisfaire, dit ce grand prince, si les tribunaux s’obstinent à ne vouloir pas approuver leur loi ?

— Seigneur, répondit-il, il faut leur montrer que vous êtes le maître. Si vous me l’ordonnez, j’irai trouver les mandarins, et je leur parlerai si fortement, qu’il n’y en aura aucun qui s’éloigne des sentiments de Votre Majesté.

Je ne rapporterai point ici la harangue qu’il leur fit, parce qu’on la trouve dans le livre dont j’ai déjà parlé [96]. Rien n’est plus vif, plus fort, ni plus digne de ce grand homme ; son esprit, son cœur, sa droiture et sa grandeur d’âme y paraissent également. Les mandarins tartares se rendirent les premiers à la force de ses raisons, les Chinois suivirent, et consentirent à ce qu’il voulut. L’acte fut dressé sur-le-champ, et il y fit mettre de si grands éloges de la loi chrétienne, que l’empereur, dit-on, en effaça quelques-uns lui-même ; il laissa néanmoins les points essentiels qui regardaient la sainteté de la religion, la vie exemplaire des missionnaires qui la prêchaient à la Chine depuis cent ans, la permission qu’on donnait aux Chinois de l’embrasser, et la conservation des églises qu’on avait déjà faites. Il ratifia tous ces points, et la cour des rites les envoya, selon la coutume, par toutes les villes de l’empire, où ils furent affichés publiquement, et enregistrés dans les audiences.

Voilà de quelle manière on obtint la liberté de la religion chrétienne, qu’on désirait depuis tant d’années, et pour laquelle on avait fait tant de prières en Europe et à la Chine. Et, par une disposition particulière de la Providence, Dieu permit que les sciences dont nous faisons profession, et dans lesquelles nous avons tâché de nous rendre habiles avant que de passer à la Chine, furent ce qui disposa l’empereur à nous accorder cette grâce tant il est vrai qu’il ne faut pas négliger ces sortes de moyens, tout humains qu’ils sont, quoiqu’on ne doive pas s’y appuyer comme sur des secours infaillibles ou absolument nécessaires, puisque l’établissement de la religion et la conversion des infidèles est toujours l’ouvrage de la grâce toute-puissante du Seigneur.

On nous a rapporté plusieurs fois que quelques missionnaires avaient témoigné faire peu de cas de cet édit, parce qu’ils n’avaient pas toute la liberté qu’ils auraient souhaitée pour s’établir en divers lieux, et que quelques mandarins s’opposaient encore à la prédication de l’Évangile, et détournaient les infidèles de se faire chrétiens. Ces sentiments me paraissent peu raisonnables ; car quand l’empereur aurait permis de bâtir des églises partout, ce que son édit ne déclare pas, un missionnaire doit toujours se souvenir que les persécutions sont inséparables de son état, et des entreprises qu’il formera pour la gloire de Dieu. On pourrait demander à ces personnes s’il leur serait aisé de s’établir à leur choix dans toutes les villes d’Europe, où cependant les gouverneurs et les magistrats sont chrétiens, et disposés à favoriser tout ce qui regarde la gloire et le service de Dieu. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on trouve quelques oppositions à la Chine, où les mandarins sont païens et quelquefois amis particuliers des bonzes, ou fort éloignés du christianisme. Il est vrai néanmoins que ces mandarins-là même sont beaucoup retenus par cet édit, et que depuis que nous l’avons obtenu, les missionnaires vivent plus en repos dans les provinces. On ne les inquiète plus sur les églises qu’ils ont déjà ; et s’ils en veulent faire de nouvelles, pour peu de soin qu’ils prennent de s’attirer l’amitié des gouverneurs et des autres officiers des lieux, soit en leur faisant quelque présent, soit en cherchant des recommandations auprès d’eux, ils réussissent toujours. Pour les mandarins qui nous sont affectionnés, ils se prévalent à toute occasion de la déclaration de l’empereur, pour nous soutenir contre ceux qui veulent mettre obstacle à nos établissements. Enfin il est certain que l’empereur croit nous avoir fait une grande faveur de nous l’accorder ; car lorsqu’on lui annonça que tous les Pères étaient venus pour avoir l’honneur de le remercier :

— Ils ont grande raison, répliqua-t-il ; mais avertissez-les qu’ils écrivent dans les provinces à leurs compagnons de ne se prévaloir pas trop de la permission qu’on leur donne, et de s’en servir avec tant de sagesse, que je ne reçoive jamais aucune plainte de la part des mandarins : car s’ils m’en faisaient, ajouta-t-il, je la révoquerais sur-le-champ, et alors ils ne pourraient s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Après que cette affaire de l’édit fut achevée, l’empereur reprit ses études, et les Pères continuèrent à le servir avec une nouvelle ardeur. p.105 Il eut envie d’avoir des instruments de mathématique ; nous lui envoyâmes les nôtres, qu’il avait déjà vus ; mais il n’en connaissait pas alors l’usage. Il les trouva si beaux et si justes (car ils étaient faits par les plus habiles maîtres de Paris), qu’il désira d’en avoir davantage. Les mandarins en firent chercher dans tous les ports, et envoyèrent à Pékin tout ce qu’ils en purent trouver. L’empereur, au commencement, les recevait tous, de quelque nature qu’ils fussent, et ce n’était pas un petit travail pour les Pères de la cour, que d’en deviner l’usage ; car il fallait le mettre par écrit clairement, et le montrer à ce prince, qui est exact, et qui ne laisse rien passer.

Nous n’étions en ce temps-là que cinq Pères français à la Chine, deux à la cour, et trois dans les provinces. J’étais à Nankin avec le père Gabiani, et MM. les évêques de Basilée et d’Argoli, comme j’ai déjà dit. Le père de Visdelou et le père Le Comte travaillaient avec beaucoup de fruit dans les provinces de Chan-si et de Chen-si, lorsque le démon, ennemi de la paix, nous vint donner un autre sujet d’affliction. Les Portugais de Macao se saisirent d’un jeune peintre français, qui nous apportait nos pensions, avec quelques livres et quelques instruments de mathématique. Ils le mirent en prison, et l’envoyèrent sous bonne garde à Goa, où il mourut quelque temps après. La perte que nous souffrîmes en cette occasion nous réduisit à de si grandes extrémités que le père Le Comte et le père de Visdelou furent obligés de quitter leurs missions, et de s’approcher des ports pour y pouvoir subsister. J’allai avec le père Le Comte à Canton, dans le dessein de nous faire rendre justice, et d’empêcher qu’il n’arrivât rien de semblable à l’avenir. Nous fîmes, dans notre voyage et à Canton, quelques observations assez curieuses, et entre autres celle du passage de Mercure sous le soleil. Le père Le Comte fit aussi une carte à grands points de la rivière, depuis Nankin jusqu’à Canton. Nous prîmes, en passant par Nan-tchan-fou, Nan-gan-fou et Can-tcheou-fou, la hauteur du pôle de ces villes.

Le tçonto de la province de Canton ayant appris que nous y étions arrivés, nous fit l’honneur de nous envoyer un de ses officiers pour nous inviter à l’aller voir à Tchao-kin, ville du premier ordre, où il fait sa résidence ordinaire. C’est un seigneur de mérite, honnête homme, généreux, respecté des mandarins, adoré du peuple et ami des Français, qu’il a toujours traités avec beaucoup de distinction et d’honneur. Dans les quatre voyages que j’ai faits à Canton, soit pour nos affaires particulières, soit par ordre de l’empereur, j’ai eu lieu de le voir souvent, et de lier avec lui commerce d’amitié.

On va par eau de Canton à Tchao-kin. Après cinq lieues de chemin, on trouve Fochan, le plus grand village qui soit au monde. Je l’appelle village, parce qu’il n’est point revêtu de murailles et qu’il n’a point de gouverneur particulier, quoiqu’il s’y fasse un fort grand commerce et qu’il y ait plus de peuple et plus de maisons qu’à Canton même. On y compte au moins un million d’âmes. Les jésuites de la province du Japon y ont une belle église et une nombreuse chrétienté. Douze lieues au-dessus de Fo-chan, la rivière se divise en trois bras ; l’un vient du nord ; l’autre va à Tchao-kin et le troisième à Canton. On rencontre dans ce confluent une ville du troisième ordre, nommée Sant-choüy, c’est-à-dire les Trois Rivières ou les Trois Eaux. Quand quelque envoyé de distinction vient de la cour, le tçonto et le vice-roi vont le recevoir dans cette ville, et le conduisent jusque-là à son retour. C’est ce qui les a obligés de bâtir sur le bord de l’eau une maison dont la vue est charmante. Les Pères augustins ont une mission à Tchao-kin. J’ai logé souvent dans leur maison, et c’est là que j’ai connu le père Michel Rubio, homme droit, sincère, savant, et de bon conseil, ce qui lui attirait l’estime et la confiance de tous les missionnaires.

Quand nous fûmes de retour à Nankin, où nous avions laissé le père de Visdelou, nous résolûmes d’envoyer le père Le Comte en Europe pour les affaires de notre mission. Monseigneur Grégoire Lopez, évoque de Basilée, vicaire apostolique de Nankin, de Pékin et des autres provinces septentrionales de la Chine, mourut en ce temps-là dans de grands sentiments de piété ; nous assistâmes à ses obsèques, qui se firent avec les mêmes cérémonies que celles du père Verbiest. Le révérend père Jean-François de Leonissa son pro-vicaire, fît son éloge dans une lettre circulaire qui fut répandue par la Chine, et qu’il envoya l’année suivante à la sacrée congrégation. Je la joindrais à cette lettre si j’en avais une p.106 copie ; ce serait un témoignage bien authentique de la vertu et du mérite de ce saint prélat, qui avait un zèle incomparable pour la conversion de ses compatriotes. Il m’a souvent parlé de la manière dont les missionnaires se doivent comporter à la Chine, s’il veulent y établir solidement la foi. Il prouvait par des exemples sensibles tout ce qu’il me disait ; et comme il savait parfaitement les coutumes de sa nation, et qu’il avait beaucoup d’expérience et de bon sens, je l’écoutais avec respect.

Sur la fin de l’année 1692 nous retournâmes à Canton, le père de Visdelou et moi. Il fallait y faire un établissement solide pour recevoir les missionnaires que nous attendions. La maison fut achetée ; mais à peine commencions-nous à la meubler, que nous reçûmes ordre de l’empereur de venir tous deux à la cour. Cet ordre portait que le père Le Comte y vint aussi à son retour d’Europe, et nous fûmes chargés de l’en avertir. Les vicaires apostoliques et les missionnaires se réjouirent de cette nouvelle, et la regardèrent comme un coup du ciel, non seulement pour nous, mais encore pour toute la mission.

« Qui sait, m’écrivit un des plus zélés d’entre eux, si Dieu n’a pas permis toutes les peines que vous avez souffertes pour être à portée d’aider l’Église dans le besoin ? » Ut in tali tempore parareris [97] ?

En passant par la province de Nankin, nous eûmes la consolation d’embrasser le père Gabiani pour la dernière fois, car il sentait déjà les infirmités dont il mourut deux ans après, accablé de travaux et plein de mérites devant Dieu. Nous vîmes aussi monseigneur l’évêque d’Argolis, et le révérend père de Leonissa, vicaire apostolique de Nankin et de Pékin, par la mort de monseigneur l’évêque de Basilée. Ils comptaient beaucoup sur nous, et sur les services que nous leur pourrions rendre quand nous serions à la cour.

L’empereur était malade lorsque nous y arrivâmes ; le père Gerbillon et le père Pereyra passaient les nuits au palais par son ordre. Ce grand prince ne laissa pas de penser à nous et d’envoyer à quelques lieues de la ville au-devant de nous les autres Pères avec un gentilhomme de sa chambre, qui nous dit de sa part, que s’il eût été informé de notre route, il les aurait envoyés encore plus loin. Nous allâmes descendre au palais, et nous y passâmes le reste du jour dans un appartement qui était près de celui de l’empereur. Le prince son fils aîné nous fit l’honneur de nous y venir trouver, et de nous marquer mille bontés. Le hoang-taï-tce, qui est le prince héritier et le second de ses enfants, y vint aussi. Comme il est habile dans les livres chinois, il témoigna une affection particulière au père de Visdelou qui avait la réputation d’y être savant. Après quelques entretiens, le prince fit apporter des livres anciens et les montra au Père. A l’ouverture du livre, le Père les expliqua avec tant de facilité et de netteté, que le prince en fut surpris et dit deux ou trois fois aux mandarins qui l’accompagnaient : Ta-toug, il les entend parfaitement. Il lui demanda ensuite ce qu’il pensait des livres chinois, et s’ils s’accordaient avec notre religion. Le père, après s’être excusé modestement, répondit que notre religion pouvait s’accorder avec ce qu’on trouvait dans les anciens livres, mais non pas avec ce que les interprètes avaient écrit.

— Il faut avouer aussi, repartit le prince, que les nouveaux interprètes n’ont pas toujours bien pris le sens de nos anciens auteurs.

Depuis cette conférence, le prince héréditaire a eu une estime particulière pour le père de Visdelou et il lui en a même donné des marques éclatantes, dont nous espérons que la religion tirera de grands avantages. Ce prince nous parla des livres du père Matthieu Ricci, et nous fit de si grands éloges de l’esprit et de l’érudition de ce Père, qui est le fondateur de la mission de la Chine, que les plus habiles Chinois s’en seraient tenus honorés.

Depuis deux ans l’empereur avait beaucoup examiné nos remèdes d’Europe, et particulièrement les pâtes médicinales que le roi fait distribuer aux pauvres par tout son royaume. Nous lui avions marqué toutes les maladies qu’elles guérissent en France, et il avait vu, par des expériences réitérées, qu’elles faisaient en effet des cures si merveilleuses et si promptes, qu’un homme à l’extrémité, et dont on n’attendait plus que la mort, se trouvait souvent le lendemain hors de danger. Des effets si surprenants lui firent donner à ces pâtes le nom de chin-yo ou de remèdes divins. La maladie qu’il avait alors était un commencement de fièvre maligne. Quoiqu’il sût, par plusieurs exemples certains, que les pâtes guérissaient p.107 son mal, les médecins chinois ne jugèrent pas à propos de lui en faire prendre, et ils le traitèrent d’une autre manière ; mais l’empereur, voyant que le mal augmentait, et craignant un transport au cerveau, prit son parti et se fit donner une demi-prise de ces pâtes. La fièvre le quitta sur le soir, et les jours suivants il se porta mieux ; il eut ensuite quelques accès de fièvre tierce, peut-être pour ne s’être pas purgé suffisamment. Quoique ses accès ne fussent pas violents, et qu’ils ne durassent que deux heures, il en eut de l’inquiétude. Il fit publier par toute la ville que si quelqu’un savait quelques remèdes contre la fièvre tierce, il eût à en avertir incessamment, et que ceux qui en étaient actuellement malades vinssent au palais pour en être guéris. On ne manqua pas de faire tous les jours quantité d’expériences. Un bonze se distingua particulièrement ; il fit tirer d’un puits un seau d’eau fraîche, qu’on lui apporta devant quatre des plus grands seigneurs de la cour, députés de l’empereur pour recevoir tous les remèdes qu’on apporterait, et pour assister aux épreuves, afin d’en faire ensuite leur rapport. Ces quatre seigneurs étaient le prince Sosan, Mim-ta-gin, un oncle de l’empereur, et un oncle du prince, tous quatre ministres d’État et d’une sagesse consommée. Le bonze remplit une tasse de cette eau et, sortant de la salle, il la présenta au soleil, en élevant les mains et les yeux au ciel et, se tournant ensuite vers les quatre parties du monde, il fit cent postures qui paraissaient mystérieuses aux païens ; quand il eut achevé, il fit avaler l’eau à un fébricitant, qui attendait sa guérison à genoux, et qui la souhaitait ardemment ; mais le remède n’eut aucun effet, et le bonze passa pour un imposteur.

On en était là lorsque nous arrivâmes à la cour, le père de Visdelou et moi. Nous apportions une livre de quinquina que le père Dolu, plein de charité pour nous, nous avait envoyé de Pondichéry. Ce remède était encore inconnu à Pékin. Nous allâmes le présenter comme le remède le plus sûr qu’on eût en Europe contre les fièvres intermittentes. Les quatre seigneurs dont nous avons parlé nous reçurent avec joie ; nous leur dîmes la manière dont il fallait le préparer et s’en servir, conformément à l’imprimé fait en France par ordre du roi. Ils ne se contentèrent pas de cela, ils voulurent savoir d’où venait le quinquina, quels en étaient les effets, quelles maladies il guérissait, comment le roi l’avait rendu public pour le soulagement de ses peuples, après avoir donné à celui qui avait le secret une récompense digne d’un si grand monarque.

On fit le lendemain l’expérience de ce remède sur trois malades. On le donna à l’un après son accès, à l’autre le jour de l’accès, et au troisième le jour qu’il avait du repos. Je ne sais si Dieu voulut faire paraître sa puissance en cette occasion, ou si ce fut un effet naturel du remède. Ces trois malades, qu’on gardait à vue dans le palais, furent guéris tous trois dès cette première prise. On en donna avis sur-le-champ à l’empereur, qui aurait pris ce jour-là même du quinquina si le prince héritier, qui était extrêmement inquiet de la maladie d’un père qu’il aime tendrement, n’eût craint quelque mauvais effet d’un remède qu’on ne connaissait pas encore. Il appela les grands et leur fit des reproches d’en avoir parlé sitôt à l’empereur. Ceux-ci s’excusèrent modestement ; mais pour montrer qu’il n’y avait rien à craindre (car de tout ce que nous leur avions raconté, ils avaient jugé que le quinquina ne faisait aucun mal), ils s’offrirent tous quatre d’en prendre, et le prince y consentit. Incontinent on apporta des tasses avec du vin et du quinquina ; le prince fit lui-même le mélange, et les quatre seigneurs en prirent devant lui, sur les six heures du soir. Ils se retirèrent ensuite et dormirent tranquillement, sans ressentir la moindre incommodité. L’empereur, qui avait fort mal passé la nuit, fit appeler, sur les trois heures du matin, le prince Sosan ; et, ayant appris que lui et les autres seigneurs se portaient bien, il prit le quinquina sans délibérer davantage. Il attendait la fièvre ce jour-là, sur les trois heures après midi ; mais elle ne vint point ; il fut tranquille le reste du jour et la nuit suivante. La joie fut grande dans le palais, les quatre seigneurs nous firent le lendemain des conjouissances sur la bonté de notre remède. Nous en rapportâmes toute la gloire à Dieu, qui lui avait donné sa bénédiction. L’empereur continua tous les jours suivants à prendre du quinquina, et à se porter mieux de jour en jour.

Quand il fut entièrement rétabli, il récompensa tous ceux qui l’avaient servi pendant sa maladie, ou qui lui avaient apporté quelques p.108 remèdes, quoiqu’il ne les eût pas pris. Mais il punit rigoureusement trois de ses médecins, pour avoir été d’avis, dans la violence de son mal, de ne lui donner aucun remède.

— Quoi ! leur dit-il, vous m’abandonnez dans le danger, de peur qu’on ne vous impute ma mort ; et vous ne craignez pas que je meure en ne me donnant aucun secours !

Il ordonna au tribunal des crimes d’examiner leur conduite et de les juger suivant les lois. Ce tribunal les condamna à mort, mais l’empereur leur fit grâce et les envoya en exil.

Il ne nous oublia pas en cette occasion. Il dit publiquement que les pâtes médicinales du père Gerbillon et du père Bouvet lui avaient sauvé la vie, et que le quinquina que nous lui avions apporté, le père de Visdelou et moi, l’avait délivré de la fièvre tierce, et qu’il voulait nous en récompenser. Dans cette vue, il se fit apporter le plan de toutes les maisons qui lui appartenaient dans la première enceinte de son palais : il choisit la plus grande et la plus commode (c’était celle d’un mandarin qui avait été gouverneur du prince héritier) ; mais cet officier ayant commis une faute qui méritait la mort, tous ses biens avaient été confisqués et on l’avait exilé en Tartarie.

Le 4 juillet de l’année 1693, l’empereur nous fit venir au palais, et nous fit dire, par un des gentilshommes de sa chambre, ces paroles :

— L’empereur vous fait don d’une maison à vous quatre dans le hoang-tchin, c’est-à-dire dans la première enceinte de son palais. 

Après avoir entendu ces paroles à genoux, selon le cérémonial de la Chine, nous nous levâmes ; et cet officier nous conduisit dans l’appartement de l’empereur pour y faire notre remerciement, sans que le prince fut présent. Plusieurs mandarins, qui se trouvèrent là par hasard, assistèrent à cette cérémonie, aussi bien que le père Pereyra et un autre père de notre Compagnie, lesquels étaient venus au palais pour quelques autres affaires. Ils se rangèrent tous à droite et à gauche, se tenant debout et dans un grand silence, un peu éloignés de nous, pendant que les pères Gerbillon, Bouvet, de Visdelou et moi, rangés sur une même ligne au milieu d’eux, fîmes trois génuflexions et neuf inclinations profondes, jusqu’à toucher la terre avec le front, pour marquer notre reconnaissance. Nous recommençâmes cette cérémonie le lendemain devant l’empereur, qui eut la bonté de nous appeler en particulier et de nous parler dans les termes du monde les plus obligeants. Il fit mettre entre les mains du père Bouvet les présents qu’il envoyait en France et le chargea d’informer le roi de la faveur qu’il venait de nous faire.

Nous prîmes possession de notre maison le 12 juillet ; mais comme elle n’était pas accommodée à nos usages, l’empereur ordonna au tribunal des édifices d’y faire faire toutes les réparations que nous souhaiterions ; ce qui fut exécuté sur-le-champ. Ce tribunal envoya quatre architectes, avec tous les matériaux nécessaires, et nomma deux mandarins pour conduire l’ouvrage. Tout étant prêt le 19 décembre, nous dédiâmes notre chapelle à l’honneur de Jésus-Christ mourant sur la croix pour le salut des hommes, et nous en fîmes le lendemain l’ouverture avec cérémonie. Plusieurs chrétiens s’y rendirent le matin et remercièrent Dieu avec nous de ce qu’il voulait être honoré dans le palais de l’empereur, où jusqu’alors on n’avait offert que des sacrifices impies. Le père de Visdelou fit un discours sur l’obligation de sanctifier les dimanches et les fêtes, et de venir ces jours-là à l’église.

Depuis ce temps-là le père Gerbillon prêcha tous les dimanches, et expliqua aux fidèles les principaux devoirs du chrétien. Nous baptisâmes plusieurs catéchumènes, qui nous apportaient leurs idoles et les jetaient sous les bancs et sous les tables, pour montrer le mépris qu’ils en faisaient. Tous les dimanches et les fêtes nous avions quelque baptême. Le père de Visdelou se chargea du soin d’instruire les prosélytes, et nous eûmes en peu de temps une florissante chrétienté. Les plus fervents chrétiens nous amenaient leurs amis pour leur parler de la loi de Dieu. Le fameux Hiu-cum, ancien eunuque du palais, se distinguait parmi les autres en cette œuvre de charité. Ce saint homme avait beaucoup souffert dans la dernière persécution ; il avait été longtemps en prison avec les Pères, et on l’avait chargé, aussi bien qu’eux, de neuf grosses chaînes. Ce rude traitement ne fit qu’animer son zèle : jamais homme ne rougit moins de l’Évangile ; il soutenait devant les juges la cause de Dieu et le parti de la religion ; et il leur parlait avec une sainte liberté, qu’il conserva jusqu’à la mort. Dieu lui avait donné des biens considérables ; il les employa tous au soulagement des p.109 pauvres. Si les chrétiens, qui venaient à Pékin des provinces éloignées ou des villes voisines, n’avaient point de lieu où se retirer, il les recevait avec charité dans sa maison et quand ils étaient pauvres, il les nourrissait. Il porta si loin cette sainte hospitalité, qu’il tomba lui-même dans la misère et qu’il se vit réduit à recevoir l’aumône, après l’avoir faite si souvent et si libéralement aux autres. Il avait un si grand talent de parler de Dieu, que les plus grands seigneurs se faisaient un plaisir de l’entendre. Il inspirait à tout le monde une dévotion tendre pour la sainte Vierge, qu’il honorait particulièrement. Dans ses visites, il se faisait un honneur de porter son chapelet au cou, avec les médailles que les anciens missionnaires lui avaient données. Il avait une affection particulière pour notre maison, et, quoiqu’il en fût éloigné de près d’une lieue, il venait souvent prier Dieu dans notre chapelle. Une de ses occupations les plus ordinaires était d’aller à la campagne visiter les chrétiens, les instruire et les entretenir dans la ferveur. Il y faisait presque toujours de nouveaux prosélytes, qu’on baptisait chez nous où dans les autres églises, après qu’ils étaient suffisamment instruits.

Un des plus considérables que nous baptisâmes en ces commencements dans notre chapelle fut un colonel tartare de la maison de l’empereur. Cet officier demeurait près de notre maison ; il avait épousé une dame chrétienne fort vertueuse, qui ne cessait depuis longtemps de prier Dieu pour la conversion de son mari. Elle lui parlait souvent de la sainteté de notre religion et des biens que le Seigneur du ciel préparait dans l’autre vie à ceux qui le servaient fidèlement en celle-ci. Une autre fois, elle lui expliquait nos principaux mystères et ce qu’il faut croire pour être chrétien. Il l’écoutait volontiers ; mais les soins et les embarras du siècle étouffaient incontinent le grain de la divine parole, qui tombait dans son cœur sans y prendre racine. Il n’avait presque pas un moment à lui ; sa charge l’obligeait d’aller tous les matins au palais, il y demeurait tout le jour, et il n’en revenait que bien avant dans la nuit. S’il eût su lire, il aurait pu s’instruire par la lecture de nos livres ; mais on n’en demande pas tant à un officier tartare, dont tout le mérite est de savoir bien monter à cheval et tirer de l’arc, et d’être fidèle et prompt à exécuter les ordres du prince. Dieu néanmoins le toucha, dans le temps que l’empereur partait pour un voyage de Tartarie. Comme l’officier le devait suivre, il résolut de se faire baptiser avant que de partir. Il vint donc nous trouver à six heures du soir, pour nous demander le baptême. Quelque bonne volonté que nous eussions de le contenter, nous nous trouvâmes d’abord arrêtés, parce qu’il ne savait aucune des prières que nous faisons d’abord réciter aux catéchumènes avant que de leur conférer le baptême.

— Mon père me dit-il, ne demandez pas de moi que je sache toutes ces prières par cœur, car je n’ai ni assez de mémoire pour les retenir, ni personne pour me les répéter continuellement ; je ne sais point lire non plus pour les apprendre dans un livre mais je crois tous les mystères de la religion, un Dieu en trois personnes, la seconde personne qui s’est faite homme, et qui a souffert la mort pour notre salut. Je crois que ceux qui gardent la loi seront sauvés, et que ceux qui ne la gardent pas seront damnés éternellement. Je n’ai aucun empêchement pour me faire chrétien, car je n’ai qu’une femme, et je n’en veux jamais avoir qu’une : il n’y a point d’idoles dans ma maison et je n’en adore aucune. J’adore seulement le Seigneur du ciel, et je veux l’aimer et le servir toute ma vie.

Tout cela ne nous contentait point, parce que nous voulions qu’il sût ses prières et nous commencions à lui persuader qu’il différât son baptême après son retour, parce qu’alors on l’aiderait les apprendre.

— Mais, mon Père, me répliqua-t-il, si je meurs dans ce voyage, mon âme sera perdue, et vous pouvez la sauver en me baptisant à présent. Car, qui est-ce qui me baptisera si je tombe malade ? Vous voyez que je suis prêt à tout, que je crois tous les articles de votre loi, et que je la veux garder toute ma vie. J’ai laissé le palais et je suis venu ici à la hâte, pour vous prier de me faire cette grâce. Je n’ai que deux heures pour me préparer à mon départ ; car il faut que je marche cette nuit. Mon père, continua-t-il, au nom de Dieu, ne me refusez pas cette grâce.

La sincérité de cet officier nous plut ; nous crûmes, tout bien examiné, qu’il fallait agir avec lui comme on fait avec ceux qui sont en danger de mort. Après donc lui avoir p.110 recommandé d’apprendre les prières le mieux qu’il pourrait quand il serait de retour, et d’adorer tous les matins et tous les soirs le Seigneur du ciel, et qu’il nous eut promis de garder fidèlement sa sainte loi, je le baptisai dans notre chapelle, en présence de nos Pères et de nos domestiques, et je lui donnai le nom de Joseph. Je ne saurais dire avec quelle joie et quelle consolation il reçut cette grâce : il nous embrassa et se jeta à nos genoux ; il frappa souvent la terre de son front, pour nous marquer sa reconnaissance. Ce qu’il avait prévu arriva ; car ayant beaucoup fatigué pendant ce voyage, il tomba malade, et mourut huit jours après. J’espère que Dieu, qui lui avait donné ce sentiment, lui aura fait miséricorde.

Nous baptisâmes encore le fils d’un jeune seigneur, qui portait la ceinture rouge, pour signifier qu’il était allié à la famille royale. Cet enfant étant auprès du feu, fit tomber sur lui une chaudière d’eau bouillante. Il criait et souffrait des douleurs très violentes ; son père alarmé vint nous apprendre cette nouvelle. Le père de Visdelou, allant voir l’enfant et le trouvant en danger de mort, résolut de le baptiser. Il en parla à son père, qui était de nos amis particuliers.

— Seigneur, lui dit-il, puisque vous ne pouvez plus faire de bien à votre enfant en cette vie, ni empêcher les douleurs qu’il souffre, mettons-le dans le chemin du ciel, où il sera éternellement heureux, et d’où il attirera sur vous et sur votre famille la bénédiction de Dieu.

Le père y consentit de tout son cœur, et fut présent à son baptême. L’enfant, qui n’avait que trois ans, mourut trois jours après et son père vint lui-même nous en apporter la nouvelle.

Ce baptême fut suivi d’un autre de la même famille car une de ses petites filles étant tombée malade quelque temps après, d’une maladie dont elle mourut, il vint lui-même nous prier de l’aller baptiser, afin qu’elle pût jouir du ciel avec son petit frère. La femme de ce seigneur s’est convertie depuis ce temps-là avec une de ses filles suivantes, et nous espérons que Dieu fera la même grâce au mari. Il nous assure souvent qu’il n’adore plus que le vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre. Quelques obstacles ont retardé jusqu’ici sa conversion. Il faut espérer qu’il les surmontera. C’est un seigneur qui a beaucoup de politesse et d’honnêteté ; il possède dans la milice une charge considérable qui est héréditaire dans sa famille.

Je ne parle point de quelques autres baptêmes que nous avons conférés secrètement à des enfants de plus grande considération, et qu’il n’est pas nécessaire de nommer ici. L’envie de les guérir fait que leurs parents nous prient de les voir, pour savoir si en Europe nous n’avons pas de remèdes contre leurs maladies. On en a baptisé quelques-uns de cette manière, qui prieront Dieu dans le ciel pour nous, et pour la conversion d’un pays où ils eussent tenu les premiers rangs s’ils eussent vécu.

Un an après que l’empereur nous eut donné notre maison, il nous fit une seconde grâce, qui ne cédait point à la première, et qui faisait autant d’honneur à la religion : ce fut de nous donner un grand emplacement pour bâtir notre église. Il y avait à côté de notre maison un terrain vide long de trois cents pieds et large de deux cents ; les grands-maîtres de sa maison ayant résolu d’y faire élever quelques corps de logis pour des eunuques du palais, nous crûmes qu’il fallait les prévenir, et tâcher d’obtenir cette place pour y bâtir la maison du Seigneur. Après avoir donc recommandé cette affaire à Dieu, nous allâmes, le père Gerbillon, le père de Visdelou et moi, présenter notre requête : elle disait, dans les termes les plus respectueux, que nos maisons n’étaient jamais sans églises, et que les églises en étaient la principale partie ; que si les maisons étaient belles et spacieuses, l’église les devait surpasser ; car quel honneur aurions-nous, si, dévoués par nos vœux et par notre profession à chercher la plus grande gloire de Dieu, nous étions mieux logés que le Seigneur du ciel ; que ne manquant rien à la maison que l’empereur avait eu la bonté de nous donner, il fallait une église magnifique pour accompagner un si grand don, mais que n’ayant point de place pour la bâtir, nous ne le pouvions faire, si l’empereur ne nous donnait un espace convenable dans ce terrain.

Celui que nous avions chargé de notre requête l’ayant présentée et fait valoir nos raisons, l’empereur envoya les grands-maîtres de sa maison visiter le terrain que nous demandions et après avoir ouï leur rapport, il nous en accorda la moitié, faisant marquer expressément dans son ordre, qui fut inséré dans p.111 les registres du palais, qu’il nous donnait cet emplacement pour bâtir une église magnifique à l’honneur du Seigneur du ciel. On y a travaillé depuis ce temps-là, et elle est maintenant presque achevée : on y entre par une grande cour qui est environnée de galeries ; on en donnera le plan et la description quand nous aurons appris que les peintures, auxquelles M. Gherardini, peintre italien fort estimé, travaillait quand je suis parti de Pékin, seront achevées, et qu’on en aura fait l’ouverture.

Ce grand prince nous faisait encore d’autres grâces, que des étrangers comme nous ne peuvent assez estimer : quand nous venions au palais, il nous recevait avec une bonté extrême ; ou quand il ne pouvait pas nous parler, il nous envoyait toujours faire quelque honnêteté. Au commencement de l’année, c’est la coutume de la Chine que l’empereur envoie aux grands seigneurs de sa cour deux tables, l’une couverte de viandes et l’autre de fruits et de confitures. Il nous faisait les mêmes honneurs, et nous invitait à son beau palais de Tchan-tchun-yuen, pour y voir les feux d’artifice.

Je sais qu’un missionnaire ne doit estimer ces honneurs qu’autant qu’ils sont utiles à la parole de Dieu. Je vous assure, mon révérend Père, que nous étions bien dans cette disposition, et que le Seigneur, qui nous conduisait, voulait aussi que nous y fussions ; car nous ne manquions pas en ce temps-là même de tribulations, et de ces occasions de souffrir où l’on a besoin de toute sa patience, et d’une sagesse plus que naturelle pour se soutenir et se bien conduire. La parole de Jésus-Christ sera toujours véritable, que ses envoyés auront beaucoup de contradictions à vaincre dans le monde. Dieu nous a appelés aux missions pour faire son œuvre ; il veut bien la faire par notre moyen, et nous en donner tout le mérite ; mais il veut aussi que la gloire en retourne toute à lui. Et afin que la première pensée ne nous vienne pas de nous en attribuer la moindre partie, il rend souvent inutiles les plus sages mesures que notre zèle nous fait prendre, et permet que les hommes renversent nos projets les mieux concertés. Enfin, quand nous avons bien souffert, et reconnu tout à fait notre faiblesse, il montre sa force, convertissant les obstacles mêmes qu’on nous avait opposés, en autant de moyens pour exécuter ses desseins, avec plus d’avantage pour la religion que n’eût pu faire tout ce que nous avions nous-mêmes imaginé. Il n’est pas nécessaire de dire combien ces sortes d’expériences instruisent un missionnaire, ou pour l’humilier, quand il fait quelque bien, ou pour lui donner de la défiance de ses forces quand il travaille, ou pour le soutenir quand il est traversé. Les persécutions qui font trembler les plus assurés, ne l’étonnent plus, il les regarde comme des ressorts supérieurs et divins, dont la Providence se sert pour arriver à ses fins. Son principal soin est de souffrir avec patience, et d’attendre l’heure du Seigneur, se souvenant de ce que dit le texte sacré [98], qu’Isaac, Jacob et Moïse accomplirent tout ce que Dieu voulait faire par eux, parce qu’ils furent fidèles dans la tribulation, et que ceux qui ne l’ont pas été ont tout perdu par leur impatience, et ont été livrés à l’exterminateur.

Nous eûmes en ce temps-là deux sujets d’affliction qui nous causèrent bien de l’inquiétude, mais dont il plut à la miséricorde divine de nous délivrer. Premièrement, nous pensâmes perdre l’illustre Sosan, oncle de la dernière impératrice, et grand-oncle du prince héritier, un des premiers ministres de l’empire, respecté par toute la Chine pour l’estime que l’empereur fait de son mérite, et digne d’être honoré de toutes les personnes zélées, pour la protection qu’il a toujours donnée à la religion. Il tomba malade en sa maison de Tchan-tchun-yuen ; dès le troisième jour il nous envoya quérir le père de Visdelou et moi, car le père Gerbillon était alors en Tartarie. Nous fûmes sensiblement affligés de le trouver dans un état très dangereux ; mais nous le fûmes bien davantage le lendemain, quand nous le vîmes souffrant des douleurs très aiguës par tout le corps, et prêt à succomber à la violence de son mal. Il nous tendait la main avec des démonstrations d’une affection tendre mais il ne pouvait parler, tant il était accablé. L’empereur ayant appris qu’il se mourait, lui fit l’honneur de le venir visiter le troisième jour, et de lui offrir tout ce qu’il avait de remèdes. Nous ne le vîmes point ce jour-là, ni les jours suivants, parce qu’on l’avait transporté dans les appartements les plus intérieurs de sa maison, où les femmes demeurent. Nous faisions des p.112 prières continuelles tout le jour et une partie de la nuit pour lui, dans notre chapelle. Il était bien douloureux pour nous, après toutes les obligations que nous avions à ce seigneur, de le voir mourir sans baptême, lui qui avait été le protecteur de notre sainte religion, et qui nous avait si souvent dit qu’il n’adorait que le Seigneur du ciel.

Nous allions l’un après l’autre demander chaque jour de ses nouvelles, et nous instruisions un de ses domestiques qui était chrétien, de ce qu’il fallait lui dire de notre part sur la religion ; mais cet homme, après quelques jours, nous répondit qu’il ne pouvait plus lui parler seul, ni même s’approcher de lui, parce que les femmes ne le quittaient pas un moment. Les difficultés augmentaient notre tristesse.

— Est-il possible, Seigneur, disions-nous en redoublant nos prières, que vous laissiez mourir un homme en qui nous avons trouvé tant de ressources pour le soutien des missionnaires, et pour la publication de votre sainte loi ?

Dieu eut pitié de nous, il nous rendit ce seigneur, qui vint quelque temps après dans notre église, le remercier de la santé qu’il lui avait rendue. C’était un dimanche matin, dans le temps que tous les chrétiens étaient assemblés à l’église et qu’ils y faisaient leur prière ; il y entra, se mit à genoux et fit plusieurs inclinations jusqu’à terre ; après quoi il vint nous visiter dans nos chambres, et nous remercier de la part que nous avions prise à sa maladie.

Nous pensâmes perdre aussi le père Gerbillon, dont nos missions avaient un extrême besoin dans ces commencements. L’empereur l’avait envoyé en Tartarie avec le père Thomas, pour en faire une carte exacte. Comme il savait la langue des Tartares, et qu’il pouvait les interroger et lier conversation avec eux, il en devait tirer beaucoup de connaissances touchant les provinces qui ne dépendent pas de la Chine. Il tomba malade vers la source de Kerlon, à plus de trois cents lieues de Pékin. Sa maladie, qui était accompagnée d’un dégoût affreux et d’un vomissement continuel, le réduisit bientôt à une si grande extrémité, qu’il crut mourir. Il s’y prépara donc, après nous avoir écrit ses derniers sentiments. Comme Selonga, qui est une des habitations que les Moscovites ont de ce côté-là, n’était éloignée que de trente lieues de l’endroit où il se trouvait, on parla de l’y transporter ; mais il eut de la peine à prendre ce parti, et les mandarins chinois qui étaient du voyage l’en détournèrent, parce qu’ils ne se liaient pas trop aux Moscovites, et qu’ils ne savaient pas si l’empereur le trouverait bon. Il fallut donc que le Père, tout accablé qu’il était, reprît le chemin de Pékin et comme il n’avait plus assez de force pour se tenir à cheval, on le coucha sur un chariot de bagage, où il souffrit beaucoup durant trois cents lieues car il lui fallut passer par des solitudes effroyables, par des chemins souvent raboteux et pleins de pierres, sur des collines et sur des pentes de montagnes, ce qui lui donnait de violentes secousses, et le mit souvent en grand danger de sa vie ; outre que le chariot versa plusieurs fois durant le voyage. Il serait mort infailliblement, sans les soins que prit de lui un seigneur, qui est aujourd’hui le premier colao de la Chine, et qui avait été alors envoyé en Tartarie pour juger et terminer tous les différends des Kalkas de ce pays-là, qui sont sujets de l’empire de la Chine.

Nous le reçûmes avec une extrême joie, et il se rétablit doucement à Pékin ; mais un mois après, voulant sortir pour la première fois, dans le dessein d’aller voir les Pères de nos deux autres maisons, qui l’étaient souvent venus visiter durant sa maladie, un accident plus fâcheux pensa nous l’enlever subitement. Comme il montait à cheval à la porte, ayant un pied dans l’étrier et le corps en l’air, il fut frappé tout à coup d’apoplexie. Il tomba entre les bras de nos domestiques, qui le rapportèrent dans la première cour. Étant accourus au bruit, le père de Visdelou et moi, nous le trouvâmes sans connaissance et sans sentiment, la tête penchée sur l’estomac, avec un râlement qui nous paraissait le pronostic d’une mort très prochaine. Dieu sait quelle fut notre douleur en le voyant dans ce triste état. Pendant qu’on le portait en sa chambre, le père de Visdelou alla prendre les saintes huiles, et moi les remèdes, dont nous avions expérimenté si souvent les merveilleux effets. Je lui en fis avaler deux prises avec bien de la peine, pendant que le père de Visdelou se préparait à lui donner l’extrême-onction. Il revint un peu à lui, et nous reconnut ; mais un moment après il perdit encore connaissance. Nous redoublâmes nos prières ; enfin le remède qu’on lui avait donné fit de si grands effets, qu’il se trouva guéri une ou deux heures après l’avoir p.113 pris ; mais il lui resta une si cruelle insomnie, qu’il ne pouvait prendre aucun repos, ce qui nous causait une nouvelle inquiétude. Un médecin chinois l’en délivra, et Dieu nous l’a conservé depuis ce temps-là en parfaite santé pour le bien de la religion, à laquelle il a rendu et rend encore tous les jours des services très considérables.

Nous n’étions, en ce temps-là, que trois pères français à la Chine, et tous trois enfermés à la cour. Dieu nous envoya du secours par le retour du père Bouvet, qui nous amena de France plusieurs excellents missionnaires sur l’Amphitrite ; c’est le premier vaisseau de notre nation qui soit venu à la Chine. L’empereur, qui était en Tartarie à la chasse, apprit avec joie l’arrivée de ce père. Il envoya trois personnes de sa cour à Canton pour le recevoir, et pour le conduire à Pékin. Les présents qu’il apporta lui furent très agréables, et en sa considération il exempta l’Amphitrite de ce qu’il devait payer, soit pour les marchandises, soit pour les droits de mesurage. Les mandarins, de leur côté, firent de grands honneurs à M. le chevalier de La Roque, comme étant officier du roi ; ils lui préparèrent un hôtel, lui permirent d’aller par la ville de Canton, accompagné de six de ses gardes ; les envoyés de l’empereur le visitèrent en cérémonie. Ils firent aussi beaucoup d’honneur à messieurs les directeurs de la Compagnie de la Chine. Les grands mandarins de la province, ayant à leur tête le vice-roi, les invitèrent à un magnifique festin. Enfin tout ce qui se peut faire pour l’honneur, la satisfaction et l’avantage de ces messieurs, le père Bouvet à Canton et nous à Pékin, nous tâchâmes de le leur procurer. Mais à la Chine, où l’on regarde toujours les étrangers avec défiance, il n’est pas aisé d’obtenir tout ce que l’on souhaiterait. Le principal est que nous y fassions connaître Jésus-Christ, selon le devoir de notre vocation. C’est à quoi travaillent avec un grand zèle les nouveaux missionnaires que le père Bouvet amena les uns à la cour, où ils furent appelés par l’ordre de l’empereur, et les autres dans les provinces. J’aurai l’honneur de vous entretenir dans une autre lettre, celle-ci n’étant déjà que trop longue.

Je suis avec un profond respect, etc.

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Lettre du père de Fontaney

au père de la Chaise

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Discussions entre les différents ordres de missionnaires. — Nouveaux détails sur

l’Église de Pékin. — Notions sur Nangasacki et le Japon. — Églises de Canton.

A Londres, le 15 janvier 1704

Mon très révérend Père,

P. C.

Par le lieu d’où j’ai l’honneur de vous écrire, vous connaîtrez que je suis revenu de la Chine en Europe sur un vaisseau anglais. J’espérais être moi-même porteur de la première lettre que je vous ai écrite pendant le voyage, qui a duré six ou sept mois ; mais je vois bien que je serai encore ici quelque temps avant que de pouvoir passer en France. Ainsi je vous l’enverrai par la première occasion, et je me contenterai cependant de vous rendre compte, par une seconde lettre, des choses dont il est autant et plus nécessaire que vous soyez instruit, que de celles dont j’ai pris la liberté de vous parler dans la première.

Je commence par un récit fidèle des petits services que Dieu nous a fait la grâce de rendre aux missionnaires ecclésiastiques et à ceux de différents ordres religieux qui sont en ce pays-là, ou pour les aider à y faire des établissements, ou pour les délivrer des persécutions que l’ennemi du genre humain excitait contre eux en diverses provinces de l’empire. Je ne dirai rien que sur les lettres que les missionnaires m’ont fait l’honneur de m’écrire, ou sur celles qu’ils ont écrites à d’autres missionnaires qui me les ont communiquées.

Quoique l’exercice de la religion chrétienne fût toléré à la Chine depuis la fameuse persécution d’Yam-quam-sien, ce grand ennemi du nom chrétien, les missionnaires ne laissaient pas de se trouver souvent dans de grands embarras, soit pour pénétrer dans les provinces de l’empire, soit pour y exercer leurs fonctions. On ne pouvait alors y entrer librement que par la seule ville de Macao, dont les Portugais sont en possession depuis plus d’un siècle, mais il fallait avoir leur agrément, qu’ils n’accordaient pas volontiers aux étrangers. Si l’on prenait une autre route, on s’exposait aux p.114 insultes des mandarins, qui maltraitaient les missionnaires et les obligeaient à se retirer. Mais depuis que l’empereur a pris la résolution d’ouvrir ses ports, et de permettre aux étrangers de faire commerce dans ses États, des missionnaires de différents ordres et de toutes sortes de nations se sont servis d’une conjoncture si favorable pour venir à la Chine, et pour y faire divers établissements.

Comme dans une moisson si abondante il ne peut y avoir un trop grand nombre de bons ouvriers, nous avons eu de la joie de l’arrivée de ces hommes apostoliques, nous les avons reçus comme nos frères, et nous leur avons rendu tous les services qui dépendaient de nous, soit en appuyant, comme j’ai eu l’honneur de vous dire, leurs divers établissements, soit en faisant cesser les avanies et les persécutions que quelques mandarins intéressés ou peu affectionnés leur suscitaient. Quoique nous ayons toujours gardé cette conduite, on ne nous a pas rendu en Europe toute la justice que nous avions sujet d’attendre ; et lorsque j’arrivai en France en 1700, je fus étrangement surpris d’apprendre qu’on nous y faisait passer pour des gens qui se déclaraient contre les autres missionnaires, et qui ne cherchaient qu’à renverser leurs Églises et qu’à s’opposer à leurs établissements.

En vérité, pour avoir de nous de pareilles pensées, il faut qu’on nous croie bien perdus d’honneur et de conscience, et pour les vouloir inspirer à d’autres, sans s’être bien instruit auparavant de notre conduite, il faut avoir bien oublié toutes les lois de la justice et de la charité. Pouvons-nous ignorer que de troubler ainsi dans leur ministère des hommes pleins de zèle et de bonnes intentions, ce serait s’attaquer à Dieu même, et attirer sur nos personnes et sur notre travail les foudroyantes malédictions de son prophète : « Malheur à vous qui, dans vos vues ne regardez pas qu’il s’agit de l’œuvre de Dieu, et qui ne considérez pas que ces âmes sont l’ouvrage de ses mains ! » Et opus Dei non respicitis, nec opera manuum ejus consideratis [99].

De plus, oserions-nous jamais nous flatter de pouvoir suffire seuls à convertir toute la Chine ? Nous ne le prétendons pas assurément, mon révérend Père. Ainsi, plus nous verrons de compagnons de nos travaux, plus nous aurons toujours de consolation et de joie. Nous écririons encore volontiers, comme saint François-Xavier, dans toutes les universités de l’Europe, pour exhorter les personnes zélées de venir à notre secours. Voilà nos véritables sentiments ; Dieu sait, et nous osons le dire, que jamais notre conduite ne les a démentis. En voici quelques exemples.

Les Pères franciscains de Manille furent les premiers qui nous donnèrent lieu de faire connaître ces maximes. Ces Pères ayant résolu de s’établir à Ngankin dont la situation est charmante, et qui a un vice-roi particulier, quoique cette ville ne soit éloignée de Nankin, capitale de la province, que de cinq journées, ils me firent l’honneur de me communiquer leur dessein à Canton où j’étais avec le père Le Comte. M. l’évêque d’Argolis, qui demeurait chez ces pères, se joignant a eux, me pria instamment de m’intéresser dans cette affaire, et de les servir auprès des mandarins. J’écrivis au père Gerbillon, qui m’envoya, peu de temps après, des lettres de recommandation pour les officiers dont dépendait cet établissement. Je les mis entre les mains du révérend père de San Pasqual, supérieur de ces Pères, et missionnaire d’un mérite fort distingué. Il présenta ces lettres aux mandarins de Ngankin, qui lui accordèrent tout ce qu’il leur demanda.

Ce fut aussi à peu près en ce temps-là que nous tâchâmes de marquer au révérend père de Léonissa, qui est aujourd’hui évêque de Béryte, combien nous étions sensibles à l’amitié dont il nous honorait. Don Grégoire Lopez, évêque de Basilée, suivant les pouvoirs qu’il avait reçus du saint-siège, l’avait nommé avant sa mort vicaire apostolique de Kiamnam [100] de Pecheli [101], et des autres provinces septentrionales de la Chine, et lui avait laissé sa maison de Nankin, qu’il avait achetée peu de temps avant sa mort. Il trouvait de la difficulté à s’en mettre en possession, parce que cette maison joignant la salle de l’audience d’un des premiers seigneurs de la cour, il eut peur que ce mandarin ne formât quelque opposition ou ne p.115 fit naître quelque incident pour l’empêcher d’occuper cette maison et d’y établir une église. Il nous témoigna sa peine, et dès ce moment les pères Gerbillon et Bouvet engagèrent leurs amis à écrire à ce seigneur, ce qu’ils firent d’une manière si obligeante, que le mandarin, bien loin de faire de la peine au père Léonissa, reçut sa visite et la lui rendit ensuite, en lui faisant deux sortes de présents, l’un, disait-il, pour le remercier de celui qu’il avait reçu de lui, et l’autre pour lui marquer la joie de l’avoir en son voisinage.

Nous ne fûmes pas moins heureux à faire rendre justice à M. Le Blanc, d’une avanie qu’on lui avait suscitée à Emouy. Ce missionnaire revenant un jour d’un vaisseau anglais, avec une somme assez considérable qu’on lui envoyait d’Europe pour sa subsistance et pour celle de ses confrères, le mandarin de la douane le fit arrêter, le cita à son tribunal, confisqua son argent, et fit battre cruellement en sa présence un de ses domestiques. Un procédé si violent surprit étrangement ce vertueux ecclésiastique qui n’était pas accoutumé, non plus que les autres missionnaires, à recevoir de pareilles insultes. Il nous écrivit une lettre fort touchante sur la disgrâce qui venait de lui arriver. Nous en fûmes sensiblement affligés, et nous prîmes les mesures nécessaires pour lui faire rendre justice. Voici la réparation que nous lui procurâmes. Premièrement, le tsong-tou [102] de la province le prit sous sa protection. En second lieu, le mandarin de la douane, pressé par ses parents qui étaient à Pékin, et qui désavouaient sa conduite, l’alla voir le premier, lui rendit son argent et l’assura de son amitié. Troisièmement, M. Le Blanc étant allé quelques jours après lui rendre visite, ce mandarin appela le garde de la douane qui avait été l’auteur de l’insulte, le fit étendre sur le carreau pour recevoir un certain nombre de bastonnades, mais M. Le Blanc demanda grâce pour ce misérable et empêcha qu’il ne fût maltraité. Il nous écrivit ensuite qu’il était parfaitement content des satisfactions et des honneurs qu’on lui avait faits.

M. Maigrot, aujourd’hui évêque de Conon et vicaire apostolique de la province de Fo-kien, eut aussi recours à nous. Ce prélat demeurait depuis plusieurs années dans la ville de Fou-tcheou, capitale de la province ; mais comme la maison qu’il occupait ne lui parut pas assez commode, il en acheta une autre et s’en mit en possession. Les voisins, peu contents de voir une église dans leur quartier, commencèrent à inquiéter ses domestiques, et ensuite à le chagriner lui-même. Il me fit l’honneur de m’écrire plusieurs fois à Pékin pour faire cesser une persécution qu’on ne lui suscitait que parce qu’on le regardait comme un homme peu appuyé et peu connu des mandarins, et qui n’avait pas assez de pouvoir pour réprimer l’insolence de ses voisins. Dieu me fournit une occasion de les détromper, dans le voyage que je fis en ce temps-là par l’ordre de l’empereur à Fo-kien et Canton. Je passai par Fou-tcheou, et, pour donner lieu à M. Maigrot de lier amitié avec les premiers officiers de la province, laissant la maison qu’on m’avait préparée, j’allai loger chez lui. Le lendemain et les jours suivants, le tsonto, le vice-roi, le gouverneur de la ville et plusieurs autres mandarins m’y vinrent voir. Après les premières civilités, je leur présentai M. Maigrot, je leur fis l’éloge de sa vertu et de sa capacité, et je les priai de le considérer comme mon frère et comme mon ami particulier. Je lui attachai particulièrement le gouverneur de la ville, qui lui fit dans la suite tant d’honnêtetés que ce prélat me pria de l’en remercier. Vous voyez déjà par ce petit détail, mon révérend Père, que c’est sincèrement et de bonne foi que nous nous intéressons à ce qui regarde les missionnaires, et que nous nous faisons un plaisir et un devoir de leur rendre tous les services qui dépendent de nous.

Mais ce fut particulièrement en 1698 et 1699 que nous eûmes plus d’occasions de faire paraître notre zèle pour le bien commun, lorsque le pape eut nommé des évêques et des vicaires apostoliques pour chaque province de la Chine. Plusieurs de ces messieurs s’adressèrent à nous ; ils nous représentèrent l’obligation où ils se trouvaient d’obéir au saint-siège, et les difficultés insurmontables qu’ils allaient trouver dans leurs provinces, où il n’y avait ni chrétiens, ni églises, ni missionnaires, s’ils n’étaient appuyés par quelque recommandation de la cour. La conjoncture était délicate, et ce n’était pas une petite entreprise que de vouloir p.116 s’établir en même temps en tant de lieux différents car il était à craindre que dans un empire où la défiance et les soupçons sont comme l’âme du gouvernement, on ne fût frappé de tant de nouveaux établissements, qui se feraient tout à coup dans des provinces où les Européens n’avaient aucune habitude. Cependant, comme le saint-siège parlait, nous crûmes qu’il fallait agir, et que le temps était venu d’ouvrir des portes plus vastes à la prédication de l’Évangile.

Le père Gerbillon, supérieur de notre mission, se chargea de cette entreprise. Il commença par M. l’évêque d’Argolis, qui venait d’être nommé à l’évêché de Pékin. Comme ce prélat avait formé le dessein de s’établir sur les frontières du Pecheli et de Canton, qui dépendaient de lui, afin de se trouver comme au centre de son diocèse, et de pourvoir à tout, le père Gerbillon écrivit en sa faveur au vice-roi de Canton. M. d’Argolis, protégé de ce grand mandarin, acheta une maison à Lintein, ville du second ordre, et s’en mit en possession. Quelques gens de lettres en murmurèrent, et présentèrent une requête contre lui :

— La loi que prêche ces missionnaires est bonne, disaient-ils, mais comme ce sont des étrangers, il est à craindre qu’ils ne causent un jour quelque révolte.

Le père Gerbillon, averti des démarches de ces lettrés, redoubla ses recommandations auprès du vice-roi, qui leur imposa silence. Je n’ai pas la lettre que ce prélat écrivit au père Gerbillon, pour le remercier d’avoir si heureusement terminé cette affaire : mais j’ai celle de son grand-vicaire le révérend père Antoine de Frusionne, Italien et religieux de Saint-François.

« Je vous rends mille grâces, dit-il, pour monseigneur et pour moi, des bons offices que vous nous avez rendus ; la prière que je vous fais, est que vous me donniez quelque moyen de vous marquer ma reconnaissance, et faire connaître à tout le monde les grandes obligations que je vous ai. Il y a longtemps, mon très cher Père, que je vous connais de réputation. Avant que de venir à la Chine, je savais que vous êtes plein de charité, et que vous faites plaisir à tous les missionnaires sans acception de personne. Qui est-ce qui n’en est pas à présent persuadé ? Vos adversaires mêmes sont obligés de le reconnaître, de l’avouer et de l’écrire à votre louange, et d’avoir de l’estime pour vous.

M. l’évêque de Pékin travaille maintenant à faire une nouvelle église à Tong-Cham-fou, en la même province de Canton, où il veut établir quatre religieux de son ordre [103], qui sont arrivés depuis peu d’Italie. Cette ville avait toujours paru avoir un grand éloignement pour les prédicateurs de l’Évangile, mais le vice-roi, à notre prière, ayant disposé les esprits à les recevoir, les mandarins, auparavant si difficiles et si fâcheux, se sont adoucis, et s’emploient aujourd’hui eux-mêmes à trouver une maison où M. l’évêque puisse demeurer commodément.

Le père Gerbillon ne servit pas moins efficacement M. Le Blanc dans son établissement d’Yun-nan [104], comme il paraît par la lettre qu’il lui écrivit en ce temps-là, et qui est datée du 3 mars 1702. Mais il s’intéressa encore plus fortement pour M. l’évêque de Rosalie, que le saint-siège avait nommé vicaire apostolique de la province de Sou-tchouen. Il y employa le crédit du propre fils du vice-roi, et avertit ce prélat de ce qu’il venait de ménager pour lui faciliter l’entrée de son vicariat. M. l’évêque de Rosalie l’en remercia ; mais, au lieu d’aller à Sou-tchouen, il résolut de passer en Europe et de se rendre promptement à Rome. Avant son départ, il envoya dans cette grande province quatre missionnaires en sa place. C’étaient MM. Basset, de La Baluere, Appiani et Mullener. Ils furent près d’un an à s’y rendre. MM. Appiani et Mullener s’arrêtèrent à Tçonpin, à l’entrée de la province, dans le dessein d’y faire un établissement. Les peines qu’on leur fit en cette ville en causèrent de plus grandes à M. Basset, quand il arriva dans la capitale nommée Tchin-tou. Les mandarins, déjà prévenus contre les missionnaires, refusèrent sa visite et l’empêchèrent de prendre possession d’une maison qu’il avait achetée. Il ne put se prévaloir de la protection du vice-roi, parce que ce magistrat était parti depuis quelques mois pour apaiser une sédition sur les frontières de Sou-tchouen. Il voulut entrer en négociation avec les mandarins de Tchin-tou. Il leur représenta que l’empereur ayant autorisé la religion chrétienne dans l’empire par un édit public, et que le tribunal des rites p.117 ayant depuis ce temps-là donné un arrêt en faveur de la nouvelle Église de Nien-tcheou, ils ne devaient pas s’opposer au dessein qu’il avait de s’établir dans la ville capitale de Sou-tchouen.

— Il est vrai, répondirent-ils, que l’empereur a donné un édit favorable à la religion chrétienne ; mais comme il ne regarde que les anciennes églises, on ne peut s’en prévaloir pour en bâtir de nouvelles. Pour l’affaire de Nin-tcheou, apportez-nous un arrêt semblable à celui que le tribunal des rites a porté en faveur de cette nouvelle église, et nous vous accorderons ce que vous nous demandez.

Le vice-roi trouva, à son retour à Tchin-tou, les mandarins engagés dans cette affaire ; ce qui l’empêcha de recevoir la visite de M. Basset ; et quand ce missionnaire parla des recommandations qu’on avait envoyées de la cour l’année précédente en sa faveur, les officiers du vice-roi lui répondirent que leur maître ne s’en souvenait plus, et qu’il ne fallait pas s’en étonner, dans le grand accablement d’affaires qu’il avait eues depuis ce temps-là. Ces mauvais succès nous affligèrent sensiblement. M. Basset, qui nous les apprit, pria le père Gerbillon de lui envoyer une nouvelle recommandation,

« afin, dit-il, que la première grâce que vous nous avez faite, ne soit pas inutile. J’espère, ajoute-t-il, que Dieu ne permettra pas qu’après être venus de si loin, nous soyons obligés de nous en retourner, et que V. R., qui a tant de zèle pour sa gloire, l’empêchera, si elle peut, comme nous l’en prions M. de La Baluere et moi.

J’étais de retour de France à Pékin quand on y reçut cette lettre, qui est du 3 juillet 1702. Et, quoique les conjonctures ne fussent pas trop favorables, nous résolûmes d’employer tous nos amis pour appuyer les établissements de M. Basset et de ses confrères. Nous priâmes les seigneurs qui nous font l’honneur de nous protéger, d’écrire au vice-roi de Sou-tchouen, ce qu’ils firent fort obligeamment, enjoignant à leur lettre la dernière déclaration du tribunal des rites en faveur de l’église de Nimpo, afin de convaincre les officiers de Sou-tchouen qu’il n’y avait aucun danger pour eux de permettre aux prédicateurs de l’Évangile de bâtir des églises dans leur province.

Je ne parle point ici de la paix que nous avons procurée aux révérends Pères augustins, en les délivrant d’une persécution qu’ils ont soutenue pendant cinq ans, pour la conservation de leur église de Vou-tcheou, en la province de Quamsi [105], ni de ce que nous avons fait en faveur de M. Quety, très vertueux ecclésiastique des missions étrangères, et de plusieurs autres missionnaires qui ont eu recours à nous, parce que cela m’engagerait dans un trop grand détail. Tout ce que je puis dire c’est que nous avons agi pour eux avec la même ardeur que nous aurions pu faire pour nous-mêmes, sans avoir d’autres vues que de leur faire plaisir, et de procurer la plus grande gloire de Dieu. Aussi recevons-nous de la plupart de ces hommes apostoliques des marques d’une affection sincère. Si nous sommes dans la tribulation, ils nous consolent. Si Dieu répand quelque bénédiction sur nos travaux, ils s’en réjouissent avec nous ; si l’on nous calomnie, ils confondent nos ennemis par le témoignage qu’ils rendent à la vérité, comme ils firent dans l’affaire de Nien-tcheou.

On avait affecté de répandre à Paris que les jésuites avaient renversé cinq églises de M. l’évêque de Rosalie, et qu’ils avaient fait maltraiter ce prélat si distingué par sa naissance et par son zèle. Rien n’était plus mal concerté que ce bruit qu’on faisait courir. Les missionnaires de la Chine, qui l’apprirent, en furent scandalisés. Voici comme en parle le révérend père Basile, religieux de l’ordre de Saint-François, et vicaire apostolique de la province de Chen-si, dans la lettre qu’il m’écrivit le 21 octobre 1701.

« Bon Dieu, quelle imposture, que cette nouvelle qu’on a répandue de M. de Lyonne battu et maltraité à Nien-tcheou, et de cinq églises renversées par ordre des mandarins ! J’ai cru d’abord qu’on me parlait d’une ville de Hongrie appelée Cinq-Églises. Ne songeons qu’à nous rendre dignes de notre vocation, mon cher Père, et alors l’imposture, le mensonge, la calomnie dont on veut nous noircir, ne serviront qu’à faire éclater davantage notre gloire. »

« Je me réjouis avec vous, me dit-il dans une autre lettre, et je vous félicite de tout mon cœur de ce que les secours qu’attendaient vos pères, qui servent Dieu avec tant de zèle dans cette mission, et qui travaillent à sa gloire, non seulement par eux-mêmes, mais par autant de bras qu’ils aident et protègent de missionnaires, soient heureusement arrivés, p.118 malgré les dangers presque continuels de naufrages où vous vous êtes trouvés.

M. l’évêque de Pékin était dans les mêmes sentiments. Voici ce qu’il écrivit au père Gerbillon, à mon retour d’Europe, dans sa lettre du 30 de septembre 1701.

« J’ai une vraie joie de l’heureuse arrivée du père de Fontaney, et des huit missionnaires qu’il amène. Que le Dieu de miséricorde soit béni, qui donne à mon âme une si grande consolation. Je vous prie de me faire savoir leurs noms européens et chinois, afin que je les puisse envoyer à la sacrée congrégation, et lui mander l’agréable nouvelle de leur arrivée. Je suis sûr qu’elle l’apprendra avec beaucoup de joie. La grâce que je demande maintenant à Dieu, c’est qu’il nous envoie des jésuites français en grand nombre : j’espère qu’il nous accordera cette faveur.

Le révérend père Alcala, religieux de l’ordre de Saint-Dominique, et vicaire apostolique de la province de Tche-kiam, nous écrivit en ce temps-là à peu près de la même manière, dans sa lettre du 18 d’octobre 1701, adressée au père Gerbillon, qui lui avait écrit pour le remercier du bon accueil qu’il avait fait à Lan-ki aux pères de Broissia et Gollet.

« J’ai bien plus de raison, dit-il dans cette lettre, aussi bien que tous les autres missionnaires, de vous remercier vous-même de ce que vous les assistez tous dans les embarras où ils se doivent, au milieu de tant d’infidèles, vous servant, comme un autre Joseph de la faveur que Dieu vous donne auprès de l’empereur, pour l’utilité de cette mission et de ses ministres. J’en suis très bien informé : et c’est pour cette raison que j’ai eu toujours beaucoup d’estime et de vénération pour V. R.

J’ajouterai à ces témoignages ce que monseigneur le nonce me fit l’honneur de me déclarer à Paris, il y a trois ans, par ordre de la sacrée congrégation de la Propagation de la Foi. Sans doute, vous vous en souvenez encore, mon révérend Père.

— La sacrée congrégation, me dit-il, ayant appris, par les lettres qu’elle a reçues des évêques, des vicaires apostoliques, et de plusieurs missionnaires de la Chine, avec quel zèle les jésuites français se sont employés, depuis qu’ils sont dans cette mission, à soutenir la religion, et à rendre aux autres missionnaires tous les services que la bienveillance de l’empereur les a mis en état de leur rendre, a cru devoir donner à ces Pères un témoignage authentique de la satisfaction qu’elle a de leur conduite.

« Ainsi dans une lettre signée par M. le cardinal Barberin, préfet de la sacrée congrégation, et par monsignor Fabroni, secrétaire de la même congrégation, elle me charge de vous remercier de sa part, de vous témoigner combien elle est sensible à tout ce que vous et les autres jésuites vos compagnons avez fait dans ce vaste empire pour le bien de la religion, et pour soutenir dans leurs fonctions tous ceux qui travaillent, et de vous assurer que dans toutes les occasions qui se présenteront, elle vous donnera des marques de sa protection et de sa bienveillance. »

Si c’est une grande consolation pour nous, mon révérend Père, de voir que les missionnaires de tous les ordres et de toutes les nations, qui travaillent avec nous dans cette pénible mission, nous rendent justice, je vous avoue que ce n’est pas sans peine et sans qu’il nous en coûte beaucoup que nous obtenons les recommandations qu’on nous demande, surtout quand nous sommes obligés de nous adresser aux premiers ministres, aux présidents des tribunaux et aux seigneurs les plus considérables de la cour. Pour en être convaincu, il ne faut qu’être instruit du cérémonial de ce pays. Outre qu’il faut attendre longtemps les moments favorables, et prendre bien des précautions pour ne pas se rendre importun, on ne se présente jamais devant une personne de considération pour lui demander une grâce, sans lui faire un présent. C’est une coutume générale, dont les étrangers comme nous ne se peuvent absolument dispenser.

Mais ce qui nous donne le plus d’accès et de crédit auprès des premiers officiers de l’empire, c’est la bienveillance dont l’empereur continue de nous honorer, et dont nous tâchons de nous rendre dignes par les services que nous lui rendons ; car quoique ce prince ne paraisse plus avoir le même empressement que les années passées pour les mathématiques, et pour les autres sciences de l’Europe où il s’est rendu fort habile, nous sommes cependant obligés de nous rendre souvent au palais, parce que ce prince a toujours quelques questions à nous proposer. Il occupe jour et nuit dans des exercices de charité les frères Frapperie, Baudin et de Rodes, qui sont habiles dans la p.119 guérison des plaies et dans la préparation des remèdes, les envoyant visiter les officiers de sa maison et les personnes les plus considérables de Pékin, quand elles sont malades ; et il est si content de leurs services qu’il ne fait aucun voyage en Tartarie ou dans les provinces de l’empire, qu’il n’emmène toujours quelqu’un avec lui. Ce grand prince a aussi fort goûté le père Jartoux et le frère Brocard. Ils vont tous les jours au palais par un ordre exprès de Sa Majesté. Le premier est très habile dans la science des analyses, l’algèbre, les mécaniques et la théorie des horloges ; et le second travaille avec beaucoup d’art à divers ouvrages qui plaisent à l’empereur. Quelque occupés qu’ils soient au service du prince, ils ne laissent pas d’avoir le temps d’annoncer Jésus-Christ, et de le faire connaître aux officiers du palais, qui ont ordre de traiter avec eux.

Au reste, mon révérend Père, il ne faut pas juger du séjour de cette cour par ce qui se passe en France et dans les autres cours de l’Europe, où l’on peut entrer en société avec les savants et avec les personnes les plus distinguées par leurs emplois et par leur naissance. Dans le palais de Pékin on n’a pas le même avantage : quand nous y allons nous sommes renfermés dans un appartement qui touche à la vérité à celui de l’empereur, ce qui est une faveur extraordinaire et la marque d’une grande confiance ; mais comme cet appartement est fort éloigné du lieu où les grands de l’empire s’assemblent, nous n’avons aucun commerce avec eux, et nous ne pouvons parler qu’à quelques eunuques ou à quelques gentilshommes de la chambre. Nous passons tout le jour dans cet appartement, et nous n’en sortons fort souvent que bien avant dans la nuit, fort las et fort fatigués. Nous aurions assurément bien de la peine à soutenir une vie aussi gênante que celle-là, et aussi peu conforme en apparence à l’esprit des missionnaires, si la plus grande gloire de Dieu ne nous y engageait. Mais les accès faciles que nous avons par là auprès du prince, et qui donnent un grand crédit à notre sainte religion, et font que les mandarins honorent et protègent les missionnaires, nous dédommagent de toutes nos peines.

Je n’ajouterai rien ici, mon révérend Père, à ce que je vous ai mandé dans ma première lettre de notre maison de Pékin, si ce n’est que sur le frontispice de la belle église que nous venons de bâtir dans la première enceinte du palais, à la vue de tout l’empire, on voit gravées en gros caractères d’or ces lettres chinoises Tien-tchu tung-tchi Kien. Cæli Domini templum mandato imperatoris erectum. Temple du Seigneur du ciel bâti par ordre de l’empereur. C’est un des plus beaux ouvrages qui soient à Pékin ; nous n’y avons rien épargné qui pût piquer la curiosité chinoise, et y attirer les mandarins et les personnes les plus considérables de l’empire, afin d’avoir occasion de leur parler de Dieu et de les instruire de nos mystères. Quoique cette église ne fût pas encore entièrement achevée quand je partis de Pékin, cependant le prince héritier, les deux frères de l’empereur, les princes leurs enfants et les plus grands seigneurs de la cour, étaient déjà venus la voir plusieurs fois. Les mandarins qu’on envoie dans les provinces, attirés par la même curiosité, y viennent aussi et y prennent des sentiments favorables à la religion dont nous ressentons les effets quand ils sont dans leurs gouvernements. Ce que fit il y a quelques mois le vice-roi de Canton, homme savant mais zélé au-delà de ce qu’on peut s’imaginer pour les coutumes du pays et pour l’observation des lois, en est une preuve. Le peuple, croyant profiter de cette disposition, lui fit des plaintes de ce qu’un de nos missionnaires [106] bâtissait deux églises trop exhaussées, l’une à Canton même et l’autre à quatre lieues de là, dans la fameuse bourgade de Fochan, qui ne cède en rien à Canton, ni pour les richesses ni pour la multitude du peuple. Ils demandaient qu’on les abattît, ou du moins qu’on les abaissât.

— Voilà l’empereur, leur répondit le vice-roi, qui permet d’en élever une plus haute dans son propre palais ; quelle témérité serait-ce de toucher à celles-ci ?

Nous avons dessein de rendre cette église la plus magnifique que nous pourrons, afin qu’elle réponde à la majesté du lieu où il a plu à la Providence de la placer, et d’autoriser celles qu’on voudra faire dans les provinces à la plus grande gloire de Dieu, Le roi y envoya par l’Amphitrite une argenterie complète et de riches ornements. Les mandarins du palais qui les virent à notre arrivée, et les chrétiens à p.120 qui nous les montrâmes, en furent charmés. Il ne nous manque plus que dix ou douze grands tableaux pour orner le fond et les deux côtés de l’église.

On travaille présentement à faire divers établissements dans les provinces pour y placer nos compagnons, tant ceux que le père Bouvet et moi avons amenés à la Chine sur l’Amphitrite, que ceux qui y sont venus par la voie des Indes. On a jeté les yeux sur les provinces de Kiam-si, de Hou-qouam et de Tche-kiam, comme celles où l’on peut faire de plus grands fruits, et gagner plus d’âmes à Jésus-Christ.

Nos Pères portugais qui ont trop peu de missionnaires pour desservir les églises qu’ils ont fondées en diverses provinces de cet empire, nous ont priés de leur envoyer les pères de Prémare et Barborier, dont vous connaissez la vertu et la capacité. Le père de Prémare est allé à Kien-tchang, et le père Barborier à Ting-tcheou. C’est une ville du premier ordre, enfoncée dans les montagnes qui séparent la province de Fo-kien de celle de Kiam-si. En moins de quatre mois le père Barborier a baptisé près de deux cents personnes. Il convertit une famille que le démon infectait depuis longtemps. Les bonzes avaient fait plusieurs fois tous leurs efforts pour chasser le malin esprit mais ce ne fut qu’après avoir invité les chrétiens à venir en cette maison réciter les prières de l’Église qu’elle en fut délivrée. Il alla annoncer Jésus-Christ à deux villes qui n’avaient jamais vu de missionnaires. On refusa de l’écouter dans la première mais dans la seconde, nommée Youn-tcheou, il gagna en sept jours quatorze personnes à Jésus-Christ. Il passa de là dans un village voisin, où cinquante catéchumènes reçurent le baptême.

« Je vis le moment, dit-il, que tout le village se convertirait ; car ils accouraient tous en foule pour entendre la parole de Dieu, lorsque leur ferveur se ralentit tout d’un coup par l’imposture d’un homme qui se mit à décrier nos mystères. Ce malheureux publiait que les chrétiens faisaient bouillir dans une chaudière les intestins d’un homme mort, pour en exprimer une huile détestable, dont ils se servaient dans les cérémonies du baptême. Il soutenait impudemment un si grand mensonge, assurant qu’il l’avait vu de ses propres yeux à Manille, où il avait demeuré trois ans. On ne saurait croire, ajoute le père Barborier, l’impression que firent ces discours extravagants sur tout le peuple, qui était prêt à renoncer au paganisme. J’eus beau me récrier, et faire voir dans nos livres et dans nos catéchismes imprimés l’imposture de ce fourbe, je ne pus les désabuser. C’est dans ces rencontres qu’un missionnaire a besoin de soutien pour se consoler, et pour se conformer aveuglément aux ordres de la Providence.

Ce zélé missionnaire visita ensuite les villes de Chang-han et d’Youn-ting, et les bourgades qui en dépendent. Ce fut dans une de ces courses apostoliques qu’il éprouva combien il est avantageux de communiquer aux idolâtres les livres de notre sainte loi.

« Je faisais mission dit-il, dans un village où je me trouvai avec un vieillard âgé de quatre-vingt-quatre ans. Il avait la réputation d’homme savant dans les lettres chinoises, ayant reçu le degré de bachelier dès l’âge de dix-huit ans. Comme il était sourd, il ne m’entendait pas d’abord ; peut-être aussi parce que je ne parlais pas assez bien la langue. Un bachelier chrétien qui m’accompagnait lui ayant dit de ma part, qu’étant dans un âge si avancé il n’était pas éloigné d’aller dans un autre monde commencer une vie nouvelle qui ne finirait jamais :

— Comment, répondit-il avec un feu qui n’est pas ordinaire aux personnes de son âge, quand un homme meurt, tout ne meurt-il pas avec lui ? Son âme périt, aussi bien que son corps ; et après cette vie il n’y a plus rien à attendre.

Le bachelier tacha de le détromper ; mais voyant que la dispute s’échauffait entre eux et rendait le vieillard plus opiniâtre, je les interrompis et je donnai au vieillard quelques livres de notre sainte religion. La lecture de ces livres fit tant d’impression sur son esprit, Dieu l’éclairant peu à peu, qu’il reconnut enfin la vérité de notre religion, l’embrassa, demanda le baptême, et devint un fervent chrétien. Il publiait ensuite partout que les livres chinois, même ceux de Confucius, ne méritaient pas d’être mis en parallèle avec les livres de notre religion ; que ceux-ci étaient bien plus clairs, et d’une doctrine plus solide et mieux prouvée ; que quiconque ne reconnaissait pas Dieu, ou refusait d’embrasser sa loi après les avoir lus, ne méritait pas le nom d’homme, pouchegrin, c’est l’expression dont il se servait. »

Pendant que le père Barborier travaillait dans les missions portugaises, le père de p.121 Broissia eut ordre de faire les nouveaux établissements que nous avions projetés. Il parcourut la province de Kiam-si, et jeta les yeux sur Vou-tcheou, Jao-tcheou, et Kiou-kiang, trois ̃villes assez peuplées et du premier ordre. Il y acheta quelques maisons et y établit les pères Fouquet, d’Entrecolles et Domenge, pour y fonder de nouvelles églises.

Le père Fouquet trouva quelques chrétiens à You-tcheou, dont il augmenta le nombre pendant le peu de temps qu’il y demeura. Car il fut obligé de prendre soin de l’église de Nantchan, capitale de la province. En voici l’occasion. M. Maigrot, évêque de Conon et vicaire apostolique de la province de Fo-kien, et M. de Lyonne, évêque de Rosalie, ayant porté leurs plaintes à Rome contre les jésuites, sur les honneurs que les Chinois rendent à la Chine à Confucius et aux morts, les évêques de Nankin, de Macao, d’Ascalon et d’Andreville, qui n’étaient pas de leur sentiment, se crurent obligés d’envoyer des députés en Europe pour instruire le pape et la congrégation du saint-office, qui était chargée de l’examen de cette affaire. On choisit, pour cette importante commission, le père François Noël, ancien missionnaire de la province de Kiam-si, et le père Gaspard Castner, qui avait soin de l’Église de Fochan, tous deux habiles dans la langue et dans les autres coutumes de la Chine. Ce ne fut pas sans douleur que le père Noël se vit obligé de quitter sa chère mission de Nantchan ; il en chargea le père Fouquet, qui n’en était éloigné que de vingt lieues, jusqu’à ce que les Pères portugais eussent la commodité d’y envoyer quelques-uns de leurs missionnaires.

Le père de Broissia ayant fait, dans la province de Kiam-si, les établissements dont j’ai parlé, il passa, au mois de juillet de l’année 1701, avec le père Gollet, en celle de Tchekiam, dans le dessein de fonder une nouvelle Église à Nimpo. Comme le peuple de cette ville a la réputation d’être fort superstitieux et fort porté au culte des idoles, et qu’on prévoyait de grandes difficultés dans le succès de cet établissement, on avait pris du côté de la cour toutes les précautions nécessaires pour se rendre favorables les mandarins de Nimpo. En effet le gouverneur et les autres premiers officiers de la ville reçurent nos deux missionnaires avec honneur, ils leur rendirent leurs visites, et leur permirent d’acheter une maison dans le quartier qu’ils jugeraient le plus propre à exercer les fonctions de leur ministère. Les Pères n’en ayant point trouvé qu’à un prix excessif, achetèrent un emplacement, et commencèrent à y faire bâtir quelques chambres avec une petite église.

Ces commencements si heureux n’eurent pas de suite parce que les trois mandarins sur lesquels ils avaient le plus lieu de compter leur manquèrent tout à coup. Le premier fut disgracié et perdit sa charge ; le second fut obligé d’aller en son pays, selon la coutume de la Chine, pleurer la mort de sa mère ; et le troisième fut élevé par l’empereur à une plus haute dignité ; de sorte que nos deux missionnaires se trouvèrent à Nimpo sans appui et sans protection. Ils ne furent pas longtemps sans s’en apercevoir : les nouveaux mandarins commencèrent par leur demander si l’empereur était informé de leur entrée à la Chine, et de leur demeure à Nimpo. Les Pères leur répondirent qu’étant venus avec le père Bouvet, l’empereur leur avait permis de s’établir par tout son empire ; qu’ils avaient choisi Nimpo pour m’y recevoir à mon retour d’Europe, où j’étais allé par l’ordre exprès de l’empereur. Le tsonto parut content de cette réponse ; mais le vice-roi qui était un philosophe, c’est-à-dire un de ces mandarins austères qui s’en tiennent à la lettre de la loi et qui la font observer à la rigueur, fut d’un sentiment contraire. Il ne fut point touché de toutes les raisons que les Pères lui apportèrent ; ce fut en vain qu’ils lui représentèrent que l’empereur avait fait un édit en faveur de la religion chrétienne et qu’il protégeait les missionnaires.

— Ce grand prince veut bien, lui dirent-ils, que nous fassions de nouveaux établissements dans les provinces, le tribunal des rites ne le défend pas ; il vient tout récemment de confirmer celui de l’élise de Nien-tcheou, et ainsi vous ne devez pas trouver mauvais que nous soyons venus nous établir à Nimpo, pour y faire connaître le véritable Dieu et y prêcher l’Évangile.

— J’avoue que l’édit de l’empereur, dont vous me parlez, repartit ce magistrat, ne défend pas de faire de nouvelles églises, mais il ne les permet pas non plus. Le tribunal des rites a confirmé l’église de Nien-tcheou mais cette continuation ne regarde point Nimpo ; ainsi je veux consulter ce tribunal sur votre établissement et lui envoyer les informations que j’ai faites.

p.122 La réponse du vice-roi alarma nos deux missionnaires, qui savaient que si le tribunal des rites venait une seule fois à prononcer contre un de nos établissement, tous les vice-rois des provinces et les gouverneurs des villes ne manqueraient pas de se prévaloir de cette décision, pour former des oppositions à tous les établissements qu’on voudrait faire dans la suite. J’étais à Pékin quand nous apprîmes cette triste nouvelle. Nous connaissions mieux que personne ce qu’on devait craindre d’une semblable résolution. Nous crûmes qu’il ne fallait rien négliger pour nous rendre favorable le tribunal des rites, dans une conjoncture si délicate. Le père Gerbillon alla voir le premier président de ce tribunal, qui lui était affectionné, et l’engagea à être favorable à notre sainte religion. La manière dont ce mandarin le reçut le remplit d’une espérance qui ne fut pas vaine, car peu de jours après le tribunal des rites fit la réponse suivante au vice-roi de Tche-kiam, et aux autres mandarins qui l’avaient consulté sur notre établissement de Nimpo.

« Vous citez le dernier édit de l’empereur, et vous dites que cet édit ordonne bien de conserver les églises qu’on avait déjà bâties au Seigneur du ciel, mais qu’il ne parle point d’aucune permission d’en faire de nouvelles ; sur quoi vous demandez, s’il faut permettre celle qu’on a faite à Nimpo. Vous citez encore une réponse de ce tribunal, par laquelle nous avons dit qu’il fallait laisser en paix l’Européen Leong-hon-gin [107], qui avait acheté une maison a Nien-tcheou, et vous demandez s’il faut traiter de la même manière les deux autres Européens qui viennent d’acheter une maison à Nimpo. Voici ce que nous répondons à vos demandes. L’édit de l’empereur, que vous citez vous-mêmes, dit clairement que les Pères européens sont des hommes d’une vertu reconnue, qu’ils ne font tort ni déplaisir à personne, et qu’ils ont rendu des services considérables à l’État. Si l’on permet aux bonzes et aux lamas de s’établir à la Chine, et d’y faire des maisons, quelle raison y a-t-il de refuser aux Pères européens la même permission ? L’édit finit en ordonnant qu’on conserve toutes les églises qu’ils possédaient alors, et que personne ne les y trouble. Suivant donc cet édit, auquel nous obéissons en tout avec une entière et parfaite soumission, nous voulons que l’église faite par les Pères européens à Nimpo leur soit conservée, et qu’ils puissent y demeurer en paix. C’est ce que nous faisons savoir au vice-roi et aux autres officiers de la province. Cet ordre est daté du commencement de septembre 1702.

Nous n’avions pas lieu d’espérer une réponse si favorable, et quand on considère que le tribunal des rites, qui a été dans tous les temps l’ennemi déclaré de la religion chrétienne, semble en cette occasion prendre sa défense, nous justifier et faire valoir nos raisons, on ne saurait assez remercier Dieu de voir un si merveilleux changement. Car ce tribunal ne se contente pas de rappeler les éloges de l’édit de l’empereur, afin que les mandarins s’en souviennent ; il leur met devant les yeux les raisonnements qu’on y fait en notre faveur, et les conclusions naturelles qu’il en faut tirer pour nos établissements. Enfin il nous permet de demeurer à Nimpo, « et il nous le permet, dit-il, en exécution de cet édit, auquel il veut obéir avec une entière et parfaite soumission. » Ces paroles sont essentielles, parce que ce tribunal marque clairement par là et l’intention de l’édit, et la manière dont les fidèles sujets de l’empereur le doivent exécuter.

Nous allâmes voir les principaux officiers de ce tribunal, pour les remercier de la protection qu’ils nous avaient accordée dans une occasion si importante. Ils nous marquèrent qu’ils avaient été bien aises de nous obliger, et qu’ils n’en auraient pas tant fait pour les bonzes :

— Car s’ils avaient bâti une pagode en quelque ville, nous dirent-ils, et que les mandarins nous consultassent, nous ferions abattre la pagode sans autres formalités parce qu’il n’est pas permis aux bonzes de faire de nouvelles pagodes à la Chine ; mais quand ils en élèvent, ils s’accommodent avec les mandarins des lieux ; et comme ces officiers ne forment aucunes plaintes, nous fermons les yeux sur ces nouveaux établissements.

Ils nous ajoutèrent fort obligeamment que, dans l’édit de l’empereur en faveur de la religion chrétienne, ils trouvaient de quoi s’autoriser pour nous traiter autrement que les bonzes ; parce qu’on voyait quelles étaient les intentions du prince, et la manière dont il s’expliquait. Il ne faut pas que les missionnaires comptent trop sur les favorables dispositions où s’est trouvé le tribunal des rites dans p.123 cette occasion, et ils doivent toujours éviter avec de grandes précautions de le consulter sur leurs affaires car comme les principaux mandarins qui composent ce tribunal changent souvent, il y aurait sujet de craindre que ceux qui seraient alors en place ne fussent pas dans les mêmes sentiment, et ne donnassent une décision contraire, ce qui détruirait toutes les précédentes, et ferait un tort irréparable aux ouvriers évangéliques, qui ne trouveraient plus les mêmes facilités à s’établir. Ainsi la conduite la plus sage et la plus sûre pour faire de nouveaux établissements, est de prendre des mesures avec les mandarins des lieux, et de ne rien faire sans leur permission et sans leur agrément.

Sitôt que la réponse du tribunal des rites fut arrivée à Nimpo, les mandarins en marquèrent de la joie aux deux missionnaires, qui ne songèrent qu’à achever leur maison, dont les ouvrages avaient été interrompus, et qu’à gagner l’amitié de leurs voisins. Le père Gollet, que le père de Broissia avait laissé supérieur de cette nouvelle mission, commençait à faire un établissement solide, lorsqu’il lui arriva deux accidents qui auraient entièrement ruiné de si belles espérances si Dieu n’avait eu la bonté de l’en garantir par une faveur particulière. Voici comme le père Gollet en parle lui-même, dans une lettre qu’il écrivit au père Gerbillon le 26 de janvier 1703.

« La première grâce, dit-il, que Dieu fit à cette maison, après nous avoir rendu le tribunal des rites favorable, fut de la préserver d’un incendie, qu’elle ne pouvait éviter sans une espèce de miracle. Le 9 de novembre de l’année dernière 1702, le feu prit, à huit heures et demie du soir, à trois maisons au-dessus de la nôtre, et du même côté de la rue. Comme le temps était fort serein et le vent violent, les deux premières furent bientôt consumées ; la troisième, qui touchait notre maison, et qui était plus haute et remplie de bois jetait une grosse flamme qui était poussée par le vent avec une grande impétuosité sur notre toit. J’étais alors dans le jardin, avec un domestique et quelques chrétiens, qui étaient venus à notre secours. Nous nous mîmes tous à genoux, et, invoquant la miséricorde du Seigneur, nous le suppliâmes de nous aider. Je fis vœu de jeûner au pain et à l’eau tous les vendredis de ma vie, s’il délivrait notre maison de l’embrasement qui paraissait inévitable. Dans ce moment le vent changea et d’occident il tourna à l’orient. La flamme, qui battait continuellement le toit de notre maison, se tourna vers les deux maisons embrasées, et l’horrible fumée qui enveloppait notre bâtiment fut poussée du même côté ; de sorte que nos gens étant montés sur le toit, et jetant continuellement de l’eau, éteignirent peu à peu l’incendie. Nos voisins, qui étaient derrière notre jardin, virent un prodige dont je n’ai aucune connaissance. Ils assurèrent que pendant l’incendie de la maison voisine, ils avaient vu sur le milieu de notre toit un grand homme vêtu de blanc et fort lumineux, qui repoussait la flamme. Aucun de nous ne vit rien de semblable, et ce fut assez pour me convaincre de l’assistance du Ciel, d’avoir vu le vent tourner tout à coup, lorsqu’on devait si peu s’y attendre. Quelques voisins et d’autres Chinois firent la même réflexion que moi, et ne pouvaient s’empêcher d’admirer cette protection particulière de Dieu. Dès que le jour fut venu tout le peuple de Nimpo accourut en foule pour considérer les tristes restes de l’incendie. Il fallut ouvrir la porte de notre maison, pour les laisser voir à l’aise comment elle avait été garantie de l’embrasement. Ils me félicitaient de ce bonheur, et en louaient même celui qui en était l’auteur.

« La loi du Seigneur du ciel est incomparable, disait l’un ; le Seigneur du ciel protège ses serviteurs, s’écriait l’autre. Il faut, disaient-ils encore, que le Dieu de ces pères d’Europe soit bien puissant.

Enfin on visita tout, et nous ne fûmes délivrés de cette foule de peuple qu’à midi. Mais si Dieu en cette rencontre eut la bonté de veiller à la conservation de notre maison, il a bien voulu dans une autre veiller aussi à celle de ma personne.

Un valet idolâtre, que j’avais pris à mon service, dans l’espérance de le gagner à Jésus-Christ, entreprit de m’empoisonner. Rien ne lui était plus facile que d’exécuter son mauvais dessein, parce que c’était lui qui m’apprêtait à manger. Il espérait que son crime serait caché, et que personne n’en ayant connaissance, il pourrait impunément, après ma mort, s’emparer de ce que j’avais. Il mit donc du vert-de-gris et du sublimé dans ce qu’il m’avait préparé pour diner. Incontinent après le repas, je sentis un fort grand mal de tête, et une heure après une douleur fort vive aux yeux ; un des deux me cuisait et me battait avec autant de violence que si on l’eût p.124 piqué avec des aiguilles. Cependant le ciel se couvrait et menaçait d’un grand orage ; j’attribuai mon mal à la disposition du temps, et je le dis à quelques-uns de mes domestiques. Le valet qui m’avait empoisonné étant sorti de la maison, y rentra un moment après, et me vint dire qu’il avait paru un dragon en l’air hors de la ville, et que le gouverneur et le général de la milice étaient allés le voir. Je conclus de son discours que l’orage se dissipait, ce qui me fit espérer que mon mal cesserait bientôt. Je soupai le soir de la même manière qu’à dîner, c’est-à-dire de quelques œufs empoisonnés ; mon cuisinier en voulut être témoin ; il resta seul avec moi durant tout le repas ; je l’entretins de la nécessité de se faire chrétien : il feignit de goûter mes raisons ; mais il m’apporta plusieurs excuses pour retarder son baptême, m’assurant qu’il le recevrait dans quinze jours. Il espérait sans doute que je ne serais plus alors en état de le sommer de sa parole. J’eus une très mauvaise nuit, et le matin je sentis de très grandes douleurs d’estomac, qui continuèrent tout le jour et la nuit suivante jusqu’à deux heures du matin, que je me levai, ne pouvant prendre aucun repos. J’eus alors de violents vomissements, qui me firent beaucoup souffrir, et ce que je rejetais me paraissait au goût un véritable poison. Je pris de la thériaque, et fus promptement soulagé. Je fis ensuite ma prière, pour en rendre grâces à Dieu, et je passai assez tranquillement le reste de la nuit. Le jour étant venu, j’aperçus que ce que les vomissements m’avaient fait jeter n’était qu’un vert-de-gris, mêlé d’une autre drogue blanche et que je ne connaissais pas, mais qu’on m’assura être du sublimé, que les Chinois appellent sin. On connut encore que c’était un véritable poison à deux autres indices, dont plusieurs personnes furent témoins. Misericordiæ Domini, quia non sumus consumpti. Que ce Dieu de miséricorde soit à jamais béni de vouloir bien faire voir, jusque dans les personnes aussi misérables que je le suis, que quand on travaille pour sa gloire il veille à notre conservation, et change en notre faveur la nature des choses les plus capables de nous nuire, selon la parole du Sauveur, et si mortiferum quid biberint, non eis nocebit. » Voilà ce que le père Gollet nous a mandé de ces deux accidents.

J’arrivai à Nimpo vers les fêtes de Noël, où je fus agréablement surpris de le trouver en parfaite santé, car ce que je savais qui lui était arrivé m’avait donné beaucoup d’inquiétude. Il avait déjà formé une petite chrétienté, qui fut augmentée d’un père de famille, à qui il conféra le baptême pendant mon séjour. Il s’était converti en lisant nos livres, et ses enfants devaient peu de temps après suivre son exemple.

— Si je voulais faire des chrétiens ou peu instruits, ou peu réglés dans leurs mœurs, me dit un jour ce fervent missionnaire, j’en aurais baptisé un plus grand nombre ; mais avant que de leur conférer ce sacrement, je les instruis avec exactitude j’examine les motifs de leur conversion, et je les éprouve, afin de voir s’ils seront constants dans leur résolution.

Il se plaignait, comme la plupart des autres missionnaires, de n’avoir pas de quoi fournir à l’entretien de deux ou trois catéchistes, et il m’assurait que si je pouvais lui en procurer quelques-uns, j’aurais la consolation de voir en peu d’années une chrétienté nombreuse dans sa mission, par les bonnes dispositions qu’il remarquait dans les habitants de la ville et de la campagne.

Comme on passe en trois ou quatre jours de Nimpo au Japon, quand le vent est favorable, et qu’il n’y a point d’années qu’il ne parte de ce port plusieurs vaisseaux pour Nangazacki, j’eus la curiosité de m’informer de l’état où est ce grand empire. Voici ce que le père Collet en a appris de deux Chinois, dont le premier y avait fait cinq voyages, et le second, à qui j’ai parlé moi-même, venait d’en arriver. Ce dernier se disposait à embrasser notre sainte religion, et il aurait déjà exécuté son dessein, si l’envie de faire un second voyage au Japon ne l’eût arrêté.

Nangazacki que les Chinois appellent Tcham-ki, est une ville ouverte, d’environ sept à huit mille habitants ; elle est environnée de montagnes, dont la cime est couverte de sapins ; les coteaux sont cultivés. La ville, qui n’est qu’à une lieue de la mer, est située sur le bord d’une rivière dont l’embouchure est fort étroite ; les Japonais l’ont fortifiée par de bons retranchements et par deux batteries de canon. On y fait jour et nuit une garde si exacte, que dès qu’il paraît quelque vaisseau, deux barques légères vont le reconnaître, pour en faire leur rapport au général de la milice. Si c’est un vaisseau chinois ou hollandais, on p.125 lui permet l’entrée du port, parce que ces deux nations ont la liberté de venir trafiquer à Tcham-ki ; tous les autres ports du Japon leur sont fermés, et s’ils entraient dans quelques autres ils y seraient arrêtés et leurs effets confisqués. C’est ce qui arriva, il y a huit ans, à un vaisseau chinois, qui, battu de la tempête, se voyant prêt à faire naufrage, se jeta dans le port de Sachuma. Le gouverneur de la ville fit mettre sur-le-champ le capitaine du vaisseau et tout l’équipage aux fers, pour avoir contrevenu aux lois de l’empire. Cependant ayant été informé du malheur de ces pauvres gens, qui n’étaient venus à Sachuma que pour éviter un triste naufrage, il eut pitié d’eux, fit radouber leur vaisseau, et les envoya sous sûre garde à Tcham-ki. Voici la manière dont on en use avec les Chinois.

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Aussitôt qu’un vaisseau de cette nation est entré dans le port, les officiers de la ville s’y transportent pour y prendre un rôle exact de l’équipage et des marchandises. On visite tout avec une exactitude qui ne laisse rien échapper ; on ouvre les coffres ; on déploie les couvertures ; on fouille jusqu’en la doublure des habits ; on frappe de tous côtés sur les tonneaux et sur les barils pour voir s’ils sont pleins ou s’ils sont vides ; si l’on trouve quelques livres chinois on les parcourt ; mais le plus souvent on les jette dans l’eau pour n’avoir pas la peine de les examiner. On demande ensuite à chacun en particulier son âge, sa profession, son négoce ; on s’informe particulièrement de sa religion [108]. Après cet examen on expose sur le tillac une plaque de cuivre longue d’un pied et large d’un demi-pied où l’image de Notre-Seigneur en croix est gravée, et on oblige un chacun à marcher sur cette image la tête découverte et un pied nu. Enfin, on fait la lecture d’un long écriteau, qui contient de grandes invectives contre la religion chrétienne, et un abrégé des édits par lesquels elle a été proscrite du Japon. Après toutes ces cérémonies on embarque les Chinois huit à huit dans des chaloupes, et on les conduit à leur loge. Quand on est arrivé à la porte on les visite encore, pour savoir s’ils ne portent point sur eux du gin-sen ou de quelque autre marchandise de contrebande.

La loge chinoise est bâtie sur le penchant d’un coteau, d’où l’on découvre toute la ville. Cette loge a deux enceintes et deux portes. La première enceinte n’est proprement qu’un terre-plein où les Japonais viennent vendre leurs marchandises aux Chinois. Il n’est pas permis à tous les Japonais d’y entrer, mais seulement à ceux qui en ont obtenu la permission du général de la milice. Cette permission est écrite sur une petite planche de bois, qu’on doit porter à son côté. La seconde enceinte contient neuf rangs de bâtiments qui sont comme autant d’hôtelleries. Chaque rang a sept appartements, où les Chinois d’un vaisseau sont logés commodément. On ne leur fournit point les ustensiles qui leur sont nécessaires, comme plats, assiettes, parasols, éventails, et on ne leur permet pas de se servir de ceux de leur vaisseau, qu’on a soin d’enfermer dans un magasin à leur arrivée. Ainsi ils sont obligés d’en acheter. Les Chinois ont une entière liberté d’aller dans la première enceinte de leur loge ; mais il ne leur est pas permis d’en sortir : on n’accorde cette grâce qu’aux principaux marchands qui vont par ordre du général à la forteresse pour y voir les marchandises qui leur conviennent. Il n’est pas non plus permis aux Japonais de passer de la première enceinte dans la seconde et si quelqu’un osait y mettre le pied il serait maltraité par les soldats qui sont en garde. Pour les marchandises que les Chinois apportent au Japon, on ne les décharge point à terre, mais elles demeurent dans le vaisseau, et on les confie à une garde japonaise, jusqu’à ce que le général, qui fait seul tout le commerce du pays, envoie prendre par un de ses gens ce qu’il a arrêté dans le rôle qu’on lui a présenté.

La loge des Hollandais n’est pas si grande ni si étendue, ni dans une situation si agréable que celle des Chinois, mais elle est propre et mieux bâtie parce qu’ils en ont fait eux-mêmes la dépense. Elle est sur le bord de la rivière dans un terrain uni. Les précautions des Japonais à leur égard sont encore plus grandes que celles qu’on garde avec les Chinois. Quand un vaisseau hollandais est arrivé, on ne permet qu’aux principaux marchands p.126 de descendre à terre ; on leur donne une bonne garde, et on les oblige à demeurer enfermés dans leur loge jusqu’au départ de leurs vaisseaux, c’est-à-dire pendant trois ou quatre mois. Les Hollandais envoyèrent l’année passée quatre vaisseaux au Japon, et les Chinois environ quarante.

Quoique je souhaitasse ardemment de savoir s’il y avait encore des chrétiens au Japon, où notre sainte religion était si florissante au commencement du siècle passé, je n’en pus rien apprendre. Il y a bien de l’apparence que les empereurs du Japon, qui ont pris pendant près d’un siècle tant de moyens pour détruire le christianisme, jusqu’à faire souffrir à ceux qui l’avaient embrassé les plus cruels tourments dont on ait entendu parler, en sont venus à bout. Ce qui est certain, c’est qu’un missionnaire ne saurait entrer dans cet empire, pendant qu’on y observera cette rigueur à l’arrivée des vaisseaux. C’est au Père des miséricordes à nous en ouvrir la porte quand il le jugera à propos pour sa gloire.

Au reste, Nimpo est un des ports que l’empereur de la Chine a ouverts aux étrangers. Les Européens n’y sont pas encore venus. Les Anglais s’arrêtent à Tcheou-chan qui est une île du côté du nord-est, à dix-huit ou vingt lieues de Nimpo. Ils y abordèrent par hasard la première fois, n’ayant pu démêler ni trouver le chemin de Nimpo parmi toutes les îles de cette côte. Depuis ce temps-là, les mandarins de Tcheou-chan qui est un excellent port, mais peu commode pour le commerce, ménagèrent des ordres de la cour pour les y retenir. J’y ai demeuré avec eux depuis la fin du mois de janvier jusqu’au premier de mars de l’année passée 1703, que nous mîmes à la voile pour retourner en Angleterre.

M. Catchepoll président de leur commerce dans tous les ports de la Chine, ne me laissa pas la liberté de loger ailleurs que chez lui, me disant agréablement que les mandarins m’avaient remis entre ses mains. Il est vrai que le mandarin de la douane, qui avait de l’amitié pour moi, lui parla dans les mêmes termes quand je me rendis à Tcheou-chan. Ce que je puis dire de MM. les Anglais qui sont à Tcheou-chan, c’est que la conduite qu’ils y tiennent leur fait honneur et à tous les Européens. Leur dépense, les présents qu’ils font aux mandarins, les récompenses qu’ils donnent aux gens des audiences, car il en faut donner en certaines occasions, leur acquièrent beaucoup de crédit. D’un autre côté, la modération qu’ils font paraître dans les affaires leur attire l’estime de ceux qui traitent avec eux. Ils savent fort bien qu’avec les Chinois il ne sert de rien de s’emporter ni d’avoir des manières vives et brusques ; la raison, exposée avec douceur et sans passion, les amène au point qu’on souhaite ; au lieu que la même raison accompagnée de colère et de vivacité, les éloigne et attire leur mépris. Leurs domestiques et les matelots étaient modestes et retenus, et ne donnaient aucun sujet de plaintes. Comme je parus en être surpris, ils me dirent que la Compagnie d’Angleterre leur ordonnait d’avoir moins d’égard à l’intérêt qu’à ce qui pouvait honorer leur nation et la rendre recommandable.

Pendant que nos missionnaires s’établissaient dans le Tche-kiam et dans le Kiam-si de la manière dont je viens de le marquer, le père Hervieu travaillait de son côté à faire de nouvelles Églises dans le Hou-quam, province située presque au milieu de la Chine. Voici comme il en parle dans une de ses lettres.

« Après avoir passé cinq mois à Nankin uniquement occupé à l’étude de la langue chinoise, je reçus ordre du révérend père Gerbillon, notre supérieur, d’aller incessamment à Hoan-tcheou, ville de la province de Houquam pour prendre soin d’une maison qu’on croyait achetée depuis trois mois. Je partis le dix-huitième d’août de l’année passée (1702), par des chaleurs si excessives que je souffris beaucoup plus en ce voyage que je n’avais fait en passant deux fois la ligne, et en demeurant aux Indes pendant dix mois. Après un voyage de trois semaines, j’arrivai à Kieou-kian, où nous avons une église. J’y appris qu’il était survenu de nouveaux embarras à Hoan-tcheou, et que la maison n’était pas encore achetée. Je demeurai donc à Kieou-kian, en attendant qu’elle fût à nous, ou qu’il me vînt de Pékin de nouveaux ordres. Pendant mon séjour, il arriva un chrétien, que deux huissiers gardaient à vue. Cet homme m’apprit qu’un des mandarins de Hoan-tcheou, s’étant fait porter dans la maison d’un chrétien nommé Tchu, il en avait enlevé toutes les saintes images ; qu’il avait interrogé ceux de la maison touchant leur religion et, sur ce qu’on lui avait répondu qu’on p.127 y faisait profession du christianisme, il avait fait maltraiter les hommes. Que pour lui, n’étant pas de la ville, ni même de la province de Hou-quam, le mandarin l’envoyait, sous bonne garde, au mandarin de Kieou-kian, qui devait le faire conduire jusqu’à un certain lieu, et ainsi de ville en ville, jusqu’à la ville de Kan-tcheou, dont il s’était dit. Ce que ce chrétien nous racontait nous paraissait si extraordinaire, que nous doutions de la vérité de son rapport ; mais un de nos domestiques ayant vu la lettre que le mandarin de Hoan-tcheou écrivait à celui de Kieou-kian, nous apprîmes que tout le crime de cet homme était la profession qu’il faisait de suivre la religion chrétienne, que le mandarin traitait, dans sa lettre, de fausse religion. Nous exhortâmes ce fervent chrétien à estimer la grâce que Dieu lui faisait de souffrir pour une si bonne cause, et nous le soulageâmes autant que notre pauvreté nous le put permettre. Mais ses peines ne furent pas longues car dès qu’il fut arrivé à Kan-tcheou, ville de la province de Kiam-si, le père Amiani, jésuite italien, demanda sa grâce, et le fit mettre en liberté avant même qu’il eût comparu à l’audience des mandarins.

Cependant les pères Domenge et Porquet, qui étaient chargés de nos établissements de Hou-quam, achetèrent enfin la maison qu’on m’avait destinée à Hoan-tcheou. Ils m’en donnèrent avis, et je m’y rendis aussitôt. Dès le lendemain nous allâmes le père Domenge et moi, rendre visite aux mandarins ; mais il n’y en eut qu’un seul qui eut la bonté de nous recevoir : ce qui nous fit connaître les mauvaises dispositions des autres à notre égard. On nous assura que leur dessein étant de nous chasser de la ville, ils pensaient à procéder juridiquement contre notre établissement, et à porter leurs plaintes aux grands mandarins de la province. Sur cet avis le père Domenge partit pour la capitale, où il jugea sa présence plus nécessaire qu’à Hoan-tcheou ; ainsi je demeurai seul. Le mandarin qui avait fait maltraiter les chrétiens dont j’ai parlé, présenta quelques jours après une requête au gouverneur de la ville, dans laquelle, sans rien dire d’injurieux contre notre sainte loi, il exposait que, n’y ayant point eu jusqu’ici de tien-chu-tan c’est-à-dire d’église dans Hoan-tcheou, il ne croyait pas devoir souffrir qu’on y en établît une ; et il le priait de lui donner sur cela ses ordres. Le gouverneur, qui venait de prendre possession de sa charge, ne jugea point à propos de consulter les grands mandarins de la province sur cette affaire ; il la termina lui-même sur-le-champ, en ordonnant au mandarin inférieur d’envoyer incessamment des huissiers pour me faire sortir de ma maison. Aussitôt on me signifia exploits sur exploits ; et un tao-ssée, c’est-à-dire une espèce de bonze marié, de mon voisinage, profitant de la conjoncture, ameute une troupe de canailles, dont il se fait accompagner, présente une requête au mandarin contre ceux qui s’étaient mêlés de cette affaire, et me fait insulter dans ma maison par les gens qu’il conduisait. Je ne m’effrayai point d’abord de ce tumulte, espérant que le père Domenge m’enverrait quelque ordre du vice-roi, qui nous serait favorable ; mais ce père m’ayant écrit qu’il n’avait pu avoir audience de ce mandarin, qui était alors occupé à l’examen des licenciés, et voyant d’ailleurs que la peur avait saisi mes domestiques, et qu’ils étaient prêts à me quitter, je fis venir, d’une ville voisine, deux chrétiens gradués, et leur confiai ma maison, après quoi je partis pour la capitale, fort content d’avoir commencé ma mission par les contradictions et par les insultes, dans l’espérance qu’elle en serait un jour plus florissante.

Quand le vice-roi eut fini ses examens nous l’allâmes voir le père Domenge et moi, et nous lui offrîmes nos présents selon la coutume ; mais il ne voulut point les recevoir. Il nous traita cependant avec honneur ; mais quand nous vînmes à lui parler de notre affaire, alors, prenant un visage sérieux :

— Pourquoi, dit-il, voulez-vous vous établir à Hoan-tcheou, puisque vous avez déjà ici une église dans la capitale de la province ?

Nous lui répondîmes que nous ne souhaitions d’y demeurer que parce que nous voulions instruire plusieurs chrétiens qui étaient dans le voisinage. Nous ajoutâmes que, si les mandarins de Hoan-tcheou avaient peine à nous souffrir, c’était parce qu’ils ne nous connaissaient pas, et qu’ils n’étaient pas instruits des excellentes maximes de la loi de Dieu, qui portait les hommes à la paix et à la vertu ; que s’il avait la bonté de dire un mot en notre faveur, nous serions reçus avec agrément.

— Cela est bon, dit le vice-roi ; mais, après tout, vous êtes étrangers, et les mandarins du lieu s’opposant à votre établissement, je ne peux pas me p.128 dispenser d’en donner avis au tribunal des rites.

Nous le priâmes de ne nous point commettre avec ce tribunal.

— Vous n’avez pas grand sujet de le craindre, nous repartit-il, puisqu’il vient tout récemment de confirmer votre établissement de Nimpo ; il ne manquera pas de vous être favorable dans celui de Hoan-tcheou.

Nous le conjurâmes néanmoins de ne point porter cette affaire à la cour des rites, l’assurant que nous aimions mieux renoncer entièrement à notre maison de Hoan-tcheou, que de fatiguer davantage les mandarins de cette cour. Le vice-roi nous promit tout ce que nous voulûmes, et, pour se défaire de nous, il nous dit qu’il parlerait encore au gouverneur de Hoan-tcheou, qui était alors à la capitale pour d’autres affaires. Trois jours après, le vice-roi nous fit dire qu’il lui avait parlé, et que le gouverneur ne voulait point se charger de notre affaire. C’était une pure défaite de ce mandarin ; car nous sûmes certainement, quelque temps après, qu’il ne lui en avait pas dit un seul mot.

Après la réponse du vice-roi, je n’avais plus rien à faire qu’à attendre les ordres de mes supérieurs, mais, prévoyant que je demeurerais longtemps à la capitale, je tâchai de m’y occuper le plus utilement qu’il me fut possible. J’y établis un catéchisme réglé tous les dimanches ; pendant que le père Bayard, avec qui je demeurais, faisait des courses apostoliques à la campagne et dans les villes voisines. Cependant le père Gerbillon travaillait à Pékin à terminer l’affaire de Hoan-tcheou. Il fit connaissance avec le fils aîné du vice-roi, mandarin dans le collège impérial de Pékin ; il en obtint de nouvelles recommandations pour son père qu’il nous envoya, avec une requête toute dressée pour la présenter au vice-roi, pendant que son fils lui en adressait lui-même une copie et le priait instamment de terminer cette affaire à notre avantage.

Le vice-roi n’eut pas plutôt reçu ces dépêches, qu’il demanda à parler à quelqu’un de nous. Le père Bayard alla le trouver. Le vice-roi, après lui avoir demandé des nouvelles du père Gerbillon, et s’être entretenu avec lui sur les caractères chinois, sur la méthode que nous gardions pour les apprendre, après lui avoir fait même expliquer une partie des commandements de Dieu, lui montra la minute de la requête que son fils lui avait adressée ; il la mit entre les mains du père Bayard, et lui dit d’en faire une copie dans les formes, et de la donner ensuite au sun-pou-koan, c’est l’officier qui a soin de recevoir ces sortes de requêtes.

Le père Bayard étant de retour, m’informa du succès de sa visite ; nous regardâmes dès ce moment notre affaire de Hoan-tcheou comme terminée ; et pour en remercier Dieu, nous allâmes sur-le-champ à l’église, réciter ensemble le Te Deum. En effet, deux jours après le vice-roi prononça sur notre requête une première sentence, et l’adressa au premier mandarin de Hoan-tcheou. Voici ce qu’elle portait :

« En l’année 1692, le tribunal des rites, dont j’ai l’honneur d’être membre, passa un édit en faveur des Européens, déclarant que leur loi n’est point une secte fausse et superstitieuse ; qu’ils ne sont point gens à troubler l’État, et qu’au contraire ils lui ont rendu service. Maintenant Moun-tchin-ki [109] et autres ont acheté une maison dans votre ville pour y demeurer, et vous les en avez fait sortir. Ont-ils causé quelque désordre ou excité quelque trouble dans votre ville ou dans ses dépendances ? Réponse prompte sur cela. Je joins à ceci une copie de l’édit du tribunal des rites, qui est enregistré dans les archives de mon tribunal. »

Le gouverneur de Hoan-tcheou, qui, dans fond, ne nous haïssait pas, pénétra d’abord les intentions du vice-roi ; et, se faisant un mérite de s’y conformer, répondit en ces termes :

« Les Européens n’ont causé aucun trouble dans cette ville ; mais nous ayant été représenté qu’il n’y avait point eu jusqu’ici d’église à Hoan-tcheou, et que des Européens étaient venus pour y en établir une, je n’ai osé de moi-même y consentir, ne sachant pas que le tribunal des rites eût passé un édit en leur faveur. Mais maintenant que vous m’avez fait la grâce de m’envoyer une copie de cet édit, il est juste de les laisser faire.

Le vice-roi ayant reçu la réponse de ce mandarin, prononça une sentence définitive : « Puisque ces Européens, dit-il, n’ont point causé de trouble dans votre ville, comme vous le témoignez vous-même, ils iront y demeurer ; c’est une affaire finie.

Nous allâmes dès ce jour-là même, p.129 remercier le vice-roi de ce qu’il venait de faire en notre faveur ; mais il ne reçut point notre visite. Il nous fit dire seulement, par le sun-pou-koan, petit mandarin de son tribunal, que nous pouvions aller demeurer à Hoan-tcheou quand nous le jugerions à propos.

Nous partîmes peu de jours après, le père Domenge et moi, et nous prîmes pour la seconde fois possession de notre maison. Aussitôt que nous fûmes arrivés, nous allâmes voir les mandarins, qui nous reçurent avec honneur, et qui nous rendirent tous visite. Le gouverneur voulut même nous faire une espèce de réparation d’honneur ; car il dit publiquement devant tout le monde, que s’il nous avait offensés, c’était parce qu’on ne l’avait pas bien informé de ce qui nous regardait. Quand il vint chez nous, il nous offrit huit sortes de présents à chacun en particulier, quoique nous ne lui en eussions offert que huit conjointement le père Domenge et moi. Comme il nous marqua par toutes ses démarches, qu’il se réconciliait de bonne foi, nous prîmes la liberté de lui demander un kao-ki ; c’est une espèce de sauvegarde qu’on place en quelque endroit éminent de la maison pour se mettre à couvert des insultes de la populace. Il nous le promit sans hésiter, et me le fit expédier quelques jours après le départ du père Domenge, qui s’en retourna à la capitale.

A peine nos visites furent-elles finies, que les pluies commencèrent ; ce qui fut un contretemps fâcheux pour moi ; car je ne pus faire les réparations nécessaires de notre maison, qui se trouvait en très mauvais état, sans portes et sans fenêtres : elle était même découverte en tant d’endroits, que quand il fallut y placer mon autel pour dire la messe, à peine pus-je trouver un seul lieu qui fut suffisamment couvert. Mais la joie que j’eus de voir enfin notre affaire terminée si avantageusement pour la religion, ne me permit pas alors de faire grande attention aux incommodités de mon logement. Il plut même à Dieu de me donner encore une autre consolation qui me fut très sensible. Le mauvais temps dont j’ai parlé arrêta à Hoan-tcheou un assez grand nombre de chrétiens, qui y étaient venus de divers endroits pour leur négoce. Comme ces gens sont presque toujours absents de leurs maisons, il y avait six ou sept ans qu’ils n’avaient point vu de missionnaire. Ils furent ravis d’apprendre que je m’y étais établi : ainsi le vendredi saint ils ne manquèrent pas de se trouver à l’église au nombre de plus de vingt. Ils avaient à leur tête un vieux gradué de quatre-vingt-deux ans, qui eu la consolation, aussi bien que tous les autres, d’adorer Jésus-Christ crucifié, dans un lieu où il ne l’avait pas encore été, du moins avec les cérémonies que l’Église prescrit pour ce saint jour. Les chrétiens des lieux circonvoisins en ayant été avertis, se rendirent les jours suivants à l’église pour y solenniser la fête de Pâques. Je suppléai les cérémonies du baptême à sept adultes et à deux enfants, à qui le baptême n’avait été conféré que par des catéchistes ; les autres se confessèrent et communièrent. Les fêtes passées, ces chrétiens se retirèrent, et je demeurai tranquille dans mon Église, distribuant quantité de livres de notre sainte religion, et annonçant Jésus-Christ à tout le monde, selon les occasions qui se présentaient. Peu de temps après Pâques nous apprîmes que les quatre principaux mandarins de la ville étaient privés de leurs emplois. Cette nouvelle nous surprit mais elle se trouva vraie à l’égard de trois de ces officiers, autant eût-il valu qu’elle l’eût été à l’égard du quatrième, car mourut un mois après. Ainsi Dieu après s’être servi pour établir plus solidement son Église, de ceux mêmes qui l’avaient traversée, et après avoir tiré de leur bouche la justification de notre sainte loi, n’a pas permis qu’ils fussent plus longtemps les maîtres d’une ville où ils avaient fait difficulté de recevoir ses ministres. Comme les quatre mandarins qui doivent leur succéder ne sont pas encore arrivés, je ne sais en quelles disposition ils seront à notre égard. Ce qui m’embarrasse, c’est qu’il me faudra bien des présents pour leur rendre visite, et je ne sais où en prendre. J’espère cependant que la Providence ne me manquera pas dans une occasion si importante pour sa gloire et pour l’établissement de cette nouvelle Église.

Vous voyez assez, mon révérend Père, par ce que je viens de vous dire, que je n’ai point encore pu travailler solidement à la conversion des infidèles. Tout mon travail, pendant six mois, a été de faire le catéchisme aux enfants, d’entendre un grand nombre de confessions, et de baptiser une cinquantaine d’adultes. Cela est bien éloigné de ce qu’a fait le père Bayard dans ses courses apostoliques. Ce zélé missionnaire ayant parcouru presque p.130 toutes les chrétientés, que le feu père Jacques Motel a fondées en différents endroits de cette province, compte avoir baptisé plus de mille personnes dans une seule année. Il faudra bien du temps avant qu’on en puisse faire autant dans ce quartier-ci, qui est presque l’unique du Hou-quam, ou le zèle du feu père Motel ne s’est point étendu. J’espère cependant que Dieu voudra bien répandre ses bénédictions sur cette ville, qui en a neuf autres dans sa dépendance, sans compter un très grand nombre de bourgades et de villages fort peuplés, et qu’en peu d’années nous y aurons une florissante mission. Pour en venir là il nous faudrait quatre ou cinq bons catéchistes ; car, sans ce secours, il est difficile d’avancer l’œuvre de Dieu, et à peine puis-je en entretenir un. Mais, dans les commencements, il faut faire ce qu’on peut, en attendant qu’il plaise au Père des miséricordes de nous fournir de plus grands fonds, ou de suppléer par quelque voie extraordinaire, aux moyens qui nous manquent maintenant. »

Vous serez peut-être surpris, mon révérend Père, de ce que je ne vous ai point encore parlé de notre établissement de Canton. Il ne consiste que dans une maison, que nous achetâmes, il y a dix ans, le père de Visdelou et moi, pour recevoir nos missionnaires, et les autres secours qui nous viennent d’Europe. Le père Bouvet y demeura deux mois, quand l’empereur l’envoya en France. Il eut le bonheur d’y baptiser neuf ou dix personnes. Je ne fus pas si heureux quand j’y passai pour m’embarquer sur l’Amphitrite. J’achevai seulement d’instruire un de mes domestiques, et de le gagner à Jésus-Christ. C’était un jeune homme d’un fort beau naturel. Sa conversion a quelque chose d’extraordinaire. Il demeurait à Nankin quand l’empereur y vint, au commencement de l’année 1699. Le père Gerbillon, qui était du voyage, le reçut à son service à la prière de ses parents et l’emmena à Pékin, où je le pris pour m’accompagner jusqu’à Canton. Il savait déjà les prières, et tout ce qu’il faut savoir pour être chrétien : mais il différait toujours de l’être. Pendant notre voyage je lui parlai souvent de la nécessité du salut, en particulier et en présence de ses compagnons, qui étaient chrétiens, et qui l’exhortaient comme moi. Il convenait de tout ; mais il ne prenait point de résolution.

— Que diront mes parents, me repartit-il un jour que je le pressais : aucun d’eux n’est chrétien, je serais le premier à l’être : c’est à quoi je ne puis me résoudre.

— Mais, lui dis-je, si l’empereur vous faisait mandarin, refuseriez-vous de l’être, parce qu’aucun de vos parents ne l’a été jusqu’à présent ? Au contraire, ne serait-ce pas un grand honneur pour vous d’être le premier mandarin de votre famille, et vos parents ne vous en estimeraient-ils pas davantage ? C’est ici la même chose, vous serez le premier chrétien de votre maison ; en portant vos parents à le devenir comme vous, vous serez cause de leur salut. Pouvez-vous mieux faire ? Et n’est-ce pas là une grande grâce de Dieu ?

Comme je ne gagnais rien sur son esprit, je crus qu’il me cachait ses véritables sentiments. Je chargeai donc un catéchiste de savoir adroitement ce qui le retenait. Les Chinois se parlent confidemment les uns aux autres, et se communiquent aisément leurs peines et leurs plus secrètes pensées. Ce jeune homme lui avoua donc que ses parents faisaient souvent la cérémonie d’honorer leurs ancêtres.

— Si je ne le fais pas avec eux, disait-il, ils me chasseront de la maison, et peut-être me déféreront-ils aux mandarins, comme un homme qui manque de respect et de reconnaissance pour ses parents. C’est ce qui m’empêche d’être chrétien.

— Mais qui vous a dit, repartit le catéchiste, que vous ne pourrez pas assister à ces cérémonies quand vous serez chrétien ? Je le suis par la grâce du Seigneur, et j’y assiste quand la nécessité m’y oblige. La religion chrétienne nous défend seulement de demander ou d’attendre des grâces de nos parents morts, de croire qu’ils ont pouvoir de nous en faire, qu’ils sont présents dans la tablette, ou qu’ils y viennent pour écouter nos prières, ou pour recevoir nos présents ; elle défend encore de brûler de la monnaie de papier, ou de verser à terre le vin que nous leur offrons ; mais elle ne défend point de reconnaître le bienfait de la naissance et de l’éducation que nous avons reçu d’eux, ni de les en remercier, en nous prosternant devant la tablette où leur nom est écrit, en leur offrant nos biens.

— S’il m’est permis, répliqua le jeune homme, d’aller avec mes parents faire mes inclinations devant les images de mes ancêtres, je n’ai plus de difficulté, et dès ce moment je suis chrétien.

Le catéchiste me l’amena deux jours après, et me p.131 dit la disposition où il était. Il me demanda pardon d’avoir résisté si longtemps à la grâce de Dieu, me pria de lui donner le baptême, m’assurant que ni lui ni ses parents n’entendaient rien de leurs ancêtres quand ils les honorent selon la coutume. Je ne crus pas devoir exclure du royaume du ciel un homme qui avait la foi et qui était dans les dispositions que demande le pape Alexandre VII. Il a vécu depuis ce temps-là fort chrétiennement, et il demeure à présent avec le père de Visdelou.

Quoiqu’il y ait sept églises à Canton, une des jésuites portugais, qui est la première et la plus ancienne, deux des pères de l’ordre de Saint-François, deux de messieurs les ecclésiastiques des Missions Étrangères, une des pères augustins, et la nôtre, avec un ou deux missionnaires en chacune, il s’y fait néanmoins très peu de conversions. C’est à peu près la même chose dans les autres ports où les vaisseaux européens ont accoutumé d’aborder. Il n’en est pas ainsi des villes qui sont dans l’intérieur de la Chine, les conversions y sont plus fréquentes, et on y forme en peu de temps des chrétientés nombreuses. Vous me demanderez peut-être, mon révérend Père, d’où vient une si grande différence. J’aime mieux que l’apôtre des Indes, saint François-Xavier, qui était envoyé de Dieu avec le don des langues, et avec le pouvoir de faire des miracles pour convertir ces peuples, vous réponde que moi. Partout où les Portugais s’établissaient, ce grand saint trouvait des obstacles presque invincibles à la propagation de la foi. Il en était affligé jusqu’à s’ennuyer de vivre.

— J’aimerais mieux, dit-il [110], être dans le fond de l’Ethiopie, ou quelque part dans les terres du Prêtre Jean ; j’y travaillerais en paix à la conversion des gentils, loin de toutes ces misères que mes yeux sont obligés de voir, et que je ne saurais empêcher. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne m’y être opposé plus fortement. Faites mieux, poursuit-il ; si la douceur ne corrige point ces sortes de gens, usez de sévérité. Il y a du mérite à reprendre les pécheurs, au lieu que c’est un grand péché devant Dieu de ne les reprendre pas, quand par leur vie scandaleuse ils empêchent la conversion des infidèles. 

Ces mauvais exemples des chrétiens, dont saint François-Xavier déplorait les funestes effets aux Indes, sont aussi ce qui rend nos travaux inutiles dans les ports de la Chine. Les Chinois qui y demeurent font des voyages dans les royaumes voisins, où ils voient les dissolutions et les débordements de quelques Européens. Ils sont aux portes de Macao, qui ne leur donne pas de meilleurs exemples. Ceux qui viennent d’Europe dans leurs ports les confirment dans les mêmes idées, car ils en voient plusieurs qui mènent une vie libertine, et qui sont fort déréglés dans leur conduite. Ce qui suit de là, c’est qu’ils perdent bientôt toute l’estime qu’on leur avait inspirée de la loi de Dieu.

« Les Européens, pour être chrétiens, disent-ils entre eux, en sont-ils plus chastes, plus sobres, plus retenus, moins colères et moins passionnés que nous ?

Que s’ils voient les missionnaires vivre parmi eux sans reproche et avec édification, ils s’imaginent que c’est plutôt en vertu de leur état, ou de quelque obligation particulière, qu’en vertu de leur religion. Au lieu que dans l’intérieur de la Chine, où les vérités qu’on leur prêche sont soutenues de la vie exemplaire des prédicateurs, ils admirent notre sainte loi, qui enseigne aux hommes de si excellentes vertus et qui les engage à les pratiquer.

Mais ne pourrait-on pas arrêter ces désordres, et y apporter quelque remède ? Voici celui que proposait l’apôtre des Indes, dans une de ses lettres [111]. Ce serait de ne choisir pour capitaines des vaisseaux qui vont à la Chine que des gens d’honneur et de conscience, résolus de s’opposer d’eux-mêmes aux désordres ; de leur donner et le pouvoir et des ordres bien précis de punir les scandales ; de leur faire des avantages considérables s’ils exécutaient leur commission avec fidélité. J’aime mieux qu’on lise le reste dans les lettres du saint apôtre des Indes, que de m’en expliquer ici davantage.

Si les Chinois voyaient les Européens qui viennent dans leurs ports, modérés, charitables, maîtres d’eux-mêmes et de leurs passions ; s’ils les voyaient venir souvent à l’église, approcher quelquefois des sacrements, vivre en un mot comme nous enseignons qu’on doit vivre, quelle impression ces exemples de piété ne feraient-ils pas sur leur esprit ! p.132 donneraient mille bénédictions à notre sainte loi : En populus sapiens et intelligens [112] ;

« Voilà d’excellents hommes, diraient-ils, une nation sage, et dont les coutumes sont admirables.

Messieurs les directeurs généraux des Compagnies auraient plus d’intérêt peut-être qu’ils ne pensent à vouloir eux-mêmes seconder en ceci notre zèle. Ils savent que leurs vaisseaux sont exposés à beaucoup de dangers, en allant et revenant sur ces mers ; que Dieu seul est le maître des vents, qu’il y a des écueils et des tempêtes à craindre, que les maladies des équipages et la rencontre des pirates sont encore d’autres maux qu’on ne peut éviter sans une protection particulière. Dieu donc a cent manières de renverser nos desseins quand nous troublons les siens, ou quand nous souffrons que ceux qui dépendent de nous les troublent.

Après vous avoir rendu compte de l’état de nos missions, je ne sais s’il est trop nécessaire de vous faire le récit des aventures de l’Amphitrite dans son second voyage de la Chine. Apparemment vous en aurez déjà été instruit d’ailleurs, par ceux de nos Pères qui se trouvèrent avec moi. Mais il est difficile que chaque personne en particulier remarque tout sur un vaisseau, principalement au temps des tempêtes : je crois que je ne dirai rien qui soit contraire à ce qu’auront rapporté les autres, mais j’ajouterai peut-être quelques circonstances à leur récit, qu’on ne sera point fâché d’apprendre, et qu’il n’y a que moi seul qui aie pu bien savoir.

L’Amphitrite était parti de Port-Louis le 7 de mars de l’année 1701, commandé par M. de La Rigaudière, que son habileté, son zèle pour les intérêts de la Compagnie royale de la Chine, et sa grande vigilance, toujours accompagnée d’un air honnête, nous faisaient aimer et estimer. Il avait pour lieutenants MM. Horry et La Touche-Bouvet, pour enseignes M. de Beaulieu et M. le chevalier de La Rigaudière. M. Figeralz venait à la Chine pour être premier directeur de la Compagnie, et avait pour seconds MM. Pecheberti, France et Martineau. J’y retournais aussi avec huit missionnaires de notre Compagnie, qui ne respiraient que les occasions de travailler à la gloire de Dieu. La piété régnait dans le vaisseau. Il faut avouer que nos Français sont très louables en ce point, dans leurs navigations. On faisait règlement la prière le matin et le soir, on entendait la messe tous les jours, quand le temps permettait de la dire. Après souper on chantait les litanies, et on s’assemblait par troupes pour réciter le chapelet. Les dimanches et les principales fêtes on disait les vêpres, la prédication suivait, les confessions et les communions étaient fréquentes. Durant notre voyage, je vis mourir trois ou quatre personnes comme des prédestinés. On dit que la vie que quelques-uns avaient menée ne leur promettait pas une fin si chrétienne, et qu’ils furent heureux d’avoir eu auprès d’eux, dans ces derniers moments, des personnes zélées qui ne les quittaient point. C’est ainsi qu’en parlaient leurs amis et tous comprirent par là combien il est avantageux, dans ce temps décisif, d’avoir de semblables secours.

Nous fîmes un voyage très heureux jusqu’à cent lieues de la Chine. C’est là que Dieu nous attendait, pour obliger ceux qui vivaient encore dans le péché d’y renoncer entièrement, et pour nous faire connaître que le bonheur de la navigation dépend uniquement de lui. Ce fut le 29 de juillet, à cinq heures du matin, que nos mâts de misaine et de beaupré furent emportés tout d’un coup dans la mer. Treize matelots montés sur les vergues y tombèrent en même temps ; trois se noyèrent, les autres furent tirés de l’eau. On accourut pour sauver le grand mât, mais comme il n’était plus soutenu par les mâts de devant, auxquels il est attaché, la tempête et l’agitation de la mer l’ébranlèrent si violemment, que sur les dix heures du matin, nous le vîmes prêt à tomber. Tous alors se crurent perdus, car il était entre quatre pompes, éloignées les unes des autres d’environ deux pieds. Ces pompes vont jusqu’au fond de cale, et le mât tombant dessus, les enfonce, et par la violence du coup le vaisseau s’entr’ouvre, et est submergé dans un moment. Ce n’était pas la seule manière dont sa chute nous pouvait perdre, car on craignait encore qu’en tombant il ne brisât une partie de notre bâtiment.

A tous ces dangers, il n’y avait point d’autre remède, dans l’état où nous étions, que d’implorer la miséricorde de Dieu. Tous l’implorèrent en effet, tous prièrent la sainte Vierge d’intercéder pour nous, et firent vœu de porter dans la première de ses églises en France un tableau peint, où notre naufrage prochain p.133 serait représenté. Tous s’adressèrent aussi à saint François-Xavier, apôtre des Indes et patron de ces mers, sur lesquelles il avait éprouvé comme nous, des tempêtes extraordinaires. Dieu, qui nous voyait dans l’affliction, écouta nos prières ; le grand mât tomba doucement entre deux pompes, et n’offensa par sa chute aucune partie du vaisseau.

Mais ce danger, qui nous occupait au commencement, parce qu’il était le premier, n’était pas le plus grand. La tempête était furieuse, et la mer irritée s’élevait comme des montagnes. Notre vaisseau n’étant plus soutenu par ses mâts, tournait au gré des vents ; les flots le couvraient souvent, et le battaient si violemment, qu’il pouvait être à tout moment englouti. Plusieurs croyaient que nous ne passerions pas la journée. Multùm ibi lacrymarum vidi, multùm sollicitudinis et languoris, dit saint François-Xavier dans une semblable occasion, « Nous vîmes bien des pleurs et bien de la consternation ce jour-là » ; chacun néanmoins prit le véritable parti, qui était de se préparer à la mort par des confessions générales : on n’avait pas le loisir de les faire bien longues ; mais on disait ce qu’il fallait, et la douleur paraissait sincère. Heureux néanmoins ceux qui n’attendent pas ces extrémités pour penser à leur conversion !

Vous me demanderez peut-être, mon révérend Père, quel était le sentiment de nos missionnaires dans ce moment fatal. Je ne vous dirai pas que nous avions le courage d’un saint François-Xavier, qui ne demandait à Dieu de ne sortir d’un danger que pour rentrer en d’autres plus grands, en travaillant à sa gloire. Je puis vous assurer néanmoins que nous ne regrettions point d’avoir quitté la France, et que personne ne montra de l’étonnement. Quelques-uns même, après avoir achevé d’entendre les confessions, vinrent de compagnie en ma chambre (c’était durant le plus fort de la tempête), et montrant un air de joie, comme des gens qui ne désiraient plus rien :

— Nous venons, me dirent-ils, mon Père, prendre congé de vous, et vous remercier de nous avoir amenés jusqu’ici. Nous vous demandons pardon des peines et des mauvais exemples que nous vous avons donnés. Nous sommes contents, et nous nous recommandons à vos prières.

Ce compliment, auquel je ne m’attendais pas, me tira des larmes des yeux. Je leur répondis :

— Mes pères, nous nous sommes aimés pour Dieu dans le temps ; allons, si c’est sa sainte volonté, nous entr’aimer en lui pendant toute l’éternité.

Nous continuâmes à prier tout le reste du jour. A minuit, nous dîmes les litanies des Saints, celles de la sainte Vierge, de saint François-Xavier, et celles qu’on récite pour les personnes qui sont sur mer car, que ne fait-on pas dans ces tristes moments pour obtenir grâce, et pour fléchir la miséricorde de Dieu ?

La tempête cessa le matin et nous eûmes ensuite deux jours de calme, durant lesquels on dressa quelques petits mâts pour achever, s’il se pouvait, le voyage. J’ai appris depuis ce temps-là, de personnes qui connaissent parfaitement les mers de la Chine, que la saison de ces vents furieux ne commençait jamais avant le 20 de juillet, et ne passait guère le 4 d’octobre ; que durant tout ce temps-là, il fallait se tenir sur ses gardes, et dès qu’on approchait à cent ou deux cents lieues des côtes de la Chine, mettre bas ses perroquets, et ne laisser point en mer sa chaloupe ni son canot, parce que la tempête, qui surprend ordinairement, et qui vient tout à coup, ne permettait plus de les rembarquer.

— Il vaut mieux, disaient-ils, arriver deux ou trois jours plus tard, en venant avec moins de voiles, que de risquer son voyage et sa vie, en voulant porter toutes ses voiles, et faire plus de diligence.

Le 5 d’août, nous étions proche des îles de Macao, que nous aurions doublées ce jour-là même, si le vent eût continué ; mais il changea sur le soir, et fut encore contraire le lendemain. M. de La Rigaudière, qui ne se trouvait pas en sûreté au lieu où il était, voulut prendre langue d’un vaisseau portugais qui vint mouiller à un quart de lieue de nous et qui se préparait à entrer dans ces îles. Nous voulions savoir s’il y avait dans ces parages quelque lieu sûr où nous pussions nous retirer, et le prier de nous donner un pilote pour nous y conduire. Ces messieurs, quoiqu’ils se disent de nos amis, ne permirent pas à notre canot de les approcher ; l’officier eut beau crier qu’il était français, qu’il était seul, qu’il venait leur demander s’ils connaissaient un abri dans les îles, on lui fit signe, les armes à la main, de se retirer, et on ne voulut jamais ni lui parler, ni lui donner la moindre connaissance. Une conduite si peu attendue piqua vivement p.134 nos gens : elle était d’autant plus cruelle, qu’il y avait, en effet, plus d’un endroit dans ces îles où nous eussions pu demeurer en toute sûreté. Si nous l’eussions su, nous serions arrivés à Canton en sept ou huit jours, c’eût été gagner un an, et éviter tous les dangers que nous eûmes encore à courir.

Le 7 d’août, à huit heures du matin, il s’éleva une seconde tempête aussi violente, mais plus dangereuse que la première, parce que nous étions proche les côtes, et que nos mâts et nos voiles étaient trop faibles pour conduire le vaisseau ; comme le vent venait du côté de l’est, il fallut aller vers l’île de Sancian, qui était à l’ouest, à dix ou douze lieues de nous. M. de La Rigaudière eut besoin, en cette rencontre, de toute son habileté. Une de nos voiles s’enfonça ; un mât de hune se rompit ; à chaque moment il arrivait un nouveau malheur ; on remédiait promptement à tout. Enfin nous entrâmes au soleil couchant dans une baie, où nous étions à couvert du vent d’est : mais parce que nous y craignions le vent du sud, qui nous aurait jetés à la côte, nous passâmes, deux jours après, à l’occident de l’île, à la vue du tombeau de saint François-Xavier, où les jésuites de Macao avaient bâti depuis un an une petite chapelle, laquelle s’apercevait dans l’enfoncement à deux lieues de notre mouillage.

Je ne vous dirai point, mon révérend Père, quelle fut notre consolation parmi tant de désastres de nous trouver si proche de ce lieu de bénédiction. Nous chantâmes le Te Deum, et l’on déchargea tout le canon. Chacun de nous se souvint comme ce grand saint avait tiré l’Amphitrite du milieu des rochers du Paracel, où il s’était engagé dans le premier voyage, et nous ne doutions point que nous ne lui dussions encore notre salut en celui-ci. Comme le vaisseau n’avait point de mât, je partis incontinent avec quelques officiers, pour en aller chercher à Canton. J’eus l’avantage, en passant par la chapelle du saint, d’y dire la messe, de baiser pour la première fois la terre qui avait reçu son précieux corps, et de m’offrir à Dieu, pour recommencer ma mission, où il avait achevé la sienne. Je me souvins de mes compagnons, que j’avais tous laissés dans le vaisseau, pour la consolation de l’équipage. Dès que je fus à Canton, je leur envoyai une galère bien fournie de rameurs, pour être toujours à leur disposition quand ils voudraient aller au tombeau du saint apôtre. Ils m’écrivirent que je n’avais pu leur faire un plaisir plus sensible ; qu’ils y allaient tous les jours dire la messe ; que les officiers et les matelots y venaient avec eux tour à tour ; que tous y avaient communié, et quelques-uns même plus d’une fois. C’était un petit pèlerinage, où chacun allait toujours avec plaisir, durant les vingt jours que le vaisseau demeura sous Sancian.

Les mâts que nous apportâmes de Canton n’étaient pas assez grands ; mais on n’en trouva pas alors de meilleurs dans tout le pays. On fut quinze jours à faire sept ou huit lieues, tant les courants étaient rapides. Les pilotes côtiers furent d’avis de mouiller sous une île nommée Niou-co, dans un endroit assez bon, assurant que les vents d’ouest ne manquaient point dans le mois de septembre, et qu’il en viendrait un assez fort pour achever ce qui restait de chemin. Il ne fallait que sept ou huit heures d’un vent favorable pour doubler les îles de Macao et gagner l’entrée de la rivière de Canton, d’où les seules marées nous conduiraient ensuite aisément jusqu’à la ville.

Ce vent vint en effet, et fit faire deux ou trois lieues ; mais il changea tout à coup au coucher du soleil. Les vents d’est et de nord-est recommencèrent à souffler avec tant de furie, qu’on n’a jamais vu une si horrible tempête. M. de La Rigaudière voulut gagner son premier abri sous l’île de Sancian mais il n’en put venir à bout. Il perdit ses maîtresses ancres, et fut obligé d’abandonner sa chaloupe et son canot. L’obscurité de la nuit, accompagnée d’orages et d’une horrible pluie, ne laissait rien voir. Les vergues, les voiles et les mâts se brisaient les uns après les autres. Ce fut alors qu’on se crut, plus que jamais, au dernier jour de sa vie. Le père de Tartre et le père Contancin, que j’avais laissés dans le vaisseau quand je revins à Canton la seconde fois avec mes compagnons, entendirent les confessions de tout le monde. Chacun voulait, dès qu’il fut jour, qu’on échouât le vaisseau pour sauver sa vie. On se crut trop heureux de le mener derrière une petite île, qui couvrait un peu du vent. On sut, deux jours après, qu’elle s’appelait Fanki-chan ; qu’elle était à cinq lieues d’une ville nommée Tien-pé ; qu’on avait fait, pour y venir, plus de cinquante lieues sans voiles, en une nuit et une p.135 matinée, et passé entre plusieurs îles, sans en apercevoir aucune.

Quinze jours après, on eut en cet endroit un autre coup de vent qui se peut nommer une quatrième tempête. Les mandarins de Tien-pé m’ont dit, depuis, qu’ils allèrent sur une hauteur pour observer si le vaisseau ne déraderait pas : mais par bonheur son ancre tint ; c’était l’unique qui lui restait alors.

J’avais averti M. de La Rigaudière, qu’en cas qu’il n’arrivât pas à Canton avant le premier jour d’octobre, je partirais ce jour-là pour aller prendre les présents de l’empereur, afin de me rendre au plus tôt à Pékin. Je partis en effet avec deux galères, accompagné du père Porquet. Je m’en allai droit à Niou-co ; mais l’Amphitrite n’y était plus : on avait quitté ce poste le 29 de septembre. Comme personne ne pouvait nous dire quel chemin le vaisseau avait pris, parce que c’était durant la nuit qu’il avait été emporté par la tempête, je le cherchai par toutes les îles. J’allai à Sancian, je visitai toute la côte, et vins jusqu’à Macao. Enfin, après avoir couru ces mers durant vingt-cinq jours et souvent avec danger, je me rendis à Canton, où je trouvai des lettres du premier mandarin de Tien-pé, qui me donnait avis que l’Amphitrite était arrivé dans son voisinage, et qu’il se ferait un plaisir de bien traiter les Français. Il écrivait les mêmes nouvelles au tsonto, qui me les communiqua sur-le-champ.

Je me remis en chemin avec le père Porquet et le père Hervieu. Ce dernier venait pour servir d’aumônier, et relever le père de Tartre et le père Contancin. Je ne pus retenir mes larmes à la vue de ce pauvre vaisseau, battu si souvent de la tempête, et si fortement protégé de la Providence. A peine y fus-je arrivé, que nous reçûmes deux beaux mâts, dont le tsonto nous faisait présent. Il les avait retirés d’une grande somme de Siam, qui avait péri sur les côtes de la Chine, dans la dernière tempête que nous essuyâmes le 29 de juillet, et nous les fit apporter de plus de soixante lieues, traînés le long des côtes par des galères et des chaloupes, avec toute la peine et la dépense qu’on peut s’imaginer.

Je fis une autre chose pour le salut du vaisseau, qui se pouvait perdre tous les jours tandis qu’il était sous Fanki-chan ; ce fut de lui trouver un port assuré pour se retirer durant l’hiver. On nous avait parlé d’un lieu nomme Quoan-tcheou-voan, éloigné de Tien-pé d’environ trente lieues vers l’ouest. Mais, avant que d’y aller, nous voulûmes voir nous-mêmes si ce port était aussi sûr qu’on disait, sans trop s’en rapporter aux Chinois ; il fallait en connaître les chemins, et les sonder. Les mandarins, auxquels j’en parlai, permirent à nos pilotes de l’aller examiner, et leur donnèrent des gens pour les y conduire.

Enfin, MM. les directeurs n’ayant ni barques ni chaloupes pour transporter à Canton l’argent et les effets de la Compagnie, je leur cédai mes deux galères, et je revins par terre avec les présents de l’empereur. Je ramenai avec moi le père Hervieu, ayant été obligé de laisser sur l’Amphitrite le père Contancin à ses pressantes instances. Il avait vu les quatre tempêtes qu’on avait essuyées déjà, sans que rien eût pu ni alarmer son courage, ni épuiser les forces que Dieu seul pouvait lui donner dans un travail si rude et si constant.

Sitôt que M. de La Rigaudière fut arrivé à Quoan-tcheou-voan, il m’écrivit plusieurs lettres très obligeantes.

« C’est à présent, dit-il, mon révérend Père, que nous vous avons obligation de la vie, mon équipage et moi, pour nous avoir procuré des mâts et un bon port. Cela, joint aux peines que vous voulez bien prendre et que vos révérends Pères se donnent pour nous, ne peut être reconnu par les hommes ; Dieu seul peut vous en donner la récompense. Notre vaisseau est en toute sûreté dans ce port, nous y ressentons déjà les effets de votre zèle. Tous les mandarins des environs sont venus nous voir, et nous ont offert tout ce qui dépendait d’eux. Ils font tenir des galères auprès de nous pour nous faciliter le transport de toutes choses. La joie règne dans notre équipage ; nous avons un gros poulet pour un sou, un bœuf pour quatre francs, et toutes les autres denrées à proportion. Enfin, après toutes nos peines, Dieu nous a mis dans un bon quartier d’hiver, où rien ne nous manque. Le père Contancin devient tous les jours plus zélé ; je vous promets d’apporter tous mes soins pour le conserver en bonne santé car il n’est pas venu la Chine pour s’épuiser en travaillant pour l’Amphitrite, il doit se réserver pour un meilleur et plus grand objet.

Le père Contancin m’écrivit quelques jours après les mêmes choses à peu près, mais dans p.136 un plus grand détail.

« M. de La Rigaudière, dit-il, revint incontinent après votre départ de Tien-pé. Le lendemain 15 de novembre, il fit embarquer les mâts du tsonto, de l’eau, du bois, les malades et les cases qu’on leur avait faites dans l’île, de sorte que sur les dix heures du soir, nous appareillâmes au clair de la lune ; nous eûmes un vent favorable pour notre mâture. M. de La Rigaudière en profita si heureusement, qu’au lever du soleil nous vîmes le port où nous devions entrer, quoiqu’il soit éloigné de vingt-quatre à vingt-cinq lieues du lieu d’où nous étions partis. Le pilote chinois de Tien-pé nous conduisit fort bien, et en habile homme. Comme le vent s’était abaissé, et que la marée nous était contraire, nous ne pûmes y entrer que sur les trois heures. On passe entre deux bancs de sable qui s’avancent fort loin dans la mer sur une ligne parallèle et forment un canal large de plus d’une lieue. A l’entrée de ce canal, on ne trouve que cinq, six et sept brasses d’eau mais plus on approche du port, plus on y en trouve. M. Horry allait devant nous dans un canot, la sonde à la main. Enfin, nous sommes entrés sans aucune peine, trouvant presque toujours dix brasses. Nous sommes présentement comme dans un bassin, mouillés par huit brasses, à la portée d’un boucanier de terre. La terre nous environne de tous côtés de sorte que les malades, qui étaient au lit, quand nous y entrâmes, n’ont pu reconnaître par où nous étions entrés.

Sitôt qu’on eut mouillé, M. de La Rigaudière fit chanter le Te Deum, en action de grâces de nous voir enfin en un lieu sûr, et le lendemain on dit la messe à la même intention. Nous sommes aussi tranquillement ici que nous serions dans une chambre ; nous n’avons pas encore senti le moindre mouvement dans le vaisseau et il faudrait qu’il fit une tempête bien horrible au dehors pour causer du roulis dans le lieu où nous sommes. C’est pourquoi l’on a mis à terre les mâts et les vergues, et l’on a déchargé notre vaisseau. M. notre capitaine, comme vous voyez, a fait tout ce qui dépendait de lui. Nous vous prions, mon révérend Père, d’achever le reste, c’est-à-dire de faire en sorte qu’on nous fournisse les vivres nécessaires, en payant, et que les mandarins, non seulement ne nous inquiètent pas, mais qu’ils paraissent même prendre part à ce qui nous regarde. M. de La Rigaudière est bien résolu, de son côté, de retenir ses gens dans le devoir, et d’empêcher qu’ils ne donnent aux Chinois aucun sujet de plainte ni de scandale.

« Samedi au soir, poursuit-il dans une autre lettre, un homme du mandarin d’Ou-tchuen nous avertit que son maître venait en personne nous témoigner combien il s’intéressait à notre arrivée. Il y vint en effet hier matin 21 décembre, escorté de cinq galères, et nous rendit visite en cérémonie, avec le grand collier ; ce qui le fit prendre par nos matelots pour un chrétien qui portait un gros chapelet au cou. On ne peut nous marquer plus d’amitié, ni parler d’une manière plus obligeante. Il nous promit de faire tout ce qu’il pourrait pour nous rendre service, et nous offrit de nous laisser quelqu’un de ses gens pour nous conduire où nous voudrions aller. Il m’a prié instamment de vous assurer qu’on serait content de la manière dont il en userait. Il s’appelle Tchen-lao-ye, et signe Tchen-loung dans ses billets de visite. On lui donna fort bien à dîner, et à trois autres mandarins qui l’accompagnaient. Notre manière de manger leur plut, et ils trouvèrent les liqueurs qu’on leur servit très bonnes. Sur les trois heures il retourna à sa galère, et nous le saluâmes de trois coups de canon, qui firent grand’peur aux Chinois qui l’accompagnaient ; aussi étaient-ils de bonne poudre. Un quart d’heure après nous allâmes, M. de La Rigaudière et moi, lui rendre visite. Nous fûmes salués, en arrivant, de trois coups de canon et de trois autres en sortant. Nous lui fîmes notre présent. Il partit sur les neuf heures du soir pour s’en retourner, et nous saluâmes encore sa galère de trois coups de canon. Au reste vous serez bien aise d’apprendre que nous sommes ici dans l’abondance ; c’est apparemment un effet de vos soins. Les bœufs ne nous coûtent que quatre francs, la douzaine d’œufs un sou, les poulets autant ; jugez combien il s’en mange parmi nos matelots. On va librement à la chasse ; les sangliers, les cerfs, les faons, les perdrix et les bécassines viennent souvent sur la table de M. de La Rigaudière. Dieu semble dédommager nos messieurs de leurs peines passées, par l’abondance qu’il leur fait trouver ici. »

Voilà, mon révérend Père, quelle a été la demeure de l’Amphitrite dans le port de Quoan-tcheou-voan, près de la rivière de Sin-men-kian, à neuf lieues de la petite ville p.137 d’Ou-tchuen. Le père Contancin fit, pendant tout ce temps-là, mission dans le vaisseau, à son ordinaire, assidu auprès des malades pour les assister et pour les consoler, prêchant l’équipage tous les dimanches, et lui donnant les autres secours spirituels. Je lui recommandais toujours sa santé.

« Ma santé est à Dieu, m’écrivit-il en me répondant sur ce point, et par cette raison elle me doit être chère : je fais tout ce que vous m’avez ordonné pour la conserver. Si nos Pères qui sont à Canton exécutaient vos ordres aussi exactement, ils se porteraient beaucoup mieux. Au nom de Dieu, qu’ils ne pensent point à me venir délivrer, et qu’ils soient contents de me voir demeurer ici quelque temps plus qu’eux. J’y fais la volonté de Dieu, et par ce motif j’y demeurerais avec plaisir toute ma vie.

Quoique le père Contancin pensât depuis longtemps à se consacrer à la conversion des infidèles, il n’obtint permission de venir avec moi à la Chine, que trois jours avant mon départ de Paris. C’était le plus jeune de mes compagnons : cependant on peut dire de lui qu’il n’a pas été le moindre des apôtres, s’il est permis de se servir ici de cette expression. Il a fait de grands biens sur l’Amphitrite, et l’on m’en a dit beaucoup de particularités, qu’il n’est pas nécessaire de rapporter ici.

Je ne vous ai rien dit, mon révérend Père, de quelques autres établissements que nous avons encore faits à la Chine ; il faut attendre que nous y soyons en paix, et que le christianisme y prenne racine. Je ne dirai rien non plus des biens que Dieu a opérés par le ministère de quelques-uns de mes compagnons qui demeurent avec nos Pères portugais, et qui les aident dans leurs missions. Le père de Visdelou a rendu des services considérables à l’Église dans la capitale de Fo-kien, où il a remis dans le devoir plusieurs chrétiens qui s’en étaient écartés. Le père Beauvollier continue à les entretenir dans la paix, par ses conseils et par ses prédications. C’est un missionnaire qui a de grands talents, qui sait plusieurs langues orientales, et qui s’applique a la connaissance des caractères et des livres chinois.

Ce que je ne dois point omettre, mon révérend Père, ce sont les saintes dispositions dans lesquelles j’ai laissé les derniers de nos missionnaires qui sont venus à la Chine. Dieu, qui les a appelés à la vie apostolique, les y préparait depuis longtemps par la pratique des vertus solides. Voici ce que quelques-uns d’eux ont écrit en divers temps au Père supérieur général de notre mission. Je ne les nommerai point, de crainte de leur faire de la peine ; mais il n’y a que du bien à manifester en général les grâces que Dieu leur a faites, principalement celles qui édifient, et qui nous excitent à les imiter.

« L’unique grâce que je vous demande, mon révérend Père, dit l’un d’eux, c’est de me donner tout ce qu’il y aura de plus pénible et de plus mortifiant dans la mission, soit pour l’esprit, soit pour le corps. Ce n’est point une ferveur passagère qui me fait parler ainsi ; il y a longtemps que Dieu m’a mis dans la disposition de souhaiter et de chercher en effet ce qu’il y a de plus difficile. Si je ne regardais que moi-même, je ne parlerais pas ainsi, je connais trop ma faiblesse ; mais celui en qui j’ai mis ma confiance, et pour l’amour de qui je suis venu en cette mission, peut tout : ainsi j’espère tout de lui. Si vous avez donc quelque endroit où il faille marcher, jeûner, veiller, souffrir le froid ou le chaud, je crois, mon révérend Père, que c’est ce qui me convient. Dieu m’a donné des forces qui me mettent en état de soutenir les fatigues plus aisément qu’un autre. Je vous parle comme à mon supérieur, afin que vous puissiez plus facilement disposer de moi. Je serai bien partout où vous m’enverrez parce que je trouverai Dieu partout. Je vous prie seulement de me regarder comme un missionnaire qui veut tout sacrifier à Dieu, et qui prétend ne s’épargner en rien pour sa gloire.

« J’aurais souhaité, dit un autre, que vous ne m’eussiez pas laissé le choix d’aller en l’une ou en l’autre des deux missions que vous me marquez, mais que vous m’eussiez déterminé. Je n’ai quitté la France que pour obéir à Dieu ; et je serais fâché de suivre à la Chine, où sa providence m’a conduit, d’autre mouvement que celui de l’obéissance. J’espère que vous voudrez bien dorénavant me donner ce mérite et cette consolation, sans consulter mes inclinations. Je vous conjure donc, mon révérend Père, par la tendresse et par le zèle que vous avez pour vos inférieurs, et pour leur avancement spirituel, de m’accorder toujours cette grâce. Vous aurez la bonté de me donner vos ordres et j’aurai le plaisir de les exécuter.

« Je suis venu à la Chine, écrit un troisième, p.138 dans la résolution de m’abandonner entièrement entre les mains de mes supérieurs, également déterminé à recevoir tout et à ne rien demander. Ainsi vous pouvez disposer de moi pour les provinces du nord ou pour celles du midi, de la manière et dans le temps qu’il vous plaira. Partout où vous me mettrez, je m’y croirai placé de la main de Dieu et je ne penserai qu’à l’y servir et qu’à lui être fidèle le reste de mes jours.

« Je vous supplie, mon révérend Père, dit encore un autre, d’être persuadé que quoique je sois celui de tous les missionnaires qui apporte le moins de vertu à la Chine, je ne céderai néanmoins à aucun, avec la grâce de Dieu, sur ce point de ne souhaiter jamais aucun lieu ni aucun emploi particulier. S’il y a quelque occupation plus pénible, je crois qu’elle me convient mieux qu’à personne pour plus d’une raison. Enfin je suis, grâces au Seigneur, dans la disposition de ne me regarder point moi-même, mais d’aller partout ou vous jugerez qu’il y aura plus à travailler pour le salut des âmes et pour la plus grande gloire de Dieu. Je ne refuserai jamais ni la peine ni le travail, dit le même dans une autre lettre : Dieu m’a donné tant de force jusqu’ici, que je ne crains rien davantage que de ne pas m’abandonner assez entre les mains de sa providence.

Plaise à Dieu, mon révérend Père de conserver dans ces sentiments les missionnaires qui nous sont venus déjà, de les communiquer à ceux qui viendront, et de les perpétuer parmi nous ! Cette indifférence des lieux paraît nécessaire quand le désir de convertir les âmes est le seul motif qui nous amène dans ces missions ; car nous ne savons pas où sont ces âmes que Dieu veut sauver par notre ministère, et pour l’amour desquelles il nous a appelés aux missions, il nous a conservés dans les voyages, et conduits heureusement au port [113]. Ecce gentem quam nesciebas vocabis. Ne peut-on pas expliquer ici la parole du prophète « Les peuples que vous appellerez vous sont entièrement inconnus ? Ce ne sont point ceux que vous pensez, et moins encore ceux auxquels vos inclinations se portent. J’ai d’autres pensées que vous ; autant que le ciel est éloigné de la terre, autant mes vues et mes desseins surpassent toutes vos lumières. »

C’est souvent une rencontre imprévue à notre égard, mais réglée par la Providence, qui est cause de la conversion d’un infidèle ; c’est une affliction qui le frappe subitement, c’est l’extrémité d’une dernière maladie, c’est un détour qui nous oblige, contre nos vues, de passer une fois par un certain endroit. Comment se trouver justement dans ces moments favorables et dans ces temps de salut pour eux, si ce n’est Dieu lui-même qui nous y mène comme par la main ? Le salut non seulement d’un simple particulier, mais le salut d’une province entière est souvent attaché à ces sortes d’évènements inopinés. Laissons-nous donc toujours conduire, et Dieu nous conduira toujours comme il faut.

Je finirais ici cette lettre, qui ne vous paraîtra déjà peut-être que trop longue, mon révérend Père, si je ne croyais vous faire plaisir en vous donnant quelques éclaircissements sur une ou deux difficultés que des personnes de vertu me proposèrent au sujet de ces missions, en mon dernier voyage de France. Vous allez vêtus de soie à la Chine, me disaient-ils, et vous ne marchez pas à pied par les villes, mais vous allez en chaise. Les apôtres prêchaient-ils l’Évangile de cette manière ; et peut-on garder la pauvreté religieuse en portant des habits de soie ? Dans l’idée de ces personnes, dont j’honore la vertu, aller prêcher Jésus-Christ aux Chinois, et aller nu-pieds le bourdon à la main, c’était une même chose.

Je ne sais pas s’ils prétendent en effet qu’il est libre à la Chine d’aller avec cet habillement, et que les Chinois s’en convertiraient plus facilement ; c’est néanmoins la première chose dont il faudrait convenir. Nemo enim nostrum sibi vivit [114], dit l’apôtre car ce n’est point pour lui-même, mais pour gagner des âmes à Dieu qu’un missionnaire vit dans ces pays infidèles. Il doit régler ses vertus et toute sa conduite par rapport à cette fin. Saint Jean-Baptiste portait un gros cilice pour vêtement, et accompagnait sa prédication d’un jeûne très rigoureux, parce qu’avec ces austérités il touchait et convertissait les Juifs. La manière de vivre de Notre-Seigneur, pendant le temps de sa prédication, fut toujours plus conforme aux usages ordinaires des hommes. Saint Paul p.139 se faisait tout à tous, per infamiam et bonam famam [115] Il recevait également l’honneur et la confusion, quand, par ces moyens, il pouvait faire plus de fruit. Scio et humiliari, scio et abundare, dit-il, satiari et esurire, abundare et penuriam pati [116]. Sa vertu ne consistait pas à vivre seulement dans le mépris et dans la disette ; mais, quand les peines intérieures venaient, à savoir les souffrir patiemment ; et quand l’occasion se présentait de procurer la gloire de Dieu par des voies plus douces, à ne les refuser pas non plus. C’est cette science que les hommes apostoliques, à l’exemple de saint Paul, doivent savoir, et qu’ils ne peuvent ignorer ou négliger dans les missions sans être responsables du salut de plusieurs âmes.

Grâces à Dieu, nos missionnaires de la Chine sont les frères de ceux qui vont nu-pieds, en habits de pénitents, et qui gardent un jeûne si austère dans les missions de Maduré ; de ceux qui suivent, dans les forêts du Canada, les sauvages au milieu des neiges, supportant le froid et la faim. Quand nous étions en France, eux et nous et que nous pressions les uns et les autres nos supérieurs de nous envoyer dans les missions éloignées, on ne remarquait pas plus de régularité, de mépris du monde, de zèle ni de ferveur en ceux qui se destinaient au Canada qu’en ceux qui demandaient la mission de la Chine. On ne peut donc pas dire raisonnablement que ce soit manque de mortification, que ceux-ci n’observent pas les mêmes austérités extérieures dans leur mission ; de même que ce n’est point par relâchement que les missionnaires de Canada mangent de la viande, pendant que ceux de Maduré n’en mangent jamais. Ce qui est bon et suffisant en un pays pour y faire recevoir l’Évangile, ne vaut rien quelquefois, ou ne suffit pas en un autre.

Nos premiers missionnaires, au commencement qu’ils vinrent à la Chine, avaient assez d’envie d’y porter, comme dans les autres missions, des habits pauvres, et qui marquassent leur détachement du monde. L’illustre Grégoire Lopez, évêque de Basilée, entre autres, m’a souvent dit que le père Matthieu Ricci, fondateur de cette mission, vécut ainsi les premières années, et qu’il demeura sept ans avec les bonzes, portant un habit peu différent du leur, et vivant très pauvrement. Les bonzes l’aimaient tous à cause de sa douceur et de sa modestie ; ils honoraient sa vertu ; il apprit d’eux la langue et les caractères chinois mais durant ce temps-là il ne convertit presque personne. Les sciences d’Europe étant nouvelles alors à la Chine, quelques mandarins eurent, avec le temps, la curiosité de le voir ; il leur plut, parce qu’il avait un air respectueux et insinuant ; quelques-uns, satisfaits de sa capacité, le prirent en affection, et commencèrent à lui parler plus souvent. Ayant appris de lui, dans la conversation, le grand motif de sa venue, qui était de prêcher à la Chine la loi de Dieu, dont il leur expliqua les principales vérités, ils louèrent son dessein ; mais ce furent eux qui lui conseillèrent de changer de manière.

— Dans l’état où vous êtes, lui disaient-ils, peu de gens vous écouteront, on ne vous souffrira pas même longtemps à la Chine. Puisque vous êtes savant, vivez comme nos savants ; alors vous pourrez parler à tout le monde. Les mandarins, accoutumés à considérer les gens de lettres, vous considéreront aussi ; ils recevront vos visites ; le peuple vous voyant honoré d’eux, vous respectera, et écoutera vos instructions avec joie.

Le père, qui avait déjà éprouvé que tout ce qu’ils disaient était vrai (car il sentait bien qu’il avançait peu et qu’il perdait presque son temps), après avoir prié Dieu et consulté ses supérieurs, suivit le conseil des mandarins. Voilà, disait monseigneur de Basilée, la raison pourquoi les premiers missionnaires de votre Compagnie changèrent leur manière d’agir et se mirent à la Chine sur le pied des gens de lettres. Il les louait d’avoir pris ce parti, l’unique et le véritable qu’on peut prendre, ajoutait-il si l’on veut pouvoir y prêcher l’Évangile et y établir la religion.

Cinquante ans après, lorsque nos missionnaires avaient déjà formé une chrétienté nombreuse, les religieux de Saint-François et de Saint-Dominique attirés par le désir de gagner des âmes à Jésus-Christ passèrent des Philippines à la Chine ; mais, soit qu’ils ne sussent pas le chemin que nous avions pris, ou qu’ils crussent mieux faire en portant leur habit de religion, ils allèrent ainsi le crucifix à la main prêcher la foi dans les rues. Ils eurent le mérite de souffrir beaucoup, d’être battus, emprisonnés, et renvoyés dans leur pays ; mais ils n’eurent pas la consolation de faire le bien p.140 qu’ils avaient espéré. Ils l’éprouvèrent si souvent, et toujours au préjudice de leur principal dessein, que d’un avis commun et par des ordres réitérés de leurs supérieurs généraux, ils se déterminèrent enfin à s’habiller et à vivre comme nous.

Il n’y a que deux ans que nous avons encore vu trois ou quatre religieux de Saint-François, arrivés d’Italie, qui voulaient revenir à ces premières manières, et porter leur habit pauvre et grossier dans la mission, comme ils font avec tant d’édification en Europe. Leurs confrères furent les premiers à s’opposer à cette résolution. Monseigneur de Pékin, religieux de leur ordre, lui-même les fit changer deux ans après, et les a mis sur le pied des autres missionnaires.

L’état des gens de lettres est donc celui que les missionnaires doivent prendre quand ils viennent à la Chine, et l’on n’en saurait disconvenir, après tant d’expériences ; car tous les religieux qui l’ont pris après nous ne se croyaient pas obligés de nous imiter ; on peut même dire qu’ils étaient plus portés à s’opposer à nos manières qu’à s’y conformer, principalement en ce point. Si les Chinois nous regardent véritablement comme des gens de lettres et des docteurs d’Europe, qui sont des noms honorables et qui conviennent à notre profession, et que nous prenions cet état, il faut, par nécessité, que nous en gardions toutes les bienséances, que nous ayons des habits de soie, et que nous nous servions de chaises comme eux lorsque nous sortons de la maison pour aller en visite.

Quand nous n’aurions pas même cette raison particulière, il faudrait en user ainsi pour se conformer à la coutume générale du pays ; car les gens du commun portent tous des habits de soie et vont en chaise quand ils veulent visiter quelqu’un. Cela ne passe point pour grandeur ni pour vanité parmi eux, mais pour une marque qu’on honore les personnes qu’on va voir, et qu’on n’est pas dans la nécessité, ni d’une condition méprisable. En Europe, l’usage des soies ne devrait être que pour les grands et pour les riches ; ce sont ordinairement des habits de prix ; il ne faut pas s’étonner s’ils ne conviennent jamais à la pauvreté d’un religieux ; mais les gens du commun et les valets même, pour la plupart, portent des habits de soie à la Chine. C’est sur ces idées, et non sur celles que nous avons en France, qu’il faut se régler, et que les personnes de vertu dont j’ai parlé doivent examiner nos missionnaires, sans croire facilement qu’après avoir commencé par l’esprit ils veuillent finir par la chair, ni qu’ils s’amollissent dans un pays où ils sont venus par le seul désir de vivre dans une grande perfection, et de souffrir beaucoup en travaillant pour la gloire de Jésus-Christ.

Je n’ai parlé que par rapport aux visites, car dans la maison, où les Chinois s’habillent comme ils veulent, les missionnaires vivent très pauvrement, et ne se servent que des étoffes les plus communes. Ils vont à pied lorsqu’ils parcourent les villages en faisant leurs missions. Quelques-uns même marchent à pied dans les villes, en diverses occasions ; ce qui peut avoir ses dangers pour la religion car outre les railleries et les paroles de mépris qu’ils s’attirent, et qui assurément ne disposent pas les Chinois à les écouter, ils doivent se souvenir que les missionnaires ne sont que tolérés à la Chine, et qu’il ne faut s’y montrer que rarement en public, de peur que les mandarins, choqués de les voir en si grand nombre, ou même de les voir souvent, ne se mettent dans l’esprit qu’ils sont trop hardis, et qu’il faut en avertir la cour. Cette considération oblige les missionnaires à prendre de grandes précautions, et à garder beaucoup de mesures. J’avouerai, si l’on veut, que ce ne serait pas tout à fait la même chose, si quelqu’un avait reçu de Dieu le don de faire des miracles comme les apôtres, et comme saint François-Xavier. Un missionnaire revêtu de ce pouvoir irait à pied, le bourdon à la main, avec tel habit qu’il voudrait, par toutes les villes de la Chine. Les peuples, attirés par le bruit de ces prodiges, accourraient en foule pour le voir et pour l’entendre ; ils le respecteraient, ils seraient dociles à ses paroles, ils admireraient sa pauvreté, parce qu’ils croiraient qu’il ne tient qu’à lui d’être riche. Mais quand il se trouverait quelque homme de ce caractère, il ne faut pas croire que les autres missionnaires à qui Dieu ne donnerait pas le même pouvoir, et qui voudraient cependant garder une pareille conduite, trouvassent dans les peuples le même respect et la même docilité à les écouter.

Le plus sûr, mon révérend Père, est donc de s’en tenir aux coutumes introduites dans la mission avec tant de sagesse. On voit, par p.141 expérience, qu’elles ont fait déjà beaucoup de fruit. Quand on aura établi solidement la religion par ce moyen, la religion à son tour pourra mettre les missionnaires dans la liberté de les quitter, et de reprendre les manières d’Europe autant qu’ils voudront. Si les habits de soie déplaisent, il n’en faut jamais porter à la maison, ni quand on est seul avec ses domestiques ; et quand on va en ville, que ceux dont on se sert soient toujours très modestes. On peut même, sous une étoffe de soie, porter la haire et le cilice, selon la pratique de plusieurs saints missionnaires. Enfin, il n’est pas nécessaire d’être revêtu d’un habit de pénitence pour être saint et pour prêcher l’Évangile. Combien y a-t-il d’excellents religieux de tous les ordres, dans les pays hérétiques, qui soutiennent avec un zèle admirable les intérêts de Jésus-Christ, et qui portent indifféremment toutes sortes d’habits ! Il y a plus de cent ans que la mission de la Chine est fondée ; il y est venu des missionnaires de toutes les nations de l’Europe et de différents instituts : aucun d’eux, grâce à Dieu, n’a renoncé la foi jusqu’à présent ; aucun n’y a commis une action scandaleuse qui ait déshonoré la religion ; c’est une grâce particulière que Dieu a faite à la mission de la Chine. Il faut donc, ou que la vie qu’on y mène ne porte pas au relâchement ou que les occasions de se perdre y soient rares, ou que Dieu y protège d’une manière particulière les ouvriers évangéliques. De quelque principe que cela vienne, c’est toujours une justification de notre conduite et un grand motif pour exciter les hommes apostoliques à y venir travailler à la conversion des âmes, sur les traces des premiers fondateurs de la mission.

Je ne parle point de la mortification l’humeur et des inclinations naturelles, qui est la vraie mortification que les saints ont tant recommandée, et qui, dans cette mission, est si nécessaire, que sans elle on n’y fera rien de grand pour la gloire de Dieu, et l’on n’y pourra même persévérer longtemps. Un Européen est naturellement vif, ardent, empressé, curieux. Quand on vient à la Chine, il faut absolument changer sur cela, et se résoudre à être toute sa vie doux, complaisant, patient et sérieux : il faut recevoir avec civilité tous ceux qui se présentent, leur marquer qu’on les voit avec joie, et les écouter autant qu’ils le souhaitent, avec une patience inaltérable ; leur proposer ses raisons avec douceur, sans élever sa voix ni faire beaucoup de gestes ; car on se scandalise étrangement à la Chine quand on voit un missionnaire d’une humeur rude et difficile. S’il est brusque et emporté, c’est encore pis ; ses propres domestiques sont les premiers à le mépriser et à le décrier.

Il faut encore renoncer à toutes les satisfactions et à tous les divertissements de la vie. Un missionnaire qui est seul dans les provinces ne sort jamais de sa maison que pour administrer les sacrements aux malades, ou pour aller dans les villages faire sa mission en certains temps. Les visites sont rares à la Chine ; on ne peut s’entretenir qu’avec ceux qui ont déjà embrassé la foi, et avec les catéchumènes, auxquels on parle seulement de la loi de Dieu. Il faut demeurer seul le reste du temps, et s’occuper à prier ou à étudier. C’est pour cette raison que les gens qui aiment l’étude s’accommodent mieux de cette mission, que ceux qui n’y ont pas d’inclination.

Enfin, un air sérieux et grave, est celui qu’un missionnaire doit prendre et retenir inviolablement jusque dans l’intérieur de sa maison s’il veut que les Chinois l’estiment, et que ses paroles fassent impression sur leurs esprits. C’est pour cela que le père Jules Aleni, un des plus grands hommes qui aient travaillé dans cette mission, quand les chrétiens le venaient voir, quelque habitude qu’il eût avec eux, prenait toujours un habit de visite pour leur parler. Par cet extérieur composé, il leur inspirait d’abord du respect ; et par sa douceur et son affabilité dans la conversation, il s’attirait ensuite leur estime et leur confiance. Quand il leur distribuait des peintures de dévotion ou des médailles, il les conduisait à la sacristie et là, prenant son surplis et les faisant mettre à genoux, il leur expliquait avec quel respect, avec quelle vénération ils devaient recevoir et garder ces saintes images. Pour moi, j’admire infiniment, dans cet illustre missionnaire, non seulement le soin qu’il prenait de les instruire, mais encore cette application continuelle à garder à l’extérieur tout ce qui pouvait lui attirer le respect, l’attention et l’estime des Chinois, comptant pour rien la gêne particulière que lui donnaient de pareils assujettissements.

On voit par là, mon révérend Père, que nos intentions sont droites et saintes à la Chine, p.142 et que nous n’y vivons pourtant pas sans mortification. Avec cela, il faut avouer que c’est, de toutes les missions, celle où les ouvriers évangéliques vivent le plus honorablement. Les grands seigneurs et le peuple les estiment et les considèrent. Mais c’est une grâce de Dieu que nous ne saurions assez reconnaître, et que nous rapportons au bien de la religion autant qu’il nous est possible ; car Dieu sait si nous avons quelque autre fin. C’est pour cette fin unique que nous étudions, que nous travaillons, que nous faisons des courses pénibles, que nous souffrons, et que nous exposons enfin nos vies à plusieurs dangers, sans cesser jamais, qu’à la mort, d’employer ce que nous avons de force et de talents, pour avancer un si glorieux dessein. Impendam et superimpendar ipse [117], dit l’apôtre saint Paul : pour lui je sacrifierai tout, et je me sacrifierai moi-même.

J’aurai l’honneur de vous entretenir sur divers moyens de rendre cette mission encore plus florissante, et d’aider les missionnaires qui y travaillent. Personne ne demande rien pour soi ; mais si nous parlons pour l’œuvre de Dieu, nous sommes persuadés que ceux qui aiment Jésus-Christ et qui s’intéressent au salut des âmes, comme vous faites, seront disposés à nous entendre. Le démon met tout en œuvre pour détruire cette mission et pour en empêcher le progrès. Il voit que les âmes se perdent ailleurs par centaines, et à la Chine à millions ; que les peuples n’ont, dans aucun autre pays, tant de dispositions à embrasser la foi, et les missionnaires tant d’avantages pour la faire recevoir. Cet ennemi de notre salut voudrait qu’un si grand empire fût tout à lui. Nous voulons que Jésus-Christ en soit le maître. Nous combattons et nous souffrons pour l’y faire connaître et pour l’y faire régner. Puisse le ciel bénir des intentions si justes, et continuer de répandre sur nous ses plus précieuses bénédictions ! En attendant l’honneur de vous voir, je me recommande à vos saintes prières, et je suis avec un très profond respect, etc.

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Lettre du père Jartoux

au père de Fontaney

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Description de la nouvelle église. — Scrupules des jésuites au sujet d’une espèce de sceptre que l’empereur les charge de travailler. — Soupes économiques distribuées aux pauvres.

A Pékin, ce 20 d’août 1704

Mon très révérend Père,

P. C.

Je me souviens que quand vous partîtes de la Chine, vous me chargeâtes de vous faire part, tous les ans, de nos croix et de nos consolations. Grâce à Dieu j’aurais bien de quoi vous satisfaire sur le premier point ; mais il ne sied pas toujours aux disciples de Jésus-Christ de faire eux-mêmes le détail de leurs peines : c’est bien assez pour eux que Dieu daigne leur en tenir compte. Agréez donc que je m’attache uniquement à ce qui peut vous faire plaisir et vous édifier.

Je commence par l’ouverture solennelle de notre église, qui se fit enfin le 9 de décembre de l’année 1703. Ce fut, comme vous le savez, au mois de janvier de l’année 1690, que l’empereur accorda au père Gerbillon la permission de la bâtir dans ce grand emplacement qu’il nous avait donné, et qui est renfermé dans l’enceinte même du palais. Quelque temps après, ce prince fit demander à tous les missionnaires de la cour, s’ils ne voulaient pas contribuer à la construction de cet édifice, comme à une bonne œuvre à laquelle il voulait aussi avoir part. Ensuite il fit distribuer à chacun cinquante écus d’or, donnant à entendre que cette somme devait y être employée. Il fournit encore une partie des matériaux, et nomma des mandarins pour présider aux ouvrages. On n’avait que deux mille huit cents livres quand on creusa les fondements ; on comptait, pour le reste, sur les fonds de la Providence ; et, par sa bonté infinie, elle ne nous a pas manqué.

Quatre années entières ont été employées à bâtir et à orner cette église, une des plus belles et des plus régulières de tout l’Orient. Je ne prétends pas vous en faire ici une description exacte, il me suffit de vous en donner une légère idée.

p.143 On entre d’abord dans une cour large de quarante pieds sur cinquante de long ; elle est entre deux corps de logis bien proportionnés ; ce sont deux grandes salles à la chinoise : l’une sert aux congrégations et aux instructions des catéchumènes, l’autre sert à recevoir les personnes qui nous rendent visite. On a exposé dans cette dernière les portraits du roi, de monseigneur, des princes de France, du roi d’Espagne régnant, du roi d’Angleterre, et de plusieurs autres princes, avec des instruments de mathématique et de musique. On y fait voir encore toutes ces belles gravures recueillies dans ces grands livres qu’on a mis au jour pour faire connaître à tout l’univers la magnificence de la cour de France. Les Chinois considèrent tout cela avec une extrême curiosité.

C’est au bout de cette cour qu’est bâtie l’église. Elle a soixante et quinze pieds de longueur, trente-trois de largeur et trente de hauteur. L’intérieur de l’église est composé de deux ordres d’architecture : chaque ordre a seize demi-colonnes couvertes d’un vernis vert ; les piédestaux de l’ordre inférieur sont de marbre ; ceux de l’ordre supérieur sont dorés, aussi bien que les chapiteaux, les filets de la corniche, ceux de la frise et de l’architrave. La frise paraît chargée d’ornements qui ne sont que peints ; les autres membres de tout le couronnement sont vernissés avec des teintes en dégradation selon leurs différentes saillies. L’ordre supérieur est percé de douze grandes fenêtres en forme d’arc, six de chaque coté, qui éclairent parfaitement l’église.

Le plafond est tout à fait peint ; il est divisé en trois parties ; le milieu représente un dôme tout ouvert, d’une riche architecture : ce sont des colonnes de marbre qui portent un rang d’arcades surmonté d’une belle balustrade. Les colonnes sont elles-mêmes enchâssées dans une autre balustrade d’un beau dessin, avec des vases à fleurs fort bien placés ; on voit au-dessus le Père éternel assis dans les nues sur un groupe d’anges, et tenant le monde en sa main.

Nous avons beau dire aux Chinois que tout cela est peint sur un plan uni ; ils ne peuvent se persuader que ces colonnes ne soient pas droites, comme elles le paraissent ; il est vrai que les jours y sont si bien ménagés à travers les arcades et les balustres, qu’il est aisé de s’y tromper. Cette pièce est de la main de M. Gherardini [118].

Aux deux côtés du dôme sont deux ovales dont les peintures sont très riantes. Le retable est peint de même que le plafond ; les côtés du retable sont une continuation de l’architecture de l’église en perspective. C’est un plaisir de voir les Chinois s’avancer pour visiter cette partie de l’église qu’ils disent être derrière l’autel. Quand ils y sont arrivés, ils s’arrêtent, ils reculent un peu, ils reviennent sur leurs pas, ils y appliquent les mains, pour découvrir si véritablement il n’y a ni élévations ni enfoncements.

L’autel a une juste proportion : quand il est orné des riches présents de la libéralité du roi, que vous nous avez apportés d’Europe, et dont Sa Majesté a bien voulu enrichir l’église de Pékin, il paraît alors un autel érigé par un grand roi au seul maître des rois.

Quelques soins que nous nous soyons donnés, l’église ne put s’ouvrir qu’au commencement de décembre de l’année dernière. On choisit un dimanche pour la cérémonie ; le révérend père Grimaldi, visiteur de la Compagnie dans cette partie de l’Orient, accompagné de plusieurs autres missionnaires de différentes nations, vint bénir solennellement la nouvelle église. Douze catéchistes en surplis portaient la croix, les chandeliers, l’encensoir, etc. Deux prêtres avec l’étole et le surplis marchaient à coté de l’officiant ; les autres missionnaires suivaient deux à deux, et ensuite venaient en foule les fidèles que la dévotion avait attirés.

La bénédiction achevée, tout le monde se prosterna devant l’autel : les Pères rangés dans le sanctuaire, et tous les chrétiens dans la nef, frappèrent plusieurs fois la terre du front. La messe fut ensuite célébrée avec diacre et sous-diacre par le père Gerbillon, qu’on peut regarder comme le fondateur de cette nouvelle église. Un grand nombre de fidèles y communièrent ; on pria pour le roi très chrétien, notre insigne bienfaiteur, et le père Grimaldi fit à la fin de la messe un discours très touchant. Enfin la fête se termina par le baptême d’un grand nombre de catéchumènes.

La messe se célébra la nuit de Noël avec la même solennité et avec le même concours de p.144 fidèles. Si les instrument chinois, qui avaient je ne sais quoi de champêtre, ne m’eussent fait ressouvenir que j’étais dans une mission étrangère, j’aurais cru me trouver dans le cœur de la France, où la religion jouit de toute sa liberté.

Vous ne sauriez croire la multitude de personnes de distinction qui sont venues voir cet édifice ; tous s’y prosternent à plusieurs reprises devant l’autel plusieurs même s’instruisent de notre religion, s’y affectionnent, et donnent lieu de croire qu’ils l’embrasseront dans la suite.

Quelle douleur pour nous, mon révérend Père, si nous avions le malheur de voir détruire un ouvrage qui fait triompher la religion jusque dans le palais d’un prince infidèle ! nous en avons couru le risque deux mois après qu’il a été achevé : voici comment la chose se passa.

Le 12 de février de cette année 1704, le frère Brocard, qui travaille à des instruments de mathématiques chez le prince héritier, avec toute l’amertume de la croix de Jésus-Christ, reçut ordre de donner la couleur bleue à quelques ouvrages d’acier. Le premier avait la figure d’un anneau, le second représentait une garde d’épée tout à fait ronde, le troisième avait la forme d’un pommeau d’épée, et le quatrième était une pointe quadrangulaire fort émoussée. Tout cela est nécessaire pour ce que je dois dire.

Je me trouvai alors dans l’appartement où travaillait le frère Brocard, pour l’aider à perfectionner quelques ouvrages. Le père Bouvet, qui nous sert d’interprète, y fut aussi appelé, et après avoir observé ces morceaux d’acier, il me dit qu’il craignait fort que ce ne fussent les pièces d’un instrument idolâtrique. Je lui demandai plusieurs fois sur quoi il fondait ce soupçon, mais il ne put me répondre autre chose, sinon qu’elles lui paraissaient être les pièces d’un sceptre d’idole : je les examinai de mon côté avec attention, et je n’y pus rien apercevoir que quelques fleurs assez mal gravées.

Cependant le premier eunuque du prince héritier vint nous ordonner de sa part de mettre au plus tôt cet acier en couleur. Nous le conjurâmes de vouloir bien représenter au prince la peine où nous étions de ne pouvoir lui obéir, jusqu’à ce qu’on nous eût éclairci sur le doute que nous avions touchant l’usage du pien qu’il nous avait envoyé (c’est ainsi qu’on appelle cette espèce de sceptre) ; que nous craignions que ce ne fût le pien de Fo, ou de quelque autre idole, et que dans ce doute il ne nous était pas permis d’y travailler.

L’eunuque protesta que le pien était uniquement destiné à l’usage du prince, et nullement à celui des idoles. Permettez-moi néanmoins de vous représenter, répliqua le père Bouvet, que ce pien ressemble fort à cette espèce d’arme qu’on donne à certains génies supérieurs aux autres et à laquelle il me semble que le peuple attribue le pouvoir de défendre des malins esprits. Or, selon les principes de notre religion, nous ne pourrions travailler à de pareils ouvrages, sans nous rendre coupables devant Dieu d’un très grand crime, et le prince est trop équitable pour l’exiger de nous.

L’eunuque, peu instruit des devoirs de notre religion, et choqué de notre résistance, au lieu de répondre au doute du père Bouvet, nous traita d’opiniâtres et d’ingrats ; il s’efforça même de nous prouver avec chaleur que quand il s’agirait du pien de Fo, nous n’en devions pas moins obéir au prince ; qu’après les grâces dont l’empereur nous avait comblés, et dans le temps qu’il venait de nous permettre de bâtir jusque dans l’enceinte de son palais une église au Dieu que nous adorions, il était indigne, sur une fausse délicatesse, de refuser au prince son fils une bagatelle. Ensuite, ajoutant les menaces aux reproches, il nous exposa les suites fâcheuses que notre désobéissance pourrait avoir.

Nous répondîmes que l’empereur était le maître de nos vies ; que nous étions pénétrés de reconnaissance pour tous ses bienfaits ; surtout que nous lui étions infiniment obligés de la protection qu’il accordait à notre sainte loi ; qu’en toute autre occasion nous étions prêts de lui obéir, comme nous avions fait jusqu’alors, quelque chose qu’il nous en dût coûter ; que nous nous estimions même trop honorés qu’il voulût bien agréer nos services ; mais que, quand il faudrait encourir sa disgrâce, et nous exposer aux plus affreux châtiments, on ne nous engagerait jamais à rien faire contre la pureté de notre religion.

Après une déclaration si nette, l’eunuque s’efforça, par toutes les voies d’honnêteté, de vaincre notre résistance. Il dit au père Bouvet p.145 que nous pouvions nous fier à sa parole, et que le pien dont il s’agissait n’avait aucun rapport ni à Fo ni aux autres idoles. Un de ceux qui l’accompagnaient m’assura la même chose en particulier et me dit que l’empereur lui-même en avait un semblable.

Comme nous savons jusqu’où les mandarins portent leur complaisance pour l’empereur et pour le prince, nous ne crûmes pas encore devoir nous en rapporter à leur témoignage. Je pris donc la parole, et je dis que, puisque le pien appartenait au prince, personne n’en devait mieux savoir l’usage que lui ; qu’il lui était aisé de lever le doute qui nous arrêtait : que s’il voulait bien nous expliquer lui-même l’usage qu’il souhaite faire de cette arme, et nous assurer que ni lui, ni les Chinois n’y reconnaissent aucune vertu particulière, sur-le-champ il serait obéi. Nous étions en effet assez convaincus de la sincérité du prince pour ne devoir plus avoir lieu de douter, après le témoignage qu’il nous aurait rendu.

Vous êtes bien téméraires, reprit l’eunuque, de faire une pareille demande. En même temps il nous quitta pour aller faire son rapport au prince. Tous ceux qui furent témoins de cet entretien nous regardèrent comme des gens perdus. Quelque temps après on vint nous avertir d’aller au palais rendre raison de notre conduite : les traitements que nous reçûmes sur la route de la plupart des officiers nous firent juger que nous n’en devions pas recevoir un trop favorable du prince même. J’arrivai le premier ; dès que je fus en sa présence, je me prosternai selon la coutume. Il était au milieu de toute sa cour, à l’entrée de son appartement : et me regardant d’un air plein d’indignation et de colère :

— Faut-il donc, me dit-il, que j’intime moi-même mes ordres pour être obéi ? Savez-vous les châtiments que votre désobéissance mérite selon la rigueur des lois ?

Ensuite, adressant la parole au père Bouvet qui me suivait de près :

— Connaissez-vous cette arme ? ajouta-t-il ; c’est le pien dont je me sers, et qui est fait uniquement pour mon usage ; il n’est ni pour Fo, ni pour aucun génie, et personne n’attribue à ce pien aucune vertu particulière : en faut-il davantage pour vous rassurer contre vos craintes mal fondées ?

Le père Bouvet crut pouvoir, sans manquer au respect dû au prince, lui exposer les raisons qu’il avait eues de douter. Mais le prince, se persuadant qu’il faisait encore difficulté de se rendre à son témoignage, lui parla d’une manière qui marquait sa colère et son indignation. Il l’envoya dans la salle de la comédie pour y voir des sceptres pareils au sien entre les mains des comédiens qui étaient sur le point de jouer.

— Qu’il voie, dit-il, si c’est là un instrument de religion, puisque nous en faisons un instrument de comédie.

Le père Bouvet étant de retour, le prince lui demanda s’il était enfin détrompé. Le père lui répondit qu’il voyait bien que ce pien pouvait servir différents usages ; mais que comme il avait lu dans quelque livre de l’histoire de la Chine qu’on avait employé de pareils instruments à des choses que notre religion déteste, il avait eu lieu de craindre que celui-ci ne fût de la même espèce et que le peuple n’eût encore sur la vertu de ces sortes d’armes des erreurs grossières.

Ces nouvelles instances du père Bouvet irritèrent extrêmement le prince. Il s’imagina que le missionnaire voulait opposer à son autorité, celle de quelque roman, ou des gens de la lie du peuple.

— Vous n’êtes qu’un étranger, lui dit-il d’un ton sévère, et vous prétendez savoir mieux les sentiments et les coutumes de la Chine que moi et que tous ceux qui n’ont point fait d’autre étude dès leur enfance ? Or je déclare que ni moi ni le peuple de la Chine nous ne reconnaissons aucune vertu particulière dans cette sorte de sceptre, et qu’il n’y en a aucun de semblable qui soit un instrument d’idole. Comme je veux bien vous assurer, quelle fausse délicatesse peut vous arrêter, lorsque je vous ordonne d’y travailler ? Parce que Fo et les autres idoles sont représentés avec des habits, cela vous empêche-t-il d’en porter vous-mêmes ? Quoiqu’ils aient des temples, n’en bâtissez-vous pas aussi à votre Dieu ? On ne blâme pas votre attachement à votre religion, mais on blâme avec raison votre entêtement sur des choses que vous ne savez pas [119].

Après ces paroles, le prince se retira pour aller instruire l’empereur de tout ce qui s’était passé. En même temps il donna ordre qu’on fit venir incessamment tous les missionnaires p.146 des trois Églises de Pékin. J’ai admiré et je ne cesserai d’admirer toute ma vie, que la colère de ce prince idolâtre ne lui fit jamais dire une seule parole contre la loi chrétienne, quoique nous n’eussions point d’autres raisons à apporter que la crainte de la violer : preuve évidente de l’estime qu’il fait de notre sainte religion.

Comme il était fort tard, on nous renvoya dans notre logis, le seul père Bouvet eut ordre de rester. Il demeura donc comme prisonnier et passa toute la nuit, qui fut extrêmement froide, sous une cabane de nattes, où on lui permit de se retirer.

Le lendemain matin, quelques personnes me vinrent trouver, pour me dire que le père Bouvet était condamné au châtiment des esclaves. Je leur répondis que ce père serait heureux de mourir pour n’avoir pas voulu trahir sa conscience ; mais que si on le punissait, la faute étant commune à trois, il était de la justice que trois fussent punis.

J’aperçus en même temps l’eunuque du prince qui venait nous demander de sa part, si le sceptre de Salomon, gravé sur la boîte de sa montre, n’était pas la même chose que le sien.

— Vos rois ont un pien, nous dit-il ; vous n’en êtes pas scandalisés, et celui du prince vous fait peur ; d’où vient cette différence ? 

Je lui appris ce que c’était que le sceptre de nos rois, et je lui expliquai l’histoire du jugement de Salomon, qui était gravé sur cette boîte. Enfin les missionnaires des trois Églises arrivèrent sur les huit heures, déjà instruits de toute cette affaire par le père Gerbillon.

Le mandarin nommé Tchao, qui a tant contribué à l’édit qui permet l’exercice de la religion chrétienne dans tout l’empire, nous assembla tous dans un lieu éloigné des appartements du prince. Là, en présence du premier eunuque et de plusieurs autres personnes, il nous parla à peu près en ces termes :

— Vous avez irrité contre vous le meilleur de tous les princes : il m’ordonne de poursuivre vivement la faute du père Bouvet comme un crime de lèse-majesté. Si vous ne lui faites satisfaction, j’irai moi-même accuser le coupable à la cour des crimes, pour y être jugé et puni selon la sévérité des lois. Vous êtes des étrangers, vous n’avez d’appui que la bonté de l’empereur qui vous protège, qui permet votre religion parce qu’elle est bonne, et qu’elle n’ordonne rien que de raisonnable. De quels biens et de quels honneurs ne vous a-t-il pas comblés à la cour et dans les provinces ! Cependant le père Bouvet a eu l’insolence de contredire le prince héritier, et, malgré les assurances et les éclaircissement qu’il a eu la bonté de lui donner, il a voulu soutenir son propre sentiment contre celui du prince, comme s’il se fût défié de sa droiture et de sa bonne foi. Je vous fais les juges de son crime, et de la peine qu’il mérite. Qu’en pensez-vous ? Répondez, père Grimaldi, vous qui êtes le supérieur de tous.

Le père, qui s’était attendu à tous ces reproches, et qui, après avoir tout examiné, avait désapprouvé la résistance opiniâtre du père Bouvet, répondit que ce père avait eu grand tort de ne pas déférer au témoignage et à l’autorité du prince, et que par là il s’était rendu indigne de paraître jamais devant sa Majesté et devant son Altesse.

Le mandarin sans répondre au père Grimaldi, s’adressa au père Bouvet, et lui dit que le prince héritier jurait, foi de prince, que l’instrument dont il s’agissait n’était point le sceptre de Fo, ni des génies ; que s’il savait le contraire, il fit une croix sur la terre et qu’il jurât sur cette croix. Le père Bouvet répondit qu’il soumettait son jugement à celui du prince.

— Si vous reconnaissez votre faute, reprit le mandarin, frappez donc la terre du front comme coupable. Le père obéit sur-le-champ, et le mandarin alla faire son rapport à l’empereur.

Nous louâmes Dieu du témoignage public que ce mandarin venait de donner à notre sainte religion, au nom de l’empereur et du prince son fils (car nous savions bien qu’il ne disait pas un mot de lui-même), témoignage que nous aurions acheté au prix de tout notre sang. Ce courtisan, que le seul respect humain retient dans l’infidélité, fit bien valoir ce témoignage, auquel il savait que nous étions infiniment sensibles : il ne se contenta pas de le dire une fois, il le répéta bien haut, et le prononça d’un ton et d’un air à lui donner toute l’autorité que nous désirions.

Quelque temps après, ce témoignage du prince, si avantageux à la religion, nous fut encore confirmé par un autre officier, qui vint nous dire de sa part ces paroles bien consolantes pour nous :

— Est-il possible qu’on m’ait soupçonné d’avoir voulu vous tromper en vous p.147 faisant violer votre loi que je juge bonne ? Sachez qu’un tel dessein est indigne d’un prince comme moi et que dans tout l’empire vous trouveriez peu de personnes capables de ce procédé, qui ne peut convenir qu’à un malhonnête homme. Si je suis si fort irrité, ce n’est pas pour le sceptre dont il s’agit, car je m’en mets fort peu en peine ; c’est à cause de l’outrage qu’on me fait, et auquel je suis d’autant plus sensible, qu’il me vient par des personnes que j’avais honorées de mon estime.

Malgré tant de déclarations du prince, qui étaient suffisantes pour lever entièrement notre doute, nous examinâmes encore, et nous fîmes examiner attentivement tous les différents rapports que pouvait avoir ce sceptre ; mais nous n’y trouvâmes pas l’ombre de superstition ; c’est un instrument dont le prince et l’empereur lui-même se servent pour se dénouer les bras à la façon des Tartares.

Cependant le bruit se répandait que le père Bouvet aurait le cou coupé. Les pères Grimaldi, Thomas, Gerbillon et Pereyra, après avoir conféré ensemble, et avec quelques mandarins de leurs amis, allèrent trouver l’empereur pour lui témoigner leur chagrin sur le peu de déférence que le père Bouvet avait eu pour le prince.

Sa Majesté leur répondit qu’elle était bien aise qu’ils reconnussent leur faute ; que depuis quarante ans qu’il se servait des missionnaires, il n’avait jamais eu la pensée de leur rien ordonner qui fût contraire à leur loi, qu’il jugeait bonne ; que quand il avait exigé d’eux quelque service, il s’était informé auparavant s’ils n’auraient pas de peine à faire ce qu’il souhaitait ; qu’il avait même porté les choses jusqu’au scrupule :

— J’ai dans mon palais, dit Sa Majesté, une femme qui joue excellemment bien de la harpe ; je voulus faire juge de son habileté le père Pereyra, qui touche bien les instruments ; mais, faisant attention à la délicatesse des missionnaires, je craignis que le père ne fût tenté de me refuser. Il me vint en pensée qu’en tirant un rideau entre les deux, le père n’aurait peut-être plus la même difficulté : cependant je craignis encore que cet expédient ne lui déplût. Alors quelques courtisans me proposèrent de faire habiller cette femme en homme, et me promirent sur cela un secret inviolable. J’étais fort porté à le faire, afin de contenter ma curiosité. Mais après quelques réflexions, je jugeai qu’il était indigne de tromper un homme qui se fiait en moi ; ainsi je me privai du plaisir que je m’étais promis, pour ne point faire de peine au missionnaire sur les devoirs de sa profession.

Sa Majesté ajouta que le grand lama, qu’il considérait si fort, l’ayant prié de faire tirer son portrait par M. Gherardini, il l’avait refusé, dans la crainte qu’il avait que ce peintre, étant chrétien, n’eût de la répugnance à faire le portrait d’un prêtre des idoles. Il dit ensuite qu’il y avait parmi nous des gens défiants et soupçonneux, qui craignent tout, parce qu’ils ne connaissent pas assez la Chine, et qui aperçoivent de la religion où il n’y en a pas même l’apparence. Enfin il conclut que puisque le père Bouvet reconnaissait sa faute, il suffisait, pour le punir, qu’il ne servît plus d’interprète chez le prince son fils ; que du reste il pouvait demeurer tranquille dans notre maison.

Les Pères fléchirent les genoux et se courbèrent neuf fois jusqu’à terre, selon la coutume, en action de grâces. Ils firent ensuite la même cérémonie devant la porte du prince héritier. Ainsi se termina cette affaire, après nous avoir donné durant cinq jours de cruelles inquiétudes.

Malgré cette alarme passagère, notre mission est, grâce à Dieu, dans un état à nous faire espérer dans la suite de grands progrès pour la conversion des Chinois, si l’œuvre de Dieu n’est point traversée. Des trente jésuites que vous y avez laissés, il y en a douze qui n’ont plus besoin de maîtres dans les caractères, et qui lisent le chinois avec une facilité surprenante. M. l’évêque d’Ascalon, vicaire apostolique du Kiang-si, est si étonné du progrès que font dans les lettres les Pères de sa province, qu’il en a écrit à plusieurs personnes avec éloge.

Ce prélat a prié le Père supérieur général de lui accorder un des plus anciens pour son pro-vicaire, afin de se décharger sur lui d’une partie du soin de cette province, une des plus belles de la Chine. Comme ce n’est pas une dignité, mais une charge, on a ordonné aux jésuites français qui sont dans le Kiang-si, de ne point rejeter le fardeau qu’un évêque qui a vieilli dans les travaux de l’apostolat jugera selon Dieu devoir lui imposer pour son p.148 soulagement. Le révérend père Pousatery, vicaire apostolique du Chan-si, en a demandé aussi un pour son compagnon. Le révérend père Turcotti, élu évêque d’Andreville, et vicaire apostolique, en a encore pris un depuis peu.

L’empereur nous a fait cette année une faveur qui a beaucoup honoré la religion : une inondation ayant produit une famine universelle dans la province de Chang-tong, Sa Majesté a taxé ses courtisans, et y a envoyé de grands secours qui devaient être administrés par de riches mandarins, députés exprès pour cette bonne œuvre. Cela n’a pas empêché qu’une grande partie de ces malheureux ne soient venus à la capitale de l’empire, pour y chercher de quoi vivre.

Sa Majesté ayant conçu de la défiance des mandarins, fit appeler quatre de nos Pères : il leur dit qu’étant venus à la Chine par un motif de charité, nous devions plus particulièrement travailler à secourir les pauvres, selon l’esprit de notre religion, qui s’en fait un point capital ; qu’il nous remettait deux mille taels pour en acheter du riz, et le distribuer dans le grand espace de notre sépulture, et qu’il espérait que nous contribuerions aussi selon nos forces au soulagement de tant de malheureux. Cet ordre fut reçu avec reconnaissance de la part des missionnaires, et ils jugèrent qu’il fallait s’incommoder, afin de trouver cinq cents taels pour les employer en aumônes.

Les pères Suarez et Parennin, chargés de la distribution des aumônes, firent préparer des fourneaux et de grandes chaudières : ils firent ensuite provision de riz, de grands vases de porcelaine bien propres, de racines et d’herbes salées du pays, pour corriger ce que le riz a de fade et d’insipide.

A la vue d’un signal qu’on élevait, les pauvres entraient sans confusion et se rassemblaient tous dans un quartier, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Ensuite on les faisait revenir par un passage étroit, et là on donnait à chacun sa portion de riz et d’herbages [120], qu’il emportait dans un lieu marqué, où ils allaient tous se ranger, jusqu’à ce que les porcelaines fussent vides. On les ramassait ensuite ; on les lavait, et on distribuait aux autres pauvres leur aumône dans le même ordre qu’aux premiers.

Les chrétiens les plus considérables de la ville venaient tour à tour servir les pauvres avec beaucoup d’édification : ils recueillaient les porcelaines ; ils maintenaient le bon ordre ; ils disaient à tous quelques mots de consolation. Les mandarins et les eunuques de la cour, que la curiosité attirait à ce spectacle, étaient charmés de ce bon ordre maintenu sans le secours d’aucuns gardes, de cette abondance, et surtout de cette propreté, dont les Chinois sont si jaloux. Ils admiraient que des personnes remarquables par leur naissance et par leurs richesses se mêlassent ainsi parmi les pauvres, jusqu’à leur fournir les bâtonnets pour manger, et les conduire ensuite comme des hôtes à qui on veut faire honneur. Oh s’écriaient-ils que cette religion est excellente, qui inspire tant de charité jointe à tant de modestie. Il n’y avait pas jusqu’aux bonzes qui devenaient nos panégyristes, car il y en avait tous les jours près de cent à qui on faisait l’aumône avec les autres pauvres. C’est ainsi que, durant quatre mois, nous avons nourri plus de mille personnes par jour.

Dussions-nous être longtemps incommodés de cette dépense, comme en effet nous le serons, nous ne la regretterons point : au contraire, nous bénirons Dieu sans cesse, et nous le conjurerons de nous fournir souvent de semblables occasions de faire louer le nom du Seigneur par les chrétiens et par les infidèles. Ne craignez pas que le nombre de nos catéchistes en diminue ; nous nous priverons plutôt des choses les plus nécessaires, que de retrancher un moyen si utile à la conversion des Chinois. Vous savez, mon révérend Père, que c’est là uniquement ce qui nous touche, et ce qui nous rend si sensibles au zèle des personnes qui par les aumônes qu’elles font à cette Église naissante, contribuent, avec tant d’avantage pour leurs propres âmes, au salut d’une infinité d’autres.

Je suis avec beaucoup de respect, dans l’union de vos saints sacrifices, etc.

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Lettre du père J.-P. Gozani

au père Joseph Suarez [121]

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Renseignements sur les juifs de la Chine.

A Cai-fum-fou, capitale de la province de Ho-nan,

le 5 de novembre 1704

Mon très révérend Père,

P. C.

p.149 Après avoir passé deux mois à la visite des chrétientés de Koueï-te-fou [122], de Loye-hien et de Fou-keou-hien [123], où par la miséricorde de Dieu la religion s’établit de jour en jour, je trouvai à mon retour les deux lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je vous remercie de m’avoir mandé des nouvelles de votre santé, et de m’avoir appris l’heureuse découverte que vous avez faite dans vos archives de pièces importantes [124] pour l’éclaircissement de la vérité.

Pour ce qui regarde ceux qu’on appelle ici Tiao-kin-kiao, il y a deux ans que j’allai les voir, dans la pensée que c’étaient des juifs, et dans la vue d’y chercher l’Ancien Testament. Mais comme je n’ai aucune connaissance de la langue hébraïque, et que je trouvai de grandes difficultés, j’abandonnai cette entreprise, dans la crainte de n’y pas réussir. Néanmoins, depuis que vous m’avez marqué que je vous ferais plaisir de m’informer de ces gens-là, j’ai obéi à vos ordres, et je l’ai fait avec tout le soin et toute l’exactitude dont je suis capable.

Je leur fis d’abord amitié, ils y répondirent, et ils eurent l’honnêteté de me venir voir. Je leur rendis leur visite dans leur li-paï-sou, c’est-à-dire leur synagogue, où ils étaient tous assemblés, et où j’eus avec eux de longs entretiens. Je vis leurs inscriptions dont les unes sont en chinois, et les autres en leur langue. Ils me montrèrent leurs kims ou leurs livres de religion, et ils me laissèrent entrer jusque dans le lieu le plus secret de leur synagogue, où il ne leur est pas permis à eux-mêmes d’entrer. C’est un endroit réservé à leur cham-kiao, c’est-à-dire au chef de la synagogue, qui n’y entre jamais qu’avec un profond respect.

Il y avait sur des tables treize espèces de tabernacles dont chacun était environné de petits rideaux. Le sacré kim [125] de Moïse était renferme en chacun de ces tabernacles, dont douze représentaient les douze tribus d’Israël, et le treizième Moïse. Ces livres étaient écrits sur de longs parchemins et pliés sur des rouleaux. J’obtins du chef de la synagogue qu’on p.150 tirât les rideaux d’un de ces tabernacles et qu’on dépliât un de ces parchemins, ce qu’on fit. Il me parut être écrit d’une écriture très nette et très distincte. Un de ces livres fut heureusement sauvé de la grande inondation du fleuve Hoamho [126], qui submergea la ville de Caï-fom-fou, capitale de cette province. Comme les lettres de ce livre ont été mouillées et qu’elles sont presque à demi effacées, ces juifs ont eu soin d’en faire douze copies qu’ils gardent soigneusement dans les douze tabernacles dont je viens de parler.

On voit encore en deux autres endroits de cette synagogue plusieurs anciens coffres ou ils conservent avec soin un grand nombre de petits livres, dans lesquels ils ont divisé le Pentateuque de Moïse, qu’ils appellent Takim, et les autres livres de leur loi. Ils se servent de ces livres pour prier ; ils m’en montrèrent quelques-uns, qui me parurent écrits en hébreu ; les uns étaient neufs et les autres vieux et à demi déchirés. Tous ces livres sont conservés avec plus de soin que s’ils étaient d’or ou d’argent.

Il y a au milieu de leur synagogue une chaire magnifique et fort élevée, avec un beau coussin brodé ; c’est la chaire de Moïse, dans laquelle les samedis (ce sont leurs dimanches) et les jours les plus solennels, ils mettent le livre du Pentateuque et en font la lecture. On y voit aussi un van-sui-pai ou un tableau où est écrit le nom de l’empereur, mais il n’y ni statues, ni images. Leur synagogue regarde l’occident, et quand ils prient Dieu ils se tournent de ce côté-là, et ils l’adorent sous les noms de Tien, de Cham-tien, de Cham-ti, de Teao-van-voe-tche, c’est-à-dire, de Créateur de toutes choses ; et enfin de Van-voe-tchu-tcai, c’est-à-dire, de Gouverneur de l’univers. Ils me dirent qu’ils avaient pris ces noms des livres chinois, et qu’ils s’en servaient pour exprimer l’Être suprême et la première cause.

En sortant de la synagogue, on trouve une salle que j’eus la curiosité de voir ; je n’y remarquai qu’un grand nombre de cassolettes. Ils me dirent que c’était le lieu où ils honoraient leurs chim-gins, ou les grands hommes de leur loi. La plus grande de ces cassolettes, qui est pour le patriarche Abraham, le chef de leur loi, est au milieu de cette salle. Après celle-là sont celles d’Isaac, de Jacob et de ses douze enfants, qu’ils appellent Chel-cum-pai-se, les douze lignées ou les douze tribus d’Israël ; ensuite sont celles de Moïse, d’Aaron, de Josué, d’Esdras, et de plusieurs autres personnes illustres, soit hommes, soit femmes.

Quand nous sortîmes de ce lieu-là, on nous conduisit en la salle des hôtes pour nous entretenir. Comme les titres des livres de l’Ancien Testament étaient écrits en hébreu à la fin de ma Bible, je les montrai au cham-kiao ou chef de la synagogue ; il les lut, quoiqu’ils fussent assez mal écrits, et il me dit que c’étaient les noms de leur Chin-kim ou du Pentateuque. Alors, prenant ma Bible et le cham-kiao son Beresith, c’est ainsi qu’ils appellent le livre de la Genèse nous confrontâmes les descendants d’Adam jusqu’à Noé, avec l’âge d’un chacun, et nous trouvâmes entre l’un et l’autre une parfaite conformité. Nous parcourûmes ensuite en abrégé les noms et la chronologie de la Genèse, de l’Exode, du Lévitique, des Nombres et du Deutéronome, ce qui compose le Pentateuque de Moïse. Le chef de la synagogue me dit qu’ils appelaient ces cinq livres Beresith, Veelesemoth, Vaücra, Vaiedabber et Haddebarim, et qu’ils les divisent en cinquante-trois volumes, savoir : la Genèse en douze volumes, l’Exode en onze, et les trois livres suivants en dix volumes chacun qu’ils appellent Kuen. Ils m’en ouvrirent quelques-uns et me les présentèrent à lire ; mais ne sachant pas l’hébreu, comme j’ai déjà dit, cela fut inutile.

Les ayant interrogés sur les titres des autres livres de la Bible, le chef de la synagogue me répondit en général qu’ils en avaient quelques-uns, mais que les autres leur manquaient, et qu’il y en avait qu’ils ne connaissaient pas. Quelques-uns des assistants m’ajoutèrent qu’il s’était perdu quelques livres dans l’inondation du Hoamho ou du fleuve Jaune dont j’ai parlé. Pour compter sûrement sur ce que je viens de rapporter, il serait nécessaire de savoir la langue hébraïque, car sans cela on ne pourra s’assurer de rien.

Ce qui me surprend davantage, c’est que leurs anciens rabbins aient mêlé plusieurs p.151 contes ridicules avec les véritables faits de l’Écriture, et cela jusque dans les cinq livres de Moïse. Ils me dirent à ce sujet de si grandes extravagances, que je ne pus m’empêcher d’en rire ; ce qui me fit soupçonner que ces juifs pourraient bien être des talmudistes [127] qui corrompent le sens de la Bible. Il n’y a qu’un homme habile dans l’Écriture et dans la langue hébraïque, qui puisse démêler ce qui en est.

Ce qui me confirme dans le soupçon que j’ai formé, c’est que ces juifs m’ajoutèrent que sous le Min-chao, ou la dynastie de la famille de Taming [128], le père Fi-lo-te, c’est le père Rodriguez de Figueredo, et sous le Chin-chao ou la dynastie de la famille aujourd’hui régnante [129], le père Ngen-li-ke, c’est le père Chrétien Enriquez, desquels la mémoire est ici en vénération, allèrent plusieurs fois à leur synagogue pour traiter avec eux ; mais comme ces deux savants hommes ne se mirent pas en peine d’avoir un exemplaire de leur Bible, cela me fait croire qu’ils la trouvèrent corrompue par les talmudistes, et non pas pure et sincère comme elle était avant la naissance de Jésus-Christ.

Ces juifs, qu’on appelle à la Chine Tiao-kin-kiao, soit qu’ils soient talmudistes ou qu’ils ne le soient pas, gardent encore plusieurs cérémonies de l’Ancien Testament ; par exemple la circoncision, qu’ils disent avoir commencé au patriarche Abraham, ce qui est vrai ; les azymes, l’agneau pascal, en mémoire et en action de grâce de la sortie d’Égypte et du passage de la mer Rouge à pied sec, le sabbat, et d’autres fêtes de l’ancienne loi.

Les premiers juifs qui parurent à la Chine, ainsi qu’ils me le racontèrent, y vinrent sous le Ham-chao [130] ou la dynastie des Han. Ils étaient dans les commencements plusieurs familles, mais leur nombre étant diminué, il n’en reste présentement que sept, dont voici les noms : Thao, Kin, Che, Cao, Theman, Li, et Ngai. Ces familles s’allient les unes aux autres sans se mêler avec les hoei-hoei, ou les mahométans, avec lesquels ils n’ont rien de commun, soit pour les livres soit pour les cérémonies de leur religion ; il n’y a pas même jusqu’à leurs moustaches qui sont tournées d’une autre manière.

Ils n’ont de li-paï-sou ou de synagogue que dans la ville capitale de la province de Ho-nan. Je n’y ai point vu d’autel, mais seulement la chaire de Moïse avec une cassolette, une longue table, et de grands chandeliers avec des chandelles de suif. Leur synagogue a quelque rapport à nos églises d’Europe ; elle est partagée en trois nefs ; celle du milieu est occupée par la table des parfums, la chaire de Moïse, et le van-sui-pai ou le tableau de l’empereur, avec les tabernacles dont j’ai parlé, où ils gardent les treize exemplaires du Chia-kim ou du Pentateuque de Moïse. Ces tabernacles sont faits en manière d’arche, et cette nef du milieu est comme le chœur de la synagogue ; les deux autres sont destinées à prier et à adorer Dieu. On va tout autour de la synagogue par le dedans.

Comme il y a eu autrefois, et qu’il y a encore aujourd’hui parmi eux des bacheliers et des kien-seng, qui est un degré différent de celui de bachelier, je pris la liberté de leur demander s’ils honoraient Confucius : ils me répondirent tous, et même leur chef, qu’ils l’honoraient de la même manière que les autres lettrés de la Chine l’honorent ; et qu’ils assistaient avec eux aux cérémonies solennelles qui se font dans les salles de leurs grands hommes. Ils m’ajoutèrent qu’au printemps et à l’automne ils rendaient à leurs ancêtres les honneurs qu’on a coutume de leur rendre à la Chine, dans la salle qui est auprès de la synagogue ; qu’à la vérité ils ne leur présentaient pas des viandes de cochon, mais d’autres animaux ; que dans les cérémonies ordinaires ils p.152 se contentaient de présenter des porcelaines pleines de mets et de confitures, ce qu’ils accompagnaient de parfums et de profondes révérences ou prosternements. Je leur demandai encore si dans leurs maisons ou dans la salle de leurs morts ils avaient des tablettes en l’honneur de leurs ancêtres. Ils me répondirent qu’ils ne se servaient ni de tablettes ni d’images, mais seulement de quelques cassolettes. Il faut cependant en excepter leurs mandarins, pour lesquels seuls on met, dans le tsutam ou la salle des ancêtres, une tablette où leur nom et le degré de leur mandarinat sont marqués.

Pour ce qui regarde les noms dont ils se servent pour exprimer la cause première, je vous en ai déjà parlé. A l’égard de leur Bible, je l’emprunterai ; car je les vois assez disposés à me la prêter, et je la ferai copier. Si vous souhaitez quelque autre chose, je vous prie, mon révérend Père, de me le faire savoir. Je me recommande à vos saints sacrifices et aux prières de tous nos Pères, et je suis très respectueusement, etc.

P. S. Je vous prie de remarquer, mon révérend Père, que ces juifs, dans leurs inscriptions, appellent leur loi la loi d’Israël, Yselals-kiao. Ils me dirent que leurs ancêtres venaient d’un royaume d’occident, nommé le royaume de Juda, que Josué conquit après être sorti de l’Égypte et avoir passé la mer Rouge et le désert ; que le nombre des Juifs qui sortirent d’Égypte était de soixante vans, c’est-à-dire de six cent mille hommes.

Ils me parlèrent des livres des Juges, de David, de Salomon, d’Ézéchiel, qui ranima les ossements secs et arides ; de Jonas, qui fut trois jours dans le ventre de la baleine, etc., d’où l’on peut voir qu’outre le Pentateuque de Moïse, ils ont plusieurs autres livres de l’Écriture sainte.

Ils m’assurèrent que leur alphabet avait vingt-sept lettres ; mais que dans l’usage ordinaire ils ne se servaient que de vingt-deux. Ce qui s’accorde avec ce que dit saint Jérôme, que les Hébreux ont vingt-deux lettres, dont cinq sont doubles. Je leur demandai comment ils appelaient leur loi en chinois ; ils me répondirent qu’ils l’appelaient Tiao-kin-kiao, pour signifier qu’ils s’abstiennent de sang, et qu’ils coupent les nerfs et les veines des animaux qu’ils tuent, afin que tout le sang s’écoule plus aisément.

Les gentils leur donnèrent d’abord ce nom, qu’ils reçurent volontiers pour se distinguer des mahométans, qu’ils appellent Tee-mo-kiao. Ils nomment leur loi Kou-kiao, l’ancienne loi ; Tien-kiao, la loi de Dieu ou la loi d’Israël. Ils n’allument point de feu, et ne font rien cuire le samedi ; mais ils préparent dès le vendredi tout ce qui leur est nécessaire pour ce jour-là. Lorsqu’ils lisent la Bible dans leurs synagogues, ils se couvrent le visage avec un voile transparent, en mémoire de Moïse, qui descendit de la montagne le visage couvert, et qui publia ainsi le Décalogue et la loi de Dieu à son peuple.

J’ai oublié de dire qu’outre la Bible, ces juifs chinois ont encore d’autres livres hébreux faits par les anciens rabbins ; que ces livres, qu’ils appellent San-tço, si je ne me trompe, et qui sont pleins d’extravagances, contiennent leurs rituels et les cérémonies dont ils se servent encore aujourd’hui. Ils me parlèrent du paradis et de l’enfer d’une manière peu sensée. Il va bien de l’apparence qu’ils ont tiré du Talmud ce qu’ils en disent.

Je leur parlai du Messie, promis dans les Écritures. Ils furent fort surpris de ce que je leur en dis ; et sur ce que je leur appris qu’il s’appelait Jésus, ils me répondirent qu’on faisait mention en leur Bible d’un saint homme nommé Jésus, qui était fils de Sirach ; mais qu’ils ne connaissaient point le Jésus dont je voulais leur parler.

Voilà, mon révérend Père, ce que j’ai appris de ces juifs chinois. Cc qu’il y a de certain et sur quoi vous pouvez compter, c’est :

1° que ces juifs adorent le Créateur du ciel et de la terre, et qu’ils l’appellent Tien, Cham-ti, Cham-tien, etc. comme il paraît évidemment par leurs anciens pai-fam et pai-piens, ou inscriptions ;

2° Qu’il est constant que leurs lettrés rendent à Confucius les honneurs que les autres Chinois gentils ont coutume de lui rendre dans la salle de ce philosophe, comme j’ai déjà dit ;

3° Qu’il est sûr, comme ils me l’ont tous dit unanimement, qu’ils honorent leurs morts dans le tsu-tam ou la salle des ancêtres, avec les mêmes cérémonies dont on se sert à la Chine ; mais sans tablettes, dont ils ne se servent pas ; p.153 parce qu’il leur est défendu d’avoir des images ou choses semblables.

Qu’il est certain que dans leurs inscriptions il est fait mention de leur loi, qu’ils appellent la loi d’Israël, de leur origine, de leur ancienneté, de leur descendance, de leurs patriarches Abraham, Isaac, Jacob, des douze tribus d’Israël, de leur législateur Moïse, qui reçut la loi dans les deux tables, avec les dix commandements, sur la montagne de Sinaï ; d’Aaron, de Josué, d’Esdras, du Chin-kim ou du Pentateuque, qu’ils ont reçu de Moïse, et qui est composé des livres du Beresith, de Veelesemolh, de Vaücra, de Vaiedabber et de Haddebarim, qu’ils appellent, quand ils sont joints ensemble, Taura, et saint Jérôme Tora.

Vous pouvez regarder comme certain ce que je vous ai dit du temps auquel ces juifs sont venus s’établir à la Chine, et tout ce qui est contenu dans les inscriptions dont je vous ai parlé, Pour les autres choses, que je ne sais que sur leur rapport, et que je n’ai mises ici que pour vous faire plaisir, il ne faut s’en servir qu’avec précaution ; parce que dans la conversation j’ai trouvé ces juifs des gens peu sûrs, et sur lesquels il ne faut pas trop compter.

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Remarques sur la lettre du père Gozani

Voici quelques réflexions qu’on a cru devoir ajouter pour l’éclaircissement de la lettre précédente.

I. La synagogue dont parle le père Gozani est fort différente de celles que nous voyons en Europe, puisqu’elle nous représente plutôt un temple qu’une synagogue ordinaire des juifs. En effet, dans la synagogue de la Chine, le lieu sacré, où il n’est permis qu’au grand-prêtre d’entrer, nous marque assez naturellement le sancta sanctorum où était l’arche d’alliance, la verge de Moïse et celle d’Aaron, etc. L’espace qui en est séparé représente l’endroit où s’assemblaient les prêtres et les lévites dans le temple de Jérusalem, et où l’on faisait les sacrifices. Enfin, la salle qui est à l’entrée, où le peuple fait sa prière, et où il assiste à toutes les cérémonies de la religion, ressemble à ce qu’on appelait autrefois le vestibule d’Israel ; atrium Israelis.

II. Les inscriptions en langue hébraïque, qu’on voit sur les murailles de la synagogue de la Chine, marquent que les juifs de ce pays-là gardent sur ce point la même coutume qui s’observe dans les synagogues d’Europe. Mais les inscriptions de nos juifs ne sont que les premières lettres de certains mots qui composent une ou plusieurs sentences, telle que celle-ci, qui n’est exprimée que par quatre initiales : Au temps de la prière, il est bon de se tenir dans le silence [131].

III. Pour ce qui est des tabernacles, ou des tentes de Moïse et des douze tribus, cela est particulier aux juifs de la Chine. On ne voit rien de semblable dans les synagogues d’Europe. Il y a seulement du côté de l’orient une espèce de coffre ou d’armoire où l’on enferme les cinq livres de la loi.

IV. Les petits livres, que les juifs chinois conservent, sont apparemment les cinquante-trois sections du Pentateuque que les juifs d’Europe lisent tous les samedis, l’une après l’autre, dans leurs synagogues. Ils les partagent avec tant de justesse, que chaque année ils lisent les cinq livres de Moïse.

V. On ne doit pas s’étonner que les juifs de la Chine se tournent vers l’occident lorsqu’ils font leurs prières, au lieu que nos juifs regardent l’orient. La raison de cette différence est que parmi les juifs c’est une loi très ancienne de se tourner, au temps de la prière, du côté de Jérusalem. On en voit un bel exemple dans le livre de Daniel [132]. Or, Jérusalem, qui au regard de l’Europe est située à l’orient, au regard de la Chine est située à l’occident. D’ailleurs, il est certain que le temple de Jérusalem était disposé de telle sorte, que les Israélites, faisant leurs prières, étaient tournés vers l’occident, et les juifs de la Chine suivent peut-être cet usage.

VI. Ce qui suit dans la lettre du père Gozani est très important. Nous y apprenons que les juifs chinois adorent Dieu sous le nom de Tien, c’est-à-dire, sous le nom du Ciel, et que dans la langue chinoise ils ne donnent point à Dieu d’autres noms que ceux qui sont en usage à la Chine. Ce qui fait voir combien est défectueux le raisonnement des personnes qui ont prétendu prouver l’idolâtrie de la nation chinoise, sur ce que les Chinois appellent Dieu, le Ciel ; car on sait que les juifs ne sont pas moins éloignés de l’idolâtrie que les chrétiens mêmes. Ainsi, supposé que les Chinois n’attachassent au mot Tien que l’idée du ciel matériel, et que ce fût cette substance visible qu’ils adorassent sous ce nom, les juifs, dans la crainte de paraître idolâtres comme eux, n’auraient jamais attaché au même mot l’idée du vrai Dieu, ils eussent employé quelque autre terme pour l’exprimer. Puis donc que les juifs, aussi bien que les mahométans chinois, qui ne reconnaissent, comme les juifs, pour vrai Dieu que le Seigneur du ciel, en parlant aux gentils du dieu qu’il faut adorer, l’appellent Tien, c’est une preuve que les Chinois gentils entendent eux-mêmes sous ce nom autre chose que le p.154 ciel matériel. L’usage de ce mot ciel, peur exprimer Dieu, est très commun parmi les juifs même de l’Europe, qui ne sont pas plus idolâtres que ceux de la Chine. C’est ce qu’on peut voir dans presque tous les ouvrages qu’ils composent [133].

Il est certain qu’en quelque langue que ce soit, et même chez les auteurs sacrés, le Ciel est un terme figuré qui marque le Maître et le Seigneur de toutes choses [134] ; et comme la langue chinoise est plus figurée et plus métaphorique que nulle autre, il ne faut pas s’étonner que les Chinois, plus que toutes les autres nations, se soient servis du terme Ciel, ou Tien, pour marquer le Dieu du ciel.

Lorsque l’enfant prodigue dit à son père : « J’ai péché contre le Ciel et à vos yeux [135] » ; lorsque le troisième Machabée, en parlant aux bourreaux qui lui voulaient couper la langue et les mains, dit : « C’est du Ciel que je les ai reçues [136] » ; lorsque tous les jours nous entendons dire nous-mêmes aux prédicateurs : « Implorons le secours du Ciel » ; par ce terme, c’est Dieu seul certainement que nous nous représentons. Pourquoi, sur ce simple fondement, prétendrons-nous que les Chinois, par le terme Tien, entendent quelque autre chose ?

Les juifs ayant donc trouvé à la Chine ce terme établi pour exprimer Dieu, ont eu raison de s’en servir, et on ne doit pas faire un procès aux missionnaires et aux chrétiens de s’en être servis après eux.

VII. Pour ce qui regarde les honneurs que les Chinois rendent à Confucius et aux morts, il faut bien que les juifs de la Chine, qui paraissent avoir le même éloignement de l’idolâtrie que ceux d’Europe, soient persuadés que ce sont des cérémonies purement civiles et politiques ; car s’ils y trouvaient l’ombre d’un culte superstitieux, ils n’iraient pas dans la salle de Confucius, avec les autres disciples de ce philosophe, pour y recevoir les degrés, et ils ne brûleraient pas des parfums à l’honneur de leurs ancêtres.

VIII. Ce que le père Gozani dit des fables que les juifs de la Chine ont ajoutées aux livres de l’Écriture, paraît devoir s’entendre de la glose plutôt que du texte. C’est le génie de cette nation de feindre des contes ridicules pour expliquer certains endroits de l’Écriture qui leur paraissent obscure. Ceux qui aiment ces fables n’ont qu’à lire les Paraphrases chaldaïques, le Bereschite Rabba, et le Commentaire de Salomon Jarchi sur la Genèse, ils y trouveront de quoi contenter leur curiosité.

IX. Il n’est pas surprenant qu’il n’y ait point d’autel dans la synagogue dont il est ici parlé. Comme les juifs ne font plus de sacrifices, et qu’il ne leur est permis de sacrifier qu’à Jérusalem, un autel leur serait fort inutile.

X. Lorsque le père Gozani a dit que les Hébreux ont vingt-sept lettres, il a sans doute compris dans ce nombre les cinq lettres finales dont parle saint Jérôme [137], et qui ne sont pas proprement des caractères différents, mais une différente manière d’écrire certains caractères, en allongeant les traits à la fin des mots, au lien de les recourber, comme on fait au commencement, et au milieu, excepté le mem, qui est entièrement fermé.

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Lettre du père d’Entrecolles

à M. le marquis de Broissia

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Sur la mort du père Charles de Broissia, son frère.

A Jao-tcheou, le 15 novembre 1704

Monsieur,

La paix de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Si je connaissais moins votre vertu et la parfaite soumission que vous avez toujours eue aux ordres de la Providence, j’userais de plus de ménagement que je ne fais, pour vous apprendre la perte que vient de faire notre mission dans la personne de votre cher frère le père Charles de Broissia. Je prévois ce qu’il vous en doit coûter pour faire à Dieu le sacrifice qu’il exige de vous ; j’en juge par la vive douleur que je ressens moi-même de la perte d’un si parfait ami.

Cependant, monsieur, faites réflexion que la vie toute sainte et la mort précieuse de celui que vous regrettez ne nous permettent pas de douter qu’il ne reçoive maintenant dans le ciel la récompense de ses travaux ; ainsi vous avez lieu d’espérer que ses prières pourront vous dédommager du plaisir que vous donnait chaque année le récit de ses succès apostoliques, comme nous espérons de notre côté qu’elles attireront sur cette mission des p.155 bénédictions abondantes, et qu’au lieu que par son habileté, par sa sagesse, et surtout par son zèle et par son éminente vertu il en était un des plus excellents ouvriers, il en sera désormais dans le ciel un des plus fermes appuis par les secours qu’il aura soin de nous procurer.

Avant que de se consacrer à la mission de la Chine, il s’était engagé par vœu à faire tout ce qu’il saurait être de la plus grande gloire de Dieu. Comme nous n’avions rien de caché l’un pour l’autre, et qu’il me découvrait avec simplicité ce qui se passait de plus secret au fond de son cœur, je puis vous assurer que sa fidélité a été aussi inviolable que son engagement était héroïque. Toujours recueilli, il était attentif à ses moindres devoirs ; toujours uni à Dieu, il ne perdit jamais de vue sa présence au milieu de tous les embarras que lui donnèrent six établissements nouveaux qu’il a faits dans ce vaste empire, et les autres soins attachés à l’emploi de missionnaire. J’admirais surtout son égalité d’âme parmi les continuelles traverses et les fâcheux contre-temps que Dieu semblait lui ménager pour épurer davantage sa vertu. Il était si dur à lui-même, que ses supérieurs furent obligés de modérer sa ferveur, et de lui interdire une partie de ses austérités. Il était accoutumé depuis longtemps à vaincre ses inclinations. Pour ne manquer à rien, il avait soin de marquer en détail toutes les choses en quoi il pouvait presque à chaque moment se renoncer lui-même. Par cette continuelle attention sur toutes ses démarches, il s’était rendu le maître absolu de ses passions, et il avait acquis une douceur si parfaite que bien qu’il fût de son naturel très vif et plein de feu, on eût jugé qu’il était d’une complexion mélancolique. Sa patience l’avait rendu en quelque sorte insensible à tout ce qui pouvait lui arriver de pénible et d’humiliant. Comme il avait beaucoup de pénétration, il découvrait dès la première vue tous les artifices que les Chinois mettent en usage quand il s’agit de leurs intérêts ; cependant il les supportait avec une douceur et une modération dont ils étaient édifiés. Je me souviens qu’il me disait souvent :

— Nous avons obligation aux Chinois de nous avoir aidés à acquérir la patience. 

Les seules inclinations de ses supérieurs étaient pour lui des ordres précis ; il obéissait promptement dans les choses les plus opposées à ses penchants, sans même représenter les obstacles que son peu de santé pouvait apporter à ce qu’on demandait de son obéissance.

Il était persuadé que toutes les vertus doivent céder en quelque sorte à la charité et au zèle des âmes, et qu’un homme occupé aux fonctions évangéliques doit se faire tout à tous, au sens de l’apôtre saint Paul. Ainsi, comme la crainte des persécutions ne put jamais l’arrêter dans la poursuite de ses entreprises, l’humilité, dont il eut toujours la pratique extrêmement à cœur, ne l’empêcha pas de s’accommoder à certains usages du pays, qui, pour donner du crédit à la religion et nous faire écouter des grands, nous obligent à ne pas refuser certains honneurs qu’on rend ici aux savants. Il n’ignorait pas les malignes interprétations qu’on a données si souvent en Europe à cette conduite ; mais il disait que de savoir se laisser juger et condamner sans sujet, est une des principales vertus d’un homme apostolique.

Quoiqu’il vécût d’une manière très pauvre et très austère, il prétendait pousser bien plus loin la pratique de la mortification chrétienne. Dans l’espérance qu’il avait de se trouver seul un jour, il s’était tracé un plan de vie qui ne différait presque en rien pour l’austérité, de celle des anciens Pères du désert.

Son application à l’étude des livres chinois était infatigable, et il y avait déjà fait de grands progrès. L’attrait particulier qu’il avait pour l’oraison ne le détourna jamais d’un travail si pénible et si rebutant. Il était convaincu que pour plaire à Dieu il ne devait rien négliger de tout ce qui pouvait le rendre plus utile aux peuples auxquels il était envoyé.

Il avait une dévotion tendre envers l’adorable sacrement de nos autels ; c’est ce qui entretenait cette union si intime qu’il avait avec le Sauveur. Ses lettres étaient pleines des sentiments les plus propres à augmenter le nombre des fervents adorateurs du sacré cœur de Jésus. Son amour pour le Sauveur le rendait ingénieux à inventer mille moyens pour le faire aimer des autres, et il ne trouvait rien de difficile quand il s’agissait de lui gagner une seule âme. Il se persuadait même que la pratique du vœu qu’il avait fait pouvait devenir commune parmi les fidèles, tant il la croyait juste et raisonnable.

p.156 C’était sa coutume d’attribuer à ses péchés et à ses infidélités les évènements et les contradictions qui empêchaient ou qui retardaient l’œuvre de Dieu. Alors il se punissait lui-même par de longs jeûnes au riz et à l’eau ou bien il faisait quelques jours de retraite, afin, disait-il, de se purifier devant Dieu, et de pouvoir ensuite lui offrir des prières capables de fléchir sa colère. Dieu a souvent fait connaître combien cette conduite lui était agréable ; c’est ce qui parut singulièrement dans l’établissement de Nimpo. Des gens malintentionnés avaient déféré au grand tribunal des rites le dessein que nous avions de bâtir dans cette ville une maison et une église ; on attendait en tremblant la réponse de ce tribunal, dans la juste crainte qu’on avait qu’elle ne fût pas favorable à la religion ; le Père se mit en retraite précisément au temps que cette affaire devait s’examiner, et le troisième jour de sa retraite l’arrêt fut porté en notre faveur, et dans toutes les formes que nous pouvions souhaiter.

L’appréhension qu’il avait de prendre mal son parti dans les affaires qui concernaient l’avancement de la religion, était une de ses croix les plus pénibles ; son zèle et la délicatesse de sa conscience le jetaient alors dans des inquiétudes qui le faisaient extrêmement souffrir. Il n’entreprenait rien qu’il n’eût recours au jeûne et à la prière ; cependant malgré cette sage et sainte précaution, il voyait souvent ses projets renversés par des contre-temps auxquels il était très sensible. Dieu le consolait souvent en lui faisant connaître que ces disgrâces apparentes étaient nécessaires pour la réussite de ses entreprises.

Si j’écrivais à un homme du siècle qui n’eût qu’une probité mondaine, il serait peut-être peu touché de ce que j’ai l’honneur de vous marquer des vertus et des saintes dispositions du père de Broissia ; mais j’étais trop de ses amis, monsieur, pour n’avoir pas su de lui ce que vous êtes, et la grâce que Dieu vous a faite d’être dans le monde et au milieu des honneurs du monde, sans cependant vous régler sur les idées et sur les maximes corrompues du monde. Ainsi j’espère qu’étant rempli comme vous l’êtes des sentiments du christianisme, vous bénirez le Seigneur avec nous de ce qu’il avait communiqué à un frère qui vous était si cher tout l’esprit et tout le zèle des hommes apostoliques ; et je m’assure que vous adorerez comme nous les ordres souverains qui nous ont enlevé ce zélé missionnaire, lorsqu’il pouvait rendre de si grands services à cette mission.

Je sais peu de particularités de sa mort ; elle arriva le 18 de septembre de cette année, à deux journées de Pékin, après sept jours d’une fièvre maligne ; je ne l’appris que la veille de saint Charles Borromée, son illustre patron, dont il a si parfaitement imité le zèle et les autres vertus. Le révérend père Posateri, de notre Compagnie, que le saint-siège a honoré du titre de vicaire apostolique dans le Chan-si, l’avait demandé pour être le compagnon de ses travaux : selon les apparences, il le destinait à être un jour son successeur. Ils devaient aller ensemble à la cour avant que de se rendre dans la province confiée à leurs soins ; le mal qui le saisit en chemin fut d’abord si violent, qu’on n’osa risquer de le transporter hors de la barque où la fièvre l’avait pris. Il reçut les sacrements de l’Église avec les sentiments de piété et de confiance qu’on devait attendre d’une âme si pure et si étroitement unie à son Dieu. Son corps a été porté à Pékin pour être mis dans le lieu de la sépulture de nos Pères. Le révérend père Gerbillon, notre supérieur général, alla le recevoir à deux lieues de cette grande ville ; il me mande qu’il versa bien des larmes sur le cercueil de ce cher défunt, et qu’il ressentira longtemps la perte que la Chine a faite d’un si saint et si fervent missionnaire.

Voilà monsieur, une lettre bien différente de celles que vous aviez la consolation de recevoir lorsqu’il vous rendait compte chaque année des fruits que produisent ici vos libéralités. Je puis vous assurer qu’il ne s’en regardait que comme l’économe ; mais économe si scrupuleux, que des voleurs lui ayant enlevé, l’année passée, quelques-unes de vos aumônes, il me manda qu’il les avait remplacées en vendant plusieurs choses qui étaient à son usage, afin que les pauvres n’en souffrissent point, et que la perte retombât uniquement sur lui. Ce qu’il me laissa en partant d’ici des charités qu’il avait reçues de vous cette année, a déjà contribué, depuis quelques mois, à la conversion de vingt-cinq personnes.

Il est à croire qu’il en a converti un bien plus grand nombre dans les courses qu’il s’est vu obligé de faire.

p.157 Il semble qu’il eût un pressentiment de sa fin prochaine ; car il y a quelque temps qu’il m’écrivit qu’en cas de mort, il avait permission du révérend Père supérieur de me laisser le petit fonds qu’il avait amassé par votre moyen, afin de l’employer en de bonnes œuvres.

Comme je suis convaincu, monsieur, que dans le bien que vous faisiez à votre cher frère vous aviez encore plus en vue la gloire de Dieu et le salut des âmes que le plaisir de lui donner des marques de votre affection, j’espère que sa mort n’arrêtera pas l’effet de vos bontés pour cette mission. Je me donnerai l’honneur de vous écrire tous les ans, comme lui, l’usage que nous aurons fait de ce que vous voudrez bien consacrer à la conversion des Chinois.

Permettez-moi de présenter mes respects à toute votre sainte et illustre famille ; et s’il m’est permis de prendre encore ici la place de celui que je pleure avec eux, j’ose leur recommander ce que je sais qu’il leur recommandait dans toutes ses lettres, en leur faisant le récit des conversions que Dieu opérait par son moyen ; il leur marquait l’obligation où ils étaient de travailler eux-mêmes à leur propre salut et à leur sanctification. Permettez-moi de leur rappeler le souvenir de tout ce qu’il leur a écrit d’édifiant sur ce sujet ; rien ne doit être plus efficace pour les engager à la pratique de toutes les vertus propres à leur état. Tout passe, monsieur, et tout passe sans retour. Heureux ceux qui à l’exemple du père Broissia, travaillent à amasser ici-bas des trésors pour l’éternité.

Je suis avec un zèle plein de respect et de reconnaissance, etc.

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Lettre du père Gerbillon

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Plan de Pékin et des environs. — Prédications et conversions.

A Pékin, année 1705

A quelques lieues de Pékin, en tirant vers l’orient et vers l’occident, on rencontre deux rivières, qui ne sont ni profondes ni larges, mais qui ne laissent pas de faire de grands dégâts quand elles viennent à déborder. Elles ont leurs sources au pied des montagnes de Tartarie, et vont se rendre l’une dans l’autre en un lieu qu’on appelle Tien-tsin-ouei, environ à quinze lieues au-dessous de la capitale, pour s’aller décharger ensemble, après plusieurs circuits, dans la mer orientale.

Tout le pays d’entre ces deux rivières est uni, bien cultivé, planté d’arbres, rempli de gros et de menu gibier, et si agréable, que les empereurs se le réservaient pour leurs plaisirs ; mais les inondations l’ont tellement ravagé, que quelques digues qu’on ait faites pour retenir ces deux rivières dans leur lit, on ne voit presque plus que les débris et les ruines des châteaux, des maisons de plaisance, des bourgs et des villes qui y étaient auparavant.

L’empereur chargea les jésuites d’aller faire sur les lieux un plan exact de tout le pays qui est renfermé entre ces deux rivières, afin que l’ayant toujours devant les yeux, il put penser au moyen de rétablir ce qui a été ruiné, en faisant de nouvelles digues d’espace en espace, et en creusant par intervalle de grands fossés pour l’écoulement des eaux. Le soin de ce plan fut donné par ordre de l’empereur aux pères Thomas, Bouvet, Regis et Parennin. Sa Majesté leur fit fournir tout ce qu’il fallait pour cette entreprise, et donna ordre à deux mandarins dont l’un est du palais, et l’autre président des mathématiques, d’en presser l’exécution, et de trouver de bons arpenteurs, d’habiles dessinateurs, et des gens qui eussent une parfaite connaissance du pays. Tout cela s’exécuta avec tant d’ordre et de diligence, que ce plan, le plus grand peut-être qu’on ait vu en Europe, fut tiré en soixante et dix jours. On l’a perfectionné à loisir, et on l’a enrichi de tailles-douces, afin que rien n’y manquât.

On a dessiné premièrement la capitale de avec l’enceinte des murailles, non suivant l’opinion commune du peuple, mais conformément aux règles de la plus exacte géométrie.

On y voit en second lieu la maison de plaisance des anciens empereurs. Elle est d’une étendue prodigieuse, car elle a bien de tour dix lieues communes de France ; mais elle est bien différente des maisons royales d’Europe. Il n’y a ni marbres, ni jets d’eau, ni murailles de pierre ; quatre petites rivières d’une belle eau l’arrosent ; leurs bords sont plantés d’arbres. On y voit trois édifices fort propres et p.158 bien entendus. Il y a plusieurs étangs, des pâturages pour les cerfs, les chevreuils, les mulets sauvages, et autres bêtes fauves ; des étables pour les troupeaux, des jardins potagers, des gazons, des vergers, et même quelques pièces de terre ensemencées ; en un mot, tout ce que la vie champêtre a d’agrément s’y trouve. C’est là qu’autrefois les empereurs, se déchargeant du poids des affaires, et quittant pour un temps cet air de majesté qui gêne, allaient goûter les douceurs d’une vie privée.

Enfin, ce plan contient dix-sept cents, tant villes que bourgs et châteaux, sans compter plusieurs hameaux, et une infinité de maisons de paysans, semées de tous côtés. De ce pays si peuplé, tout exposé qu’il est aux inondations, on peut juger quelle prodigieuse quantité de monde il y a dans les autres provinces de la Chine.

Les missionnaires chargés par l’empereur de dresser le plan dont je viens de parler, prirent occasion, en exécutant ses ordres, de prêcher Jésus-Christ dans tous les bourgs et villages par où ils passèrent. Quand ils arrivaient dans le lieu où ils devaient faire quelque séjour, ils faisaient venir le plus considérable des habitants, ils lui faisaient toute sorte d’amitiés, beaucoup plus qu’on n’a coutume d’en faire à ces sortes de gens à la Chine, ensuite ils l’instruisaient des vérités de la religion ; celui-ci, étant une fois gagné, ne manquait pas d’amener les autres aux missionnaires, qui passaient une bonne partie de la nuit à les instruire. En sortant des villages, ils laissaient plusieurs livres d’instructions et de prières : ils en distribuèrent une si grande quantité, qu’il fallut en faire venir de Pékin.

Nous eûmes le plaisir d’apprendre que les plus âgés et les plus distingués, qui ne s’étaient pas trouvés à nos discours, ne faisaient nulle difficulté de se faire instruire, par leurs enfants et par leurs serviteurs, des principes de la foi qu’on leur avait enseignés. C’est ainsi que les quatre missionnaires s’acquittèrent de la commission dont l’empereur les avait honorés : l’on peut dire que ce fut moins un plan qu’ils allèrent tirer, qu’une mission qu’ils firent en plein hiver aux frais de Sa Majesté.

Parmi les nouveaux fidèles à qui nous avons conféré depuis peu le baptême, quelques-uns ont donné des exemples d’une rare vertu, et d’autres ont été convertis par des voies assez extraordinaires. Je vais vous en rapporter quelques exemples.

Un barbier, qui était chrétien, allant par les rues, selon la coutume du pays, avec un instrument de cordes nouées, qui s’entre-choquant, font du bruit pour avertir ceux qui veulent se faire raser, trouva une bourse où il y avait vingt pièces d’or. Il regarde autour de lui si personne ne la réclame, et, jugeant qu’elle pouvait appartenir à un cavalier qui marchait quelques pas devant, il court, il l’appelle, et le joint :

— N’avez-vous rien perdu, monsieur ? lui dit-il.

Le cavalier fouille dans sa poche, et, n’y trouvant plus de bourse :

— J’ai perdu, répondit-il tout interdit, vingt pièces d’or dans une bourse.

— N’en soyez point en peine, répond le barbier, la voici, rien n’y manque.

Le cavalier la prit, et, s’étant un peu remis de sa peur, il admira une si belle action dans un homme de la lie du peuple.

— Mais, qui êtes-vous ? demanda le cavalier. Comment vous appelez-vous ? D’où êtes-vous ?

— Il importe peu, reprit le barbier, que vous sachiez qui je suis, comment je m’appelle, et d’où je suis ; il suffit de vous dire que je suis chrétien, et un de ceux qui font profession de la sainte loi. Elle défend non seulement de voler ce qui se cache dans la maison, mais même de retenir ce que l’on trouve par hasard, quand on peut savoir à qui il appartient.

Le cavalier fut si touché de la pureté de cette morale, qu’il alla sur-le-champ à l’église des chrétiens pour se faire instruire des mystères de la religion. Un des pères qui sont à la cour raconta à l’empereur cette histoire dans toutes ses circonstances, et prit de là occasion de faire sentir à ce prince la sainteté de la loi chrétienne.

Ce qui est arrivé à une dame chinoise est encore plus merveilleux : elle était fort âgée, et tourmentée d’un violent flux de sang, qui la mit enfin à l’extrémité. Un chrétien l’alla voir par hasard, et fit tomber insensiblement la conversation sur la religion chrétienne. Dieu lui donna si bien le don de la toucher, qu’elle demanda instamment le baptême. Elle obtint ce qu’elle demandait ; et même ce qu’elle ne demandait pas ; car le jour qu’elle reçut le baptême, elle fut en même temps parfaitement guérie de son mal.

Sa bru, qui fut témoin de ce prodige, prit p.159 aussi la résolution de se faire chrétienne. Elle était éthique depuis longtemps, et sa phthisie augmentait tous les jours. Elle se fit instruire, apprit par cœur les prières ordinaires, et fut baptisée. La nuit suivante, sur les onze heures, elle sort du lit, fait lever son mari et les serviteurs, leur ordonne d’exposer sur la table les saintes images dont on lui avait fait présent quand on la baptisa, d’allumer des cierges, et de rendre de très humbles actions de grâces à Dieu qui l’appelait au ciel. A peine achevait-elle de donner ses ordres, qu’elle expira.

Une mort si prévue et si douce donna de la joie à toute la famille, et excita dans sa belle-mère un ardent désir de faire une fin semblable. Quelques mois après, ses souhaits furent exaucés car, ayant été reprise de son flux de sang et sentant peu à peu diminuer ses forces, elle fit venir son fils, et lui ordonna de courir à l’église, pour avertir un des pères de la venir voir. Aussitôt après elle fit mettre son lit sur le carreau de sa chambre, par esprit d’humilité et de pénitence chrétienne, et là, les yeux et les mains levées au ciel, déclarant qu’elle ne voulait servir que le seul vrai Dieu, elle rendit le dernier soupir. La mort de la belle-mère et celle de la bru touchèrent extrêmement toute la famille, qui renonça aussitôt à l’idolâtrie et se disposa à recevoir le baptême.

La même grâce se communiqua bientôt au voisinage. Une fille idolâtre, qui était à la veille de se marier, fut prise tout à coup d’un mal où les médecins épuisèrent inutilement tout leur art. On prétendait que c’était une obsession du malin esprit. Un de ses voisins, qui venait d’être baptisé, prit un ancien chrétien avec lui, et ils allèrent ensemble consoler la famille affligée. Comme ils étaient persuadés du pouvoir que le caractère de chrétien donne sur les démons, ils récitèrent d’abord quelques prières ; ensuite, entrant dans la chambre de la malade, son accès lui prit devant eux avec d’étranges convulsions. Mais sitôt qu’ils lui eurent parlé de la religion sainte qu’ils professaient, elle revint à elle et parut tranquille. La mère en fut surprise, et eut envie de se faire baptiser ; mais son envie passa bientôt, car elle retourna à ses premières superstitions. Le mal reprit aussitôt à sa fille, et elle en fut plus tourmentée que jamais. La mère, ne s’en prenant qu’à elle-même, envoie chercher les missionnaires, brise en leur présence toutes ses idoles et les jette par la fenêtre. Après s’être faite instruire des vérités de la religion elle a été baptisée, elle, sa fille et toute sa maison.

Les remèdes qu’on nous a envoyés d’Europe, et que nous donnons à ces pauvres idolâtres pour le soulagement de leurs corps, servent encore plus à la guérison de leurs âmes. Nous éprouvons tous les jours que Dieu bénit nos soins ; surtout à Pékin, où l’on vient en foule nous demander de ces remèdes.

Je ne dois pas oublier ici les services importants que rendent à la religion nos frères Bernard Rhodes et Pierre Frapperie, qui, par le moyen des mêmes remèdes qu’ils distribuent, ont eu occasion de baptiser deux enfants moribonds de la famille impériale. L’un était petit-fils de l’empereur par son troisième fils, et l’autre, sa petite-fille par un petit roi Tartare. L’un et l’autre sont maintenant au ciel.

Nous avons perdu, vers les frontières de Tartarie, le père Charles Dolzé, homme d’esprit, d’un excellent naturel, et d’une piété rare. Pour se faire à la fatigue des missions, auxquelles il se sentait destiné, il en avait entrepris plusieurs en différentes villes de France, où il avait fait beaucoup de fruit. Dès qu’il mit le pied dans la Chine, sa santé s’affaiblit peu à peu, et le travail de missionnaire, joint à l’étude de la langue et des caractères du pays, où il s’était rendu très habile malgré les difficultés qu’y trouvent les étrangers, lui causa une hydropisie, dont il avait déjà eu quelques attaques dans sa jeunesse. Son mal se déclara à Pékin. On lui donna de nos remèdes d’Europe ; l’empereur même qui le considérait, lui en envoya de son palais, et ordonna à ses médecins de le visiter. Tout cela le soulagea, mais ne le guérit pas. Les médecins jugèrent que l’air de Tartarie lui serait meilleur que celui de la Chine : dernier remède qu’ils conseillent aux malades de langueur, dont quelques-uns se trouvent bien. Le père Dolzé changea d’air, et ne s’en trouva pas mieux. Il fit paraître une patience héroïque durant le cours de sa maladie, et ne garda jamais le lit, toujours s’occupant de la prière ou s’employant aux exercices de la charité ; p.160 c’est ainsi qu’il a consommé une vie pleine de vertus et de bonnes œuvres.

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Lettre du père Bouvet

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Confrérie fondée à Pékin.

Année 1703

Dieu continue de répandre ses bénédictions sur la nouvelle confrérie de la Charité, que nous avons érigée à Pékin sous le titre du Saint-Sacrement. Je ne doute point que vous n’approuviez le plan de cette institution, dont la fin principale est d’étendre de plus en plus le royaume de Jésus-Christ dans ces terres idolâtres.

Le pape nous ayant accordé tous les pouvoirs nécessaires, avec des indulgences considérables pour les vivants et pour les morts, en faveur de tous les confrères, nous ouvrîmes notre première assemblée par une messe solennelle à la fin de laquelle le père Gerbillon fit un discours fort touchant.

Pour faire estimer davantage le bonheur de ceux qui sont agrégés dans cette confrérie, on a jugé qu’il n’était pas à propos d’y admettre indifféremment tous ceux qui se présenteraient. Ainsi nous avons fait entendre aux Chinois que cette grâce ne serait accordée qu’à ceux qui joindraient à une vie exemplaire un zèle ardent pour le salut des âmes, et qui auraient assez de loisir pour vaquer aux diverses actions de charité qui y sont recommandées.

On s’est donc contenté d’abord d’y recevoir seulement vingt-six des chrétiens les plus fervents ; vingt-six autres leur ont été associés, pour les aider dans leurs fonctions, et pour se disposer à être reçus dans le corps de la confrérie, quand ils auront donné des preuves de leur piété et de leur zèle.

Afin de n’omettre aucune des actions de charité, qui sont ici les plus nécessaires, et pour se conformer en même temps aux pieuses intentions du souverain pontife, on a cru devoir partager cette confrérie en quatre classes différentes, selon les quatre sortes de personnes qui ont le plus besoin de secours ; et on a choisi un patron pour chaque classe.

La première est de ceux qui doivent s’employer auprès des fidèles adultes. Leur patron est saint Ignace. Ils sont chargés d’instruire les néophytes soit par eux-mêmes, soit par le moyen des catéchistes ; de ramener dans la voie du salut ceux qui s’en seraient écartés ou par lâcheté, ou par quelque dérèglement de vie ; enfin de veiller sur les chrétiens à qui Dieu donne des enfants, pour s’assurer qu’ils ne manquent point à leur procurer de bonne heure la grâce du baptême.

Dans la seconde sont ceux qui doivent veiller à l’instruction des enfants adultes des chrétiens, et les conduire tous les dimanches à l’église pour y être instruits des devoirs du christianisme. Et comme on expose tous les jours un nombre incroyable d’enfants dans cette grande ville, qu’on laisse mourir impitoyablement dans les rues, ceux qui composent cette classe sont chargés du soin de leur administrer le saint baptême. Ils sont sous la protection des saints anges gardiens.

Dans la troisième classe sont compris ceux dont la charge est de procurer aux malades et aux moribonds tous les secours spirituels qui leur sont nécessaires pour les préparer à une sainte mort. Leur fonction est d’avertir les missionnaires lorsque quelqu’un des fidèles est dangereusement malade ; d’assister les moribonds à l’agonie et lorsqu’on leur administre les derniers sacrements ; de les ensevelir quand ils sont décédés ; de présider à leur enterrement et de les secourir de leurs prières ; enfin d’avoir un grand soin qu’on ne fasse aucune cérémonie superstitieuse à leurs obsèques. Saint Joseph est le patron de cette classe.

Enfin ceux de la quatrième classe sont principalement destinés à procurer la conversion des infidèles. Ils doivent par conséquent être mieux instruits que le commun des chrétiens, et se faire une étude plus particulière des points de la religion. Et pour cela ils sont obligés de s’appliquer à la lecture des livres qui en traitent, d’être assidus aux instructions qui se font dans nos églises, pour jeter ensuite les premières semences de la foi dans le cœur des idolâtres et les amener aux missionnaires quand ils les trouvent disposés à se convertir. On a mis cette dernière classe sous la protection de saint François-Xavier.

Tous les confrères de chaque classe se distribuent en divers quartiers de la ville, qu’on leur assigne et y vaquent séparément à leurs p.161 fonctions. Ils ont trois principaux officiers à leur tête ; on a donné le nom de préfet au premier, et aux deux autres le nom d’assistants. On en fait l’élection tous les ans, afin que ces charges soient moins onéreuses, et que ceux qui les possèdent soient excités, par le peu de durée, à les remplir avec une plus grande exactitude. Ils sont aidés dans leurs emplois par quelques officiers subalternes, qu’on leur choisit aussi à la pluralité des voix. Les aumônes que font les fidèles sont administrées par les principaux officiers, qui les emploient à l’assistance des pauvres, aux frais des funérailles de ceux qui n’ont pas laissé de quoi fournir à cette dépense, et enfin à l’achat des livres sur la religion, qu’on distribue aux gentils qui veulent s’instruire.

Il y a deux sortes d’assemblées, les unes générales, et les autres particulières. Les assemblées générales se tiennent une fois le mois, outre les quatre principales, qui se tiennent quatre fois l’année, où il y a communion générale, et indulgence plénière. Les assemblées particulières se tiennent aussi tous les mois, ou plus souvent quand quelque raison y oblige.

C’est dans ces assemblées particulières que les confrères rendent compte des œuvres de charité qu’ils ont faites le mois précédent, et qu’ils proposent celles qu’on peut faire le mois suivant. Ce qu’il y a de plus considérable s’écrit sur une grande feuille de papier, et le jour de l’assemblée générale, le préfet, au nom de tous les confrères, en fait l’offrande à Notre-Seigneur, par une courte oraison qui a été composée exprès. On en fait ensuite la lecture dans la conférence pour l’édification des confrères, et afin de les animer de plus en plus à la pratique de la charité chrétienne.

Dans la salle des conférences, on a dressé une bibliothèque des principaux livres de la religion. Il y a plusieurs exemplaires de ceux qui sont d’un plus grand usage ; tous les confrères peuvent emprunter celui qui leur plaît, et par ce moyen ils sont pourvus de tous les livres propres à leur instruction, et à celle des fidèles et des gentils.

Quand nous aurons bâti une église particulière pour les femmes, nous espérons ériger une confrérie à peu près semblable pour elles, suivant les pouvoirs que nous en avons du saint-siège. Elle aura des règlements différents afin de se conformer à ce que les coutumes chinoises permettent à ce sexe. Mais il y a lieu de croire que la religion en tirera pareillement de grands avantages.

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Lettre du père d’Entrecolles

au père procureur général

des missions des Indes et de la Chine

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Disgrâce d’un prince. — État de la cour.

A Jao-tcheou, ce 17 juillet 1707

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

Je profite de quelques moments de loisir, et du départ d’un vaisseau qui retourne en Europe, pour apprendre à votre Révérence un évènement des plus singuliers qu’on ait peut-être vus à la Chine.

L’empereur, qui n’était pas encore consolé de la mort du jeune prince, fils de cette fameuse Chinoise qu’il aime passionnément, vient de finir son voyage de Tartarie par un coup d’autorité, dont les suites ne lui ont pas été moins sensibles. On avait trouvé moyen de lui rendre suspecte la fidélité du prince héritier, et les soupçons dont on avait prévenu son esprit parurent si bien fondés, qu’il fit arrêter sur-le-champ ce malheureux prince.

Ce fut un spectacle bien triste de voir chargé de fers celui qui, peu auparavant, marchait presque de pair avec l’empereur. Ses enfants, ses principaux officiers, tout fut enveloppé dans sa disgrâce. Un faiseur d’horoscopes, qui avait souvent prédit au prince qu’il ne serait jamais empereur, s’il ne l’était à une certaine année qu’il lui marquait, fut condamné à être coupé en mille pièces ; ce qui est parmi les Chinois le dernier supplice.

Mais comme rien n’est plus extraordinaire à la Chine que la déposition d’un prince héritier, l’empereur crut devoir informer ses sujets des raisons qui l’avaient porté à faire un si grand éclat. Les gazettes publiques furent bientôt remplies de manifestes et d’invectives contre la conduite du prince : on y examinait sa vie depuis sa plus tendre enfance et on y voyait un père outré, qui après avoir beaucoup dit, laissait encore beaucoup plus à penser.

p.162 Le fils aîné de l’empereur, que nous nommons premier régulo, était le seul de tous ses enfants qui fût dans ses bonnes grâces : on fit son éloge dans un des manifestes dont j’ai parlé, et il se flattait déjà de se voir bientôt élevé sur la ruine de son frère.

Mais les choses prirent tout à coup une face bien différente de celle qu’il se figurait. De nouvelles lumières qu’eut l’empereur lui découvrirent l’innocence du prince déposé et les artifices qui avaient été employés pour le perdre. Il sut que pour y réussir le regulo avait eu recours à la magie et à divers prestiges ; et que par l’instigation de certains lamas [138] fort expérimentés dans l’usage des sortilèges, il avait fait enterrer une statue en Tartarie, en accompagnant cette cérémonie de plusieurs opérations magiques. L’empereur envoya sur-le-champ saisir ces lamas, et déterrer la statue ; le regulo eut son palais pour prison, et fut condamné à un châtiment qui marquait assez l’indignation de l’empereur.

Vous pouvez juger, mon révérend Père, quel fut le chagrin que causèrent à l’empereur ces dissensions domestiques : elles le plongèrent dans une mélancolie profonde accompagnée de palpitations de cœur si violentes, qu’on eut tout à craindre pour sa vie. Dans cette extrémité il voulut voir le prince déposé. On le tira de prison, et il fut conduit chez l’empereur, mais toujours dans l’équipage de criminel. Les cris que jeta ce prince infortuné attendrirent le cœur du père, jusqu’à lui tirer des larmes ; il demanda plusieurs fois aux grands de l’empire s’il n’avait pas le pouvoir de rendre la liberté à un fils dont l’innocence venait d’être hautement reconnue. La plupart des seigneurs lui répondirent assez froidement qu’il était le maître, et qu’il pouvait en ordonner tout ce qu’il lui plairait. Quelques-uns même, comptant sur la mort prochaine de l’empereur, lui insinuèrent qu’il était temps de mettre ordre au repos de l’État en se nommant un successeur, et ils lui proposèrent son huitième fils, pour qui ils témoignaient beaucoup d’estime ; c’était donner l’exclusion au prince héritier ; ils craignaient sans doute qu’ayant contribué de leurs conseils à sa déposition, il ne fit éclater son juste ressentiment quand il serait une fois rétabli.

Mais cette résistance leur coûta cher. L’empereur, outré du peu de déférence que ses ministres avaient à ses volontés, cassa les principaux d’entre eux, et éloigna les favoris qui avaient été le plus opposés au rétablissement du prince.

La chute de ces seigneurs, loin de révolter les peuples, comme il y avait lieu de l’appréhender, porta au contraire la consolation dans tous les esprits ; chacun à l’envi applaudit à la résolution de l’empereur. Le prince fut rétabli dans sa dignité, avec toutes les formalités qu’on a coutume d’observer dans l’empire ; on donna partout des marques de l’allégresse publique, et la comédie qu’on joue encore maintenant est tirée d’un trait de l’histoire ancienne, qui a beaucoup de rapport à ce qui vient d’arriver.

L’empereur, de son côté, a accordé une indulgence impériale, c’est-à-dire qu’il a remis toutes les tailles dont les particuliers étaient en arrière, et pour lesquelles ils ont ici beaucoup à souffrir : cette indulgence porte encore diminution des peines imposées aux criminels, en sorte que les moins coupables sont renvoyés sans châtiment.

La punition du regulo suivit de près le rétablissement du prince héritier. Il fut condamné à une prison perpétuelle, et on fit mourir les lamas avec sept de ses officiers qui l’avaient aidé dans ses prestiges. C’est ainsi que ce prince est tombé dans le précipice qu’il avait creusé à un frère, que sa qualité de fils d’une impératrice légitime mettait au-dessus de lui, quoiqu’il fut l’aîné.

Voilà, mon révérend Père, quel est l’état présent de la cour. Jamais, comme vous voyez, l’empereur n’a fait éclater davantage le prodigieux ascendant que la nature, l’expérience, la politique et un règne des plus longs et des plus heureux lui ont donné sur ses sujets. Mais après tout, ceux que le Seigneur, dans l’Écriture, veut bien appeler du nom de dieux [139], sont souvent forcés de reconnaître, dans l’exercice même le plus étendu de leur puissance, qu’ils sont hommes et mortels comme les autres. Je me persuade que l’empereur, éclairé comme il l’est, sera entré dans ce sentiment au fort de sa douleur ; et comme je sais que le temps des disgrâces est plus propre à nous p.163 faire réfléchir sur nous-mêmes que celui des grandes prospérités, j’ai exhorté tous les missionnaires à offrir le saint sacrifice de la messe, et à renouveler leurs prières pour la conversion de ce grand prince.

Voici une réflexion qu’il a déjà faite, et qui, aidée de la grâce, pourrait l’approcher du royaume de Dieu. Ayant appelé à son palais ceux à qui il avait confié l’éducation des princes, il s’est plaint amèrement de ce qu’ils souffraient que ses enfants s’adonnassent à la magie, et à des superstitions qui mettaient le trouble et la division dans sa famille. Heureux s’il approfondissait un peu plus cette pensée, et s’il venait à couper jusqu’à la racine d’un tel désordre en bannissant de son empire les fausses sectes, et en y établissant la seule religion, qui est la véritable.

Cependant la maladie de l’empereur, qui augmentait chaque jour, l’avait réduit dans un état de faiblesse qui ne laissait plus d’espérance aux médecins chinois. Ils étaient au bout de leur art, lorsqu’ils eurent recours aux Européens ; ils avaient ouï dire que le frère Rhodes entendait bien la pharmacie, et ils jugèrent qu’il pourrait soulager l’empereur. Ce frère a en effet de l’habileté et de l’expérience ; et, je vous dirai en passant que, comme il est d’un âge assez avancé, nous souhaitons fort qu’on nous en envoie quelqu’un d’Europe qui puisse le remplacer quand nous viendrons à le perdre. Ses services ne contribueront pas peu à l’avancement de la religion.

Dieu, qui a ses desseins, et qui, dans les tristes conjonctures où nous nous trouvons, a peut-être ménagé cette occasion de nous affectionner davantage l’empereur pour le bien du christianisme, bénit les remèdes que le frère Rhodes employa pour sa guérison. Ce fut par le moyen de la confection d’alkermès, qu’il fit d’abord cesser ces palpitations violentes de cœur qui l’agitaient extraordinairement : il lui conseilla ensuite l’usage du vin de Canarie. Les missionnaires, à qui on en envoie tous les ans de Manille pour leurs messes, eurent soin de le fournir ; en peu de temps ses forces se rétablirent, et il jouit d’une santé parfaite. Il en a voulu convaincre ses sujets, en paraissant pour la seconde fois de son règne dans les rues sans faire retirer le peuple, comme c’est la coutume de l’empire ; coutume qui inspire pour la majesté royale un respect presque religieux.

C’est à cette occasion que l’empereur a voulu faire connaître, par un acte authentique, l’idée qu’il avait des missionnaires. L’éloge qu’il y fait de leur conduite, et de leur attachement à sa personne, est conçu en ces termes :

« Vous, Européens, dit-il, que j’emploie dans l’intérieur de mon palais, vous m’avez toujours servi avec zèle et affection, sans qu’on ait eu jusqu’ici le moindre reproche à vous faire. Bien des Chinois se défient de vous, mais pour moi qui ai fait soigneusement observer toutes vos démarches et qui n’y ai jamais rien trouvé qui ne fût dans l’ordre, je suis si convaincu de votre droiture et de votre bonne foi, que je dis hautement qu’il faut se fier à vous et vous croire. 

Il parle ensuite de la manière dont sa santé a été rétablie par le soin des Européens.

Ces paroles de l’empereur, exprimées dans un acte public, ne semblent-elles pas donner quelque lueur d’espérance de sa conversion ? Peut-être me flatté-je d’un vain espoir ; il me semble pourtant qu’il est naturel d’écouter des gens en faveur de qui on est ainsi prévenu ; ce que dit ce prince, « qu’on doit se fier à nous, qu’on doit nous croire », a déjà servi à la conversion de plusieurs de ses sujets.

Avant que cet acte impérial parût, le père Parennin m’avait averti qu’on avait donné des ordres secrets aux vice-rois de Canton et de Kiangsy, de recevoir le vin et les autres choses que les Européens leur apporteraient pour l’usage de l’empereur, et de les envoyer incessamment à la cour ; pourvu que tout ce qui serait envoyé fût scellé du cachet de l’Européen ; car cette circonstance était expressément recommandée ; ce qui est une nouvelle preuve de la confiance dont l’empereur veut bien nous honorer.

Ne soyez pas surpris, mon révérend Père, si je compte pour beaucoup tous ces petits avantages. Comme nous n’avons traversé tant de mers que pour faire connaître Jésus-Christ à un grand peuple qui l’ignore, et que c’est là l’unique fin de tous nos travaux, nous faisons attention jusqu’aux moindres choses qui sont capables de favoriser un si grand dessein.

Mais ce qui vous intéresse le plus, et ce que sans doute vous exigez de moi préférablement à tout le reste, c’est que je vous instruise de l’état présent de nos Églises. J’ai la douleur de ne pouvoir vous contenter que dans trois ou quatre mois, qui est le temps que les p.164 missionnaires ont accoutumé de m’écrire. Tout ce que je puis faire maintenant, c’est de vous communiquer ce que j’ai appris par trois ou quatre lettres particulières, qui m’ont été rendues il y a environ deux mois.

La première est du père Jacquemin. Il me mande qu’il a parcouru pendant le carême, les diverses chrétientés dont il a soin, pour leur faire gagner le jubilé accordé par N. S. P. le pape, afin d’obtenir la paix entre les princes chrétiens, et que, durant ce temps-là, il a baptisé quatre-vingts infidèles, et entendu les confessions de plus de dix-sept cents chrétiens, pleins de ferveur et de piété.

La seconde est du père Noëlas, qui écrit de Ngan-lo, que dès le mois d’avril il avait conféré le saint baptême à cent idolâtres, en parcourant ce qu’il appelle sa mission de Hollande, c’est-à-dire un grand nombre de familles de pêcheurs dispersées de côté et d’autre sur de petites éminences, au milieu d’un plat pays qui est souvent inondé.

Le père Melon marque, dans la troisième, qu’il a baptisé quatre-vingt-dix personnes à Vousi, lieu de sa résidence, qu’il était sur le point de faire la visite de ses chrétientés, et qu’il commencera par un endroit ou il trouvera trente catéchumènes qui l’attendent et qui sont disposés à recevoir la grâce du baptême. Il ne sait en quels termes exprimer la joie qu’il ressentit le jour du vendredi saint, lorsqu’on vint lui dire que trois cents barques de pêcheurs chrétiens venaient d’arriver, et avaient débarqué leurs femmes près de Vousi, dans une église qu’ils avaient eux-mêmes construite et où ils l’attendaient pour s’acquitter de leur devoir pascal. Il m’ajoute, en finissant sa lettre, que si le démon venait à bout de ruiner une mission aussi florissante que celle de la Chine, il pleurerait toute sa vie ses pauvres pêcheurs de Vousi.

Certainement, mon révérend Père, la Chine est un champ propre à rapporter au centuple, pourvu qu’il y ait des ouvriers qui le cultivent ; mais si ces ouvriers n’ont précisément que ce qui est nécessaire à leur subsistance, et s’ils n’ont pas de quoi fournir à l’entretien des catéchistes, et aux frais indispensables des courses qu’ils sont obligés de faire, rien n’est plus triste pour eux que de voir périr une riche moisson faute de pouvoir la recueillir. Je vous conjure donc, mon révérend Père, par les entrailles de Jésus-Christ, s’il n’a pas rejeté la Chine, de procurer ces secours à tant de zélés missionnaires, sans lesquels je puis vous assurer qu’ils seraient ici assez peu utiles.

La quatrième lettre est du père de Chavagnac. Le détail qu’il me fait de quelques actions édifiantes de ses néophytes, est une preuve de la ferveur qui règne dans son Église. Je vous les rapporte de suite, mon révérend Père, afin que vous m’aidiez à remercier le Seigneur des fruits de bénédiction qu’il opère dans le cœur de ces nouveaux fidèles.

Un chrétien, âgé de quarante ans, avait amassé avec bien de la peine de quoi se marier. (Vous n’ignorez pas que se marier à la Chine, c’est s’acheter une femme.) Il y avait déjà quelque temps que le mariage était conclu, lorsqu’on lui apprit que sa prétendue femme, qu’on lui avait dit être veuve, avait encore son mari, qui était plein de santé. L’embarras pour le chrétien ne fut pas tant de la renvoyer, que de retirer l’argent qu’elle lui avait coûté. L’indigence et le désespoir avaient porté le mari à la vendre, et il avait dépensé toute la somme qu’il avait reçue.

Les parents du chrétien, qui étaient infidèles, firent tous leurs efforts pour l’engager, ou à la garder, ou du moins à la revendre à quelque autre ; car le véritable mari refusait de la recevoir, à moins qu’on ne lui donnât de quoi la nourrir. La tentation était délicate pour un Chinois. Cependant le chrétien tint ferme ; et comme l’unique ressource qu’il avait était de s’adresser au mandarin, il alla le trouver, et après lui avoir exposé le fait, il lui déclara qu’étant disciple de Jésus-Christ, il ne pouvait ni ne voulait garder la femme d’un autre ; qu’il était pourtant de la justice qu’il fût remboursé, ou par le mari qui avait reçu son argent, ou par les entremetteurs qui avaient trempé dans une semblable supercherie ; mais que si cela ne se pouvait, parce que l’un était pauvre, et que les autres, ou étaient morts, ou avaient pris la fuite, il le suppliait d’ordonner au mari légitime de reprendre sa femme.

Le mandarin, autant surpris qu’édifié de cette proposition, fit de grands éloges d’une religion qui inspire de pareils sentiments, et ayant fait chercher le seul des entremetteurs qui restait, il le fit châtier sévèrement. Cependant le chrétien n’a point de femme, et a perdu toute espérance de pouvoir jamais p.165 amasser de quoi en avoir. Pour peu qu’on connaisse la Chine et qu’on sache ce que c’est pour un Chinois que de pouvoir se marier, cette action paraîtra héroïque ; pour moi, je la regarde ainsi.

Un autre chrétien fort jeune s’était oublié, dans un emportement, jusqu’à dire à sa mère quelques paroles offensantes, qui avaient scandalisé tout le voisinage ; dès que, revenu a soi, il fit réflexion à ce qui lui était échappé, il assembla ses voisins, et, se mettant a genoux en leur présence, il demanda pardon à sa mère ; ensuite, pour expier sa faute, il s’imposa lui-même une pénitence pénible et humiliante. Puis, adressant la parole à tous ceux qui étaient présents :

— Un chrétien, leur dit-il, peut bien s’écarter de son devoir dans un premier mouvement de colère, mais sa religion lui apprend à réparer aussitôt sa faute, et c’est pour vous en convaincre que je vous ai priés d’être témoins de tout ce qui vient de se passer.

Un lettre cassé de vieillesse, ayant demandé et reçu le baptême, ne vécut plus qu’environ un mois ; il passa tout ce temps-là dans les plus grands sentiments de piété, ne perdant point de vue un crucifix que je lui avais laissé, et s’entretenant continuellement avec Notre-Seigneur attaché à la croix. Comme il s’aperçut qu’il touchait à sa dernière heure, il ramassa tout ce qui lui restait de forces pour m’écrire. Sa lettre n’est point venue jusqu’à moi, parce que n’étant pas du goût de ses parents infidèles, à qui il l’avait confiée, ils jugèrent à propos de la supprimer. Quelques fragments qu’on m’en a apportés me font regretter infiniment de ne l’avoir pas reçue. C’est ainsi qu’il signait cette lettre : N. N. par naissance enfant du rebelle Adam, par miséricorde frère adoptif de Jésus-Christ et fils adoptif de Dieu, sur le point d’aller au ciel réparer par un amour éternel, l’indifférence que j’ai eue sur la terre pour celui à qui je me devais tout entier.

Le père de Chavagnac m’ajoute que le mandarin du lieu où il réside est si convaincu de la vérité de notre religion, qu’il s’efforce d’engager tous ses amis à l’embrasser, bien que, par des raisons d’intérêt et de fortune, il soit malheureusement retenu lui-même dans les ténèbres de l’infidélité. Sa mère, sa femme, ses enfants, les femmes de ses enfants et la plupart de ses domestiques, font une profession ouverte du christianisme. Ce que ce père me raconte de cette petite église renfermée dans le palais du mandarin, me remplit de la plus douce consolation.

La chrétienté de Hien [140], me dit-il, est, grâce à Dieu dans un très bon état. On ne peut avoir plus d’ardeur pour entendre parler des choses de Dieu, plus d’estime pour la qualité de chrétien, plus de tendresse pour le Sauveur du monde, plus de délicatesse de conscience pour s’abstenir des plus légères fautes. Je me suis attaché principalement à leur expliquer les rapports que Jésus-Christ a avec nous, le fond du mystère de l’incarnation et les conséquences que nous devons en tirer. Depuis quelque temps, je leur ai fait six entretiens sur ce mystère et chaque entretien durait au moins trois heures ; mais je n’ai rien dit à ces dames nouvellement chrétiennes qu’elles n’aient conçu, qu’elles n’aient goûté, qu’elles n’aient répété plusieurs fois le jour, et dont elles n’aient profité pour la pratique. Je l’ai connu à certains mots qui leur échappaient tantôt à l’une, tantôt à l’autre, quand quelque point de l’instruction les avait frappées, tels que sont ceux-ci par exemple : « C’est quelque chose de grand que d’être chrétien. Des chrétiens qui se méprisent ont grand tort ; leur estime doit aller jusqu’au respect. Un chrétien qui n’aime Dieu qu’à demi est un monstre. Comment des chrétiens peuvent-ils ne se pas aimer ! que les infidèles ne savent-ils notre sainte religion, il n’y en aurait pas un qui ne l’embrassât ! »

Il y a peu de jours qu’à la fin d’un de ces entretiens, la mère du mandarin se leva, et adressant la parole à toute l’assemblée :

— Ce que je conclus de tout ceci, dit-elle, c’est qu’il n’y a qu’une seule chose qui doive nous être chère et précieuse, savoir : la grâce sanctifiante ; qu’on ne doit rien omettre pour l’obtenir, quand on ne l’a pas encore ; pour la conserver quand on l’a obtenue, et pour la recouvrer quand on a eu le malheur de la perdre.

Ensuite, jetant des regards pleins de tendresse sur huit petits enfants chrétiens qui étaient présents, elle les baisa tous l’un après l’autre, respectant en eux la grâce d’adoption qu’ils avaient reçue à leur baptême.

Peu après, la veuve du fils aîné du mandarin, conduisant au pied d’un oratoire sa fille unique, p.166 âgée d’environ quatre ans, j’entendis qu’elle lui disait ces paroles :

— Je t’aime, Dieu le sait, ma chère enfant : eh ! comment ne te pas aimer, puisque tu es le seul gage que ton père, en mourant, m’ait laissé de sa tendresse ! Cependant, si je croyais que tu dusses jamais abandonner Jésus-Christ ou perdre l’innocence de ton baptême, je prierais le Seigneur de te retirer au plus tôt de ce monde. Oui (répéta-t-elle trois ou quatre fois, regardant une image de Notre-Seigneur, et croyant ne point être entendue), oui, mon Dieu, elle est à vous ; vous pouvez la reprendre ; bien loin de la pleurer, je vous remercierai de la grâce que vous lui aurez faite. 

Autant que je pus juger par le ton dont elle prononçait ces dernières paroles, elle versait des larmes.

C’est par ce dernier trait que le père de Chavagnac finit sa lettre.

Le père de Mailla, qui a eu cette année trois rudes persécutions à souffrir, m’a raconté une sainte saillie d’un enfant de huit à neuf ans, qui m’a paru admirable ; je crois que vous serez surpris, comme moi, de voir une foi si vive dans un âge si tendre. Il venait de perdre deux de ses frères qui étaient morts de la petite vérole, lorsqu’il en fut lui-même dangereusement attaqué à son tour. Sa mère s’échappa jusqu’à dire dans un mouvement d’impatience :

— Hé quoi faut-il donc perdre tous nos enfants faute d’avoir recours à la déesse de la petite vérole ?

(C’est une divinité fort célèbre à la Chine.) L’enfant, qui entendit ces paroles, en fut tellement offensé qu’il ne voulut jamais souffrir, pendant le peu de temps qui lui restait à vivre, que sa mère parût en sa présence. Tout son plaisir était de voir des chrétiens et de s’entretenir avec eux du bonheur dont il allait jouir dans le ciel. La fermeté du fils produisit dans la mère un prompt et sincère repentir de sa faute, qu’elle expia aussitôt par les larmes de la pénitence.

Vous serez bien aise, mon révérend Père, d’apprendre encore de quelle manière un jeune Chinois, qui vient d’être baptisé, a été converti au christianisme. Sa conversion a quelque chose de singulier, je dirais presque de miraculeux. Ses parents l’avaient mis parmi les bonzes, et lui avaient fait porter dès sa plus tendre enfance l’habit de cette sorte de religieux chinois. Il n’avait guère que seize ans lorsqu’il tomba dans un étang fort profond où il devait se noyer sans ressource. Mais à peine fut-il au fond de l’eau, qu’il se sentit soutenu par un homme inconnu qui le porta sur le bord de l’étang, et qui disparut aussitôt après lui avoir ordonné d’aller de ce pas à l’église de Kieou-kiang, pour s’y faire instruire et recevoir le baptême. L’effet est une preuve du prodige, car, quelque résistance qu’il ait trouvée du côté de ses parents infidèles, il a voulu absolument être baptisé, et j’espère que son exemple fera quelque impression sur leurs cœurs. Sa mère est déjà fort ébranlée.

J’ai été également charmé de la force et de la générosité toute chrétienne d’un de nos néophytes. Il n’avait pour subsister qu’un petit emploi chez un marchand de ses parents, fort riche, dont il tenait les livres de compte. Le marchand, entêté jusqu’à l’excès du culte de ses idoles, et craignant qu’elles ne lui devinssent contraires s’il gardait chez lui un homme qui faisait profession du christianisme, le chassa sur-le-champ de sa maison, en l’assurant néanmoins que la porte lui en serait ouverte dès qu’il aurait renoncé à une loi qui n’était pas de son goût. Mais le généreux chrétien, indigne d’une pareille proposition, sortit sur l’heure de chez le marchand et quoiqu’il soit maintenant dans un besoin extrême, lui, sa femme et ses enfants, il m’a protesté mille fois que rien ne serait capable de lui faire abandonner Jésus-Christ, et qu’il demeurera plutôt toute sa vie dans l’état d’indigence où il est, que de commettre une semblable infidélité.

Je ne puis finir cette lettre, mon révérend Père, sans vous rapporter encore un rare exemple de charité que viennent de donner les chrétiens de King-te-tching. Rien n’a fait plus d’honneur à la religion, ni ne l’a rendue plus respectable aux infidèles. Une peste ravageait tout le pays, la plupart des familles en étaient affligées, et, ce qu’il y avait de plus triste, c’est que ceux qui étaient une fois atteints de cette maladie se voyaient aussitôt abandonnés de leurs parents infidèles. Les chrétiens, touchés de compassion de leur misère, ont suppléé par leurs soins aux secours que tant de malheureux avaient droit d’exiger de la tendresse de leurs proches.

On voyait ces charitables néophytes parcourir toutes les maisons où il se trouvait des malades, et s’exposer sans crainte à un mal si contagieux ; on en voyait plusieurs transporter chez eux des familles entières de moribonds, leur rendre p.167 les services les plus bas, et, à la faveur des remèdes dont ils soulageaient leurs corps, faire couler dans leurs âmes les vérités du salut. Dieu a voulu, ce semble, récompenser une charité si extraordinaire ; lorsque je suis allé visiter cette Église, j’ai appris qu’il n’était mort personne de tous ceux dont les chrétiens avaient pris soin ; ce que les infidèles regardaient comme un prodige, et ce qui en a déterminé plusieurs à me prier de les instruire et de les disposer à la grâce du baptême. Je ne doute point, mon révérend Père, que ce que je vous mande de nos chrétiens de King-te-tching ne touche bien sensiblement M. le marquis de Broissia ; car enfin cette nouvelle Église doit être regardée comme son ouvrage, puisqu’elle a été fondée et est maintenant entretenue de ses libéralités. Quand j’aurai reçu les lettres que j’attends dans quelques mois, je ne manquerai pas de vous les envoyer par les premiers vaisseaux.

Accordez-moi quelque part dans vos saints sacrifices, en l’union desquels je suis avec beaucoup de respect, etc.

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Explication d’une figure

Les trois inscriptions suivantes ont été écrites de la propre main de l’empereur de la Chine. Ce fut le 24 d’avril de l’année 1711, la cinquantième de son règne, et le septième jour de la troisième lune, que ce prince donna ces inscriptions aux Pères jésuites de Pékin, pour la nouvelle église qu’ils ont élevée vers la porte de Teun-ching-muen. Dès l’année 1705 il voulut continuer à la construction de cette église, et il donna pour cela dix mille onces d’argent.

Les caractères de l’inscription du frontispice ont chacun plus de deux coudées et demie [141] chinoises de hauteur.

Les caractères des inscriptions de chaque colonne ont près d’une coudée chinoise de hauteur.

Inscription du frontispice.

AU VRAI PRINCIPE DE TOUTES CHOSES.

Inscription de la première colonne.

IL EST INFINIMENT BON ET INFINIMENT JUSTE, IL ÉCLAIRE, IL SOUTIENT, IL RÈGLE TOUT AVEC UNE SUPRÊME AUTORITÉ ET AVEC UNE SOUVERAINE JUSTICE.

Inscription de la seconde colonne.

IL N’A POINT EU DE COMMENCEMENT, ET IL N’AURA POINT DE FIN ; IL A PRODUIT TOUTES CHOSES DÈS LE COMMENCEMENT, C’EST LUI QUI LES GOUVERNE ET QUI EN EST LE VÉRITABLE SEIGNEUR.

[pic]

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MÉMORIAL

envoyé en Europe par le père Thomas,

vice-provincial des jésuites en Chine

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Cet écrit simple et fidèle renferme le récit de ce qui s’est passé à Pékin dans tout le temps de la visite de l’illustrissime seigneur Charles-Thomas Maillard de Tournon. Il nous a paru propre à éclairer le public sur un évènement aussi intéressant.

Article premier

Lorsque M. de Tournon eut été nommé légat à la Chine, il écrivit de Rome au père Grimaldi pour le prier de lui obtenir la permission d’aborder dans un des ports de cet empire. Il invita même ce missionnaire à l’aider de ses conseils. La lettre du légat était du 7 février de l’année 1702. Le père Grimaldi répondit à M. de Tournon par plusieurs voies différentes. Ses lettres furent adressées à Fo-kien et à Canton, et il y parlait au légat avec sincérité sur ce qu’on avait à craindre ou à espérer dans sa légation.

Quand M. le patriarche fut arrivé à Canton, le 8 avril 1705, il prit conseil des plus anciens missionnaires du pays, et il résolut de cacher sa dignité jusqu’au temps qu’il serait à propos de la découvrir. Il fit cependant écrire aux missionnaires de Pékin qu’il allait prendre sa route vers Nankin et qu’ils pourraient lui adresser leurs lettres dans cette ville. Cette résolution changea bientôt, à la persuasion de quelques personnes qu’il écouta contre l’avis commun. Il écrivit aux missionnaires de Pékin d’annoncer sans réplique à l’empereur que le patriarche d’Antioche, etc., était arrivé pour faire la visite de toutes les missions, avec un plein pouvoir de Sa Sainteté. Depuis ce temps-là, M. le patriarche ne demanda plus conseil à aucun missionnaire de Pékin, si ce n’est qu’il écrivit au père Grimaldi, pour le prier de lui donner sincèrement les avis qu’il jugerait à propos. On sentit bien qu’après avoir donné l’ordre d’exécuter ses commandements sans réplique, il n’était guère en disposition de croire ce qu’on lui manderait de contraire aux idées et aux sentiments qu’on lui avait p.168 inspirés. Il demanda aussi qu’on lui présentât un jésuite pour être vicaire apostolique à Nankin. Il n’ignorait cependant pas que nous étions dans l’impossibilité de répondre sur cela aux désirs qu’il témoignait.

Pour obéir au premier ordre de M. le patriarche, nous écrivîmes deux fois en Tartarie à l’empereur qui y était alors : nous demandâmes qu’on permit à M. le patriarche d’user à la Chine de ses pouvoirs. On ne fit point de réponse déterminée à nos deux premières lettres : on nous refusa son entrée à la cour à la troisième ; enfin on la permit à la quatrième. L’empereur ordonna de faire prendre au légat un vêtement à la tartare, et le fit défrayer jusqu’à son arrivée à Pékin. Par là on ferma, ou du moins on dut fermer la bouche à ceux qui répandaient le bruit dans Rome et ailleurs que les missionnaires établis à la cour de l’empereur de la Chine empêcheraient le légat d’entrer dans ce royaume.

M. de Tournon partit de Canton le neuvième de septembre, et fut reçu partout avec de grands honneurs. Cependant la grandeur et la pesanteur des bateaux qu’on lui avait donnés pour le transporter à Pékin, retardèrent un peu son arrivée et le désir que les missionnaires avaient inspiré à l’empereur de voir un homme revêtu d’une aussi éminente dignité que celle de légat du saint-siège : nous en avions donné une très haute idée à Sa Majesté chinoise. Vers la mi-novembre, l’empereur envoya exprès dans la province de Canton, pour étudier le légat, sous le prétexte de faire hâter son voyage. Le 25 du même mois, il fit partir son fils Cum-yo, et le fils du vice-roi pour aller au-devant du légat. Un missionnaire de chacune des trois Églises accompagna ces deux mandarins. Ils trouvèrent le patriarche à vingt-quatre lieues de Pékin embarrassé a continuer son voyage, parce que le fleuve était glacé. Ils le conduisirent par terre à la capitale, où il arriva le quatrième décembre. M. de Tournon fut logé dans celle des maisons des missionnaires que l’empereur leur avait bâtie dans l’enceinte de son palais. Ce fut afin qu’il fût plus à portée de recevoir les faveurs de la cour. En effet on assigna au légat des provisions de bouche, aux frais de l’empereur, pour tout le temps de son séjour à Pékin. Un des domestiques du patriarche étant venu à mourir, l’empereur, à la prière du légat, lui donna un champ pour sa sépulture : de là la grande espérance que conçut le prélat d’établir une maison de missionnaires italiens à Pékin. On appelait déjà ce cimetière le cimetière des Italiens. Il aurait été peut-être plus convenable d’accepter une portion de celui qui était destiné aux anciens Européens. On l’offrit au patriarche ; mais il en voulut un nouveau, et montra par là une espèce de séparation de nous à un prince très pénétrant.

L’empereur cependant faisait observer par des espions si l’on ne changerait rien aux cérémonies accoutumées des chrétiens dans l’enterrement du défunt. Il apprit qu’il y avait eu de la différence. Il en fut fâché mais sans rien faire éclater. Au contraire, il envoya au patriarche deux faisans destinés pour la table impériale. Il lui permit même de se faire transporter à son audience, tout malade qu’il était, faveur qui n’avait point encore eu d’exemple. L’empereur reçut donc le légat dans un jardin peu éloigné de la première porte du palais, pour ne lui point donner la peine de traverser avec fatigue de grandes cours et de longs appartements. Ce fut le 31 décembre que M. de Tournon fut admis pour la première fois en la présence de l’empereur. Il était suivi de toute sa maison et de tous les missionnaires de Pékin. Les différentes cohortes au milieu desquelles il lui fallut passer, avaient ordre de le dispenser des cérémonies chinoises en considération de sa personne et de sa maladie. Il salua donc Sa Majesté impériale par ces sortes de génuflexions que l’on traite en Europe d’adoration. L’empereur fit asseoir le légat sur un monceau de coussins : il lui demanda des nouvelles de la santé du pape, et il fit tout cela d’un air de bonté et de familiarité qui nous ravit. Une réception de la sorte est ordinaire en Europe ;mais à la Chine, elle fut regardée comme un miracle de faveur. Les bontés de l’empereur pour le patriarche parurent de toutes les manières : on lui fit présenter du thé par les plus grands seigneurs de la cour ; l’empereur lui-même lui mit en main une coupe pleine de vin ; enfin on lui une table couverte de trente-six plats d’or ; l’empereur n’y avait presque pas touché. Cette table fut envoyée au patriarche dans son logis. On s’entretint de choses agréables après le dîner ; enfin, l’empereur invita le patriarche à s’expliquer sur le sujet de sa légation. Il l’entendit discourir assez longtemps, et le redressa avec bonté, lorsqu’il s’égarait. Enfin il fit tout p.169 pour l’engager à avoir de la confiance dans sa personne impériale.

On peut protester que dans toutes les histoires de la Chine, on ne trouvera pas d’exemple d’une réception faite à aucun ambassadeur, qui égale celle de M. le patriarche. Si les Européens nouveaux venus ne peuvent se le persuader, parce qu’ils ignorent les usages de cette cour, tous les Tartares et tous les Chinois en sont convaincus, et le prince héritier de la couronne l’a témoigné. Avec le commencement de l’année chrétienne, on vit recommencer les bontés de l’empereur pour M. de Tournon. Le premier de janvier, l’empereur promit qu’il enverrait des présents au pape, et le second de janvier il les fit délivrer. Il nomma aussi le père Bouvet pour les présenter de sa part à Sa Sainteté, et M. le patriarche nomma M. Sabini pour aller à Rome en son nom. Le père Bouvet et M. Sabini ne furent chargés que des présents les moins considérables, parce qu’on apprit à Pékin que les vaisseaux allaient partir pour l’Europe. L’empereur se réserva d’envoyer les plus précieux par le même navire qui reporterait M. le patriarche.

Cependant Sa Majesté alla prendre le plaisir de la chasse d’hiver, et comme M. le patriarche ne crut pas qu’il fût de la bienséance d’accompagner l’empereur dans ce voyage de plaisir, on le pria de nommer quelqu’un de sa part qui put être témoin de ce magnifique divertissement. On ordonna à des mandarins de porter de trois en trois jours des provisions à M. le légat qui était indisposé.

Le commencement de l’année chinoise approchait, lorsque nous commençâmes à craindre que la libéralité de la cour ne se refroidit a l’égard de M. le patriarche, et surtout qu’on ne le traitât pas avec toute la distinction que nous souhaitions dans la distribution des présents que fait l’empereur au renouvellement de chaque année. Notre crainte augmenta lorsque nous vîmes que le dernier jour de l’année était arrivé sans qu’il parût aucun vestige de présents de la part de l’empereur. Enfin, Sa Majesté ordonna qu’on apportât à M. le patriarche un esturgeon d’une grandeur prodigieuse ; il était accompagné d’autres poissons, avec des cerfs, des sangliers, des faisans et une table plus riche encore par une belle garniture d’argent, que par les mets dont on devait la couvrir. Rien ne fut plus magnifique que l’appareil avec lequel on conduisit au prélat les présents de la cour.

Le 26 février, l’empereur invita M. le patriarche à prendre sa part du spectacle d’un beau feu d’artifice qui devait être tiré dans une maison de campagne appartenant à Sa Majesté. Comme M. de Tournon était toujours indisposé, l’empereur le fit transporter à travers ses jardins ; on lui assigna une place commode ; on lui fit entendre un concert d’eunuques, qu’on ne fait chanter que dans l’appartement des femmes ; enfin on le fit coucher la nuit dans un appartement de la maison impériale à la campagne, et deux mandarins furent toute la nuit de garde à sa porte.

Au commencement du printemps, l’empereur alla dans la province de Peche-li, pour y prendre le divertissement d’une chasse de certains oiseaux aquatiques qui s’y assemblent en quantité. C’est un amusement de la belle saison, que l’empereur prend d’ordinaire avant que d’aller en Tartarie passer les grandes chaleurs de l’été. M. le patriarche reçut du prince héritier, pendant l’absence de l’empereur, les mêmes présents et les mêmes distinctions qu’il avait reçus de l’empereur. Les chaleurs du mois de mai invitèrent M. le patriarche à prendre les bains d’eau chaude qu’on lui croyait nécessaires pour sa santé. Il y alla accompagné d’un mandarin qui lui fit préparer un logement commode. Souvent l’empereur s’informa de sa santé et enfin, vers le dixième jour de juin il le fit inviter à venir prendre son audience de congé. La maladie de M. le patriarche étant augmentée il ne put paraître devant l’empereur. Deux mandarins du troisième rang eurent ordre de ne point quitter M. le patriarche, et de donner souvent de ses nouvelles à la cour. Aussitôt que l’empereur eut appris sa convalescence, il lui envoya un présent (car c’est la coutume à la Chine d’en faire aux convalescents) ; c’étaient quinze pièces de brocart et une livre de la précieuse racine de gin-seng [142].

p.170 Sur la nouvelle qu’eut M. de Tournon du prochain départ de l’empereur pour la Tartarie, il ne voulut pas laisser échapper l’occasion d’avoir encore une audience de Sa Majesté. Il fut admis dans une maison impériale hors de la ville, et il y fut conduit par des mandarins avec pompe. L’empereur, ayant toujours égard à son incommodité, lui permit de se faire servir à sa manière par ses officiers. On le mena ensuite dans une salle intérieure, où, après avoir fait les neuf génuflexions du cérémonial, soutenu par les pères Gerbillon et Pereyra, il s’assit en présence de l’empereur. Le prince héritier se trouva à l’audience avec le neuvième et le treizième fils de l’empereur et peu d’autres courtisans. Après qu’il eut remercié l’empereur de ses bontés, il fut invité à voir le lendemain la maison de campagne de l’empereur et les jardins du prince héritier.

M. le patriarche fut reçu dans l’une et dans les autres avec toute la distinction possible. Le prince héritier le conduisit lui-même dans ses jardins. Il avait fait préparer deux barques pour le promener sur le canal, l’une pour le patriarche et l’autre pour le prince. Tantôt la barque du prince précédait le légat comme pour le conduire, tantôt elle le côtoyait pour pouvoir l’entretenir. Enfin, le prince régala M. de Tournon d’un rafraîchissement de liqueurs délicieuses ; ensuite le légat prit congé et sortit aux applaudissements de toute la cour, surprise de la réception que les missionnaires du palais avaient procurée à un étranger ; plusieurs même murmuraient de la familiarité avec laquelle, disaient-ils, l’héritier d’un grand empire s’était ravalé.

Il est vrai que le Seigneur a lui-même fléchi le cœur de l’empereur en faveur de M. de Tournon ; mais on peut dire que les Pères de Pékin n’ont pas peu contribué à lui attirer, et en sa personne à l’Église, tant de marques de considération. Les infidèles par là sont disposés à embrasser une religion honorée jusques dans les cours de la gentilité. Plût à Dieu que l’empereur eût continué à traiter M. le patriarche avec la même distinction ! Mais, tout choqué qu’il a été contre lui pendant deux mois, il ne lui a pas cependant refusé les marques de sa libéralité : on lui a toujours fourni gratuitement des provisions, et c’est aux frais de l’empereur qu’il a été reconduit à Canton.

ARTICLE II

Sur les controverses en matière de religion

Nous nous contenterons, pour cet article, de dire que quand M. de Tournon arriva à Pékin, et qu’il y insinua aux missionnaires qu’il y trouva, que le décret qui décidait les contestations fâcheuses qui les divisaient, avait été porté à Rome, ils supplièrent son Excellence de le leur faire connaître et même de le leur signifier, protestant qu’alors ils sacrifieraient à l’obéissance due à l’Église tous les intérêts de la mission et jusqu’à leur propre vie ; qu’ils abandonneraient même la Chine, si le souverain pontife l’ordonnait ainsi.

Nous supprimons les autres détails relatifs à ces controverses, parce que nous nous faisons une loi de respecter et d’obéir aux ordres des souverains pontifes qui défendent d’en parler ni directement, ni même indirectement.

ARTICLE III

Conduite de M. le patriarche dans différentes négociations qu’il traita à la cour de Pékin.

Le 25 décembre de l’année 1705, l’empereur fit demander au patriarche la cause de sa légation. L’empereur, parfaitement instruit de tout ce qui se passe dans son empire, n’ignorait pas le sujet de nos divisions. Ainsi, quand il vit arriver un commissaire apostolique, il conçut assez qu’il ne venait que pour rétablir la paix entre les missionnaires d’Europe. Il fit donc dire à M. le légat par des mandarins, qu’une navigation de six mille lieues n’avait été entreprise que pour un grand dessein, et qu’il lui importait d’en être informé. Le patriarche répondit qu’il venait seulement à la Chine pour rendre grâce à Sa Majesté, au nom du pape, de la protection qu’elle voulait bien donner à la religion chrétienne et aux missionnaires qui l’annonçaient. M. le patriarche se serait expliqué plus nettement sur les véritables motifs de sa légation, mais les sieurs Sabini et Appiani l’en empêchèrent. Enfin, il résolut de les faire savoir à l’empereur, mais en secret par le canal des mandarins.

Le 26 décembre, il mit entre les mains des p.171 mandarins un mémoire pour l’empereur, écrit en italien, et dans une conférence secrète, il déclara aux mandarins qu’il venait faire la visite des pères de Pékin. Nous sûmes, le soir, du patriarche lui-même, que l’empereur avait répondu à son Excellence de la bonne conduite et de la régularité des pères de sa cour, et qu’il lui avait permis seulement d’aller visiter ceux qui étaient répandus dans les provinces. Tout cela se fit avant qu’on eût traduit en chinois le mémoire italien du légat : nous en parlerons bientôt.

Le 27 décembre, les mandarins disaient à son Excellence que l’affaire était terminée. Ce mot d’affaire terminée donna bien de la joie au patriarche. Il crut que l’empereur lui accordait tout ce qui était renfermé dans son mémoire. Le père Kiliani et les autres Pères crurent devoir rabattre un peu de sa joie, et lui apprendre que l’expression des Chinois ne voulait dire autre chose, sinon que son affaire allait son chemin. D’ailleurs ils lui firent comprendre que son mémoire n’ayant pas encore été traduit, il était difficile que l’empereur eût sitôt consenti à toutes ses demandes : voici les propres termes du mémoire, fidèlement traduits de l’italien.

« Pour obéir fidèlement aux ordres de Votre Majesté impériale, je lui dirai que sa Sainteté a un si grand zèle pour le salut de son âme, qu’elle désire ardemment d’avoir une correspondance éternelle avec cette cour, et de savoir sans cesse des nouvelles de sa royale personne ; du lui faire part de toutes choses, de la prévenir sur tout ce qui pourra lui faire plaisir : pour cela sa Sainteté souhaiterait établir ici une personne d’une grande prudence, d’une grande intégrité, d’une éminente doctrine, en qualité de supérieur général de tous les Européens. Ce supérieur satisfera tout à la fois aux désirs de sa Sainteté, aux prétentions de Votre Majesté et au bon gouvernement de la mission que la protection, l’exemple et les bons avis de Votre Majesté honorent si fort.

L’empereur eut tant d’impatience de voir ce mémoire, qu’il se le fit apporter, quoiqu’il ne fût qu’à demi traduit en tartare. Lorsqu’il l’eut lu tout entier :

— Ce ne sont là que des demandes frivoles, dit-il ; le patriarche n’a-t-il rien autre chose à négocier ici ?

Les courtisans furent surpris de la pénétration de l’empereur.

Le 28 décembre, les mandarins rapportèrent au patriarche que l’empereur jugeait à propos que ce supérieur général des missions fût un homme connu à sa cour, qui y eût au moins demeuré dix ans, et qui en connût les manières. Ils fortifièrent ce sentiment du prince de très bonnes raisons. Cette nouvelle fut un coup de foudre pour le patriarche. Il s’écria d’un air de vivacité et d’émotion, qu’on voulut bien attribuer à sa maladie, qu’on lui avait tout accordé la veille, et qu’on lui refusait tout aujourd’hui ; qu’il fallait bien que l’empereur eût reçu de nouvelles inspirations par certains canaux. Le pure Pereyra, qui prévit les suites de cette émotion, pria humblement M. le patriarche de ne rien laisser échapper qui pût contrister l’empereur ; qu’après tout, ce prince ne lui avait rien accordé la veille, et qu’il ne lui refusait rien aujourd’hui ; qu’il ne faisait que proposer ses conditions, en vue d’exécuter sa demande. Le patriarche prit mal l’avis du père Pereyra, et dit qu’il ne prétendait pas être interrompu lorsqu’il parlait. Il ajouta qu’il voulait qu’on traduisît ce qu’il venait de dire, et qu’on le portât à l’empereur. Les pères Gerbillon et Pereyra prirent donc le parti de se taire, quoiqu’ils comprissent le mauvais effet que devait produire le discours du patriarche. M. Appiani donna donc par écrit sa réponse aux mandarins. Aussitôt qu’ils la lurent, la colère et la douleur parurent sur leur visage ; ils s’écrièrent qu’on manquait de respect à leur maître, le plus grand prince de l’univers ; ils se plaignirent qu’on l’accusait de légèreté d’esprit, en le taxant de défaire le lendemain ce qu’il avait fait la veille. Pour se plaindre plus à l’aise, ils se retirèrent dans un autre appartement. Cependant les pères Pereyra et Gerbillon, restés seuls avec M. le patriarche, lui remontrèrent modestement qu’il fallait en cette cour une manière plus modérée de négocier. A ces mots le patriarche ne se contint plus, il éclata en reproches contre le père Pereyra ; il lui dit avec mépris, que depuis trente ans il faisait le métier de vil artisan auprès de l’empereur. Enfin, il le fit examiner par son auditeur, après l’avoir obligé par serment à dire la vérité. Le père, plus froid que le marbre, se préparait à s’excuser, lorsque l’auditeur le prit le bras et le conduisit ailleurs.

L’empereur apprit lorsqu’il était à la chasse, par un eunuque, tout ce qui s’était passé chez p.172 M. le patriarche, et dès le soir il fit faire au sieur Appiani une bonne réprimande qui retombait sur le légat : ainsi avorta la première négociation.

Le 29 décembre, l’empereur dit tout haut à sa cour :

— Notre nouveau venu d’Europe s’est imaginé que les anciens Européens de mon palais ont brigué la nouvelle dignité dont il parle dans son mémoire ; il se trompe très certainement ; car, outre qu’une commission de la sorte n’a parmi nous ni rang, ni prérogatives, ce serait pour eux une charge bien pesante. Les Romains voudraient absolument rendre comptable leur agent de tous les mauvais succès de leurs négociations à Pékin. Je connais nos anciens Européens, et je suis sûr qu’aucun d’eux ne voudrait se charger d’un pareil fardeau. D’ailleurs j’estimerais bien peu quiconque d’entre eux prendrait une commission semblable.

L’empereur nous ordonna au même temps de présenter à l’auditeur du patriarche une protestation sur tout ce qui s’était passé sur l’affaire du supérieur de la mission. Nous déclarions, par cette protestation, 1° que nous n’avions en aucune manière empêché l’empereur d’accorder à M. le patriarche ce qu’il souhaitait ; 2° nous ajoutions que, quand bien même l’empereur nous obligerait sous les plus grandes peines d’accepter la supériorité sur toutes les missions de la Chine, nous la refuserions. Le patriarche reçut notre protestation avec toutes les cérémonies de légat apostolique ; nous étions tous a genoux devant lui. Il entendit lire la protestation, et, après l’avoir entendue, il ajouta qu’il était sûr que quelques-uns, ou du moins quelqu’un de nous, avait détruit sa négociation auprès de l’empereur ; que nous prissions garde à ne point nous opposer aux intentions du souverain pontife et de l’Église ; que son dessein avait été d’établir une bonne correspondance entre la cour de Rome et celle de Pékin, pour le bien de la mission. Nous entendîmes ce discours du patriarche, et nous nous retirâmes tous en silence.

Une seconde négociation fut une suite de la première. Les pères Gerbillon et Pereyra avaient entendu dire à M. le patriarche que le Saint Père souhaitait qu’on établît un homme à Pékin pour être l’entremetteur entre les deux cours. Ils prirent la résolution d’en parler à l’empereur, espérant que le prince aurait moins de peine à souffrir à Pékin un agent qu’un supérieur général de toute la mission. Ils en firent porter la parole à l’empereur par son grand chambellan ; Sa Majesté en parla le lendemain à M. le patriarche lui-même, dans une audience qu’il lui donna. En effet, le 31 décembre, le patriarche s’étant fait porter chez l’empereur, proposa de la part du pape un agent, pour porter à l’empereur les lettres de Rome, et pour envoyer à Rome celles de la cour de Pékin. L’empereur répondit que la chose était facile, et qu’on pouvait donner cette commission à quelqu’un des anciens Européens de son palais. Le patriarche répliqua qu’il était plus à propos que ce fût un homme de confiance, connu en cour de Rome, et qui en sût le style et les manières.

— Qui voulez-vous dire par cet homme de confiance ? répondit l’empereur ; nous ne parlons pas ainsi à la Chine. Tout sujet est pour moi un homme de confiance, et je compte sur la fidélité d’eux tous. J’ai à ma cour et à mon service des mandarins de trois ordres différents ; je dis indifféremment à quelqu’un d’eux d’exécuter mes volontés, et qui d’entre eux oserait y manquer ? Supposé que je vous accordasse un agent tel que vous souhaitez, ce nouveau venu pourrait-il m’entendre et se faire entendre ? Il faudrait un interprète, et de là des soupçons et des défiances comme on en a aujourd’hui.

Le patriarche témoigna qu’il avait en vue un homme appliqué, qui nuit et jour allait travailler à apprendre le chinois. L’empereur refusa de l’accepter, et cette affaire fut terminée.

La troisième négociation de M. le patriarche ne fut pas plus heureuse. M. de Tournon, fondant de grandes espérances sur les marques de distinction qu’il avait reçues de la cour, oublia le double refus qu’il venait de recevoir. Il écrivit donc au mandarin Kan-kama, qu’il avait des affaires secrètes à lui communiquer pour l’empereur. Kan-kama se rend chez M. le patriarche. Il apprend de lui qu’il avait envie d’acheter à ses frais une maison à Pékin ; qu’il ne s’agissait plus que d’en obtenir la permission de la cour. Kan-kama avait souvent entendu dire à l’empereur que le patriarche paraissait avoir du chagrin contre les anciens Européens de son palais. Ainsi, pour le sonder, cet adroit mandarin lui représenta l’affaire comme aisée à obtenir. Seulement il lui demanda pourquoi il ne se servait pas du canal des Pères pour demander la grâce qu’il souhaitait. Il s’informa ensuite du patriarche s’il avait des sujets de se p.173 défier d’eux, et sur qui en particulier tombaient ses défiances. L’habile Tartare trompa le Romain. Il tira de lui les sujets vrais ou faux de la défiance qu’il avait conçue, le nom de ceux dont il se défiait. Celui-ci rapporta le tout à l’empereur. Cependant Kan-kama entretint M. le patriarche dans l’espérance qu’il ferait son affaire auprès de l’empereur, quand il aurait trouvé le moment favorable. Enfin le 4 février, il lui parla de la sorte :

— Vous souhaitez une maison dans Pékin, il est également facile à l’empereur et de vous permettre d’en acheter une, et de vous la donner (Kan-kama parlait ainsi de concert avec l’empereur) ; vous voyez ce qu’il a fait pour les Pères, il est prêt d’en faire autant pour vous, si vous vous servez de leur organe pour demander ce que vous désirez. Faites donc paraître un esprit de paix et d’union ; joignez-vous à ces anciens Européens ; agissez d’accord avec eux, ils sont les seuls qui disent du bien de vous à l’empereur. Qui vous reconnaîtrait ici pour un homme considérable en Europe, s’ils n’avaient rendu bon témoignage de vous ? Sachez qu’ils ont ici du crédit, et que vous ne réussirez que par leur moyen.

M. le patriarche sut gré au mandarin de son avis. Le lendemain il fit venir les pères Grimaldi, Gerbillon, Thomas et Pereyra. L’empereur sut que le patriarche avait vu ces pères, et leur ordonna de venir lui rendre compte de leur conversation avec son Excellence. Les Pères comptaient déjà qu’on leur accorderait ce qu’ils allaient demander pour M. le patriarche. Cependant l’empereur, qui était informé de tout par Kan-kama, fit entendre à ces Pères que son intention n’avait pas été d’accorder par leur moyen la demande du patriarche.

— Le patriarche, leur ajouta-t-il, prétend que je ferais grand plaisir au pape, et que par là je rendrais mon nom illustre dans toute l’Europe ; mais que sais-je, continua Sa Majesté, de quelles gens on la remplira cette maison ? On ne me dit pas de quelle nation, ni de quel ordre seront ceux qui l’habiteront. Le patriarche dit, continua l’empereur, que la vie de ceux qu’il a destinés à habiter la nouvelle maison, est différente de celle des anciens Européens ; mais sa conséquence va trop loin. Il faudra donc que j’en accorde à tous ceux qui ne seront pas de même institut que celui des pères de mon palais ; ce qui serait incommode, et pourrait être un sujet de désordre, ou du moins de discorde, car enfin, j’aime l’uniformité.

Kan-kama osa dire qu’on pourrait accorder la nouvelle maison, à condition qu’elle serait commune à tous.

— C’est un projet impraticable, répondit l’empereur,

et alors il renvoya les Pères. Après notre départ, Sa Majesté dit à ses courtisans :

— Ne voyez-vous pas par quels degrés le patriarche est venu à me demander une maison dans Pékin ? Il voulait d’abord un supérieur général de toutes les missions ; il se réduit ensuite à demander un agent entre la cour de Rome et moi ; enfin, il est venu à demander une maison dans Pékin, et cela pour remonter, par degrés, à demander un agent après avoir obtenu une maison, et un supérieur général après avoir obtenu un agent.

Enfin il déclara aux jésuites qu’il leur défendait d’insister désormais sur cette demande. Les Pères en parurent affligés. L’empereur eut la bonté de leur faire dire qu’ils pouvaient solliciter encore pour cette maison ; mais qu’il ne la leur accorderait pas. Le patriarche apprit par d’autres que par eux que la négociation n’avait pas réussi ; il en eut du chagrin, et conçut de violents soupçons contre les jésuites.

La quatrième entreprise du patriarche fut au sujet des présents que l’empereur envoyait au pape. Le succès n’en fut pas heureux pour lui. Sa Majesté lui avait permis de choisir quelqu’un pour les conduire, et pour les présenter à Sa Sainteté. M. de Tournon jeta les yeux sur M. Sabini, son auditeur. Le mandarin qui devait conduire M. Sabini jusqu’au port de Canton, représenta à Sa Majesté qu’il n’entendait point le sieur Sabini, et qu’il n’en était point entendu ; qu’ainsi il était à propos de leur donner quelqu’un des pères qui leur servît d’interprète. L’empereur fit quelque chose de plus : il considéra qu’il était plus décent de joindre à ses présents un envoyé de sa part, que de les laisser conduire, et de les faire présenter par un domestique de M. de Tournon : il jeta donc les yeux sur les Pères de son palais, et nomma le père Bouvet pour aller à Rome en son nom. Les présents ayant donc été apportés à M. le patriarche, on en recommanda le soin au père Bouvet et à M. Sabini. Le mandarin qui portait la parole pour l’empereur, ne s’adressa qu’au père Bouvet. Ainsi personne ne doutait à la cour que le père Bouvet ne fût le seul député de la part de l’empereur, et que M. Sabini ne devait être que comme le député de M. le patriarche ; car p.174 enfin, personne ne peut avoir le titre d’envoyé que par la députation du prince. Dans l’audience qu’eurent le père Bouvet et M. Sabini, l’empereur n’adressa la parole qu’au Père, et ne recommanda qu’à lui seul de saluer le pape de sa part. Il y eut plus : M. Sabini ayant demandé des lettres de créance, on les lui refusa, et l’on donna au seul père Bouvet des lettres de députation. Les jésuites le dirent à M. le patriarche, qui ne fit pas semblant de les entendre. Ainsi nous ne savons pas ce qu’il pensait de la députation du père Bouvet ; on sait seulement qu’il écrivit dans les provinces que le père Bouvet avait été donné pour adjoint à M. Sabini par l’inspiration de quelqu’un. On peut croire que de bonne foi il était persuadé que le père Bouvet n’allait point à Rome en qualité de député : il le manda même au pape. Peut-être croyait-il que l’acte de députation du Père était informe, puisqu’il l’avait accepté à son insu, et qu’étant le supérieur des missionnaires, ils ne pouvaient recevoir de commission de l’empereur qu’avec sa permission. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il n’ait pas voulu se faire instruire de la députation de ce père, quoiqu’elle fût publique, et que tout le monde en pariât.

Il songeait à procéder sur cela, par la voie de fait et de sa propre autorité, dans un pays éloigné et dans une cour jalouse de ses droits. Le tribunal Pimpin ayant fait emballer les présents, n’en donna les clefs qu’au seul père Bouvet. Le patriarche les lui demanda ; celui-ci obéit, et les remit entre les mains de son Excellence. Il les lui redemanda ensuite jusqu’à six fois, en présence de témoins, et le patriarche ne lui fit point de réponse. Enfin, il fallut partir. M. de Tournon donna les clefs à M. Sabini, avec défense de les remettre aux mains du Père qu’en cas qu’il vînt à mourir dans le voyage. Quand on fut arrivé à Canton, et que le mandarin, leur conducteur, fut déjà prêt de repartir pour la cour, M. Sabini lui demanda la lettre de députation qui avait été expédiée pour le père Bouvet ; on la lui montra. Le père déclara alors à M. Sabini que, puisqu’il ne pouvait ignorer sa qualité, en ayant reçu le témoignage de la main du mandarin, il devait lui donner les clefs des présents, de peur que le mandarin ne rendit à la cour des témoignages désavantageux de M. Sabini. M. le patriarche fut bien tôt instruit des prétentions du père Bouvet. Il en fut très mécontent, et écrivit à M. Sabini de jeter plutôt les présents à la mer que d’en donner la clef au père Bouvet, et qu’il allait enjoindre au père Gerbillon, supérieur du père Bouvet, d’ordonner à ce dernier de se démettre de sa commission.

En effet, le père Gerbillon, quoiqu’il n’ignorât pas en quel danger il allait se jeter, avant même qu’il eût reçu l’ordre du patriarche, écrivit au père Bouvet de remettre les présents à M. Sabini, et lui promit que lui et les Pères du palais allaient s’efforcer d’apaiser l’empereur. Le père Gerbillon fit savoir au patriarche les ordres qu’il venait d’envoyer au père Bouvet.

La cinquième affaire qu’eut M. le patriarche en cette cour, se passa de la sorte : il déclara au mandarin Kan-kama qu’il était dans l’impatience d’avoir une audience particulière de l’empereur et de lui ouvrir son cœur sans réserve. C’était ce que Sa Majesté souhaitait depuis longtemps. Le jour de l’audience fut fixé au premier juin ; mais de grandes incommodités empêchèrent le patriarche d’y aller. L’empereur fit donc dire au patriarche qu’il pouvait confier à un mandarin ce qu’il avait à dire. Le patriarche le refusa jusqu’à deux fois, et protesta que les affaires qu’il avait à traiter avec Sa Majesté, étaient des plus importantes : qu’il ne s’agissait ni des intérêts du pape, ni de ceux de sa mission, mais de l’intérêt de l’empereur même et de la famille impériale ; qu’ainsi il ne s’expliquerait sur cela qu’à une personne commise expressément par Sa Majesté. Ces refus réitérés du patriarche choquèrent l’empereur. Il fut étonné qu’un homme vînt de si loin lui communiquer des affaires qui le regardaient personnellement et sa famille. Un peu ému, il prit le pinceau à la main, marqua au patriarche dans un billet les sujets de plaintes qu’il avait à faire de ses procédés, et sur la fin il lui ordonna de s’expliquer sans détours.

Le patriarche se trouvant pressé par l’ordre de l’empereur, en notre présence et en présence des mandarins, déclara que les affaires qui touchaient personnellement l’empereur étaient 1° que le père Bouvet se donnait pour son député à Rome 2° que les Portugais empêchaient les autres nations de venir à la Chine. Nous conçûmes tous quelle tempête le patriarche allait exciter, et personne de nous ne voulut, sur le dernier article p.175 surtout, servir d’interprète à son Excellence. M. Appiani fit donc entendre aux mandarins ce que M. le patriarche voulait faire savoir à l’empereur. Ceux-ci refusèrent de rapporter de bouche à Sa Majesté des affaires si importantes. On les leur donna par écrit. Cependant on amusa ces mandarins chez nous, et on ne les fit partir que fort tard pour retourner au palais. Dans l’intervalle, on engagea M. l’évêque de Pékin à représenter à M. le patriarche les dangers de la déclaration qu’il allait faire porter à l’empereur. Les ecclésiastiques même de sa suite firent des instances pour l’en détourner. M. de Tournon ne fit d’autre réponse, sinon qu’il fallait obéir au saint-siège. Le mémoire donc de M. le patriarche fut écrit en italien cacheté et mis entre les mains des mandarins. M. Appiani leur dit, en leur délivrant le papier, qu’il y avait là deux articles bien fâcheux ; que le premier était une plainte de ce que le père Bouvet, qui n’avait été donné que pour adjoint et en qualité d’interprète à M. Sabini, prétendait prendre la qualité de député de l’empereur ; que le second était une autre plainte contre les Portugais, qui ne voulaient laisser entrer personne à la Chine qui n’eût passé par leur pays et qui ne se fût soumis aux lois de leur nation.

On attendait à la cour la déclaration du patriarche avec une impatience incroyable. On l’envoya à l’empereur en sa maison de campagne. Dès que le fils aîné de l’empereur l’eut lue, il s’écria :

— De quoi se mêle cet étranger ? Le père Bouvet est véritablement notre envoyé ; le domestique du patriarche peut-il lui en disputer la qualité ? L’aurions-nous choisi pour en faire notre ambassadeur ?

Le prince porta ensuite la déclaration de M. le patriarche à l’empereur son père. Sa Majesté, après avoir lu l’écrit, en parut extraordinairement choqué et demanda aux anciens missionnaires si en Europe, et M. le patriarche, et le sieur Sabini surtout, ne seraient pas jugés dignes de la plus grande punition, pour une pareille conduite. L’empereur répondit de sa main à M. de Tournon. 1° Il justifia le père Bouvet ; 2° il l’avertit qu’en qualité de légat du saint-siège, il ne devait se mêler que des affaires de la religion ; 3° qu’il ne parlait que de couper la racine des discordes, quoiqu’il en semât en tous lieux ; 4° que les Européens s’étaient jusque-là bien conduits dans ses États, et qu’ils n’étaient brouillés que depuis son arrivée ; 5° il le menaça de ne recevoir plus de missionnaires dans l’étendue de son empire sans les avoir fait examiner dans ses ports.

Les Pères prièrent M. Appiani de prévenir M. le patriarche sur la dureté de la réponse qu’il allait recevoir de l’empereur, afin qu’il se modérât quand il la recevrait, et qu’il édifiât par sa douceur les mandarins qui l’apporteraient. M. le patriarche profita du conseil de M. Appiani. Il fit remercier l’empereur des bons avis que Sa Majesté lui donnait. L’empereur demanda aux mandarins, à leur retour, si le patriarche commençait à reconnaître que son auditeur n’était pas l’envoyé impérial ?

Il écrivit un second ordre plein de menaces ; mais il défendit qu’on le donnât à M. le patriarche, s’il ne montrait de l’obstination ou de l’empressement à le voir. Les Pères, qui eurent le vent de ce nouvel écrit de l’empereur, en firent avertir son Excellence par M. Appiani. Ainsi, quand les mandarins revinrent, le patriarche témoigna qu’il acquiesçait aux ordres de l’empereur, et ne montra point d’empressement pour recevoir le nouvel écrit dont les mandarins étaient porteurs. M. de Tournon interrogé s’il jugeait à propos qu’on rappelât le père Bouvet, comprit le danger qu’il y aurait à le faire révoquer ; car enfin, dans le système, M. Sabini ne serait pas parti seul avec commission de porter les présents, ce qui aurait encore retardé leur départ. À la proposition des mandarins, M. le patriarche ne put retenir ses larmes. Jamais il n’en versa de plus à propos. Les mandarins lui en demandèrent le sujet :

— C’est, dit-il, que le souverain pontife m’imputera la faute du retardement des présents qu’il doit recevoir de Sa Majesté impériale, et que si le père tarde à partir, les présents arriveront trop tard.

Ce qui l’engageait à parler ainsi, c’est qu’il avait fait savoir des nouvelles de ces présents au pape par la voie de Manille. Il supplia donc Sa Majesté qu’on laissât partir les présents et le père Bouvet.

La sixième affaire que M. le patriarche s’attira, fut à l’occasion d’un mécontentement qu’il avait donné à l’empereur, et pour lequel on exigea qu’il fît quelques excuses. La moindre satisfaction en termes vagues et généraux lui aurait suffi. M. le patriarche s’obstina à n’en point faire. Par là M. de Tournon s’attira p.176 toute la colère du prince. Il reçut coup sur coup des ordres de la cour très durs et bien peu convenables à sa dignité. Enfin il fut obligé de se plaindre qu’on violait son caractère de légat apostolique. Dans une cour profane, on n’a guère d’égards à un titre si respectable. Quoi qu’il en soit, on lui déclara qu’on aurait égard à son caractère de légat ; mais on lui demanda sa lettre de créance et le monument de sa légation. On le pressa de les montrer, s’il en avait. M. le patriarche produisit seulement deux lettres écrites de Rome, l’une à M. l’évêque de Pékin, l’autre à M. l’évêque de Conon, qui rendaient témoignage à sa légation. Cependant ces prélats eux-mêmes ne les jugeaient pas suffisantes, dans un pays surtout qui n’était point fait au style de la cour de Rome. M. le patriarche ayant sans doute de fortes raisons de ne point montrer ses pouvoirs, s’en abstint, et l’empereur songea à le faire partir de Pékin, non pas en lui en donnant un ordre positif, mais en lui faisant défense de prolonger le temps marqué pour son départ. On manda aussi de faire revenir à la cour le père Bouvet et M. Sabini, avec les présents. On se réserva à les envoyer par quelque autre légat qui montrerait des pouvoirs en forme.

D’abord ce projet ne fut annoncé à M. de Tournon que comme une menace, afin de le ramener à ce que désirait l’empereur. M. le patriarche ne prit nulles mesures pour apaiser la cour. Ainsi, on exécuta le projet de renvoyer M. de Tournon en Europe. Un mandarin eut ordre d’aller en poste à Canton déclarer au père Bouvet et à M. Sabini qu’ils eussent à revenir à Pékin et qu’on reconduisît les présents. Le décret impérial qui leur était adressé portait que Tolo, c’était le nom chinois de M. le patriarche, n’était pas muni de pouvoirs suffisants pour être reconnu comme légat du saint-siège ; qu’à la vérité les anciens Européens rendaient témoignage à sa députation, mais qu’on n’était pas obligé de les croire.

Il est vrai que nous n’avons rien omis pour remettre M. de Tournon dans les bonnes grâces de l’empereur, et pour sauver ici l’honneur du saint-siège. Nous avons représenté que la punition de M. le patriarche ne devait pas retomber sur le Saint-Père, à qui l’on avait mandé par la voie de Tartarie et de Manille qu’on faisait partir de la Chine des présents pour Sa Sainteté. Nous n’avons rien obtenu. Nous envoyons en Europe l’original de nos requêtes présentées à l’empereur, pour y prouver que nous n’avons cessé d’intercéder à la cour en faveur de M. le patriarche, que quand nous en avons reçu la défense la plus expresse. Ce qui nous touche le plus, c’est de voir nos grandes espérances renversées. L’empereur lui-même avait témoigné à M. de Tournon qu’il n’avait rien de plus à cœur que de voir tous ses États convertis au christianisme. Il lui reprocha ensuite que, par son entêtement, il allait tout renverser. Enfin Sa Majesté ordonna à M. le patriarche d’écrire au Saint-Père, qu’il n’avait pas tenu à elle que le christianisme n’eût fait de grands progrès dans ses États.

Ce qui nous console un peu dans ce désastre, c’est que l’empereur a fait reconduire M. le patriarche avec les mêmes honneurs qu’il l’avait fait venir, et que par là les insultes ont été arrêtées. On peut dire encore qu’au milieu des mécontentements qu’on a eus de M. le patriarche, on a toujours respecté le souverain pontife. Des courtisans s’étant émancipés à dire qu’il fallait juger du pape par son légat, l’empereur leur imposa silence, et leur dit :

— C’est un défaut assez commun aux députés de traiter les affaires de leurs maîtres à leur fantaisie : on fait le petit souverain lorsqu’on est revêtu de l’autorité d’un puissant prince.

Ainsi à juger sainement des choses, la cour de Rome n’a point ici perdu beaucoup de son crédit.

Ce qui augmente encore notre douleur, c’est la détention de M. l’évêque de Conon, de M. Guetti et du catéchiste de M. de Conon. L’empereur se plaignait que M. de Conon lui avait parlé peu respectueusement, ce qui n’était sûrement pas le projet de ce prélat.

Pour M. Guetti, d’horloger, il avait été fait prêtre à la Chine, et conduit ensuite à Pékin pour y exercer son talent. Il fut appelé en Tartarie lorsque M. de Conon y parut devant l’empereur, et il fut retenu pour travailler à des montres pour l’empereur. Tandis qu’il était occupé de la sorte, M. le patriarche envoya à l’empereur son médecin italien nommé Borghesios, pour tenter de l’établir à la cour. Le médecin se chargea de quelques lettres pour le sieur Guetti. Jusque-là M. Guetti n’était point en faute ; mais ces lettres lui causèrent une affaire. L’empereur, attentif à tout, lui demanda s’il en avait reçu. M. Guetti avoua p.177 franchement que le médecin Borghesios lui en avait apporté deux. L’empereur lui ordonna de les lui montrer. Le sieur Guetti dit qu’il les avait laissées dans sa cassette. On apporte la cassette, M. Guetti en déchire une et cache l’autre dans un endroit où il ne crut pas que personne s’avisât de les chercher. Le mandarin, qui vit le manège de M. Guetti, porta les fragments de la lettre au prince héritier, et celui-ci à l’empereur. On se récria contre la tromperie de l’Européen ; on l’obligea de rassembler les morceaux de la lettre déchirée, et de produire celle qu’il avait cachée. M. Guetti obéit : ni l’une ni l’autre ne contenait des choses fort importantes. Dans la première on lisait ces paroles :

« Ces gens (c’était des jésuites qu’on parlait) feront tout l’imaginable pour vous faire sortir de la cour

et ces autres mots :

« M. le patriarche souhaiterait fort que vous pussiez vous établir auprès de l’empereur : mais il faut prendre garde d’en parler. 

Dans la seconde, on ne trouva que des nouvelles domestiques : tout cela était léger. L’imprudence de M. Guetti fut d’avoir voulu le dérober à la connaissance de l’empereur par un mauvais artifice. Il s’attira par là bien de la confusion. Pour réparer sa faute, il promit de mourir plutôt que de mentir.

ARTICLE IV

L’état de la religion à la Chine,

depuis le départ de M. le patriarche

1° L’empereur regrette d’avoir prodigué ses faveurs à M. le patriarche, et reproche tous les jours aux missionnaires de son palais les instances qu’ils ont faites à Sa Majesté pour obtenir l’entrée de ce prélat à la Chine et jusqu’à sa cour.

2° Le même prince prétend qu’on lui a manqué de respect ; il menace de s’en venger, et il a donné des marques de son indignation en révoquant ses présents, et en renvoyant M. le patriarche.

3° On s’est imaginé à la cour que les dissensions des missionnaires ne pouvaient naître que de quelques grands desseins d’ambition. Dans cette vue, le prince héritier a fait faire des informations secrètes dans les provinces. Il a même engagé un de ses domestiques à prendre le baptême, afin d’être informé par son moyen du mystère de nos assemblées. C’est à ce dessein encore qu’on a intimidé M. Guetti, qu’on lui a fait dire tout ce qu’il savait des jésuites.

4° On commence à invectiver contre le christianisme en présence de l’empereur, ce que personne n’avait osé faire jusqu’ici. Le prince héritier est un des plus animés. Bien des mandarins veulent obliger leurs femmes, leurs enfants et leurs esclaves à renoncer au christianisme, par la seule raison que le chef de cette religion, ou du moins son représentant a irrité l’empereur.

5° Les bonzes triomphent et annoncent certaines réponses de leurs dieux qui pronostiquent notre ruine.

6° Notre religion commence à devenir suspecte : elle s’était beaucoup accrue par le témoignage que l’empereur rendait à sa sainteté et à la probité des missionnaires. Maintenant qu’ils se voient accusés sur des articles essentiels, ils ne savent qu’en penser.

7° L’autorité du souverain pontife, que nous avions si fort exaltée, commence diminuer dans les Églises de la Chine. On est étonné de voir que ceux qui doivent le plus à ses bienfaits ne songent qu’à rabaisser les autres. On est étonné qu’on commence par prêcher son autorité et ses pouvoirs, avant que de prêcher Jésus-Christ, et qu’on veuille s’attirer du respect par des rangs dans la religion, de ceux mêmes qui ne l’ont pas encore embrassée.

8° La réputation des missionnaires a souffert une furieuse atteinte.

9° Il n’en est pas ici comme dans les cours d’Europe, où l’on rit impunément aux dépens des jésuites : on y sait à quoi s’en tenir ; mais ici c’est aux dépens du salut des âmes qu’on les décrédite. Cependant nous croyons pouvoir l’assurer, personne ne travaille ici plus qu’eux, et personne ne souffre plus qu’eux.

ARTICLE V

Réponse aux plaintes que M. le patriarche prétend avoir à faire des jésuites

1° Il dit que nous n’avons pas envoyé nos Pères à son arrivée, pour le recevoir et pour l’aider.

Réponse. Il n’y a ici que deux ports : celui de Canton et celui de Fo-kien. Fallait-il envoyer un jésuite de Pékin dans l’un et dans l’autre, à plus de quatre cents lieues de la capitale, pour attendre M. le patriarche une ou deux p.178 années entières ? L’empereur, qui ne leur permet pas de s’éloigner de Pékin plus de deux jours, leur aurait-il permis de faire le voyage de Canton ou de Fo-kien ? S’ils étaient allés au-devant de M. le patriarche, auraient-ils fait cesser les murmures ? N’aurait-on pas dit qu’ils allaient le prévenir, l’obséder et lui ôter la liberté de faire les informations nécessaires ?

2° Les jésuites n’ont pas procuré que les ballots de M. le patriarche et des personnes de sa suite fussent exempts des tributs et des douanes.

Réponse. M. le patriarche convient lui-même, dans une lettre au père Grimaldi, que nous nous y sommes employés avec zèle : elle est datée du 8 de mai 1705. Si nous n’avons pas réussi, en sommes-nous responsables ? Que pourraient les lettres de recommandation du recteur des jésuites de Rome, ou du prieur de la Minerve, auprès d’un avide douanier, pour faire exempter un mandarin du premier ordre des tributs qu’on paye à la douane de Rome, surtout si le mandarin et ses gens venaient chargés des plus riches marchandises de l’Asie ?

3° Les jésuites n’ont point écrit à M. le patriarche pendant l’espace de cinq mois qu’il a demeuré à Canton.

Réponse. M. le patriarche ne les avait-il pas fait avertir par le père Beauvoillier, leur procureur à Canton qu’il allait en partir pour Nankin, et qu’on lui écrivît là ? Il est vrai qu’il révoqua cet ordre le 8 mai ; mais ces pères ne purent en être instruits que sur la fin de juin et alors il aurait été inutile de lui envoyer à Canton des lettres qu’il n’y aurait pas reçues. Depuis ce temps-là, les jésuites ont-ils manqué à leur devoir ?

4° Les jésuites n’ont pas procuré qu’on envoyât de la cour un député pour conduire M. le patriarche de Canton à Pékin.

Réponse. On nous soupçonnait d’abord de vouloir empêcher que M. le patriarche ne fût reçu à la cour. On vit que nous avions obtenu sa réception non sans peine. On nous fit aussitôt un crime de ne lui avoir pas fait députer un mandarin pour le conduire. Les désirs des hommes sont sans bornes. Au reste, la plainte est si frivole, que M. le patriarche lui-même, par une lettre au père Grimaldi, du 4 septembre, lui mande « qu’il a de la joie de n’avoir point de mandarin pour conducteur ; qu’il en serait gêné. »

5° Le père Grimaldi n’a rien répondu à M. le patriarche qui lui demandait un jésuite pour être vicaire apostolique à Nankin.

Réponse. 1° Nos constitutions défendent à nos supérieurs de proposer aucun jésuite pour des dignités ecclésiastiques. 2° Le primat des Indes avait déjà été nommé à ce poste. 3° Il ne nous convenait point de prendre parti dans un procès encore pendant en cour de Rome, sur les droits de l’archevêché de Goa.

6° Le père Grimaldi n’a rien répondu sur la soumission qu’il fallait rendre aux vicaires apostoliques.

Réponse. M. le patriarche écrivit au père Grimaldi en ces termes : « J’espère que votre Révérence avertira les Pères de Pékin de recevoir MM. les vicaires apostoliques avec toute l’attention que mérite le décret du saint-siège. » 1° Son Excellence ne demandait point de réponse, mais l’exécution du décret. 2° M. le patriarche n’ordonnait pas, mais il avertissait, et le père Grimaldi manqua-t-il en conséquence d’avertir ses confrères ? 3° Le père Grimaldi répondit en quelque sorte au patriarche sur la réception des vicaires. Il lui manda que, quand son Excellence serait arrivée, ils conféreraient sur cela en particulier.

7° Les Pères n’ont pas engagé le vice-roi de Canton à venir en personne visiter M. le patriarche ; il s’est contenté d’y envoyer son fils.

Réponse. Aucun des pères de la cour ne connaît ce mandarin : c’est un homme qui a toujours été élevé à Canton, et employé dans les provinces. Il ne faisait que d’être nommé au mandarinat de Canton.

8° Les présents que les mandarins ont faits aux gens de la suite de M. le patriarche ont été de peu de valeur.

Réponse. En sommes-nous la cause ? L’objection ne vaut pas la peine d’y répondre. Ces plaintes de M. le patriarche se sont trouvées dans les lettres qu’il a écrites ou qu’il a fait écrire en Europe. Il a fait les suivantes de bouche.

9° Les Pères de Pékin n’ont pas reçu M. de Tournon à genoux.

Réponse. Voici ce qui nous en a empêchés : l’empereur avait ordonné que M. le patriarche prit un habit tartare, et qu’on ne lui rendît d’honneurs que selon le cérémonial de la Chine. p.179 Cependant certaines gens, qui ne trouvent aucuns genres d’honneurs civils tolérables que ceux qui viennent d’Europe, usaient du cérémonial d’Italie à l’égard de M. le patriarche déjà vêtu à la tartare. Ils se prosternaient à ses pieds, ils embrassaient ses genoux, et le patriarche imposait sa main sur leurs têtes, tandis qu’il leur parlait. Ils contraignaient les chrétiens chinois de les imiter. Nous ne savions rien de tout cela à Pékin : l’empereur en était parfaitement informé, et l’avait appris des espions qu’il avait auprès de M. le patriarche. Il s’en plaignit à nous :

— Est-ce ainsi, disait-il, qu’on oblige mes sujets de rendre à un étranger des honneurs qui ne sont dus qu’à moi ?

On sait la délicatesse des Chinois sur le cérémonial. Enfin, il nous défendit absolument de fléchir le genou devant M. le patriarche. Nous fîmes savoir à M. le patriarche les ordres que nous avions reçus de la cour ; mais nous ne fûmes pas exempts de ses soupçons. Il ne put se persuader que l’empereur regardât ces sortes d’honneurs comme des actes de juridiction temporelle dans celui qui les reçoit. Nous eûmes beau représenter à ce prince que cet honneur ne se rendait au légat que comme au ministre de Jésus-Christ : le caractère spirituel ne fait point d’idée sensible dans l’esprit des gentils, avec quelque vivacité qu’on le leur présente. Du reste, lorsque nous avons pu sans crainte parler à son Excellence à genoux, nous l’avons fait sans répugnance.

10° Les Pères de Pékin n’ont pas fait assez exactement leur cour au légat apostolique.

Réponse. Tandis que M. le patriarche a demeuré dans notre maison, nous lui avons tenu compagnie autant que nous avons pu. Lorsqu’il eut pris une maison éloignée de la nôtre, nous lui avons rendu de moins fréquentes visites. Nous n’étions alors que six jésuites à Pékin. Le père Grimaldi gardait la chambre à cause d’une infirmité habituelle. Un autre vieillard ne sortait plus depuis trois ans. Le père Pereyra fut deux mois en Tartarie avec l’empereur. Les autres étaient souvent appelés auprès du prince, sans compter les occupations de notre ministère. M. le patriarche en a été convaincu par ses yeux, et l’on ne peut croire qu’il ait conservé sur cela aucun ressentiment contre nous.

11° Les Pères n’ont pas aide le légat de leurs conseils.

Réponse. Nous prenons Dieu à témoin que nous lui en avons donné de salutaires, et qui n’ont point été écoutés. Nos avis lui étaient suspects ; il n’en demandait à personne de nous ; il s’en moquait. Nous en prenons encore à témoin les personnes de la suite du patriarche et M. l’évêque de Pékin. C’est sans nous consulter qu’il a demandé à la cour un supérieur général, un agent, une maison à acheter dans Pékin. Ce n’est pas de notre avis qu’il nous contraignit de demander sans réplique sa prompte réception à la cour ; qu’il nous fit aller à l’enterrement de son domestique, revêtus de surplis dans les rues de Pékin ; qu’il méprisa le conseil du père Grimaldi sur la demande d’un nouveau cimetière pour la sépulture du mort ; qu’il traita mal le père Kiliani qui le suppliait de ne faire paraître aucun emportement en présence des mandarins ; qu’il prit des airs d’une extrême hauteur à l’égard du père Pereyra ; qu’il méprisa le rapport de M. l’évêque de Pékin et du père Gerbillon, au sujet de l’indignation que l’empereur commençait à montrer contre lui ; enfin, c’est M. le patriarche lui-même que nous prenons à témoin. Combien de fois a-t-il dit qu’il suffisait aux jésuites d’exécuter ses ordres, sans vouloir entrer dans ses affaires ; qu’il n’en devait rendre compte qu’à Dieu et au saint-siège ?

12° Les jésuites ont détourné l’empereur d’accepter le médecin que M. le patriarche voulait introduire à la cour.

Réponse, il s’en faut bien que cela soit vrai : ces pères présentèrent à Sa Majesté un écrit de conjouissance sur l’arrivée d’un médecin européen à la Chine. Il était même difficile que les jésuites pussent lui préjudicier. Pour peu qu’il eut fait voir d’habileté, dans la disette où l’on est ici de bons médecins, on n’eût écouté personne à son désavantage : c’est donc par un malheur qu’il est arrivé qu’on n’ait pas assez connu son mérite. Voici les raisons qui lui ont fait tort : 1° il paraissait trop jeune ; 2° il n’avait pas apporté assez de livres de médecine : l’empereur jugea par là qu’il était peu appliqué à étudier son art ; 3° l’empereur l’ayant invité à lui tâter le pouls, il ne toucha l’artère qu’un moment, et prononça sur l’état de ce prince. Cet air de précipitation fut un mauvais augure de son attention sur ses malades ; 4° ayant une ordonnance à faire, on s’aperçut qu’il la transcrivait dans un livre ; 5° il avait p.180 laissé mourir un domestique de M. le patriarche sans connaître son mal, et assurant que la maladie n’était pas dangereuse ; 6° il avait fait dans le voyage l’office de pourvoyeur dans la maison du patriarche ; il était entré à la Chine mal vêtu, rendant à M. de Tournon les services des plus vils domestiques. L’empereur, qui se faisait informer de tout, jugea qu’un homme de la sorte ne pouvait pas être un médecin de considération en Europe. Quelle part les jésuites ont-ils à tout cela ?

13° Les jésuites ont empêché que M. le patriarche ne réussit dans ses négociations.

Réponse. Plus l’accusation est sérieuse, plus elle demande de preuves. Peut-on aisément le penser de prêtres, de religieux attachés au saint-siège, et les soupçons de leurs adversaires suffisent-ils pour les rendre coupables ? Où sont les témoins qui le déposent, et sur quel fondement le déposent-ils ?

14° Ce sont les jésuites qui ont empêché que M. le patriarche ne fit dans les formes la visite de leur maison de Pékin.

Réponse. M. le patriarche n’ignore pas que les jésuites, en demandant à l’empereur son entrée à la cour, déclarèrent qu’il venait pour être le visiteur général de toutes les missions et de tous les missionnaires ; était-ce pour l’empêcher de les visiter ? Si les jésuites avaient appréhendé la visite, ils n’avaient qu’à s’en tenir au refus que l’empereur avait fait d’abord de laisser venir M. le patriarche à Pékin. Cependant ils réitérèrent leur demande jusqu’à quatre fois et elle fut enfin écoutée. Il est vrai que M. le patriarche ayant déclaré à quelques mandarins qu’il allait commencer d’informer sur la conduite des pères, et que ces mandarins l’ayant redit à l’empereur, il ne jugea pas à propos de permettre qu’on fit des perquisitions sur la conduite et sur les mœurs de gens qui vivaient sous ses yeux, dans l’enceinte de son palais. Il eut donc la bonté, sans que nous le sussions, de répondre de l’innocence de nos mœurs et de la régularité de notre conduite. Cependant on verra assez à Rome par les dépositions de M. le patriarche contre nous, qu’il a fait quelque chose de plus que de nous visiter. Il est constant ici, et M. de Pékin peut l’attester aussi bien que les personnes les moins passionnées de la suite de M. le patriarche, qu’on a tâché d’engager des chrétiens et des gentils à rendre témoignage contre nous. On s’est efforcé même de les gagner par des présents. Nous le savions, et nous n’avons jamais fait le moindre mouvement pour l’empêcher.

15° Les jésuites ont parlé peu respectueusement de M. le patriarche.

Réponse. Si quelqu’un d’eux peut être convaincu d’avoir parlé avec peu de considération de son Excellence, nous consentons qu’il soit sévèrement puni. Il est vrai qu’il ne fut pas possible de disconvenir de la vivacité que fit paraître M. le patriarche lorsqu’il foula aux pieds les requêtes des chrétiens. Nous avons parlé encore des soupçons qu’il avait donnés à l’empereur contre la nation portugaise. L’affaire était trop sérieuse pour s’en taire. Il s’agissait du mal commun, que nous crûmes en conscience devoir détourner, en détrompant l’empereur.

16° Les jésuites n’ont pas arrêté la révolte des chrétiens.

Réponse. Qu’entend-on par ces expressions, arrêter la révolte ? Veut-on dire que les jésuites n’ont pas exhorté les chrétiens à obéir aux ordres de M. le patriarche ? On a tort en ce sens de se plaindre de nous ; nous n’avons cessé de leur prêcher la vénération et l’obéissance qu’ils lui devaient. Si nous ne les avons pas empêchés de présenter des requêtes et d’exposer leurs raisons, peut-on dire que nous ne les ayons pas excités à le faire avec modération et avec respect ? On sait ici que nous avons empêché les suites fâcheuses qu’allaient avoir les vivacités de M. de Tournon, lorsqu’il foula ces requêtes à ses pieds ; prouvera-t-on le contraire ?

17° Les Pères n’ont pas fait rendre à la cour plus d’honneur au caractère épiscopal qu’on n’a coutume d’en rendre au commun des missionnaires européens.

Réponse. Voici le fait : MM. les évêques de Pékin et de Conon vinrent à la capitale : on ordonna de leur faire rendre par les chrétiens et par les gentils les respects dus à leur caractère. On sait avec quel zèle nous imprimâmes à nos chrétiens des idées sublimes de la prééminence épiscopale. A l’égard des gentils, nous ne fûmes pas assez heureux pour leur faire concevoir tout le respect que nous aurions voulu leur inspirer pour un caractère purement spirituel. L’homme animal ne conçoit point ce qui ne s’aperçoit pas par les sens. Ils étaient choqués d’entendre dire que les jésuites n’étaient destinés, dans le vaisseau de l’Église, qu’à faire la p.181 manœuvre ; que leurs fonctions se réduisaient à enseigner les ignorants et les petits enfants ; qu’il fallait traiter les évêques avec une tout autre considération. Ces discours ne persuadèrent point la cour, parce que les degrés ecclésiastiques ne parurent point respectables à un prince gentil. La science et les talents extérieurs frappent plus les sens que des prérogatives d’un caractère invisible. Si l’empereur a bien voulu distinguer nos anciens services, et nous traiter en hommes plus considérables que nous ne le sommes, Dieu nous est témoin que nous avons fait tous nos efforts pour lui faire comprendre la prééminence de l’état épiscopal.

18° Les jésuites n’ont pas fait leurs efforts pour obtenir de la cour la délivrance et le départ de M. de Conon.

Réponse. Nous nous y sommes employés si vivement, que l’empereur en a marqué contre nous de l’indignation. Il nous a fait des reproches de réitérer si souvent des harangues capables de l’émouvoir à compassion en faveur d’un prélat qui nous paraissait si opposé. En vain nous avons tâché de lui faire entendre qu’on pouvait s’aimer et penser différemment ; que d’ailleurs un des points de notre religion était de rendre le bien pour le mal, et que M. de Conon n’avait sûrement point prétendu nous faire du mal en soutenant un sentiment différent du nôtre. L’empereur ne goûta point nos raisons ; et quand nous en vînmes à M. Guetti, il nous défendit de parler jamais en sa faveur. Il a déjà coûté cher à cet ecclésiastique d’avoir parlé avec si peu de mesure contre nous. Le malheur est que l’empereur fait faire des informations pour notre justification, et pour convaincre M. Guetti de calomnie. Nous déclarons que nous ne sommes pas responsables de la nouvelle tempête qui va peut-être bientôt fondre sur sa tête, et nous désirons bien pouvoir la prévenir, et l’en garantir.

19° Les jésuites de Pékin ont exercé des violences contre leurs créanciers, et ils ont fait des contrats usuraires.

Réponse. Les procureurs que nous avons députés en Europe y portent sur ces deux points les actes les plus authentiques de notre justification. Ce mémoire abrégé ne souffre point une si longue discussion.

20° Ce sont les jésuites qui ont fait nommer le père Bouvet à la députation de Rome.

Réponse. C’est un fait que nos adversaires avancent sans preuve, et dont ils ne fourniraient jamais de témoins. Au reste qu’y aurait-il d’étonnant qu’ils eussent autant d’empressement à faire députer un de leurs frères à Rome, que M. le patriarche en a eu à y faire envoyer un de ses domestiques ?

21° Les jésuites n’ont pas empêché que la dignité de M. le patriarche ne tombât quelquefois dans le mépris.

Réponse. M. le patriarche ne l’a pas empêché lui-même. D’ailleurs les deux caractères différents de M. de Tournon et de l’empereur de la Chine ont été les seules causes des mortifications que M. le légat a essuyées à la cour de Pékin. Les jésuites n’y ont eu d’autre part que de travailler, tant qu’ils ont pu, à adoucir l’empereur. La vivacité de M. de Tournon et le flegme joint à la fermeté de l’empereur, rendaient celui-là peu propre à négocier auprès de celui-ci. Le mandarin Chao en avertit M. le patriarche, en lui faisant le portrait de l’empereur. « Il épargne le satin, lui dit le mandarin, et il brise les diamants. Trop de résistance vous fera traiter avec rigueur et si vous savez plier, vous fléchirez le cœur du prince. » Le narré fidèle que nous venons de faire convaincre toutes les personnes équitables que M. de Tournon est la seule cause du mauvais succès de sa négociation. Les journaux que les personnes de sa suite ont faits en particulier, prouveront les résistances brusques et réitérées du légat aux volonté de l’empereur. Le moindre manque de respect pour le souverain est un crime irrémissible à la Chine ; qu’auront donc dû produire une habitude continuelle d’opposition à ses désirs et un manque soutenu de complaisance ? Nous avons pu empêcher quelquefois les mécontentements du prince d’éclater ; mais l’avons-nous pu toujours ? Ce que nous avons obtenu par un effort de crédit, c’est que la libéralité du prince ne manquât jamais à M. de Tournon, et qu’il fût reconduit de Pékin aux frais de la cour, comme il avait été défrayé en venant ici de Canton.

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Lettre du père Parrenin

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Sur le progrès des missions

A Pékin, en l’année 1710

p.182 Je ne doute point que vous ne soyez touché du zèle qu’ont fait paraître cette année quelques-uns de nos chrétiens pour la conversion de leurs compatriotes. Je me contenterai de vous en rapporter deux exemples : Un des néophytes que je baptisai dans l’une des quatre missions que j’ouvris avant que l’empereur ne m’eût ordonné de le suivre dans ses voyages, s’était établi à Yung-ping-fou, près du passage de Leao-tong. La ce fervent chrétien a fait la fonction de missionnaire avec un zèle admirable. Il a assemblé quantité d’idolâtres à qui il a annoncé les vérités chrétiennes avec tant de succès que la plupart ont demandé le baptême. Il est venu aussitôt me chercher à Pékin mais comme j’étais allé au sud avec l’empereur, le père de Tartre a pris ma place, et est parti sur-le-champ pour Yung-ping-fou, où il a baptisé quatre-vingts adultes. Dès que j’ai été de retour, j’ai envoyé dans cette ville un catéchiste, qui fortifiera ces nouveaux fidèles dans la foi, et qui, comme je l’espère, gagnera encore plusieurs gentils à Jésus-Christ.

Un autre chrétien est venu me donner avis qu’il avait fait connaître l’excellence de notre religion à plusieurs soldats chinois qui demeurent vers le passage de la grande muraille et que ces bonnes gens, touchés de ses discours, ne soupiraient qu’après la grâce du baptême. Je fis partir aussitôt un catéchiste afin de les aller instruire, et pour n’avoir plus moi-même qu’à les baptiser lorsque je passerais par cet endroit-là à la suite de l’empereur.

Le jour que l’empereur devait passer la muraille, je pris les devants dès le point du jour ; je trouvai en effet quarante de ces soldats bien instruits et très fermes dans la foi, qui me conjurèrent avec larmes de les admettre au nombre des chrétiens. Je les baptisai tous, et ne les quittai que le soir pour aller rejoindre l’empereur ; mais je leur laissai le catéchiste, avec plusieurs livres sur la religion, que j’avais apportés.

Un mois après, ces nouveaux fidèles me députèrent un d’entre eux à Ge-ho-ell, où j’étais alors, pour m’avertir qu’un de leurs mandarins avait pris la résolution de les faire tous renoncer à la loi sainte qu’ils avaient embrassée ; que ses caresses et ses menaces ayant été inutiles, il en était venu à des traitements très inhumains ; qu’il pouvait impunément les meurtrir de coups puisqu’il était leur capitaine ; mais que quand on devrait les faire expirer dans les plus cruels tourments, ils étaient tous résolus de perdre la vie plutôt que la foi.

« Ce ne sont point les mauvais traitements que nous craignons, m’ajoutaient-ils dans la lettre qu’ils m’écrivaient ; mais ce qui nous fait une peine que nous ne pouvons vous exprimer, c’est que nos compagnons, encore infidèles, ne veulent plus entendre nos exhortations de peur d’être traités comme nous le sommes. Nous vous conjurons donc de parler au fils du ma-li-tou, notre général, afin qu’il adoucisse cet ennemi déclaré de notre sainte religion.

J’allai les revoir à mon retour : tous se confessèrent avec une ferveur digne des plus anciens chrétiens ; je leur fis une longue exhortation à la fin de laquelle ils me présentèrent vingt de leurs compagnons, qui étaient bien instruits, et que je baptisai. Ils me prièrent ensuite d’établir parmi eux une confrérie, et de mettre à la tête ceux que je jugerais les plus capables de les instruire et de veiller sur leur conduite. Ils avaient déjà écrit chacun leurs suffrages dans de petits billets cachetés séparément. J’ouvris ces billets et je trouvai que leur choix était fort sage, car ils nommaient les trois plus fervents, qui étaient les mieux instruits, et qui avaient le plus de loisir pour vaquer à cette bonne œuvre. Je confirmai leur choix, et comme ils sont fort resserrés dans la petite maison où ils s’assemblent, ils me proposèrent d’en acheter une autre, où ils pussent tenir plus commodément leurs assemblées. Je leur donnai pour cela cinquante taels ; ils fourniront le reste, et j’espère que dans peu de temps il y aura là une chrétienté nombreuse.

Pendant environ trois mois que nous demeurâmes à Ge-ho-ell, je rassemblai les chrétiens de différentes provinces, qui s’y étaient rendus pour le commerce. Ils se confessèrent tous jusqu’à trois fois mais je ne pus jamais trouver d’endroit propre à leur dire la messe. Je baptisai là environ seize personnes ; voilà ce qu’il y a eu pour moi de consolant dans mon p.183 voyage, qui d’ailleurs n’avait rien que de pénible.

On a baptisé cette année dans notre église cent trente-neuf adultes, et huit cent vingt-neuf petits enfants dont la plupart étaient exposés dans les rues. Les Pères du collège qui sont auprès des portes de la ville, où l’on expose un plus grand nombre de ces enfants, en ont baptisé plus de trois mille. Ce que j’ai l’honneur de vous mander doit vous faire comprendre le bien solide que procurent les personnes charitables d’Europe qui entretiennent ici des catéchistes employés uniquement à cette fonction.

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Lettre du père Jartoux

au père procureur général

des missions des Indes et de la Chine

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Détails sur le gin-seng, et sur la récolte de cette plante.

A Pékin, le 11 d’avril 1711

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

La carte de Tartarie, que nous faisons par ordre de l’empereur de la Chine, nous a procuré l’occasion de voir la fameuse plante de gin-seng si estimée à la Chine et peu connue en Europe [143]. Vers la fin de juillet de l’année 1709, nous arrivâmes à un village qui n’est éloigné que de quatre petites lieues du royaume de Corée, et qui est habité par les Tartares qu’on nomme Calca-tatze. Un de ces Tartares alla chercher sur les montagnes voisines quatre plantes de gin-seng, qu’il nous apporta toutes entières dans un panier. J’en pris une au hasard que je dessinai dans toutes ses dimensions, le mieux qu’il me fut possible. Je vous en envoie la figure que j’expliquerai à la fin de cette lettre.

Les plus habiles médecins de la Chine ont fait des volumes entiers sur les propriétés de cette plante ; ils la font entrer dans presque tous les remèdes qu’ils donnent aux grands seigneurs ; car elle est d’un trop grand prix pour le commun du peuple. Ils prétendent que c’est un remède souverain pour les épuisements causés par des travaux excessifs de corps ou d’esprit, qu’elle dissout les flegmes, qu’elle guérit la faiblesse des poumons et la pleurésie, qu’elle arrête les vomissements, qu’elle fortifie l’orifice de l’estomac et ouvre l’appétit, qu’elle dissipe les vapeurs, remédie à la respiration faible et précipitée en fortifiant la poitrine, qu’elle fortifie les esprits vitaux et produit de la lymphe dans le sang, enfin qu’elle est bonne pour les vertiges et les éblouissements et qu’elle prolonge la vie aux vieillards.

On ne peut guère s’imaginer que les Chinois et les Tartares fissent un si grand cas de cette racine, si elle ne produisait constamment de bons effets. Ceux même qui se portent bien en usent souvent pour se rendre plus robustes. Pour moi, je suis persuadé qu’entre les mains des Européens qui entendent la pharmacie ce serait un excellent remède, s’ils en avaient assez pour en faire les épreuves nécessaires, pour en examiner la nature par la voie de la chimie, et pour l’appliquer dans la quantité convenable, suivant la nature du mal auquel elle peut être salutaire.

Ce qui est certain, c’est qu’elle subtilise le sang, qu’elle le met en mouvement, qu’elle l’échauffe, qu’elle aide la digestion, et qu’elle fortifie d’une manière sensible. Après avoir dessiné celle que je décrirai dans la suite, je me tâtai le pouls pour savoir en quelle situation il était : je pris ensuite la moitié de cette racine toute crue, sans aucune préparation, et une heure après je me trouvai le pouls beaucoup plus plein et plus vif, j’eus de l’appétit, je me sentis beaucoup plus de vigueur, et une facilité pour le travail que je n’avais pas auparavant.

Cependant je ne fis pas grand fond sur cette épreuve, persuadé que ce changement pouvait venir du repos que nous prîmes ce jour-là. Mais quatre jours après, me trouvant si fatigué et si épuisé de travail qu’à peine pouvais-je me tenir à cheval, un mandarin de notre troupe, qui s’en aperçut, me donna une de ces racines : j’en pris sur-le-champ la moitié, et une heure après je ne ressentis plus de faiblesse. J’en ai usé ainsi plusieurs fois depuis ce temps-là, et toujours avec le même succès. J’ai remarqué encore que la feuille toute fraîche, et surtout les fibres que je mâchais produisaient à peu près le même effet.

Nous nous sommes souvent servis de feuilles de gin-seng à la place de thé, ainsi que font p.184 les Tartares et je m’en trouvais si bien, que je préférais, sans difficulté, cette feuille à celle du meilleur thé. La couleur en est aussi agréable, et quand on en a pris deux ou trois fois, on lui trouve une odeur et un goût qui font plaisir.

Pour ce qui est de la racine, il faut la faire bouillir un peu plus que le thé, afin de donner le temps aux esprits de sortir ; c’est la pratique des Chinois quand ils en donnent aux malades, et alors ils ne passent guère la cinquième partie d’une once de racine sèche. A l’égard de ceux qui sont en santé, et qui n’en usent que par précaution, ou pour quelque légère incommodité, je ne voudrais pas que d’une once ils en fissent moins de dix prises, et je ne leur conseillerais pas d’en prendre tous les jours. Voici de quelle manière on la prépare : on coupe la racine en petites tranches qu’on met dans un pot de terre bien vernissé où l’on a versé un demi-setier d’eau. Il faut avoir soin que le pot soit bien fermé : on fait cuire le tout à petit feu et quand de l’eau qu’on y a mise il ne reste que la valeur d’un gobelet, il faut y jeter un peu de sucre, et la boire sur-le-champ. On remet ensuite autant d’eau sur le marc, on le fait cuire de la même manière, pour achever de tirer tout le suc, et ce qui reste des parties spiritueuses de la racine. Ces deux doses se prennent, l’une le matin, et l’autre le soir.

A l’égard des lieux où croît cette racine, en attendant qu’on les voie marqués sur la nouvelle carte de Tartarie dont nous enverrons une copie en France, on peut dire en général que c’est entre le trente-neuvième et le quarante-septième degré de latitude boréale, et entre le dixième et le vingtième degré de longitude orientale, en comptant depuis le méridien de Pékin. Là se découvre une longue suite de montagnes, que d’épaisses forêts, dont elles sont, couvertes et environnées, rendent comme impénétrables. C’est sur le penchant de ces montagnes et dans ces forêts épaisses, sur le bord des ravines ou autour des rochers, au pied des arbres et au milieu de toute sortes d’herbes, que se trouve la plante de gin-seng. On ne la trouve point dans les plaines, dans les vallées, dans les marécages, dans le fond des ravines, ni dans les lieux trop découverts. Si le feu prend à la forêt et la consume, cette plante n’y reparaît que trois ou quatre ans après l’incendie, ce qui prouve qu’elle est ennemie de la chaleur ; aussi se cache-t-elle du soleil le plus qu’elle peut. Tout cela me fait croire que s’il s’en trouve en quelque autre pays du monde, ce doit être principalement au Canada [144], dont les forêts et les montagnes, au rapport de ceux qui y ont demeuré, ressemblent assez à celles-ci.

Les endroits où croît le gin-seng sont tout à fait séparés de la province de Quan-tong, appelée Leao-tong dans nos anciennes cartes, par une barrière de pieux de bois qui renferme toute cette province, et aux environs de laquelle des gardes rôdent continuellement pour empêcher les Chinois d’en sortir, et d’aller chercher cette racine. Cependant, quelque vigilance qu’on y apporte, l’avidité du gain inspire aux Chinois le secret de se glisser dans ces déserts, quelquefois jusqu’au nombre de deux ou trois mille, au risque de perdre la liberté et le fruit de leurs peines, s’ils sont surpris en sortant de la province, ou en y rentrant. L’empereur, souhaitant que les Tartares profitassent de ce gain préférablement aux Chinois, avait donné ordre, cette même année 1709, à dix mille Tartares d’aller ramasser eux-mêmes tout ce qu’ils pourraient de gin-seng, à condition que chacun d’eux en donnerait à Sa Majesté deux onces du meilleur, et que le reste serait payé au poids d’argent fin. Par ce moyen, on comptait que l’empereur en aurait cette année environ vingt mille livres chinoises, qui ne lui coûteraient guère que la quatrième partie de ce qu’elles valent. Nous rencontrâmes par hasard quelques-uns de ces Tartares au milieu de ces affreux déserts. Leurs mandarins, qui n’étaient pas éloignés de notre route, vinrent, les uns après les autres, nous offrir des bœufs pour notre nourriture, selon le commandement qu’ils en avaient reçu de l’empereur.

Voici l’ordre que garde cette armée d’herboristes. Après s’être partagé le terrain selon leurs étendards, chaque troupe, au nombre de cent, s’étend sur une même ligne jusqu’à un terme marqué, en gardant de dix en dix une certaine distance : ils cherchent ensuite avec soin la plante dont il s’agit, en avançant p.185 insensiblement sur un même rumb [145] ; et de cette manière ils parcourent durant un certain nombre de jours, l’espace qu’on leur a marqué. Dès que le terme est expiré, les mandarins, placés avec leurs tentes dans des lieux propres à faire paître les chevaux, envoient visiter chaque troupe pour lui intimer leurs ordres, et pour s’informer si le nombre est complet. En cas que quelqu’un manque, comme il arrive assez souvent, ou pour s’être égaré, ou pour avoir été dévoré par les bêtes, on le cherche un jour ou deux, après quoi on recommence de même qu’auparavant.

Ces pauvres gens ont beaucoup à souffrir dans cette expédition : ils ne portent ni tentes ni lits, chacun d’eux étant assez chargé de sa provision de millet rôti au four, dont il se doit nourrir tout le temps du voyage. Ainsi ils sont contraints de prendre leur sommeil sous quelque arbre, se couvrant de branches, ou de quelques écorces qu’ils trouvent. Les mandarins leur envoient de temps en temps quelques pièces de bœuf ou de gibier qu’ils dévorent, après les avoir montrées un moment au feu. C’est ainsi que ces dix mille hommes ont passé six mois de l’année : ils ne laissent pas, malgré ces fatigues, d’être robustes, et de paraître bons soldats. Les Tartares qui nous escortaient n’étaient guère mieux traités, n’ayant que les restes d’un bœuf qu’on tuait chaque jour, et qui devait servir auparavant à la nourriture de cinquante personnes.

Pour vous donner maintenant quelque idée de cette plante, dont les Tartares et les Chinois font un si grand cas, je vais expliquer la figure de celle que j’ai dessinée avec le plus d’exactitude qu’il m’a été possible.

A représente la racine dans sa grosseur naturelle. Quand je l’eus lavée, elle était blanche et un peu raboteuse, comme le sont d’ordinaire les racines des autres plantes.

B C C D représentent la tige dans toute sa longueur et son épaisseur : elle est tout unie, et assez ronde ; sa couleur est d’un rouge un peu foncé, excepté vers le commencement B, où elle est plus blanche, à cause du voisinage de la terre.

Le point D est une espèce de nœud formé par la naissance des quatre branches qui en sortent comme d’un centre, et qui s’écartent ensuite également l’une de l’autre, sans sortir d’un même plan. Le dessous de la branche est d’un vert tempéré de blanc : le dessus est assez semblable à la tige, c’est-à-dire d’un rouge foncé, tirant sur la couleur de mûre. Les deux couleurs s’unissent ensuite par les côtés avec leur dégradation naturelle. Chaque branche a cinq feuilles de la grandeur et de la figure qui se voit dans la planche. Il est à remarquer que ces branches s’écartent également l’une de l’autre, aussi bien que de l’horizon, pour remplir avec leurs feuilles un espace rond à peu près parallèle au plan du sol.

[pic]

Quoique je n’aie dessiné exactement que la moitié d’une de ces feuilles F, on peut aisément concevoir et achever toutes les autres sur le plan de cette partie. Je ne sache point avoir jamais vu de feuilles de cette grandeur, si minces et si fines : les fibres en sont très bien distinguées ; elles ont par-dessus quelques petits poils un peu blancs. La pellicule qui est entre les fibres s’élève un peu vers le milieu au-dessus du plan des mêmes fibres. La couleur de la feuille est d’un vert obscur par dessus, et par dessous d’un vert blanchâtre et un peu luisant. Toutes les feuilles sont dentelées, et les denticules en sont assez fines.

Du centre D des branches de cette plante, s’élevait une seconde tige D E fort droite et fort unie, tirant sur le blanc depuis le bas jusqu’en haut, dont l’extrémité portait un bouquet de fruit fort rond et d’un beau rouge. Ce bouquet était composé de vingt-quatre fruits : j’en ai seulement dessiné deux dans leur grandeur naturelle, que j’ai marqués dans ces deux chiffres 9, 9. La peau rouge qui enveloppe ce fruit est fort mince et très unie : elle couvre une chair blanche et un peu molle. Comme ces fruits étaient doubles (car il s’en trouve de simples) ils avaient chacun deux noyaux mal polis, de la grosseur et de la figure de nos lentilles ordinaires, séparés néanmoins l’un de l’autre, quoique posés sur le même plan [146]. Chaque fruit était porté par un filet uni, égal de tous côtés, assez fin, et de la couleur de celui de nos petites cerises rouges. Tous ces filets sortaient d’un même centre, et, s’écartant en tous sens comme les rayons d’une sphère, ils formaient le bouquet rond des fruits qu’ils portaient. Ce fruit n’est pas bon à manger : le p.186 noyau ressemble aux noyaux ordinaires ; il est dur, et renferme le germe. Il est toujours posé dans le même plan que le filet qui porte le fruit. De là vient que ce fruit n’est pas rond, et qu’il est un peu aplati des deux côtés. S’il est double, il a une espèce d’enfoncement au milieu dans l’union des deux parties qui le composent : il a aussi une petite barbe diamétralement opposée au filet auquel il est suspendu. Quand le fruit est sec, il n’y reste que la peau toute ridée qui se colle sur les noyaux : elle devient alors d’un rouge obscur et presque noir.

Au reste, cette plante tombe et renaît tous les ans. On connaît le nombre de ses années par le nombre des tiges qu’elle a déjà poussées, dont il reste toujours quelque trace, comme on le voit marqué dans la figure par les petits caractères b, b, b. Par là on voit que la racine A était dans sa septième année, et que la racine H était dans sa quinzième.

Au regard de la fleur, comme je ne l’ai pas vue, je ne puis en faire la description : quelques-uns m’ont dit qu’elle était blanche et fort petite. D’autres m’ont assuré que cette plante n’en avait point, et que personne n’en avait jamais vu. Je croirais plutôt qu’elle est si petite et si peu remarquable qu’on n’y fait pas d’attention ; et ce qui me confirme dans cette pensée, c’est que ceux qui cherchent le gin-seng, n’ayant en vue que la racine, méprisent et rejettent d’ordinaire tout le reste comme inutile.

Il y a des plantes qui, outre le bouquet des fruits que j’ai décrits ci-dessus, ont encore un ou deux fruits tout à fait semblables aux premiers, situés à un pouce, ou à un pouce et demi au-dessous du bouquet ; et alors on dit qu’il faut bien remarquer l’aire de vent que ces fruits indiquent, parce qu’on ne manque guère de trouver encore cette plante à quelques pas de là sur ce même rumb, ou aux environs. La couleur du fruit, quand il y en a, distingue cette plante de toutes les autres, et la fait remarquer d’abord : mais il arrive souvent qu’elle n’en a point, quoique la racine soit fort ancienne. Telle était celle que j’ai marquée dans la figure par la lettre H, qui ne portait aucun fruit, bien qu’elle fût dans sa quinzième année.

Comme on a eu beau semer la graine, sans que jamais on l’ait vue pousser, il est probable que c’est ce qui a donné lieu à cette fable qui a cours parmi les Tartares. Ils disent qu’un oiseau la mange dès qu’elle est en terre ; que ne la pouvant digérer, il la purifie dans son estomac ; et qu’elle pousse ensuite dans l’endroit où l’oiseau la laisse avec sa fiente. J’aime mieux croire que ce noyau demeure fort longtemps en terre avant que de pousser aucune racine : et ce sentiment me paraît fondé sur ce qu’on trouve de ces racines qui ne sont pas plus longues et qui sont moins grosses que le petit doigt, quoiqu’elles aient poussé successivement plus de dix tiges en autant de différentes années.

Quoique la plante que j’ai décrite eût quatre branches, on en trouve néanmoins qui n’en ont que deux, d’autres qui n’en ont que trois, quelques-unes qui en ont cinq ou même sept, et celles-ci sont les plus belles. Cependant chaque branche a toujours cinq feuilles, de même que celle que j’ai dessinée, à moins que le nombre n’en ait été diminué par quelque accident. La hauteur des plantes est proportionnée à leur grosseur et au nombre de leurs branches. Celles qui n’ont point de fruits sont d’ordinaire petites et fort basses.

La racine la plus grosse, la plus uniforme, et qui a moins de petits liens, est toujours la meilleure. C’est pourquoi celle qui est marquée par la lettre H l’emporte sur l’autre. Je ne sais pourquoi les Chinois l’ont nommée gin-seng qui veut dire, représentation de l’homme : je n’en ai point vu qui en approchât tant soit peu ; et ceux qui la cherchent de profession m’ont assuré qu’on n’en trouvait pas plus qui eussent de la ressemblance avec l’homme, qu’on n’en trouve parmi les autres racines, qui ont quelquefois par hasard des figures assez bizarres. Les Tartares l’appellent, avec plus de raison, orhota, c’est-à-dire la première des plantes.

Au reste, il n’est pas vrai que cette plante croisse à la Chine, comme le dit le père Martini, sur le témoignage de quelques livres chinois, qui l’ont fait croître dans la province de Pékin, sur les montagnes d’Yong-pin-fou. On a pu aisément s’y tromper, parce que c’est là qu’elle arrive quand on l’apporte de Tartarie à la Chine.

Ceux qui vont chercher cette plante n’en conservent que la racine ; et ils enterrent dans un même endroit tout ce qu’ils en peuvent amasser durant dix ou quinze jours. Ils ont soin de bien laver la racine, et de la nettoyer, en ôtant avec une brosse tout ce qu’elle a de p.187 matière étrangère. Ils la trempent ensuite un instant dans l’eau presque bouillante, et la font sécher à la fumée d’une espèce de millet jaune, qui lui communique un peu de sa couleur. Le millet, renfermé dans un vase avec un peu d’eau, se cuit à un petit feu : les racines, couchées sur de petites traverses de bois au-dessus du vase, se sèchent peu à peu sous un linge, ou sous un autre vase qui les couvre. On peut aussi les sécher au soleil, ou même au feu : mais bien qu’elles conservent leur vertu, elles n’ont pas cette couleur que les Chinois aiment. Quand les racines sont sèches, il faut les tenir renfermées dans un lieu qui soit aussi bien sec, autrement elles seraient en danger de se pourrir, ou d’être rongées des vers.

Je souhaite, mon révérend Père, que la description que je viens de faire du gin-seng, si estimé dans cet empire, vous fasse plaisir, et à ceux à qui vous en ferez part. Nous sommes sur le point d’aller en Tartarie pour en achever la carte, car nous avons encore le nord-ouest et l’ouest à faire. Je vous enverrai, le plus tôt qu’il me sera possible, la carte de la province de Pékin, appelée par le père Martini, Pekeli, et par les Chinois Tcheli [147] ou bien Lipafou.

Je me recommande à vos saints sacrifices, et suis avec bien du respect, etc.

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Lettre du père d’Entrecolles

au père procureur

des missions de la Chine et des Indes

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État du Kiang-si et de ses Églises.

A Jao-tcheou, ce 27 août 1712

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

J’ai différé jusqu’ici à vous écrire, dans l’espérance que je recevrais des autres missionnaires les nouvelles qui regardent leurs missions ; mais leurs lettres n’étant point encore arrivées, la crainte de manquer l’occasion des vaisseaux qui partent, m’oblige de me borner à ce qui concerne l’état présent des deux Églises de Jao-tcheou et de King-te-ching, dont le Seigneur a bien voulu me confier la conduite. Grâce à sa miséricorde, cette chrétienté s’augmente de jour en jour : j’ai conféré cette année le baptême à près de quatre-vingts adultes, dont plusieurs commencent déjà à faire goûter le christianisme en divers endroits. J’espère en baptiser encore un grand nombre dans la route que je dois tenir d’ici à Kieou-kiang [148].

La foi de mes néophytes a été éprouvée cette année par une nouvelle persécution qui leur a été suscitée au sujet du culte des idoles : quelques-uns d’eux ont été chargés de chaînes, d’autres ont été bâtonnés. Il y en a eu qui ont souffert, avec une fermeté digne des premiers siècles, la perte de leurs biens, et beaucoup d’autres mauvais traitements, parce qu’ils avaient embrassé le christianisme, ou qu’ils avaient contribué à la conversion de leurs amis. Cependant le nom chrétien n’en a point été déshonoré, et la religion n’a rien perdu de l’estime qu’on avait pour elle.

J’attribue cette protection particulière de Dieu à la ferveur et à la piété des nouveaux fidèles. Vous en seriez surpris et édifié, mon révérend Père, si vous en étiez témoin. Un missionnaire que j’ai eu chez moi pendant quelques jours en a été extrêmement touché :

— Ce ne sont point de simples chrétiens, me disait-il, ce sont des modèles de la plus haute vertu.

Il est vrai que je trouve en la plupart une délicatesse de conscience, une horreur des moindres fautes, un amour des souffrances, une assiduité à fréquenter les sacrements, une charité pour le prochain, qui me rendent bien légères toutes les peines de ma mission. Il n’y en a guère parmi eux qui ne se préparent à la communion par un jour de jeûne : j’en ai vu qui se disposaient à célébrer la fête de l’Assomption de la sainte Vierge, par huit jours de jeûne, et cela afin d’obtenir par son entremise la grâce de surmonter une passion qui les dominait.

Je ne pus me rendre que la veille de Noël à mon Église de Jao-tcheou : à peine y fus-je arrivé, qu’il me fallut aller chez un chrétien qui était à l’extrémité, et qui depuis quatre jours demandait sans cesse de mes nouvelles. Ma présence redonna des forces à ce pauvre moribond : il me témoigna sa joie par ses p.188 larmes, et par les continuelles actions de grâce qu’il rendait au Seigneur, de ce qu’il m’avait fait venir à temps pour l’aider à mourir saintement. Je le confessai ; je lui donnai le viatique et l’extrême-onction ; peu après je fis la recommandation de l’âme, et il expira la nuit suivante. Un des grands obstacles qu’il eut à surmonter pour sa conversion, fut de chasser une concubine qu’il regardait, selon les lois de l’empire, comme sa seconde femme : quoiqu’il n’eût des enfants que de celle-là, il n’hésita pas à la renvoyer aussitôt qu’on lui fit entendre que c’était une condition nécessaire pour recevoir le baptême.

La nuit de Noël se passa dans les exercices ordinaires de la piété chrétienne. Je fus infiniment consolé de la ferveur d’un grand nombre de catéchumènes qu’on me présenta pour le baptême. Je ne différai point à leur accorder une grâce qu’ils me demandaient avec larmes, et à laquelle ils s’étaient disposés par les plus saintes pratiques de la religion, en quoi ils ne cédaient pas aux plus anciens fidèles.

Les faveurs extraordinaires que Dieu a faites à plusieurs de mes néophytes, et qu’ils regardent comme de véritables miracles, ont beaucoup servi à la conversion de quelques infidèles. Outre les guérisons surprenantes qu’on ne peut attribuer qu’à l’eau bénite, ou à l’invocation du saint nom de Dieu, la manière dont la famille d’un fervent chrétien a été délivrée d’un incendie, a quelque chose d’extraordinaire. Tout le monde dormait profondément ; le feu, qu’un jeune enfant avait mis par mégarde à la maison, commençait à gagner de tous cotés, lorsque la femme d’un chrétien se sentit frappée rudement, et, s’éveillant en sursaut, elle jeta de grands cris qui réveillèrent toute sa famille. On s’aperçut alors du danger où l’on se trouvait, et on eut le temps d’éteindre les flammes, qui faisaient déjà un si grand ravage, qu’un peu plus tard on n’aurait jamais pu y apporter de remède.

Que ce soit là un effet miraculeux de la protection de Dieu sur cette famille, comme le pensent nos néophytes, et comme je le crois aussi bien qu’eux, c’est sur quoi je ne veux point appuyer : je suis bien plus touché des miracles sensibles que la grâce opère dans certaines âmes. J’en ai fait depuis peu l’expérience en conférant le baptême à un pauvre artisan, homme grossier, d’un naturel dur, et qui avait je ne sais quoi de féroce. Je n’aurais jamais cru trouver tant de lumières, ni de si tendres sentiments pour Dieu, dans un homme de ce caractère. Je l’avais conduit à l’église, où je le laissai seul pendant quelque temps pour se préparer à la grâce du baptême. Quand je revins le trouver pour commencer la cérémonie, il était prosterné au pied de l’autel, le visage baigné de larmes, et ne me répondait que par des paroles entremêlées de soupirs et de sanglots. Je vous avoue, mon révérend Père, que ce spectacle m’attendrit : les chrétiens qui m’accompagnaient en furent si frappés, qu’ils lui donnèrent le surnom de Contrit. Après que la cérémonie fut achevée, un d’eux l’aborda pour le prier de lui faire part des saintes pensées qui lui avaient fait répandre tant de larmes :

— Trois vues différentes, lui répondit-il, m’ont pénétré de douleur : la vue de mes péchés que Dieu voulait bien me pardonner ; la vue des flammes de l’enfer, que les eaux du baptême allaient éteindre ; la vue de Jésus-Christ étendu sur une croix qui me délivrait par ses douleurs des peines éternelles. J’avais compassion de moi, ajouta-t-il, j’avais compassion de Jésus-Christ. 

Il n’y a certainement que la grâce qui ait pu produire dans le cœur de ce catéchumène une dévotion aussi affectueuse que celle qu’il fit paraître, mais l’Esprit saint souffle où il veut, et il sait, quand il lui plaît, amollir les cœurs les plus insensibles.

C’est principalement dans les retraites spirituelles que nous faisons faire depuis peu d’années à nos néophytes, qu’ils ressentent les plus fortes impressions de la grâce. Le père de Chavagnac est le premier à qui la pensée soit venue de donner les exercices aux Chinois, selon la méthode de saint Ignace, de même qu’il se pratique dans quelques provinces de France, surtout en Bretagne, où ces saints exercices ont beaucoup servi à la réformation des mœurs, et à la sanctification des peuples de cette belle province. C’est aussi à l’exemple de ce zélé missionnaire que j’ai fait faire cette année trois retraites à mes chrétiens, deux à Jao-tcheou, et une à King-te-tching. Permettez-moi de vous en faire le détail, mon révérend Père, je me flatte que vous serez édifié, et de l’ordre qui se garde dans ces sortes de retraite, et des sentiments de pénitence et de componction qu’elles inspirent aux nouveaux p.189 fidèles, et des fruits qu’ils en retirent pour avancer de plus en plus dans les voies de la perfection.

Voici d’abord la méthode que j’observe pendant les huit jours que dure la retraite : ceux qui y sont admis, ce qu’ils regardent comme une grande grâce, se rendent au jour marqué dans mon église : quand ils sont tous assemblés, je leur fais un discours, où je leur expose la fin de la retraite, combien il leur importe de la bien faire, les secours et les moyens qu’ils y ont pour assurer leur salut, les règlements qu’il leur faut observer, le silence et le recueillement dans lequel ils doivent passer ces saints jours, afin que huit jours de pénitence réparent tant d’années criminelles, et les remplissent de ferveur pour le reste des années qu’ils ont à vivre.

L’entretien fini, se fait la prière, qui consiste à réciter l’acte de contrition trois fois, lentement, et à voix basse mettant une pause considérable entre chaque fois qu’on le récite. Après quoi ils viennent modestement l’un après l’autre au pied de l’autel, où je leur distribue à chacun un crucifix, l’image de la sainte Vierge, et des instruments de pénitence à ceux qui en demandent, les avertissant d’en faire un aussi saint usage qu’ont fait ceux qui les ont précédés dans de semblables retraites. Je les conduis ensuite dans leur chambre : comme le logement me manque, je suis obligé de les mettre plusieurs ensemble dans la même chambre. La nourriture, pour laquelle je ne prends rien d’eux, est fort frugale, et proportionnée au peu qu’on me fournit chaque année. Les bénédictions que Dieu répand sur ces saints exercices me dédommagent avec usure de ce que je puis souffrir par le retranchement des dépenses nécessaires pour ma personne. Mais il est certain que si les secours temporels étaient plus abondants, on ferait des biens infinis qu’on ne fait pas, quelque zèle et quelque bonne volonté qu’on ait d’ailleurs. C’est peut-être là la seule peine que ressente un missionnaire.

Mon principal soin, pendant tout le temps de la retraite, est d’occuper continuellement ceux qui la font, en variant le plus qu’il m’est possible les exercices de chaque jour. Ces exercices consistent en des méditations sur les grandes vérités du christianisme et sur les principaux mystères de la religion ; en des exhortations sur les commandements de Dieu, sur la confession et la communion, sur la patience dans les adversités, sur le soin de sanctifier les actions les plus communes, et sur le zèle pour le salut de leurs frères. Je leur fais faire aussi de fréquents actes de foi sur tous les articles de notre croyance, en les parcourant l’un après l’autre ; ce qui les dispose à la cérémonie, dans laquelle ils renouvellent les promesses qu’ils ont faites au baptême.

J’ajoute à cela l’explication des tableaux, qui représentent les différents états du pécheur et du juste pendant cette vie, et après la mort. Vous savez quel est le fruit que produit cet exercice si ordinaire dans les retraites de Bretagne ; il fait la même impression sur nos néophytes, et je suis persuadé que c’est un des plus utiles de la retraite. Enfin, leurs repas sont suivis chacun d’un entretien particulier, qui tient lieu de récréation. Dans ces sortes d’entretiens je leur rapporte quelques exemples de l’écriture, ou différents traits de l’histoire ecclésiastique, qui ont le plus de conformité avec les vérités qu’ils ont méditées pendant le jour. Ces vérités, ainsi réduites en pratique, ajoutent l’exemple à la conviction, et servent à les affermir davantage dans les résolutions qu’ils ont prises à la fin de leur méditation. Le temps qu’ils ont de libre entre les exercices publics s’emploie ou à lire un livre de piété, ou à mettre sur le papier les bonnes pensées que Dieu leur inspire, ou à préparer leur confession générale. Par ce moyen, il n’y a pas un seul moment de vide dans la journée, et la variété qui se trouve dans tous ces exercices qui se succèdent les uns aux autres, leur fait passer tout ce saint temps avec une rapidité dont ils sont eux-mêmes surpris.

La communion de la retraite se fait en forme d’amende honorable, pour réparer en quelque sorte les fautes qu’ils auraient pu commettre, en n’apportant point à la sainte table les dispositions que demande la participation du corps de Jésus-Christ. Leur coutume à présent est de venir certains jours à l’église pour se prosterner dans l’endroit où se donne la communion, et se préparer à une action si sainte par différents actes de foi, d’humilité et d’amour de Dieu.

Un des exercices qui m’a paru faire le plus d’impression, est l’adoration de la croix. Comme ce fut durant la semaine sainte que je donnai la première retraite, cette cérémonie p.190 s’y trouva naturellement, et je m’aperçus que les cœurs étant beaucoup mieux disposés qu’à l’ordinaire, les sentiments de douleur et de componction étaient aussi beaucoup plus vifs. En se prosternant aux pieds du crucifix pour l’adorer, ils l’arrosaient d’un torrent de larmes ; l’église retentissait de toutes parts de soupirs et de sanglots. Ce spectacle me toucha de telle sorte, que je fus contraint d’interrompre de temps en temps l’office du vendredi saint, j’eus même de la peine à l’achever. C’est ce qui m’a fait prendre la résolution de ne jamais omettre cette cérémonie, en quelque temps que se fasse la retraite. Je la place à la fin de la méditation, qui se fait sur la passion du Sauveur.

Enfin, la retraite finit par une dernière pratique qui en est comme la conclusion. C’est une protestation qu’ils font par écrit de n’oublier jamais les grâces qu’ils ont reçues dans ce saint temps, et d’y correspondre avec toute la fidélité dont ils sont capables ; de haïr tout le reste de leur vie ce qu’ils ont haï pendant leur retraite ; de n’estimer que ce qu’ils y ont estimé, et de reconnaître par une vie fervente l’amour infini que Jésus-Christ a pour eux. Chacun met au bas de cet écrit ses résolutions principales ; ils doivent le porter sur eux, toutes les fois qu’ils approchent des sacrements, et s’ils viennent à mourir, on l’enferme avec eux dans le même cercueil. Cette pensée les frappe, et les avertit dans l’occasion d’être fidèles à observer ce qu’ils ont promis au temps de la retraite.

Vous jugez bien, mon révérend Père, qu’un missionnaire ne peut guère donner ces sortes de retraites sans beaucoup de fatigues ; mais toutes les peines qu’il prend sont bien adoucies par les consolations intérieures dont il est rempli, lorsqu’il voit une troupe de chrétiens livrés par la grâce à l’esprit de pénitence et de componction, et qu’il est obligé d’essuyer des larmes que la force et l’onction de la divine parole font couler avec abondance.

C’est ce qui m’est arrivé dans le sacré tribunal ; la plupart fondaient en pleurs en s’accusant de leurs péchés ; plusieurs revenaient jusqu’à six ou sept fois, dans la crainte de ne s’être pas assez bien expliqués ; d’autres comptaient pour rien toutes leurs confessions précédentes, dans la pensée qu’en les faisant ils n’avaient pas été pénétrés d’une assez vive douleur : j’en sais plusieurs qui terminaient chaque méditation par de saintes rigueurs qu’ils exerçaient sur leur chair ; j’ai été quelquefois obligé d’en renvoyer de l’église, pour les forcer à prendre un peu de repos.

Un de ces fervents néophytes méditant la passion du Sauveur, aperçut un clou qui sortait d’une planche de son oratoire ; dans le dessein d’imiter Jésus-Christ souffrant, il s’appuya la tête si longtemps, et en tant de divers endroits sur le clou, qu’il se fit une espèce de couronne. Une vive douleur, de même qu’un grand amour, est quelquefois capable de ces sortes d’excès. Le même, se préparant à sa confession générale, crut voir pendant la nuit son ange gardien qui lui présentait une porcelaine en lui disant ces paroles :

— Souviens-toi d’avoir peint des figures indécentes sur une pareille porcelaine. 

C’était un péché qui lui était échappé de la mémoire dans son examen, et dont il ne s’était jamais confessé. J’ai eu beaucoup de peine à détourner un autre d’aller se cacher pour toujours dans le fond d’un désert, afin de se mettre à couvert, disait-il, des tentations du monde, et de chercher un asile à sa propre faiblesse. Je ne vous parle pas des restitutions faites, quoique l’injustice fût douteuse ; ni des réconciliations renouvelées, quoiqu’elles eussent été déjà faites.

Au reste, mon révérend Père, si tout cela n’était que le fruit d’une ferveur passagère, je ne croirais pas devoir vous en entretenir ; mais ce qu’il y a de consolant, et ce qui fait bien sentir combien une retraite bien faite est utile à la sanctification des âmes, c’est la constance avec laquelle nos néophytes persévèrent dans la pratique de la vertu. Quelque réglée que fût cette chrétienté avant que j’eusse pensé à lui procurer ce moyen de salut, il me semble qu’elle prend maintenant une face nouvelle ; je trouve ces nouveaux fidèles beaucoup plus assidus à l’église, plus dévots envers nos saints mystères, plus exacts à s’approcher des sacrements. S’il leur arrive de tomber en quelque péché, ils s’en confessent aussitôt, sans différer à le faire au dimanche suivant. Les plus légères fautes les alarment, ils ne manquent point de faire un quart d’heure de méditation chaque jour, et d’examiner tous les soirs leur conscience. Il y en a qui viennent passer un jour chaque mois à l’église pour y faire une espèce de retraite en forme de préparation à la p.191 mort. Plusieurs ne se contentant pas de l’abstinence qu’ils font le vendredi et le samedi, la font encore le mercredi en l’honneur de saint Joseph, que la mission de la Chine a pris pour son patron. Je connais de jeunes artisans qui, pour ne pas manquer aux prières vocales qu’ils se sont prescrites, récitent régulièrement le chapelet dans les rues en allant le matin à leur travail, et revenant le soir dans leur maison.

S’ils sont obligés de faire quelque voyage, la première chose qu’ils font à leur retour, c’est de venir trouver le missionnaire, et de lui exposer l’état de leur conscience avec une candeur et une simplicité admirables. Un jeune homme qui avait suivi son père à plus de trente lieues de Jao-tcheou, où les affaires de son commerce demandaient sa présence, vint à l’église, selon la coutume, dès le lendemain de son arrivée ; je savais qu’il avait employé à la prière tous ses moments de loisir, que durant tout le chemin c’était son occupation ordinaire, et qu’il avait passé plus de deux mois dans un jeune continuel : je songeais à mettre des bornes à sa ferveur, lorsque prévoyant ce que j’avais à lui dire, il me coupa la parole, en me répétant le mot d’un saint anachorète, que j’avais rapporté dans un entretien de la retraite. « 

— Je suis détermine, me dit-il, à faire de la peine à celui qui m’en fait. 

Il voulait parler de son corps. J’ai su encore que le même jeune homme, se trouvant exposé à une tentation violente, où un de ses parents l’avait malheureusement engagé, s’était sauvé de ce danger par une prompte fuite, et avait foulé aux pieds toutes les considérations humaines pour conserver son innocence.

Tels sont les fruits de bénédiction qu’opèrent les retraites dans le cœur de nos néophytes ; vous ne serez guère moins édifié du zèle qu’elles leur inspirent pour la conversion des infidèles et pour le salut de leurs frères. Je me contenterai de vous en rapporter quelques exemples.

Un de ceux qui avaient fait la première retraite vint m’offrir un écu pour les frais de la seconde, voulant, disait-il, avoir part au bien qui s’y ferait. Cette somme, toute légère qu’elle vous paraisse, ne laissait pas d’être considérable pour ce Chinois.

Mon catéchiste se disposant à aller chez un de ses parents pour des affaires de famille, on crut que la modicité de ses gages le portait à m’abandonner. Un fervent chrétien vint me trouver aussitôt, et me pria de lui permettre d’augmenter les gages du catéchiste de trois écus par an afin de le retenir au service de mon Église.

— Je serai bien récompensé, m’ajouta-t-il, de cette somme dont je me prive, puisque j’annoncerai Jésus-Christ par la bouche du catéchiste, et qu’un grand nombre d’infidèles tiendront de moi le bonheur qu’ils auront d’être convertis à la foi, et de marcher dans les voies du salut.

Un artisan, au sortir de la retraite, alla à la campagne chez quelques-uns de ses amis, où il travailla pendant du temps sans recevoir aucun salaire : il réussit par là dans son dessein, qui était d’ouvrir dans ces endroits deux chrétientés, lesquelles, dans la suite, pourront devenir très nombreuses.

Un autre a nourri pendant longtemps un infidèle qui donnait quelque espérance de conversion, et qui s’est converti effectivement. J’en ai vu d’autres qui jeûnaient plusieurs jours de suite, et qui faisaient beaucoup d’autres austérités, pour obtenir de Dieu la conversion de leurs parents ou de leurs amis. Je ne finirais point, mon révérend Père, si j’entrais dans le détail de ce que le zèle a fait entreprendre à plusieurs des néophytes, pour gagner leurs frères à Jésus-Christ.

La dévotion au sacré cœur de Jésus, qui croît de plus en plus en France, est très commune parmi nos chrétiens, et produit dans leurs cœurs un grand amour pour la sainte humanité du Sauveur. Le livre qu’on a composé sur ce sujet, et qui nous a été apporté par le feu père de Broissia, a été traduit à Macao en portugais : j’espère que, par le moyen de cette traduction, une dévotion si solide passera jusque dans les îles Philippines et dans l’Amérique espagnole. J’ai envoyé un de ces livres à M. le marquis de Puente, notre insigne bienfaiteur. Ce sont là des particularités que je devrais peut-être me dispenser de vous écrire : je ne le fais qu’afin que dans l’occasion vous profitiez de ces connaissances pour nous procurer un nouveau secours de prières des personnes qui, en France comme ici, ont une dévotion particulière au sacré cœur de Jésus.

J’attribue encore aux prières ferventes de p.192 nos chrétiens la protection toute récente que le tao ou premier mandarin vient d’accorder à la religion. Ce mandarin, qui gouverne trois grandes villes, paraît depuis longtemps goûter la doctrine de l’Évangile, et affectionner ceux qui l’embrassent ; on crut même, au commencement de son mandarinat, qu’il professait le christianisme, parce qu’on remarquait en lui beaucoup d’intégrité, et un éloignement si grand de toute sorte de superstitions, qu’il en était venu jusqu’à interdire quelques temples d’idoles, et à maltraiter les bonzes ; mais c’est un grand du siècle, et il y a soixante ans qu’il vit dans l’infidélité ; deux obstacles qui rendent sa conversion bien difficile. Voici l’occasion qui nous a mérité de sa part de nouvelles faveurs, et qui me donne lieu de croire que désormais il emploiera son autorité à soutenir les chrétiens contre les insultes des infidèles.

Il y avait plus d’un mois qu’on était menacé d’une stérilité prochaine : le ciel fut tout en feu pendant tout ce temps-là, et la sécheresse devint si grande qu’on perdait presque toute espérance de récolte. Le peuple et les magistrats eurent recours aux idoles, selon leur coutume, pour en obtenir de la pluie : la superstition et la politique ont beaucoup de part à ces sortes de cérémonies, le peuple suivant alors les préjugés de son éducation, et le magistrat, pour paraître populaire, s’accommodant aux idées les plus ridicules du peuple.

L’inquiétude du tao était si grande, qu’il se levait plusieurs fois la nuit pour voir si le ciel ne se couvrait point de nuages. Il avait déjà envoyé son premier domestique pour me saluer, et pour me faire part de la triste situation où il se trouvait. Je faisais alors quelques excursions à la campagne : cependant on le pressa de permettre certaines superstitions qui étaient du goût du peuple, mais il le refusa constamment ; il s’avisa seulement d’une pratique assez nouvelle : il ordonna qu’à l’entrée de la nuit on mettrait dans chaque rue un grand nombre d’enfants, qui pousseraient de temps en temps des cris vers le ciel, se persuadant que leur innocence serait capable d’attirer sur la terre la pluie qu’on souhaitait depuis si longtemps. Ce moyen fut inutile. Enfin, pressé de nouveau par les mandarins, il eut recours à Tching-hoang (c’est le génie tutélaire de la ville et de tout le gouvernement), et il lui fit même un vœu écrit de sa main ; mais il m’assura dans la suite que si je m’étais trouvé à Jao-tcheou, il n’aurait jamais fait ce vœu.

Dès le lendemain de mon arrivée, il m’envoya un exprès pour m’avertir qu’il voulait venir lui-même implorer le secours du Dieu que nous adorons, et il me priait de lui prescrire de quelle manière il devait se comporter. Ma réponse fut que Dieu ne voulait pas être confondu avec de fausses divinités, quand même on lui donnerait la préférence, et qu’ainsi c’était seulement au vrai Dieu qu’il devait s’adresser. Il me donna sa parole qu’il n’irait dans aucun temple d’idoles, et que le jour suivant il se rendrait à mon église, et y paraîtrait de la manière la plus respectueuse. En effet, il y vint à pied depuis son palais, suivi de tous les mandarins subalternes, qui lui faisaient cortège. Ma maison fut tout à coup remplie de toute sorte de mandarins d’armes et de lettres, de plusieurs lettrés de distinction et en particulier d’un Han-lin-yuen : c’est un lettré beaucoup plus considérable que les docteurs ordinaires. La salle contre laquelle l’église est adossée fut couverte à l’instant de riches carreaux placés sur deux lignes, où tous les mandarins se rangèrent chacun selon leur dignité. Ils se prosternèrent tous plusieurs fois avec un ordre, un silence et un respect qui me surprit.

La cérémonie achevée, le tao et les principaux mandarins vinrent me saluer, et m’exhortèrent fort d’implorer avec mes chrétiens l’assistance de notre Dieu. Je leur répondis que je ne pouvais pas les assurer que nos prières seraient exaucées ; que Dieu étant libre dispensateur de ses dons, il les fait quand il lui plaît, et à qui il lui plaît :

— Lorsque les grands de l’empire, leur ajoutai-je, présentent une personne à l’empereur pour l’élever à quelque dignité, ils se contentent de lui exposer son mérite et ses services ; c’est de la bonté et de l’équité de l’empereur que vient la récompense : il est le maître d’accorder ou de refuser ce qu’on lui demande, sans que personne ose désapprouver sa conduite. Il en est de même ici. Nous faisons des vœux au Seigneur, nous lui représentons nos besoins : qu’il exauce nos prières, ou qu’il les rejette, il mérite également nos hommages et nos respects.

p.193 A peine se furent-ils retirés, que j’assemblai les chrétiens dans l’église : ils se mirent en prières, et nous fîmes tous ensemble un vœu à sainte Anne, dont on célébrait la fête ce jour-là, pour obtenir, par son entremise, le secours nécessaire dans un besoin si pressant. La prière étant finie, le ciel commença à se charger d’épais nuages : peu après il vint une pluie, dont les premières gouttes tombèrent sur le palais du mandarin. Soit que, selon le cours naturel des choses, la pluie dût arriver ce jour-la, soit que Dieu en ait avancé le temps pour glorifier son saint nom parmi les infidèles, il est certain qu’elle fut généralement regardée comme un effet de la bonté du Dieu que nous avions invoqué. On trouvait seulement qu’elle n’était tombée que sur Jao-tcheou, et aux environs, mais on eut lieu d’être content le lendemain car la pluie fut abondante et universelle.

Le tao ne put retenir sa joie : il envoya aussitôt à mon église un présent de cierges, de parfums et d’un vase rempli de fleurs des plus estimées du pays, qu’il avait cueillies de sa propre main, pour être placées sur l’autel. Il voulut aussi rendre de solennelles actions de grâces au souverain Seigneur. Le maître des cérémonies, suivi des joueurs de flûte et de hautbois, m’annonça son arrivée. J’allai au-devant de lui, et je le trouvai qui était descendu de sa chaise, et qui se revêtait de son surtout de cérémonie et des autres marques de son mandarinat. Les grands mandarins ne paraissent ainsi que dans des jours de cérémonie, ou lorsqu’ils rendent visite à des personnes d’un rang supérieur. La cérémonie se passa avec toutes les marques du plus profond respect : on eût pris le mandarin pour un de nos chrétiens les plus fervents.

Au sortir de l’église, je l’invitai à passer dans ma maison, où je lui fis servir une petite collation dont il parut content. Dans l’entretien que j’eus avec lui, je fis tomber le discours sur les vexations que les infidèles faisaient de temps en temps aux chrétiens, et je le priai d’y mettre ordre.

— Vous voyez, seigneur, lui dis-je, que le Dieu que nous adorons est un grand maître, qu’on n’invoque pas en vain : cependant ceux qui font profession de le servir sont sujets tous les jours à des impositions auxquelles ils ne peuvent se soumettre sans violer la pureté de leur foi. On les somme de contribuer au culte des idoles, et parce qu’ils le refusent, comme ils y sont obligés, on en vient jusqu’à soulever tout un quartier contre eux ; on a voulu même les chasser de la ville. Ils succomberont infailliblement sous le pouvoir de leurs ennemis, si vous ne les soutenez de votre autorité. Un édit public que vous feriez porter les mettrait à couvert de l’oppression ; rien n’est plus conforme à votre équité et à l’affection dont vous nous honorez.

Le tao me promit de s’opposer à ces exactions injustes :

— Mais, dans l’édit que je porterai, me dit-il, il ne sera fait aucune mention des chrétiens, car il paraîtrait que cette grâce serait mendiée, et peut-être publierait-on que vous l’auriez achetée. Laissez-moi faire, vous n’en aurez pas moins ce que vous souhaitez.

Dès le lendemain, il fit afficher l’édit en question qu’il composa aussitôt qu’il m’eut quitté. Il était conçu en ces termes :

« La conduite du Seigneur du ciel est exempte de toute partialité : il est esprit, lumière, équité et droiture. Quiconque s’applique à observer exactement tout ce que lui prescrit son devoir ; quiconque a une crainte respectueuse pour le Seigneur du ciel, une fidélité inviolable pour son prince, une parfaite soumission à l’égard de ses parents, un dévouement sincère pour ses amis, celui-là attire sur soi des bénédictions, bien qu’on ne voie pas toujours quand et comment elles lui arrivent.

« Mais, au contraire, si quelqu’un mène une vie criminelle, libertine, dissolue ; quand, depuis le matin jusqu’au soir, il porterait sur sa tête un brasier où il brûlerait des parfums en l’honneur des esprits [149], les esprits ne lui enverront que des malheurs : cela est immanquable. Si les esprits ne discernaient pas ce qui est vertu ou vice dans ceux qui les invoquent ; s’ils accordaient indifféremment des bienfaits à quiconque s’adresse à eux, des là ces esprits pécheraient contre le souverain Seigneur, et mériteraient son indignation. Comment, après cela, ces esprits seraient-ils en état d’assister les hommes ?

Le peuple ignorant et livré dès l’enfance à des erreurs dont il ne revient jamais, ne songe point à quitter le vice et à avancer dans la vertu : il met toute sa confiance dans les p.194 vœux qu’il fait aux esprits, pour en obtenir la santé, et d’autres choses de cette nature ; j’apprends même qu’on impose pour cela des taxes sur chaque famille, qu’on fait contribuer l’artisan et le pauvre, et qu’on lève de force ces sortes de contributions : c’est là un désordre criant. Je défends qu’on fasse désormais rien de semblable dans toute l’étendue de mon gouvernement, soit dans les villes, ou à la campagne, soit dans les lieux de grand abord et de commerce. Sous prétexte de demander la santé aux esprits, on ne fait qu’augmenter la misère du pauvre, et inquiéter les riches, qui sont trop éclairés pour donner dans ces erreurs populaires. Que les ministres de la justice punissent ceux qui contreviendront à ce présent édit, et qu’au besoin on ait recours à mon tribunal.

Trois jours après la publication de cet édit, le tao m’invita à dîner. Il me combla d’honnêtetés pendant le repas, et me dit plusieurs fois qu’il n’oublierait jamais l’insigne faveur qu’il avait reçue du Dieu des chrétiens. Je pris de là occasion de lui annoncer les vérités du christianisme. Il parut, par son silence et par le trouble peint sur son visage, qu’il faisait attention à mes paroles : les questions même qu’il me fit pourraient être regardées comme des prémices de conversion. Sur ce qu’il me dit qu’il ne voyait point de lettrés parmi mes chrétiens, quoiqu’il y en ait plusieurs dans les autres provinces, je lui fis une réponse dont il parut touché ; savoir, que le pauvre, comme le riche, était également l’objet de notre zèle ; que si je vivais ici à la manière des Chinois, dans la vue de procurer la conversion des grands et du peuple, il y avait plusieurs de mes frères qui passaient leur vie dans les forêts, au milieu des sauvages, et se rendaient barbares comme eux pour les gagner à Jésus-Christ. Je lui ajoutai ensuite que dans le règne passé, avant la conquête des Tartares, plusieurs mandarins professaient ouvertement le christianisme à la cour, et dans les premières charges des provinces. Sur cela, je lui présentai la copie d’un édit qui fut publié, il y a plus de quatre-vingts ans, par un mandarin chrétien, de même rang que lui, par lequel il rendait à Dieu de solennelles actions de grâces pour un bienfait semblable à celui qu’il venait de recevoir. Il prit cet écrit, et voulut le garder : c’était ce que je prétendais, car les exemples font beaucoup d’impression sur les Chinois. Peut-être serez-vous bien aise de le voir ; le voici que j’ai traduit presque mot pour mot.

« Moi Sun (c’est le nom de famille du mandarin), je fais savoir par ce présent édit aux mandarins de lettres et d’armes, à la noblesse et au peuple, que je rendrai en ce jour de solennelles actions de grâces au souverain Seigneur pour la pluie qu’il a bien voulu nous accorder.

Le souverain Maître de l’univers a exaucé nos vœux, il a fait descendre sur nous sa miséricorde ; la voix de son tonnerre s’est fait entendre et elle a été suivie d’une pluie abondante : tout le pays a eu part à ce bienfait du Seigneur ; pourrions-nous manquer à la reconnaissance que nous lui devons ?

Certainement l’univers a un maître qui l’a formé, et qui le conserve ; cependant les hommes s’adressent aux démons, au lieu de recourir à l’auteur de toutes les créatures ; ils abandonnent leur souverain légitime, pour s’attacher à un usurpateur.

Quoi de plus injuste et de plus ridicule que le culte des esprits ! on leur immole des victimes, on leur fait des libations, on brûle pour eux de la monnaie de papier doré, dans la persuasion où l’on est que ces offrandes leur sont utiles. Prétendre que les esprits ont besoin de ces choses, c’est les assujettir à la condition commune des hommes : comment peut-on penser après cela qu’ils président l’univers ? S’imaginer que les esprits font cas de la monnaie de papier, c’est les croire moins raisonnables que les hommes ; et l’on dira que de tels esprits sont les seigneurs de l’univers ? Ce qu’un homme est incapable de faire, on l’attribue à ces prétendus maîtres du monde : offrez-leur de la viande et du vin, vous pouvez en espérer des bienfaits. C’est avoir de ces esprits l’opinion qu’on ne voudrait pas avoir du mandarin le plus avide.

J’ai une idée bien différente de celui que j’adore : le véritable Seigneur est un pur esprit, rien ne lui est caché, il voit tout, il connaît tout ; cette doctrine est aisée à comprendre, cependant bien peu la connaissent. Pour moi, j’ai eu le bonheur d’apprendre cette doctrine et de la croire ; c’est pourquoi je vous déclare qu’aujourd’hui je sortirai de mon palais, revêtu de mes habits de cérémonie, pour remercier de ses bienfaits le Maître souverain de p.195 toutes choses. Un de mes officiers, monté à cheval, portera devant moi le tableau du saint chiffre du Seigneur (c’est-à-dire le nom de Jésus). Je fais savoir mes volontés par ce présent écrit, afin que l’on s’y conforme. Daté de la quatrième année du règne de l’empereur Tsum-tchim, le 10e du 5e mois.

Il y a lieu de croire que cet édit, qui est d’un grand mandarin, servira à confirmer notre tao dans les sentiments favorables qu’il paraît avoir pour notre sainte religion, et pour ceux qui l’embrassent.

Je ne puis finir cette lettre sans vous faire part de quelque chose d’assez singulier, touchant la manière dont deux enfants ont reçu cette année le baptême. Deux chrétiens de Kim-te-tchim traversèrent une chaîne de montagnes : ils rencontrèrent sur le chemin un homme tout éploré, qui tenait entre ses bras un petit enfant qui se mourait, et le portait à un temple d’idoles pour y demander sa guérison. Un de ces deux chrétiens, qui était médecin, considéra attentivement l’enfant, et jugea qu’il n’avait plus quelques heures à vivre ; il consola le père le mieux qu’il put, et l’entretint du bonheur qu’il pouvait procurer à son fils, s’il consentait qu’on lui administrât le baptême. Le père, pressé par les exhortations du néophyte, donna son consentement ; la difficulté fut de trouver de l’eau : on était dans un pays aride, et fort éloigné des endroits où l’on eût pu en aller quérir. Lorsqu’ils s’y attendaient le moins, ils virent passer un homme chargé de deux seaux d’eau, et l’enfant fut baptisé sur l’heure. Celui qui leur avait servi de l’eau disparut un instant après, sans qu’on pût avoir connaissance ni d’où il venait, ni à quel dessein il portait de l’eau dans un lieu aussi désert que l’était celui-là. Nos chrétiens trouvent en cela du prodige ; pour moi, je me contente d’admirer la providence de Dieu sur ses élus.

Cette même providence ne m’a paru guère moins admirable à l’égard d’un autre enfant. Il vint au monde à seize mois ; ce fait est hors de doute. Sa mère, après que le terme ordinaire de sa grossesse fut expiré, ressentait de temps en temps les douleurs de l’enfantement, sans pouvoir se délivrer de son fruit. Moi-même, étant à Kim-te-tchim, je ne voulus jamais permettre qu’au milieu de son dixième mois on la transportât en chaise dans le lieu où les chrétiens étaient assemblés ; j’allai la confesser et la communier dans sa maison. Des médecins peu habites voulaient user de remèdes violents, s’imaginant qu’elle portait dans son sein une masse informe, ou un enfant mort, ou même quelque monstre. Mais Dieu, touché sans doute de la vertu du père et de la mère, ne permit pas que ce conseil prévalût. Vers la fin du seizième mois, notre chrétienne accoucha d’un fils plein de vie que je baptisai. Il me parut avoir à six mois toute la force qu’ont les enfants ordinaires à un an. Cette heureuse naissance a contribué à la conversion de plusieurs infidèles, qui lui insultaient auparavant sur son malheur, et qui l’attribuaient à la religion chrétienne qu’elle avait embrassée depuis peu de temps.

Permettez-moi, en finissant cette lettre, d’ajouter ce que le père Contencin m’écrit de Pékin : c’était au mois de février que je reçus sa lettre, dans laquelle il me mandait que depuis quelques mois on comptait dans notre Église onze cents baptêmes ; et que, depuis l’année 1700, on en comptait près de cinquante mille dans les trois Églises de Pékin. Le même père alla visiter, vers ce temps-là, nos missions du nord, près de la grande muraille, où il conféra le baptême à soixante-dix personnes. Huit chrétiens, dont six sont chefs de famille, vinrent le trouver de dix lieues au-delà pour participer aux saints mystères. Quoiqu’ils soient Chinois, ils sont comme naturalisés parmi les Tsao-ta-tse ; c’est une sorte de Tartares parmi lesquels ils vivent. Le salut d’une infinité de peuples dépend de la conversion de la Chine : c’est pour les personnes qui aiment véritablement Jésus-Christ, et qui désirent le faire aimer de toutes les nations, un grand motif d’aider les missionnaires, soit par des prières ferventes, soit par les autres secours qu’ils peuvent leur procurer.

Je suis, avec bien du respect, en l’union de vos saints sacrifices, etc.

@

Lettre du père Jacquemin

au père procureur

des missions de la Chine et des Indes

@

Sur l’île de Tsong-ming, dans la province de Nankin.

Le 1er septembre 1712

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

p.196 L’île de Tsong-ming, d’où j’ai l’honneur de vous écrire, et qui est le lieu de ma mission, n’est pas fort éloignée du continent de la province de Nankin ; elle n’en est séparée à l’ouest que par un bras de mer qui n’a pas plus de cinq ou six lieues. Elle est située sous le 33e degré de latitude nord.

Ceux que j’ai consultés sur son origine assurent qu’elle s’est formée peu à peu des terres que le Kiang, grand fleuve qui passe à Nankin, a entraînées de diverses provinces qu’il arrose. C’est pourquoi, outre le nom de Tsong-ming qu’on lui donne, on l’appelle communément Kiang-ché, ce qui signifie langue de Kiang, soit parce qu’en effet, étant beaucoup plus longue que large, elle a assez la figure d’une langue, soit parce qu’elle est placée directement à l’embouchure de ce grand fleuve.

La manière dont cette île a commencé de se peupler ne lui est pas fort honorable : c’était anciennement un pays sauvage et désert, tout couvert de roseaux ; on y reléguait les bandits et les scélérats dont on voulait purger l’empire. Les premiers qu’on y débarqua se trouvèrent dans la nécessité, ou de périr par la faim, ou de tirer leurs aliments du sein de la terre. L’envie de vivre les rendit actifs et industrieux : ils défrichèrent cette terre inculte, ils en arrachèrent les plantes inutiles, ils semèrent le peu de grains qu’ils avaient apportés, et ils ne furent pas longtemps sans recueillir le fruit de leurs travaux. Au bout de quelques années une partie du terroir qu’ils avaient cultivé devint si fertile, qu’elle leur fournit abondamment de quoi vivre.

C’est ce qui fit naître la pensée à quelques familles chinoises, qui avaient de la peine à subsister dans le continent, de venir habiter une terre dont la culture pouvait les tirer de l’extrême indigence où elles étaient. Elles se transplantèrent donc dans l’île, et partagèrent entre elles tout le terrain. Mais ces nouveaux venus, ne pouvant défricher toute l’étendue du terroir qu’ils s’étaient donné, appelèrent dans la suite à leur secours d’autres familles du continent ; ils leur cédèrent à perpétuité une partie des terres, à condition néanmoins qu’elles payeraient, tous les ans, en diverses denrées, une rente proportionnée à la récolte. Le droit qu’exigent les premiers propriétaires s’appelle quo-teou, et il subsiste encore maintenant dans tout le pays.

L’île de Tsong-ming n’était pas alors d’une aussi vaste étendue qu’elle l’est à présent. Dans la suite des temps, plusieurs petites îles s’étant rassemblées peu à peu autour de celle dont je parle, elles s’y réunirent insensiblement, et formèrent enfin toutes ensemble un terrain continu, qui a aujourd’hui environ vingt lieues de longueur et cinq à six lieues de largeur.

La première année que j’arrivai dans l’île, je crus, sur le rapport que m’en firent les insulaires, qu’elle s’étendait de l’est à l’ouest ; mais l’ayant parcourue quelque temps après, et l’ayant même côtoyée par mer, je trouvai qu’elle s’étendait du sud-est au nord-ouest.

Il n’y a dans tout le pays qu’une ville, qui est du troisième ordre ; elle est petite, si on la compare aux autres villes de l’empire : elle a une enceinte de murailles fort hautes, appuyées de bonnes terrasses, et entourées de fossés pleins d’eau. La campagne est coupée d’un nombre infini de canaux propres à recevoir les eaux du ciel qui s’y amassent, et qui ensuite s’écoulent dans la mer. Le terrain y est uni, et on n’y voit point de montagnes ; on ne s’apercevrait pas même que les endroits les plus proches de la mer sont beaucoup plus bas que ceux qui en sont éloignés, si l’on n’y voyait de profonds canaux qu’on y a creusés, et qu’on a bordés de chaussées fort élevées, pour mettre la campagne à couvert des inondations.

L’air du pays est tempéré : il est sain, quoique les pluies qui tombent en abondance, surtout au printemps et au milieu de l’été le rendent fort humide. Si les pluies arrivent au même temps que les grandes marées, une partie de la campagne en est inondée : cette inondation finit à mesure que la marée baisse, mais elle rend l’eau des puits très mauvaise à boire. On supplée à cet inconvénient en recueillant l’eau qui tombe du ciel dans de grands vases de terre, où elle se purifie et se conserve.

p.197 Le grand froid n’y dure pas plus de douze jours : la neige qui couvre alors la terre n’y est jamais fort haute, et elle se fond aux premiers rayons du soleil. Il n’en est pas de même de la chaleur, qui y dure près de deux mois, et qui y serait excessive si elle n’était modérée de temps en temps par des vents et par des pluies d’orage accompagnées d’éclairs et de tonnerre. Il ne se passe point d’années qu’il n’y ait des maisons consumées par le feu du ciel, et que la foudre n’écrase quelques-uns de ces insulaires. Les infidèles regardent ces accidents comme des châtiments du Ciel ; et quelque chose qu’on leur dise au contraire, on ne saurait leur ôter de l’esprit que ceux qui sont ainsi frappés de la foudre ne soient de méchantes gens et indignes de vivre.

Outre cela, il vient deux ou trois fois l’année, du côté du nord-est, des coups de vent terribles, que nous appelons ouragans sur nos mers, et que les gens du pays appellent pao-fong c’est-à-dire vents cruels, tyrannie de vent. Rien ne leur résiste ; arbres, maisons, tout est renversé ; pendant deux ou trois jours que règnent ces vents, ils ruinent entièrement les travaux des pauvres gens de la campagne, et détruisent l’espérance des plus abondantes récoltes. Ces vents furieux soufflent d’ordinaire vers la fin de juillet, à la mi-août et au commencement de septembre. Malheur aux vaisseaux qui se trouvent alors sur les côtes de la Chine, il est rare qu’ils échappent au naufrage.

Nos insulaires se souviendront longtemps des désordres que causa un de ces ouragans la nuit du premier jour de leur 6e lune, en la 35e année du règne de l’empereur qui est aujourd’hui sur le trône. Il s’éleva dès le matin un vent violent, sa fureur augmenta durant la nuit, et la mer en fut tellement agitée, qu’elle franchit ses bornes et se répandit à plus d’une lieue loin dans l’île. Toute la récolte de l’année fut perdue, les maisons furent renversées, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants furent engloutis dans les eaux : il ne se sauva que peu de personnes qui eurent assez de force pour gagner la terre à la nage, ou qui eurent l’adresse de grimper au plus haut des arbres. Ce qu’il y eut encore de triste, c’est que cette inondation infecta tellement une partie du pays, qu’il périt presque autant de monde l’année suivante dans les lieux voisins, où la mer n’avait pas pénétré. Cependant, quand je parcours cette partie de l’île, qui a été si maltraitée depuis peu d’années, je la trouve aussi peuplée et aussi bien cultivée que les terres les plus reculées de la mer, qui n’ont rien à souffrir de l’inondation.

Au reste, le pays est fort agréable : la multitude des maisons dont la campagne est toute semée fait un bel effet à la vue. D’espace en espace on voit de gros bourgs, où il y a quantité de boutiques de marchands, qui ont en abondance tout ce qu’on peut désirer. Les unes sont garnies de soieries et d’étoffes somptueuses ; on vend dans les autres tout ce qui peut contribuer aux nécessités, et même aux délices de la vie. Dans d’autres on trouve tout ce qui sert aux choses du ménage, comme sont les meubles, et les autres ustensiles domestiques.

De plus, il y a entre chaque bourg autant de maisons répandues ça et là dans la campagne, qu’il y a de familles occupées au labour. A la vérité ces maisons ne sont rien moins que magnifiques : car à la réserve de celles des riches, qui sont bâties de briques et couvertes de tuiles, toutes celles des gens du commun n’ont qu’un toit de chaume, et sont construites de simples roseaux entrelacés les uns dans les autres. Cette simplicité n’a pourtant rien de méprisable. Les arbres plantés de côté et d’autre le long des fossés pleins d’eau vive qui environnent les maisons, leur donnent un agrément qu’elles n’ont pas d’elles-mêmes. Les grands chemins, qui sont fort étroits parce que le terrain y est extrêmement ménagé, sont bordés de petites maisons de marchands, qui vendent des rafraîchissements aux voyageurs. On s’imaginerait presque que toute l’île, dans les endroits où elle est le mieux cultivée, n’est qu’un seul village d’une étendue immense.

Vous me demanderez sans doute, mon révérend Père, comment un si grand peuple peut subsister dans une île qui n’est pas, ce semble, d’une étendue proportionnée au nombre de ses habitants : mais le détail dans lequel je vais entrer satisfera pleinement à cette difficulté, et à toutes les autres que vous pourriez me faire. L’île étant aussi peuplée qu’elle l’est, vous jugez bien qu’il n’est pas possible que le gibier s’y conserve ; aussi n’en trouve-t-on point, et ceux qui en veulent doivent le faire venir d’ailleurs. La chair de cochon est la plus commune, et en même temps p.198 la plus estimée. Il faut convenir qu’elle est meilleure qu’en Europe ; mais au goût de nos Chinois, nos mets les plus délicats n’ont rien qui lui soit comparable.

Il y a un grand nombre de grosses oies, de canards domestiques, et encore plus de poules, qui ne laissent pas d’être aussi chères qu’en France, mais à bien meilleur marché qu’en Espagne et dans le Brésil. En hiver les côtes de la mer sont toutes couvertes de canards sauvages qu’on prend dans des pièges. On y nourrit aussi quantité de buffles, mais ils ne servent qu’au labour. Ces animaux, quoique d’une force et d’une grandeur extraordinaires, sont cependant si dociles et si traitables, qu’un jeune enfant s’en rend le maître, et les conduit partout où il veut. Les chevaux y sont rares : à la réserve de ceux qui sont destinés à monter la cavalerie de l’empereur, il n’y a que quelques gens riches qui en aient ; encore est-ce plutôt pour affecter un certain faste, que pour s’en servir au besoin. De gros ânes sont la monture ordinaire, même des personnes les plus distinguées.

La terre y porte peu de fruits : on y voit de gros citrons auxquels on ne touche point ; ils ne servent que d’ornements dans les maisons : on en met sept ou huit sur un plat de porcelaine, et cela uniquement pour divertir la vue, et pour flatter l’odorat. Il y a encore de petites oranges aigres propres à assaisonner les viandes, des abricots qu’on pourrait manger, si l’on se donnait le temps de les laisser mûrir sur l’arbre, de grosses pêches, qui ne sont guère moins bonnes que celles d’Europe, mais dont il faut user sobrement parce qu’elles donnent la dysenterie, qui est mortelle en ce pays-ci.

Le meilleur fruit qu’on y trouve, c’est le setse. Il est de la grosseur de nos pommes ; sa peau est fine, unie, et délicate : elle couvre une chair molle et rouge, dans laquelle se trouvent deux ou trois noyaux longs et aplatis. Ce fruit n’est mûr que vers le commencement de l’automne ; il est agréable au goût, fort rafraîchissant, et ne nuit point à la santé. On y voit aussi de gros melons d’eau qu’ils appellent melons d’occident : la chair en est rouge, et remplie d’une eau fraîche et sucrée, qui désaltère dans les grandes chaleurs.

Enfin dans toutes les saisons de l’année, il croît toutes sortes d’herbes et de légumes qu’on ne connaît point en Europe. De la graine de ces herbes on fait ici une huile qui tient lieu de beurre et qui est d’un grand usage pour les sauces. Les cuisiniers de France, qui ont le plus raffiné sur ce qui peut réveiller l’appétit, seraient surpris de voir que nos Chinois ont porté l’invention en matière de ragoût encore plus loin qu’eux, et à bien moins de frais. On aura peine à croire qu’avec de simples fèves qui croissent dans leur pays, ou qui leur viennent de Chan-tong, et avec de la farine qu’ils tirent de leur riz et de leur blé, ils préparent une infinité de mets tous différents les uns des autres à la vue et au goût.

Le terroir ne souffre point de vignes, cependant toute l’île a du vin en abondance. Outre celui que les mandarins font venir pour leur table d’une ville du troisième ordre de la province, qui passe pour être très délicat, ces insulaires ont trouvé le secret d’en faire d’assez bon d’une espèce particulière de riz différent de celui dont ils se nourrissent. Le débit en est grand parmi le peuple. Voici comment ils s’y prennent pour faire ce vin : ils laissent tremper le riz dans l’eau, avec quelques ingrédients qu’ils y jettent, pendant vingt et quelquefois trente jours ; ils le font cuire ensuite ; quand il s’est liquéfié au feu, il fermente aussitôt, et se couvre d’une écume vaporeuse assez semblable à celle de nos vins nouveaux ; sous cette écume se trouve un vin très pur ; on le tire à clair, et on le verse dans des vases de terre bien vernissés. De la lie qui reste on fait une eau-de-vie, qui n’est guère moins forte que la nôtre.

La situation de l’île ferait juger que la plupart. de ses habitants s’occuperaient de la pêche ; néanmoins il y en a très peu qui soient pêcheurs de profession. Le poisson, qu’on y trouve de toute espèce, vient du côté de terre ferme. Une infinité de barques qui en sont chargées y abordent en certaines saisons de l’année. Parmi ces barques, il y en a toujours dix ou douze remplies de chrétiens des différentes Églises du continent. Ils ne manquent pas alors de venir me trouver pour se confesser, et participer à la sainte table. C’est d’ordinaire le jour de l’Ascension de Notre-Seigneur, que les hommes se rendent à mon église ; le lendemain, ou quelques jours après, je vais dans la maison d’un chrétien où les femmes se rassemblent, et où je leur administre les p.199 sacrements. Je suis charmé de leur foi et de leur piété et je suis persuadé que ces pauvres gens seront un jour aussi grands dans le ciel qu’ils paraissent ici-bas méprisables aux yeux des hommes.

Je n’entrerai point dans le détail de toutes les sortes de poissons qu’on apporte dans l’île : je m’attacherai seulement à quelque espèce particulière, dont on n’a point de connaissance en Europe. Un de ceux que les Chinois estiment davantage, et qui pèse environ quarante livres, est celui qu’ils appellent tcho-kia-yu, c’est-à-dire l’encuirassé. Ils le nomment ainsi, parce que effectivement il a sur le dos, sous le ventre et aux deux côtés, une suite d’écailles tranchantes, rangées en ligne droite et posées les unes sur les autres peu près comme sont les tuiles sur nos toits. C’est un poisson excellent, dont la chair est fort blanche, et qui ressemble assez à celle du veau pour le goût.

Quand le temps est doux, on pêche une autre sorte de petit poisson fort délicat, que les gens du pays appellent poisson de farine, à cause de son extrême blancheur, et parce que ses prunelles noires semblent être enchâssées dans deux petits cercles d’argent, fort brillants. Il y en a dans ces mers une quantité si prodigieuse, qu’on en tire jusqu’à quarante livres pesant d’un seul coup de filet.

Mais, à mon sens, le meilleur poisson qui soit dans toute la Chine, est celui qu’on pêche à la quatrième et cinquième lune : il approche assez de nos brames de mer, et il pèse cinq à six livres. Il se vend d’ordinaire huit sous la livre sur le lieu de la pêche, et le double à vingt lieues dans les terres où on le transporte.

A peine cette pêche est-elle finie, que des côtes de la province de Tche-kiang il arrive de grands vaisseaux chargés d’une autre espère de poisson frais, qu’on nomme le poisson jaune, à cause de sa couleur. Il ressemble aux morues de Terre-Neuve. Il n’est pas croyable combien il s’en consomme dans la saison, depuis les côtes de Fo-kien jusqu'à celles de Chan-tong, outre la multitude prodigieuse qu’on sale dans le pays même où se fait la pêche. On le vend à très vil prix, quoique les marchands ne puissent l’aller chercher sans s’engager dans beaucoup de frais : car il leur faut d’abord acheter du mandarin la permission de faire le commerce, louer ensuite un vaisseau, aller à vingt lieues dans les terres acheter de la glace dont on fait des magasins durant l’hiver pour ce trafic, enfin acheter du poisson à mesure qu’on le tire du filet, et l’arranger dans le fond de cale du vaisseau sur des couches de glace, de la même manière qu’à Dieppe on arrange les harengs dans des tonnes. C’est par ce moyen que, malgré les plus grandes chaleurs, ce poisson se transporte dans des ports éloignés et y arrive aussi frais que s’il sortait de la mer. Il est aisé de juger combien cette pêche doit être abondante, puisque le poisson se vend à si bon compte nonobstant la dépense que font les marchands qui l’apportent.

Quelque grand que soit le commerce qui s’en fait dans l’île, il ne suffirait pas pour nourrir la multitude prodigieuse de ses habitants. Ainsi, depuis la sixième jusqu’à la neuvième lune, ils font venir encore une quantité surprenante de poisson salé des côtes de la mer qui s’étendent depuis l’embouchure du Kiang jusqu’à la province de Chan-tong. C’est là que de gros poissons venant de la mer ou du fleuve Jaune se jettent dans de vastes plaines toutes couvertes d’eau : tout y est disposé de telle sorte que les eaux s’écoulent aussitôt qu’ils y sont entrés. Le poisson demeurant à sec, on le prend sans peine, on le sale on le vend aux marchands de l’île, qui en chargent leurs vaisseaux à peu de frais. Ainsi comme vous voyez, nos insulaires ne subsistent que de la pêche et du cochon salé, dont ils ont soin de faire bonnes provisions.

Depuis vingt à trente ans, la mer, d’année en année, a tellement rongé le terrain de l’île la plus proche de la terre ferme, que ceux qui, dans leur jeunesse, cultivaient leurs terres à plus d’une lieue de la mer, ont été obligés, ces dernières années, de rebâtir leurs maisons dans le peu de terrain que la mer ne leur avait pas encore enlevé : mais ce qu’elle avait dérobé d’un côté elle l’a restitué de l’autre ; en sorte qu’on voit a présent de vastes campagnes ensemencées, où auparavant l’on ne voyait que des barques. J’allai, l’an passé, dans une de ces campagnes qui a trois lieues de longueur, et demi-lieue de largeur : elle est déjà jointe à la terre de l’île par une de ses extrémités et elle s’y joindra bientôt tout entière. J’appris qu’il y avait là huit familles chrétiennes qui depuis longtemps n’avaient vu aucun missionnaire. Je les visitai et après les avoir confessés et communiés, je baptisai p.200 onze adultes. Ma présence a beaucoup consolé ce petit nombre de chrétiens ; ils ont pris le dessein de bâtir incessamment une chapelle, et je leur ai promis de les aller voir tous les ans.

La terre n’est pas la même dans toute l’île : il y en a de trois sortes, dont le rapport est bien différent. La première est située vers le nord, et ne se cultive point, elle est à peu près comme sont nos prairies ; les roseaux, qui y croissent naturellement, sont d’un revenu très considérable. On emploie une partie de ces roseaux à bâtir les maisons de la campagne ; l’autre partie sert à brûler, et fournit le chauffage, non seulement à tout le pays, mais encore à une partie des côtes voisines de la terre ferme.

La seconde espèce de terre est celle qui, depuis la première, s’étend jusqu’à la mer du côté du midi. Ces insulaires y font tous les ans deux récoltes ; l’une de grains, qui est générale, se fait au mois de mai ; l’autre se fait de riz ou de coton : celle-là au mois de septembre, et celle-ci un peu après. Leurs grains sont le froment, l’orge, et une espèce de blé barbu qui, bien que semblable au seigle, est pourtant d’une autre nature.

La culture du riz est la plus pénible. Dès le commencement de juin, ils inondent leurs campagnes de l’eau des canaux qui les environnent, et qui communiquent de tous côtés ; ils emploient pour cela certaines machines semblables aux chapelets dont on se sert en Europe pour dessécher les marais, ou pour vider les batardeaux. Ensuite ils donnent à cette terre trois ou quatre labours consécutifs et toujours le pied dans l’eau. Après ce premier travail, ils rompent les mottes de terre avec la tête de leur hoyau ; et par le moyen d’une machine de bois sur laquelle un homme se tient debout, et est tiré par un buffle qu’il conduit, ils unissent le terroir, afin que l’eau se répande partout à une égale hauteur. Alors ils arrachent le riz qu’un mois auparavant ils avaient semé fort épais dans un autre canton et ils le transplantent plus clair dans le terroir préparé. Quand le riz commence à paraître, leur soin doit être d’arracher les mauvaises herbes qui seraient capables de l’étouffer : ils doivent encore veiller, surtout dans les grandes chaleurs, à ce que leurs champs soient toujours inondés des eaux de la mer qui remplissent leurs canaux. Ce qu’il y a de surprenant, c’est que, par une disposition admirable de la Providence, ces eaux, qui sont salées pendant tout le reste de l’année, deviennent douces et propres à fertiliser leurs terres, précisément au temps qu’ils en ont besoin pour les cultiver.

La récolte du coton demande moins de soin et de fatigues. Le jour même qu’ils ont moissonné leurs blés, ils sèment le coton dans le même champ, et ils se contentent de remuer, avec un râteau la surface de la terre. Quand cette terre a été humectée par la pluie ou par la rosée, il se forme peu à peu un arbrisseau de la hauteur de deux pieds. Les fleurs paraissent au commencement ou vers le milieu du mois d’août : d’ordinaire elles sont jaunes, et quelquefois rouges. A cette fleur succède un petit bouton qui croît en forme d’une gousse de la grosseur d’une noix. Le quarantième jour depuis la fleur, cette gousse s’ouvre d’elle-même ; et se fendant en trois endroits, elle montre trois ou quatre petites enveloppes de coton d’une blancheur extrême, et de la figure des coques de vers à soie. Elles sont attachées au fond de la gousse ouverte, et contiennent les semences de l’année suivante. Alors il est temps de faire la récolte ; néanmoins quand il fait beau temps, on laisse le fruit encore deux ou trois jours exposé au soleil ; la chaleur l’enfle, et le profit en est plus grand.

Comme toutes les fibres du coton sont fortement attachées aux semences qu’elles renferment, on se sert d’un rouet pour les en séparer. Ce rouet a deux rouleaux fort polis, l’un de bois, et l’autre de fer, de la longueur d’un pied et de la grosseur d’un pouce. Ils sont tellement appliqués l’un à l’autre, qu’il n’y paraît aucun vide : tandis qu’une main donne le mouvement au premier de ces rouleaux, et que le pied le donne au second, l’autre main leur applique le coton, qui se détache par le mouvement, et passe d’un côté, pendant que la semence reste nue et dépouillée de l’autre. On carde ensuite le coton on le file, et on en fait des toiles.

Il y a une troisième sorte de terre qui est stérile en apparence, et qui cependant est d’un plus grand revenu que toutes les autres. C’est une terre grise répandue par arpent dans divers cantons de l’île du côté du nord. On en tire une si grande quantité de sel, que non p.201 seulement toute l’île en fait sa provision, mais qu’on en fournit encore ceux de terre ferme, qui viennent en chercher secrètement pendant la nuit. Ils l’achètent à un prix modique à cause des risques qu’ils courent ; car s’ils sont surpris par les mandarins, leurs barques et leur sel sont confisqués, et de plus ils sont condamnés, selon les lois, à quatre ou cinq années de galère. Il y a cependant pour ceux qui sont découverts un moyen infaillible d’éviter le châtiment ; qu’un des amis du coupable, en saluant le mandarin, fasse glisser adroitement dans sa botte une dizaine de pistoles, le mandarin juge aussitôt qu’il s’est trompé, et qu’il a pris pour du sel les diverses marchandises qui étaient dans la barque.

Il serait assez difficile d’expliquer comment il se peut faire que certaines portions de terre dispersées dans tout un pays se trouvent si remplies de sel, qu’elles ne produisent pas un seul brin d’herbe, tandis que d’autres terres qui leur sont contiguës sont très fertiles en blé et en coton. Il arrive même souvent que celles-ci se remplissent de sel, tandis que les autres deviennent propres à être ensemencées ; ce sont là de ces secrets de la nature que l’esprit humain s’efforcerait vainement de pénétrer, et qui doivent servir à lui faire admirer de plus en plus la grandeur et la puissance de l’auteur même de la nature.

Peut-être serez-vous bien aise de savoir de quelle manière on tire le sel de la terre dont je parle : le voici. On unit d’abord cette terre comme une glace, et on l’élève un peu en talus, afin d’empêcher que les eaux ne s’y arrêtent. Quand le soleil en a séché la surface, et qu’elle paraît toute blanche des particules de sel qui y sont attachées, on l’enlève et on la met en divers monceaux qu’on a soin de bien battre de tous côtés, afin que la pluie ne puisse pas s’y insinuer. Ensuite on étend cette terre sur de grandes tables un peu penchées, et qui ont des bords de quatre ou cinq doigts de hauteur ; puis on verse dessus une certaine quantité d’eau douce, laquelle, pénétrant partout, entraîne en s’écoutant toutes les particules de sel dans un grand vase de terre, où elle tombe goutte à goutte par un petit canal fait exprès.

Cette terre ainsi épurée ne devient pas pour cela inutile ; on la met à quartier ; au bout de quelques jours, quand elle est sèche, on la réduit en poussière, après quoi on la répand sur le terrain d’où elle a été tirée : elle n’y a pas demeuré sept à huit jours, qu’il s’y mêle, comme auparavant, une infinité de particules de sel, qu’on tire encore une fois de la même manière que je viens d’expliquer.

Tandis que les hommes travaillent ainsi à la campagne, les femmes avec leurs enfants s’occupent, dans des cabanes bâties sur le lieu même, à faire bouillir les eaux salées. Elles en remplissent de grands bassins de fer fort profonds, qui se posent sur un fourneau de terre percé de telle sorte, que la flamme se partage également sous les bassins, et s’exhale en fumée par un long tuyau dressé en forme de cheminée à l’extrémité du fourneau. Quand ces eaux salées ont bouilli quelque temps elles s’épaississent et se changent peu à peu en un sel très blanc, qu’on remue sans cesse avec une large spatule de fer, jusqu’à ce qu’il soit entièrement sec.

Des forêts entières suffiraient à peine pour entretenir le feu nécessaire au sel qui se fait pendant toute l’année : cependant on ne trouve aucun arbre dans l’île. La Providence y a suppléé en faisant croître tous les ans des forêts de roseaux aux environs de ces salines. Il y a là un grand nombre de chrétiens pleins de ferveur et de piété, qui ont une église dédiée aux saints anges. La première fois que je le visitai, ils me firent remarquer ce trait de la Providence à leur égard.

— Voyez, me disaient-ils, combien cette aimable Providence est attentive à nos besoins ; car enfin, s’il nous fallait aller chercher bien loin ces roseaux que nous trouvons sous la main, nous ne pourrions jamais résister à une semblable fatigue, et nos terres nous deviendraient par là tout à fait inutiles.

Le grand commerce qui se fait dans l’île sert aussi à faire subsister la multitude inconcevable de ses habitants. Le commerce n’est interrompu qu’aux deux premiers jours de leur première lune, qu’ils emploient aux divertissements et aux visites ordinaires de la nouvelle année. Hors de là tout est en mouvement dans la ville et à la campagne. Les uns apportent des provinces de Kiang-si et du Hou-quang une quantité prodigieuse de riz, celui qu’on recueille dans toute l’île suffisant à peine pour l’entretenir un ou deux mois. Les autres portent dans les villes du continent leur coton et leurs toiles, et en reviennent avec toute sorte de denrées et avec d’autres marchandises p.202 qu’ils débitent en très peu de temps. J’ai vu des marchands, par exemple, qui, trois ou quatre jours après leur arrivée, avaient vendu jusqu’à six mille bonnets propres de la saison.

Il n’y a pas jusqu’aux plus pauvres, qui, avec un peu d’économie, trouvent le moyen de subsister aisément de leur commerce. On voit quantité de familles, qui n’ont pour tout fonds que cinquante sous ou un écu et cependant le père, la mère avec deux ou trois enfants, vivent de leur petit négoce, se donnent des habits de soie qu’ils portent aux jours de cérémonie, et amassent en peu d’années de quoi faire un commerce plus considérable. C’est ce qu’on a peine à comprendre, et c’est pourtant ce qui arrive tous les jours. Un de ces petits marchands qui se voit cinquante sous, achète du sucre, de la farine et du riz. Il en fait de petits gâteaux qu’il fait cuire une ou deux heures avant le jour, pour allumer, comme on parle ici, le cœur des voyageurs. A peine sa boutique est-elle ouverte, que toute sa marchandise lui est enlevée par les villageois, qui, dès le matin, viennent en foule dans la ville ; par les vendeurs de roseaux, par les ouvriers, les porte-faix, les plaideurs, et les enfants du quartier. Ce petit négoce lui produit, au bout de quelques heures, vingt sous au-delà de la somme principale, dont la moitié suffit pour l’entretien de sa petite famille.

La monnaie dont on se sert pour le commerce est la même qui est en usage dans tout l’empire ; elle consiste en divers morceaux d’argent de toute sorte de figures, qu’on pèse dans de petites balances portatives, et en des deniers de cuivre enfilés dans de petites cordes, centaine par centaine, jusqu’au nombre de mille. Leur argent n’est pas tout de même titre. Il s’en trouve du titre de 90 jusqu’à celui de 100, qui est le plus fin. On en voit aussi du titre de 80, c’est celui qui est de plus bas aloi ; il n’est point de mise, à moins que l’on n’en augmente le poids jusqu’à la valeur de celui qui doit passer dans le commerce.

La livre d’argent est du poids de deux de nos écus ; il y en a du poids de 6, de 7 et même de 50, d’autres de la valeur de 250 de nos livres de France. Ces lingots sont toujours de l’argent le plus fin, et on les emploie pour payer les grosses sommes. La difficulté est de s’en servir dans le détail : il faut les mettre au feu, les battre, les aplatir ensuite à grands coups de marteau afin de pouvoir les couper aisément par morceaux, et d’en donner le poids dont on est convenu. D’où il arrive que le payement est toujours beaucoup plus long et plus embarrassant que n’a été l’achat. Ils avouent qu’il leur serait bien plus commode d’avoir, comme en Europe, des monnaies d’un prix fixe et d’un poids déterminé, mais ils disent que leurs provinces fourmilleraient aussitôt de faux monnayeurs, on de gens qui altéreraient les monnaies, et que cet inconvénient n’est plus à craindre quand on coupe l’argent, à mesure qu’on en a besoin, pour payer le prix de ce qu’on achète.

Pour vous donner une idée entière de ce pays, il faut encore, mon révérend Père, vous entretenir de la manière dont il est gouverné et des diverses conditions de ses habitants. Toute l’île se partage en quatre sortes de personnes. Le premier ordre est celui des mandarins, soit qu’ils soient mandarins d’armes, ou qu’ils soient mandarins de lettres. Le premier des mandarins d’armes a le même rang et fait à peu près les mêmes fonctions que les colonels en Europe. Il a sous lui quatre mandarins, dont l’emploi répond assez à celui de nos capitaines ; quatre autres mandarins dépendent d’eux et sont comme leurs lieutenants ; ceux-ci en ont encore d’autres au-dessous d’eux qu’on peut regarder comme leurs sous-lieutenants.

Chacun de ces mandarins a un train conforme à sa dignité, et quand il paraît en public, il est toujours accompagné d’une escorte d’officiers de son tribunal. Tous ensemble commandent quatre mille hommes de troupes partie cavalerie, partie infanterie. Les soldats sont du pays même et y ont leur famille. On leur paye de trois en trois mois la solde de l’empereur, qui est de cinq sous d’argent fin et d’une mesure de riz par jour, ce qui suffit pour l’entretien d’un homme. Les cavaliers ont cinq sous de plus et deux mesures de petites fèves pour nourrir les chevaux, qui leur sont fournis par l’empereur. On fait de temps en temps la revue de ces troupes : alors on visite attentivement leurs chevaux, leurs fusils, leurs sabres, leurs flèches, leurs cuirasses et leurs casques de fer. Pour peu qu’il y ait de rouille sur leurs armes, leur négligence est punie à l’heure même de trente ou de quarante coups de bâton. On leur fait faire aussi l’exercice, si cependant l’on peut donner ce p.203 nom à une marche tumultueuse et sans ordre qu’ils font à la suite du mandarin. Hors de là il leur est libre de faire tel commerce qu’il leur plaît. Comme le métier de la guerre ne les occupe pas beaucoup dans un pays où la paix règne depuis tant d’années, bien loin qu’on soit obligé d’enrôler les soldats par force ou par argent, comme il se pratique en Europe, cette profession est regardée de la plupart comme une fortune, qu’ils tâchent de se procurer par la protection de leurs amis ou par les présents qu’ils font aux mandarins.

Le premier des mandarins de lettres est le gouverneur de la ville et de tout le pays ; c’est lui seul qui administre la justice : il est chargé de recevoir le tribut que chaque famille paye à l’empereur. Il doit visiter en personne les corps de ceux qui ont été tués dans quelque démêlé ou que le désespoir a portés à se donner la mort. Deux fois le mois il donne audience aux vingt-sept chefs de quartiers répandus dans l’île, et il s’informe exactement de ce qui se passe dans tout son ressort. Il distribue les passe-ports aux barques et aux vaisseaux ; il écoute les plaintes et les accusations, qui sont presque continuelles parmi un si grand peuple. Tous les procès viennent à son tribunal ; il fait punir à grands coups de bâton celui des plaideurs qu’il juge être coupable. Enfin c’est lui qui condamne à mort les criminels ; mais sa sentence, aussi bien que celle des autres mandarins qui sont au-dessus de lui, ne peut être exécutée qu’elle ne soit ratifiée par l’empereur ; et comme les tribunaux de la province, et encore plus ceux de la cour, sont chargés d’une infinité d’affaires, le criminel a toujours deux ou trois ans à vivre avant que l’arrêt de mort puisse être exécuté. Ce mandarin en a trois autres subalternes qui jugent en premier ressort les causes de peu d’importance. Ces charges ressemblent assez à celles des lieutenants particuliers de nos présidiaux. Il y a encore quelques autres mandarins de lettres qui n’ont nulle autorité sur le peuple ; ils n’ont d’inspection que sur les gradués, et seulement en ce qui concerne les examens et les degrés.

C’est encore au premier mandarin à donner ses ordres quand il faut demander de la pluie ou du beau temps. Voici en quoi consiste cette cérémonie. Le mandarin fait afficher partout des ordonnances qui prescrivent un jeûne universel. Il est défendu alors aux bouchers et aux traiteurs de rien vendre, sous des peines grièves ; cependant, quoiqu’ils n’étalent pas la viande sur leurs boutiques, ils ne laissent pas d’en vendre en cachette, moyennant quelque argent qu’ils donnent sous main aux gens du tribunal qui veillent à l’observation de l’ordonnance. Le mandarin marche ensuite, accompagné de quelques autres mandarins, vers le temple de l’idole. Il allume sur son autel deux ou trois petites baguettes de parfum, après quoi tous s’asseyent ; pour passer le temps, ils prennent du thé, ils fument, ils causent une ou deux heures ensemble, et enfin ils se retirent. C’est ce qu’ils appellent demander de la pluie ou du beau temps.

Il y a deux ans que le vice-roi de la province, s’impatientant de voir que la pluie n’était point accordée à ses demandes réitérées, envoya un petit mandarin dire de sa part à l’idole que s’il n’y avait pas de pluie à tel jour qu’il désignait, il la chasserait de la ville et ferait raser son temple. Il faut bien que l’idole ne comprît pas ce langage, ou qu’elle ne s’effrayât pas beaucoup de ces menaces, car le jour marqué arriva sans qu’il y eut de pluie. Le vice-roi, offensé de ce refus, songea à tenir sa parole : il défendit au peuple de porter son offrande à l’idole ; il ordonna qu’on fermât son temple et qu’on en scellât les portes, ce qui fut exécuté sur-le-champ ; mais la pluie étant venue quelques jours après, la colère du vice-roi s’apaisa, et il fut permis de l’honorer comme auparavant.

Les nobles tiennent le second rang dans l’île. On appelle ainsi ceux qui ont été autrefois mandarins dans d’autres provinces (car on ne peut l’être dans son propre pays), soit qu’ils aient été cassés, et presque tous sont de ce nombre, soit que d’eux-mêmes ils aient quitté le mandarinat, avec l’agrément du prince, ou qu’ils y aient été forcés par la mort de leur père ou de leur mère ; car un mandarin qui a fait une semblable perte doit aussitôt se dépouiller de sa charge, et donner par là une marque publique de sa douleur.

On met encore au rang des nobles ceux qui, n’ayant pas eu assez de capacité pour parvenir aux degrés littéraires, se sont procuré par argent certains titres d’honneur, à la faveur desquels ils entretiennent avec les mandarins un commerce de visites qui les fait craindre et respecter du peuple.

p.204 Le troisième ordre est celui des lettrés. On compte dans l’île près de quatre cents bacheliers ; trois d’entre eux sont chrétiens. Il y a aussi deux bacheliers d’armes, sept ou huit licenciés et trois ou quatre docteurs. Outre cela, il s’y trouve une infinité de gens d’étude qui, depuis l’âge de quinze à seize ans jusqu’à celui de quarante, viennent tous les trois ans pour les examens au tribunal du gouverneur, qui leur donne le sujet de leurs compositions. Tous aspirent également au degré de bachelier, quoiqu’il y en ait peu qui y parviennent. C’est bien plutôt l’ambition que le désir de se rendre habiles, qui les soutient dans une si longue étude. Outre que le degré de bachelier les met à couvert des châtiments du mandarin, il leur donne le privilège d’être admis à son audience, de s’asseoir en sa présence, et de manger avec lui, honneur qui est infiniment estimé à la Chine, et qui ne s’accorde jamais à aucune personne du peuple.

Enfin le dernier ordre comprend tout le peuple. Il est surprenant de voir avec quelle facilité un seul mandarin le gouverne. Il publie ses ordres sur un simple carré de papier, scellé de son sceau, qu’il fait afficher aux carrefours des villes et des villages, et il est aussitôt obéi. Il ordonna l’an passé qu’on creusât tous les canaux qui sont dans l’île ; ses ordres furent exécutés en moins de quinze jours.

Une si prompte obéissance vient de la crainte et du respect que le mandarin s’attire par la manière dont il conduit un si grand peuple. Il ne paraît jamais en public qu’avec un grand appareil : il est superbement vêtu, son visage est grave et sévère. Quatre hommes le portent assis sur une chaise découverte, toute dorée ; il est précédé de tous les gens de son tribunal, dont les bonnets et les habits sont d’une forme extraordinaire. Ils marchent en ordre des deux côtés de la rue : les uns tiennent devant lui un parasol de soie, les autres frappent de temps en temps sur un bassin de cuivre, et d’espace en espace avertissent à haute voix le peuple de se tenir dans le respect à son passage ; quelques-uns portent de grands fouets, d’autres traînent de longs bâtons ou des chaînes de fer. Le fracas de tous ces instruments fait trembler un peuple naturellement timide et qui sait qu’il n’échapperait pas aux châtiments que lui ferait souffrir le mandarin, s’il contrevenait publiquement à ses ordres.

Quoique ces insulaires passent pour être plus grossiers que les gens du continent, je trouve néanmoins que leurs manières ne sont guère moins polies ni moins honnêtes que celles des autres Chinois que j’ai connus ailleurs. Ils gardent, dans les villages comme à la ville, toutes les bienséances qui conviennent au rang d’un chacun, soit qu’ils marchent ensemble, ou qu’ils se saluent, ou bien qu’ils se rendent visite les uns aux autres. On en peut juger par les termes pleins de respect et de civilité dont ils usent en se parlant ; en voici quelques-uns. Quand, par exemple, on se donne quelque peine pour leur faire plaisir :

— Fi sin, disent-ils. Vous prodiguez votre cœur.

Si on leur a rendu quelque service :

— Siè po tsin. Mes remerciements ne peuvent avoir de fin.

Pour peu qu’ils détournent une personne occupée :

— Fàn laô. Je vous suis bien importun.

— Te tsoùi. C’est avoir fait une grande faute que d’avoir pris cette liberté.

Quand on les prévient de quelque honnêteté :

— Po càn, po càn, po càn. Je n’ose, je n’ose, je n’ose, c’est-à-dire : souffrir que vous preniez cette peine-là pour moi !

Si l’on dit quelque parole qui tourne tant soit peu à leur louange :

— Ki càn. Comment oserais-je ? c’est-à-dire : croire de telles choses de moi !

Lorsqu’ils conduisent un ami à qui ils ont donné à manger :

— Yeoù man, ou bien tài man. Nous vous avons bien mal reçu ; nous vous avons bien mal traité.

Ils ont toujours à la bouche de semblables paroles, qu’ils prononcent d’un ton affectueux mais je ne voudrais pas répondre que le cœur y eût beaucoup de part.

Il n’y a guère de peuple qui craigne davantage la mort que celui-ci, quoique pourtant il s’en trouve plusieurs, surtout parmi les personnes du sexe, qui se la procurent, ou par colère, ou par désespoir. Mais il semble qu’ils appréhendent encore plus de manquer de cercueil après leur mort. Il est étonnant de voir jusqu’où va leur prévoyance sur cet article : tel qui n’aura que neuf ou dix pistoles, les emploiera à se faire construire un cercueil plus de vingt ans avant qu’il en ait besoin, et il le regarde comme le meuble le plus précieux de sa maison.

J’ajouterai que je n’ai point vu de nation plus curieuse que celle des Chinois : ils veillent tout voir et tout entendre. Du reste ils sont doux et paisibles, quand on ne les irrite p.205 pas ; mais violens et vindicatifs à l’excès, quand ils ont été offensés. En voici un exemple : il n’y a que trois ans que nos insulaires s’aperçurent que le mandarin avait détourné à son profit une grande partie du riz que l’empereur, dans un temps de stérilité, envoyait pour être distribué à chaque famille de la campagne. Ils l’accusèrent à un tribunal supérieur, et prouvèrent que de quatre cents charges de riz qu’il avait reçues, il n’en avait donné que quatre-vingt-dix. Le mandarin fut cassé sur l’heure de son emploi ; quand il fut sorti de la ville pour prendre le chemin de la mer, il fut bien surpris de ne trouver à son passage ni tables chargées de parfums, comme c’est la coutume, ni personne qui tirât ses bottes pour lui en chausser de nouvelles. Il était pourtant environné d’une foule prodigieuse de peuple, mais ce n’était rien moins que pour lui faire honneur que ce grand monde était accouru ; c’était pour l’insulter et pour lui reprocher son avarice. Les uns l’invitèrent par dérision à demeurer dans le pays, jusqu’à ce qu’il eût achevé de manger le riz que l’empereur lui avait confié pour le soulagement des peuples ; d’autres le tirèrent hors de sa chaise, et la brisèrent ; plusieurs se jetèrent sur lui, déchirèrent ses habits et mirent en pièces son parasol de soie. Tous le suivirent jusqu’au vaisseau, en le chargeant d’injures et de malédictions.

Hors de ces sortes d’occasions, qui sont rares, les Chinois sont fort traitables, et ont un profond respect pour les personnes qui ont sur eux quelque autorité. Ils sont d’ordinaire assez avides de louange, surtout les petits lettrés ; mais il me paraît qu’ils le sont encore plus d’argent : l’on ne doit jamais leur en confier qu’après avoir pris de sages précautions, encore y est-on souvent trompé.

Il y a un certain canton de l’île où les peuples aiment les procès de telle sorte, qu’ils engagent leurs maisons, leurs terres, leurs meubles, tout ce qu’ils ont, seulement pour avoir le plaisir de plaider et de faire donner une quarantaine de coups de bâton à leur ennemi. Il arrive quelquefois que celui-ci, moyennant une plus grosse somme qu’il donne sous-main au mandarin, a l’adresse d’éluder le châtiment, et de faire tomber les coups de bâton sur le dos de celui-là même qui l’avait appelé en justice. De là naissent entre eux des haines mortelles qu’ils conservent toujours dans le cœur, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé l’occasion d’en tirer une vengeance qui les satisfasse. La voie la plus ordinaire qu’ils emploient pour se venger, c’est de mettre le feu pendant la nuit à la maison de leur ennemi : les pailles allumées qui le réveillent en tombant sur lui, le font souvenir alors des coups de bâton qu’il a fait donner. Ce crime est un des capitaux de l’empire, et selon les lois, ceux qui en sont convaincus, doivent être punis de mort.

On ne doit pas être surpris de trouver de pareils excès chez un peuple qui ne connaît point d’autre loi de la charité que celle de s’aimer soi-même, ni d’autre bonheur que celui qu’il se procure en contentant les plus injustes passions. On en voit pourtant à qui les seules lumières de la raison inspirent de l’horreur pour ces sortes de crimes : ce sont des gens de probité aux yeux des hommes, a qui il ne manquerait que d’être chrétiens, pour être véritablement vertueux aux yeux de Dieu. Ils se réconcilient de bonne foi avec leurs ennemis, et ils mettent souvent en usage des moyens qu’une amitié toute naturelle leur fait imaginer, pour soulager un ami qui est dans la disgrâce, et pour rappeler dans sa famille les biens que quelque revers de fortune, ou le défaut de conduite, en avait fait sortir. Un de ces moyens m’a paru avoir quelque chose d’assez singulier, pour vous le rapporter à la fin de cette lettre.

Quand les affaires d’un particulier sont dérangées, six de ses amis s’unissent ensemble afin de le secourir, et forment avec lui une société qui doit durer sept ans. Ils contribuent d’abord les uns plus, les autres moins, jusqu’à la concurrence d’une certaine somme. Par exemple, ils lui feront la première année une avance de 60 pistoles, dont il peut tirer un gros profit dans le commerce : pour faire cette somme, ils se taxent chacun pour toutes les années de la manière suivante : d’abord celui qu’on veut assister tient le premier rang dans la société ; car c’est pour lui qu’elle se forme ; le second des associés débourse 15 pistoles ; le troisième 13 ; le quatrième 11 ; le cinquième 9 ; le sixième 7 ; et le septième 5. Cette première année finie, ce ne serait pas un grand service qu’ils rendraient à leur ami commun s’ils l’obligeaient à rembourser l’argent qu’on lui a avancé, ou s’ils en retiraient la rente à perpétuité : que font-ils donc ? Ils le taxent à son tour à 15 pistoles qu’il doit fournir p.206 pendant chacune des six années qui restent ; ce qui ne l’incommode pas beaucoup puisque ce n’est qu’une partie du profit qu’il a dû retirer de la somme capitale de 60 pistoles dont on l’a gratifié, La seconde année tous les associés fournissent leur contingent à l’ordinaire, et celui d’entre eux qui, l’année d’auparavant, avait avancé 15 pistoles, en reçoit 60, et il en fournit 13 les années suivantes. La troisième année, c’est le troisième des associés qui reçoit les 60 pistoles et qui ensuite en débourse 11, tant que la société dure, et ainsi du reste. Chacun des associés reçoit à son tour la somme de 60 pistoles, plus tôt ou plus tard, selon qu’il a déboursé plus ou moins chaque année. Ainsi, quand les sept années sont accomplies, celui en faveur duquel la société a été formée, se trouve avoir la somme principale de 60 pistoles, sans aucune charge, outre que cette somme lui a rapporté chaque année beaucoup plus que les 15 pistoles qu’il a été obligé de débourser. La table suivante, où vous verrez d’un coup d’œil ce que chacun débourse ou reçoit chaque année, vous donnera une idée plus nette de la forme de cette société.

Première année. Le 1er reçoit 60 pistoles. Le 2e donne 15. Le 3e donne 13. Le 4e donne 11. Le 5e donne 9. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5.

Deuxième année. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e reçoit 60. Le 3e donne 13. Le 4e donne 11. Le 5e donne 9. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5.

Troisième année. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e reçoit 60. Le 4e donne 11. Le 5e donne 9. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5.

Quatrième année. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e donne 11. Le 4e reçoit 60. Le 5e donne 9. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5.

Cinquième année. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e donne 11. Le 4e donne 9. Le 5e reçoit 60. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5.

Sixième année. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e donne 11. Le 4e donne 9. Le 5e donne 7. Le 6e reçoit 60. Le 7e donne 5.

Septième année. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e donne 11. Le 4e donne 9. Le 5e donne 7. Le 6e donne 5. Le 7e reçoit 60.

Quoique la taxe imposée à chacun des associés soit inégale, et que les premiers déboursent plus chaque année que les derniers, cependant les Chinois estiment que la condition de ceux-là est beaucoup plus avantageuse que celle des autres, parce qu’ils reçoivent plus tôt la somme de 60 pistoles et que le gros denier qu’ils en retirent dans le commerce les dédommage bien des avances qu’ils ont faites.

Il est temps, mon révérend Père, de finir cette lettre, qui n’est peut-être que trop longue. J’espère vous entretenir une autre année des fruits que Dieu voudra bien opérer par mon ministère dans cette chrétienté naissante.

Je la recommande à vos saints sacrifices en l’union desquels je suis avec respect, etc.

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Lettre du père d’Entrecolles

au père Orry

procureur des missions de la Chine et des Indes

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Porcelaine. — Fabrication.

A Jao-tcheou, ce 1er septembre 1712

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

p.207 Le séjour que je fais de temps en temps à King-te-tching pour les besoins spirituels de mes néophytes, m’a donné lieu de m’instruire de la manière dont s’y fait cette belle porcelaine qui est si estimée, et qu’on transporte dans toutes les parties du monde. Bien que ma curiosité ne m’eût jamais porté à une semblable recherche, j’ai cru cependant qu’une description un peu détaillée de tout ce qui concerne ces sortes d’ouvrages serait de quelque utilité en Europe.

Outre ce que j’en ai vu par moi-même, j’ai appris beaucoup de particularités des chrétiens, parmi lesquels il y en a plusieurs qui travaillent en porcelaine, et d’autres qui en font un grand commerce. Je me suis encore assuré de la vérité des réponses qu’ils ont faites à mes questions, par la lecture des livres chinois qui traitent de cette matière ; et par ce moyen-là, je crois avoir acquis une connaissance assez exacte de toutes les parties de ce bel art, pour en parler avec quelque confiance.

Parmi ces livres, j’ai eu entre les mains l’histoire ou les annales de Feou-leam, et j’ai lu avec soin dans le quatrième tome l’article qui regarde la porcelaine. King-te-tching, qui dépend de Feou-leam, n’en est éloigné que d’une bonne lieue et Feou-leam est une ville de la dépendance de Jao-tcheou. C’est un usage à la Chine que chaque ville imprime l’histoire de son district : cette histoire comprend la situation, l’étendue, les limites et la nature du pays, avec les endroits les plus remarquables, les mœurs de ses habitants, les personnes qui s’y sont distinguées par les armes et par les lettres, ou celles qui ont été d’une probité au-dessus du commun. Les femmes même y ont leur place, celles, par exemple qui, par attachement pour leur mari défunt, ont gardé la viduité. Souvent on achète l’honneur d’être cité dans ces annales. C’est pourquoi le mandarin, avec ceux dont il prend conseil, les revoit tous les quarante ans ou environ et alors il en retranche ou il ajoute ce qu’il juge à propos [150].

On rapporte encore dans cette histoire les événements extraordinaires, les prodiges qui arrivent, les monstres qui naissent en certains temps : ce qui arriva, par exemple, il n’y a que deux ans à Fou-tcheou, où une femme accoucha d’un serpent qui la tétait ; de même ce qui se vit à King-te-tching où une truie mit bas un petit éléphant avec sa trompe bien formée, quoiqu’il n’y ait point d’éléphants dans le pays ; ces faits seront probablement rapportés dans les annales de ces deux villes. Peut-être même mettra-t-on dans celles de Feou-leam qu’une de nos chrétiennes y accoucha d’un fils au seizième mois de sa grossesse.

Surtout on marque dans ces histoires les marchandises et les autres denrées qui sortent du pays, ou qui s’y débitent. Si la Chine en général, ou si la ville de Feou-leam en particulier, n’avait pas été sujette à tant de révolutions différentes, j’aurais trouvé sans doute ce que je cherchais dans son histoire sur l’origine de la porcelaine ; quoiqu’à dire vrai c’est pour des Chinois que se font ces recueils, et non pas pour les Européens ; et les Chinois ne s’embarrassent guère de ces sortes de connaissances.

Les annales de Feou-leam rapportent que depuis la seconde année du règne de l’empereur Tang-ou-te, de la dynastie des Tang, c’est-à-dire, selon nous, depuis l’an 442 de Jésus-Christ, les ouvriers en porcelaine en ont toujours fourni aux empereurs ; qu’un ou deux mandarins envoyés de la cour présidaient à ce travail ; on décrit ensuite fort au long la multitude et la variété des logements destinés dès ces premiers temps, aux ouvriers qui travaillaient à la porcelaine impériale ; c’est tout ce que j’ai trouvé sur l’antiquité de son origine. Il est pourtant vraisemblable qu’avant l’année 442, la porcelaine avait déjà cours, et que peu à peu elle a été portée à un point de perfection capable de déterminer les plus riches Européens à s’en servir. On ne dit point qui en a été l’inventeur, ni à quelle tentative, ou à p.208 quel hasard on est redevable de cette invention. Anciennement, disent les annales, la porcelaine était d’un blanc exquis, et n’avait nul défaut ; les ouvrages qu’on en faisait, et qui se transportaient dans les autres royaumes, ne s’y appelaient pas autrement que les bijoux précieux de Jao-tcheou. Et plus bas on ajoute : la belle porcelaine qui est d’un blanc vif et éclatant, et d’un beau bleu céleste, sort toute de King-te-tching. Il s’en fait dans d’autres endroits, mais elle est bien différente, soit pour la couleur, soit pour la finesse.

En effet, sans parler des ouvrages de poterie qu’on fait dans toute la Chine et auxquels on ne donne jamais le nom de porcelaine, il y a quelques provinces, comme celles de Fou-Kien et de Canton, où l’on travaille en porcelaine ; mais les étrangers ne peuvent s’y méprendre ; celle de Fou-Kien est d’un blanc de neige qui n’a nul éclat, et qui n’est point mélangé de couleurs. Les ouvriers de King-te-tching y portèrent autrefois tous leurs matériaux, dans l’espérance d’y faire un gain considérable, à cause du grand commerce que les Européens font à Emouy ; mais ce fut inutilement, ils ne purent jamais y réussir. L’empereur régnant, qui ne veut rien ignorer, a fait conduire à Pékin des ouvriers en porcelaine, et tout ce qui s’emploie pour ce travail ; ils n’oublièrent rien pour réussir sous ses yeux ; cependant, on assure que leur ouvrage manqua. Il se peut faire que des raisons d’intérêt ou de politique eurent part à ce peu de succès ; quoi qu’il en soit, c’est uniquement King-te-tching qui a l’honneur de donner de la porcelaine à toutes les parties du monde. Le Japon même en vient acheter à la Chine.

Je ne puis me dispenser après cela, mon révérend Père, de vous faire ici la description de King-te-tching. Il ne lui manque qu’une enceinte de murailles pour avoir le nom de ville, et pour être comparée aux villes mêmes de la Chine les plus vastes et les plus peuplées. Ces endroits nommés tching, qui sont en petit nombre, mais qui sont d’un grand abord et d’un grand commerce, n’ont point coutume d’avoir d’enceinte, peut-être afin qu’on puisse les étendre et les agrandir autant que l’on veut ; peut-être aussi afin qu’il y ait plus de facilité à embarquer et débarquer les marchandises.

On compte à King-te-tching dix-huit mille familles. Il y a de gros marchands dont le logement occupe un vaste espace, et contient une multitude prodigieuse d’ouvriers ; aussi l’on dit communément qu’il y a plus d’un million d’âmes, qu’il s’y consomme chaque jour plus de dix mille charges de riz, et plus de mille cochons. Au reste, King-te-tching a une grande lieue de longueur, sur le bord d’une belle rivière. Ce n’est point un tas de maisons, comme on pourrait se l’imaginer ; les rues sont tirées au cordeau, elles se coupent et se croisent à certaines distances ; tout le terrain y est occupé, les maisons n’y sont même que trop serrées et les rues trop étroites ; en les traversant, on croit être au milieu d’une foire ; on entend de tous côtés les cris des portefaix qui se font faire passage. On y voit un grand nombre de temples d’idoles qui ont été bâtis à beaucoup de frais. Un riche marchand, après avoir traversé de vastes mers pour son commerce, a cru avoir échappé d’un naufrage par la protection de la reine du ciel, laquelle, à ce qu’il dit, lui apparut au fort de la tempête. Pour accomplir le vœu qu’il fit alors, il vient de mettre tout son bien à lui construire un palais, qui l’emporte pour la magnificence sur tous les autres temples. Dieu veuille que ce que j’en ai dit à mes chrétiens se vérifie un jour, et que ce temple devienne effectivement une basilique dédiée à la véritable reine du ciel. Ce nouveau temple a été bâti des piastres amassées dans les Indes : car cette monnaie européenne est ici fort connue, et pour l’employer dans le commerce, il n’est pas nécessaire de la fondre, comme on fait ailleurs.

La dépense est bien plus considérable à King-te-tching qu’à Jao-tcheou, parce qu’il faut faire venir d’ailleurs tout ce qui s’y consomme, et même jusqu’au bois nécessaire pour entretenir le feu des fourneaux. Cependant, nonobstant la cherté des vivres, King-te-tching est l’asile d’une infinité de pauvres familles qui n’ont point de quoi subsister dans les villes des environs ; on y trouve à employer les jeunes gens et les personnes les moins robustes. Il n’y a pas même jusqu’aux aveugles et aux estropiés qui y gagnent leur vie à broyer les couleurs. Anciennement, dit l’histoire de Feou-leam, on ne comptait que trois cents fourneaux à porcelaine dans King-te-tching, présentement il y en a bien trois mille. Il n’est pas surprenant qu’on y voie souvent des incendies ; c’est pour cela que le génie du feu y a plusieurs temples. p.209 Le mandarin d’aujourd’hui en a élevé un qu’il lui a dédié, et ce fut en ma considération qu’il exempta les chrétiens de certaines corvées auxquelles on oblige le menu peuple quand on bâtit ces sortes d’édifices. Le culte et les honneurs qu’on rend à ce génie ne rendent pas les embrasements plus rares ; il y a peu de temps qu’il y eut huit cents maisons de brûlées ; elles ont dû être bientôt rétablies, à en juger par la multitude des charpentiers et des maçons qui travaillaient dans ce quartier. Le profit qui se tire du louage des boutiques rend ces peuples extrêmement actifs à réparer ces sortes de pertes.

King-te-tching est placé dans une plaine environnée de hautes montagnes ; celle qui est à l’orient, et contre laquelle il est adossé, forme en dehors une espèce de demi-cercle ; les montagnes qui sont à côté donnent issue à deux rivières qui se réunissent ; l’une est assez petite, mais l’autre est fort grande, et forme un beau port de près d’une lieue, dans un vaste bassin, où elle perd beaucoup de sa rapidité. On voit quelquefois dans ce vaste espace jusqu’à deux ou trois rangs de barques à la queue les unes des autres. Tel est le spectacle qui se présente à la vue lorsqu’on entre par une des gorges dans le port ; des tourbillons de flamme et de fumée qui s’élèvent en différents endroits, font d’abord remarquer l’étendue, la profondeur et les contours de King-te-tching ; à l’entrée de la nuit on croit voir une vaste ville tout en feu ou bien une grande fournaise qui a plusieurs soupiraux. Peut-être cette enceinte de montagnes forme-t-elle une situation propre aux ouvrages de porcelaine.

On sera étonné qu’un lieu si peuplé, où il y a tant de richesses, où une infinité de barques abondent tous les jours, et qui n’est point fermé de murailles, soit cependant gouverné par un seul mandarin, sans qu’il y arrive le moindre désordre. A la vérité King-te-tching n’est qu’à une lieue de Feou-leam, et à dix-huit lieues de Jao-tcheou ; mais il faut avouer que la police y est admirable : chaque rue a un chef établi par le mandarin et si elle est un peu longue, elle en a plusieurs ; chaque chef a dix subalternes qui répondent chacun de dix maisons. Ils doivent veiller au bon ordre, accourir au premier tumulte, l’apaiser, en donner avis au mandarin, sous peine de la bastonnade, qui se donne ici fort libéralement. Souvent même le chef du quartier a beau avertir du trouble qui vient d’arriver, et assurer qu’il a mis tout en œuvre pour le calmer, on est toujours disposé à juger qu’il y a de sa faute, et il est difficile qu’il échappe au châtiment. Chaque rue a ses barricades qui se ferment durant la nuit ; les grandes rues en ont plusieurs. Un homme du quartier veille à chaque barricade, et il n’oserait ouvrir la porte de sa barrière qu’à certains signaux. Outre cela, la ronde se fait souvent par le mandarin du lieu, et de temps en temps par des mandarins de Feou-leam. De plus, il n’est guère permis aux étrangers de coucher à King-te-tching : il faut, ou qu’ils passent la nuit dans leurs barques, ou qu’ils logent chez des gens de leur connaissance qui répondent de leur conduite. Cette police maintient l’ordre et établit une sûreté entière dans tout un lieu, dont les richesses réveilleraient la cupidité d’une infinité de voleurs.

Après ce petit détail sur la situation et sur l’état présent de King-te-tching, venons à la porcelaine qui en fait toute la richesse. Ce que j’ai à vous en dire, mon révérend Père, se réduit à ce qui entre dans sa composition, et aux préparatifs qu’on y apporte ; aux différentes espèces de porcelaine et à la manière de les former à l’huile qui lui donne de l’éclat, et à ses qualités ; aux couleurs qui en font l’ornement, et à l’art de les appliquer ; à la cuisson et aux mesures qu’on prend pour lui donner le degré de chaleur qui convient. Enfin, je finirai par quelques réflexions sur la porcelaine ancienne, sur la moderne, et sur certaines choses qui rendent impraticables aux Chinois les ouvrages dont on a envoyé et dont on pourrait envoyer des dessins. Ces ouvrages, où il est impossible de réussir à la Chine, se feraient peut-être facilement en Europe, si l’on y trouvait les mêmes matériaux.

Avant que de commencer, ne serait-il pas à propos de détromper ceux qui croiraient peut-être que le nom de porcelaine vient du mot chinois ? A la vérité, il y a des mots, quoiqu’en petit nombre, qui sont français et chinois tout ensemble. Ce que nous appelons thé, par exemple, a pareillement le nom de thé dans la province de Fo-kien, quoiqu’il s’appelle tcha dans la langue mandarine. Papa et mama sont aussi des noms qui, en certaines provinces de la Chine, et à King-te-tching en particulier, sont dans la bouche des enfants pour signifier père, mère et grand’mère. Mais pour ce qui p.210 est du nom de porcelaine, c’est si peu un mot chinois, qu’aucune des syllabes qui le composent, ne peut, ni être prononcée, ni être écrite par des Chinois, ces sons ne se trouvant point dans leur langue. Il y a apparence que c’est des Portugais qu’on a pris ce nom ; quoique parmi eux porcellana signifie proprement une tasse ou une écuelle, et que loça soit le nom qu’ils donnent généralement à tous les ouvrages que nous nommons porcelaine. L’usage est le maître des langues, c’est à chaque nation à nous apprendre l’idée qu’elle attache à ses mots. La porcelaine s’appelle communément à la Chine tseki.

La matière de la porcelaine se compose de deux sortes de terre, l’une appelée pe-tun-tse, et l’autre qu’on nomme kao-lin. Celle-ci est parsemée de corpuscules qui ont quelque éclat ; l’autre est simplement blanche et très fine au toucher. En même temps qu’un grand nombre de grosses barques remontent la rivière de Jao-tcheou à King-te-tching pour se charger de porcelaines, il y en descend de Ki-muen presque autant de petites, qui sont chargées de pe-tun-tse et de kao-lin réduits en forme de briques car King-te-tching ne produit aucun des matériaux propres à la porcelaine. Les pe-tun-tse, dont le grain est si fin, ne sont autre chose que des quartiers de rochers qu’on tire des carrières, et auxquels on donne cette forme. Toute pierre n’y est pas propre, sans quoi il serait inutile d’en aller chercher à vingt ou trente lieues dans la province voisine. La bonne pierre, disent les Chinois, doit tirer un peu sur le vert.

Voici quelle est la première préparation. On se sert d’une massue de fer pour briser ces quartiers de pierre, après quoi on met les morceaux brisés dans des mortiers et par le moyen de certains leviers qui ont une tête de pierre armée de fer, on achève de les réduire en une poudre très fine. Ces leviers jouent sans cesse, ou par le travail des hommes, ou par le moyen de l’eau, de la même manière que font les martinets dans les moulins à papier. On prend ensuite cette poussière, on la jette dans une grande urne remplie d’eau, et on la remue fortement avec une pelle de fer. Quand on l’a laissée reposer quelques moments, il surnage une espèce de crème épaisse de quatre à cinq doigts ; on la lève, et on la verse dans un autre vase plein d’eau. On agite plusieurs fois l’eau de la première urne, recueillant chaque fois le nuage qui s’est formé, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le gros marc, que son poids précipite d’abord ; on le tire, et on le pile de nouveau.

Au regard de la seconde urne, où l’on a jeté ce qui a été recueilli de la première, on attend qu’il se soit formé au fond une espèce de pâte ; lorsque l’eau paraît au-dessus fort claire, on la verse par inclination pour ne pas troubler le sédiment, et l’on jette cette pâte dans de grands moules propres à la sécher : avant qu’elle soit tout à fait durcie, on la partage en petits carreaux qui s’achètent par centaines. Cette figure et sa couleur lui ont fait donner le nom de pe-tun-tse.

Les moules où se jette cette pâte, sont des espèces de caisses fort grandes et fort larges. Le fond est rempli de briques placées selon leur hauteur, de telle sorte que la superficie soit égale. Sur ce lit de briques ainsi rangées, on étend une grosse toile qui remplit la capacité de la caisse ; alors on y verse la matière, qu’on couvre peu après d’une autre toile, sur laquelle on met un lit de briques couchées de plat les unes auprès des autres : tout cela sert à exprimer l’eau plus promptement, sans que rien se perde de la matière de la porcelaine, qui en se durcissant reçoit aisément la figure des briques. Il n’y aurait rien à ajouter à ce travail, si les Chinois n’étaient pas accoutumés à altérer leurs marchandises ; mais des gens qui roulent de petits grains de pâte dans la poussière de poivre pour les en couvrir, et les mêler avec du poivre véritable, n’ont garde de vendre des pe-tun-tse, sans y mêler du marc ; c’est pourquoi on est obligé de les purifier encore à King-te-tching, avant que de les mettre en œuvre.

Le kao-lin qui entre dans la composition de la porcelaine demande un peu moins de travail que le pe-tun-tse : la nature y a plus de part. On en trouve des mines dans le sein de certaines montagnes qui sont couvertes au dehors d’une terre rougeâtre. Ces mines sont assez profondes ; on y trouve par grumeaux la matière en question dont on fait des quartiers en forme de carreaux, en observant la même méthode que j’ai marquée par rapport aux pe-tun-tse. Je ne ferais pas difficulté de croire que la terre blanche de Malte, qu’on appelle la terre de Saint-Paul, aurait dans sa matrice beaucoup de rapport avec le kao-lin dont je parle, quoiqu’on n’y remarque pas les petites parties argentées dont est semé le kao-lin.

p.211 C’est du kao-lin que la porcelaine fine tire toute sa fermeté : il en est comme les nerfs. Ainsi c’est le mélange d’une terre molle qui donne de la force aux pe-tun-tse, lesquels se tirent des plus durs rochers. Un riche marchand m’a conté que des Anglais ou des Hollandais (car le nom chinois est commun aux deux nations) firent acheter, il y a quelques années, des pe-tun-tse qu’ils emportèrent dans leur pays pour y faire de la porcelaine ; mais que n’ayant point pris de kao-lin, leur entreprise échoua, comme ils l’ont avoué depuis. Sur quoi le marchand chinois me disait en riant : ils voulaient avoir un corps dont les chairs se soutinssent sans ossements.

Outre les barques chargées de pe-tun-tse et de kao-lin, dont le rivage de King-te-tching est bordé, on en trouve d’autres remplies d’une substance blanchâtre et liquide. Je savais depuis longtemps que cette substance était l’huile qui donne à la porcelaine sa blancheur et son éclat mais j’en ignorais la composition, que j’ai enfin apprise. Il me semble que le nom chinois yeou, qui se donne aux différentes sortes d’huiles, convient moins à la liqueur dont je parle, que celui de tsi, qui signifie vernis ; et je crois que c’est ainsi qu’on l’appellerait en Europe. Cette huile ou ce vernis se tire de la pierre la plus dure, ce qui n’est pas surprenant, puisqu’on prétend que les pierres se forment principalement des sels et des huiles de la terre, qui se mêlent et qui s’unissent étroitement ensemble.

Quoique l’espèce de pierre dont se font les pe-tun-tse puisse être employée indifféremment pour en tirer de l’huile, on fait choix pourtant de celle qui est la plus blanche, et dont les taches sont les plus vertes. L’histoire de Feou-leam, bien qu’elle ne descende pas dans le détail, dit que la bonne pierre pour l’huile est celle qui a des taches semblables à la couleur de la feuille de cyprès, pe-chu-ye-pan, ou qui a des marques rousses sur un fond un peu brun, à peu près comme la linaire, ju-tchi-ma-tam. Il faut d’abord bien laver cette pierre, après quoi on y apporte les mêmes préparations que pour les pe-tun-tse : quand on a, dans la seconde urne, ce qui a été tiré de plus pur de la première, après toutes les façons ordinaires, sur cent livres ou environ de cette crème on jette une livre de pierre ou d’un minéral semblable à l’alun, nommé che-kao ; il faut le faire rougir au feu, et ensuite le piler : c’est comme la présure qui lui donne de la consistance, quoiqu’on ait soin de l’entretenir toujours liquide.

Cette huile de pierre ne s’emploie jamais seule, on y en mêle une autre qui en est comme l’âme. En voici la composition : on prend de gros quartiers de chaux vive, sur lesquels on jette avec la main un peu d’eau pour les dissoudre et les réduire en poudre. Ensuite on fait une couche de fougère sèche, sur laquelle on met une autre couche de chaux amortie. On en met ainsi plusieurs alternativement les unes sur les autres, après quoi on met le feu à la fougère. Lorsque tout est consumé, l’on partage ces cendres sur de nouvelles couches de fougère sèche : cela se fait au moins cinq ou six fois de suite ; on peut le faire plus souvent, et l’huile en est meilleure. Autrefois dit l’histoire de Feou-leam, outre la fougère, on y employait le bois d’un arbre dont le fruit s’appelle se-tse. A en juger par l’âcreté du fruit quand il n’est pas mûr, et par son petit couronnement, je croirais que c’est une espèce de nèfle : on ne s’en sert plus maintenant, à ce que m’ont dit mes néophytes, apparemment parce qu’il est devenu fort rare en ce pays-ci. Peut-être est-ce faute de ce bois que la porcelaine qui se fait maintenant n’est pas si belle que celle des premiers temps. La nature de la chaux et de la fougère contribue aussi à la bonté de l’huile, et j’ai remarqué que celle qui vient de certains endroits est bien plus estimée que celle qui vient d’ailleurs.

Quand on a des cendres de chaux et de fougère jusqu’à une certaine quantité, on les jette dans une urne pleine d’eau. Sur cent livres, il faut y dissoudre une livre de che-kao, bien agiter cette mixtion, ensuite la laisser reposer jusqu’à ce qu’il paraisse sur la surface un nuage ou une croûte qu’on ramasse et qu’on jette dans une seconde urne, et cela à plusieurs reprises. Quand il s’est formé une espèce de pâte au fond de la seconde urne, on en verse l’eau par inclination ; on conserve ce fond liquide, et c’est la seconde huile qui doit se mêler avec la précédente. Pour un juste mélange, il faut que ces deux espèces de purée soient également épaisses ; afin d’en juger, on plonge à diverses reprises, dans l’une et dans l’autre, de petits carreaux de pe-tun-tse ; en les retirant on voit sur leur superficie si l’épaississement p.212 est égal de part et d’autre. Voilà ce qui regarde la qualité de ces deux sortes d’huiles. Pour ce qui est de la quantité, le mieux qu’on puisse faire, c’est de mêler dix mesures d’huile de pierre avec une mesure d’huile faite de cendre de chaux et de fougère : ceux qui l’épargnent n’en mettent jamais moins de trois mesures. Les marchands qui vendent cette huile, pour peu qu’ils aient d’inclination à tromper, ne sont pas fort embarrassés à en augmenter le volume : ils n’ont qu’à jeter de l’eau dans cette huile, et, pour couvrir leur fraude, y ajouter du che-kao à proportion, qui empêche la matière d’être trop liquide.

Avant que d’expliquer la manière dont cette huile ou plutôt ce vernis s’applique, il est à propos de décrire comment se forme la porcelaine. Je commence d’abord par le travail qui se fait dans les endroits les moins fréquentés de King-te-tching. Là, dans une enceinte de murailles, on bâtit de vastes appentis où l’on voit, étage sur étage, un grand nombre d’urnes de terre. C’est dans cette enceinte que demeurent et travaillent une infinité d’ouvriers qui ont chacun leur tâche marquée. Une pièce de porcelaine, avant que d’en sortir pour être portée au fourneau, passe par les mains de plus de vingt personnes, et cela sans confusion. On a sans doute éprouvé que l’ouvrage se fait ainsi beaucoup plus vite.

Le premier travail consiste à purifier de nouveau le pe-tun-tse et le kao-lin du marc qui y reste quand on les vend. On brise les pe-tun-tse et on les jette dans une urne pleine d’eau ; ensuite, avec une large spatule, on achève, en remuant, de les dissoudre : on les laisse reposer quelques moments, après quoi on ramasse ce qui surnage, et ainsi du reste, de la manière qui a été expliquée ci-dessus.

Pour ce qui est des pièces de kao-lin, il n’est pas nécessaire de les briser : on les met tout simplement dans un panier fort clair, qu’on enfonce dans une urne remplie d’eau : le kao-lin s’y fond aisément de lui-même. Il reste d’ordinaire un marc qu’il faut jeter. Au bout d’un an ces rebuts s’accumulent, et font de grands monceaux d’un sable blanc et spongieux dont il faut vider le lieu où l’on travaille. Ces deux matières de pe-tun-tse et de kao-lin ainsi préparées, il en faut faire un juste mélange ; on met autant de kao-lin que de pe-tun-tse pour les porcelaines fines ; pour les moyennes, on emploie quatre quarts de kao-lin sur six de pe-tun-tse. Le moins qu’on en mette, c’est une partie de kao-lin sur trois de pe-tun-tse.

Après ce premier travail on jette cette masse dans un grand creux, bien pavé et cimenté de toutes parts ; puis on la foule et on la pétrit jusqu’à ce qu’elle se durcisse ; ce travail est fort rude ; ceux des chrétiens qui y sont employés ont de la peine à se rendre à l’église ; ils ne peuvent en obtenir la permission qu’en substituant quelques autres en leur place, parce que dès que ce travail manque tous les autres ouvriers sont arrêtés.

De cette masse ainsi préparée, on tire différents morceaux qu’on étend sur de larges ardoises. Là on les pétrit et on les roule en tous les sens, observant soigneusement qu’il ne s’y trouve aucun vide, ou qu’il ne s’y mêle aucun corps étranger. Un cheveu, un grain de sable perdrait tout l’ouvrage. Faute de bien façonner cette masse, la porcelaine se fêle, éclate, coule et se déjette. C’est de ces premiers éléments que sortent tant de beaux ouvrages de porcelaine, dont les uns se font à la roue, les autres se font uniquement sur des moules, et se perfectionnent ensuite avec le ciseau.

Tous les ouvrages unis se font de la première façon. Une tasse, par exemple, quand elle sort de dessus la roue, n’est qu’une espèce de calotte imparfaite, à peu près comme le dessus d’un chapeau qui n’a pas encore été appliqué sur la forme. L’ouvrier lui donne d’abord le diamètre et la hauteur qu’on souhaite, et elle sort de ses mains presque aussitôt qu’il l’a commencée, car il n’a que trois deniers de gain par planche, et chaque planche est garnie de vingt-six pièces. Le pied de la tasse n’est alors qu’un morceau de terre de la grosseur du diamètre qu’il doit avoir, et qui se creuse avec le ciseau lorsque la tasse est sèche et qu’elle a de la consistance, c’est-à-dire après qu’elle a reçu tous les ornements qu’on veut lui donner. Effectivement, cette tasse, au sortir de la roue, est d’abord reçue par un second ouvrier qui l’asseoit sur sa base. Peu après elle est livrée à un troisième qui l’applique sur son moule et lui en imprime la figure. Ce moule est sur une espèce de tour. Un quatrième ouvrier polit cette tasse avec le ciseau surtout vers les bords, et la rend déliée autant qu’il est nécessaire pour lui donner de la p.213 transparence ; il la racle à plusieurs reprises, la mouillant chaque fois tant soit peu si elle est trop sèche, de peur qu’elle ne se brise. Quand on retire la tasse de dessus le moule il faut la rouler doucement sur ce même moule sans la presser plus d’un côté que de l’autre sans quoi il s’y fait des cavités, ou bien elle se déjette. Il est surprenant de voir avec quelle vitesse ces vases passent par tant de différentes mains. On dit qu’une pièce de porcelaine cuite a passé par les mains de soixante-dix ouvriers. Je n’ai pas de peine à le croire, après ce que j’en ai vu moi-même ; car ces grands laboratoires ont été souvent pour moi comme une espèce d’aréopage où j’ai annoncé celui qui a formé le premier homme du limon, et des mains duquel nous sortons pour devenir des vases de gloire ou d’ignominie.

Les grandes pièces de porcelaine se font à deux fois ; une moitié est élevée sur la roue par trois ou quatre hommes qui la soutiennent chacun de son côté pour lui donner sa figure ; l’autre moitié étant presque sèche s’y applique ; on l’y unit avec la matière même de la porcelaine délayée dans l’eau qui sert comme de mortier ou de colle. Quand ces pièces ainsi collées sont tout à fait sèches, on polit avec le couteau, en dedans et en dehors, l’endroit de la réunion qui par le moyen du vernis dont on le couvre, s’égale avec tout le reste. C’est ainsi qu’on applique aux vases des anses, des oreilles et d’autres pièces rapportées. Ceci regarde principalement la porcelaine qu’on forme sur les moules ou entre les mains, telles que sont les pièces cannelées ou celles qui sont d’une figure bizarre comme les animaux, les grotesques, les idoles, les bustes que les Européens ordonnent, et d’autres semblables. Ces sortes d’ouvrages moulés se font en trois ou quatre pièces qu’on ajoute les unes aux autres, et que l’on perfectionne ensuite avec des instruments propres à creuser, à polir et à rechercher différents traits qui échappent au moule. Pour ce qui est des fleurs et des autres ornements qui ne sont point en relief, mais qui sont comme gravés, on les applique sur la porcelaine avec des cachets et des moules ; on y applique aussi des reliefs tout préparés, de la même manière à peu près qu’on applique des galons d’or sur un habit.

Voici ce que j’ai vu depuis peu touchant ces sortes de moules. Quand on a le modèle de la pièce de porcelaine qu’on désire, et qui ne peut s’imiter sur la roue entre les mains du potier, on applique sur ce modèle de la terre propre pour les moules ; cette terre s’y imprime, et le moule se fait de plusieurs pièces, dont chacune est d’un assez gros volume ; on le laisse durcir quand la figure y est imprimée. Lorsqu’on veut s’en servir, on l’approche du feu pendant quelque temps ; après quoi on le remplit de la matière de porcelaine à proportion de l’épaisseur qu’on veut lui donner ; on presse avec la main dans tous les endroits ; puis on présente un moment le moule au feu. Aussitôt la figure empreinte se détache du moule par l’action du feu, qui consume un peu de l’humidité qui collait cette matière au moule. Les différentes pièces d’un tout, tirées séparément, se réunissent ensuite avec de la matière de porcelaine un peu liquide. J’ai vu faire ainsi des figures d’animaux qui étaient toutes massives : on avait laissé durcir cette masse, et on lui avait donné ensuite la figure qu’on se proposait, après quoi on la perfectionnait avec le ciseau, ou l’on y ajoutait des parties travaillées séparément. Ces sortes d’ouvrages se font avec grand soin, tout y est recherché. Quand l’ouvrage est fini, on lui donne le vernis et on le cuit ; on le peint ensuite, si l’on veut, de diverses couleurs, et on y applique l’or, puis on le cuit une seconde fois. Des pièces de porcelaine, ainsi travaillées, se vendent extrêmement cher. Tous ces ouvrages doivent être mis à couvert du froid : leur humidité les fait éclater quand ils ne sèchent pas également. C’est pour parer à cet inconvénient, qu’on fait quelquefois du feu dans ces laboratoires.

Ces moules se font d’une terre jaune, grasse, et qui est comme en grumeaux : je la crois assez commune ; on la tire d’un endroit qui n’est pas éloigné de King-te-tching. Cette terre se pétrit ; et quand elle est bien liée et un peu durcie, on en prend la quantité nécessaire pour un moule, et on la bat fortement. Quand on lui a donné la figure qu’on souhaite, on la laisse sécher ; après quoi on la façonne sur le tour. Ce travail se paye chèrement. Pour expédier un ouvrage de commande, on fait un grand nombre de moules, afin que plusieurs troupes d’ouvriers travaillent à la fois. Quand on a soin de ces moules, ils durent très longtemps. Un marchand qui en a de tout prêts pour les ouvrages de porcelaine qu’un Européen demande, p.214 peut donner sa marchandise bien plus tôt, à meilleur marché, et faire un gain plus considérable qu’un autre qui aurait à faire ces moules. S’il arrive que ces moules s’écorchent, ou qu’il s’y fasse la moindre brèche, ils ne sont plus en état de servir, si ce n’est pour des porcelaines de la même figure, mais d’un plus petit volume. On les met alors sur le tour, et on les rabote, afin qu’ils puissent servir une seconde fois.

Il est temps d’ennoblir la porcelaine en la faisant passer entre les mains des peintres. Ces hoa-pei, ou peintres de porcelaine, ne sont guère moins gueux que les autres ouvriers : il n’y a pas de quoi s’en étonner, puisqu’à la réserve de quelques-uns d’eux, ils ne pourraient passer en Europe que pour des apprentis de quelques mois. Toute la science de ces peintres, et en général de tous les peintres chinois, n’est fondée sur aucun principe, et ne consiste que dans une certaine routine, aidée d’un tour d’imagination assez bornée. Ils ignorent toutes les belles règles de cet art. Il faut avouer pourtant qu’ils peignent des fleurs, des animaux et des paysages qui se font admirer sur la porcelaine, aussi bien que sur les éventails et sur les lanternes d’une gaze très fine.

Le travail de la peinture est partagé dans un même laboratoire entre un grand nombre d’ouvriers. L’un a soin uniquement de former le premier cercle coloré qu’on voit près des bords de la porcelaine ; l’autre trace des fleurs, que peint un troisième ; celui-ci est pour les eaux et les montagnes ; celui-là pour les oiseaux et pour les autres animaux. Les figures humaines sont d’ordinaire les plus maltraitées ; certains paysages et certains plans de ville enluminés, qu’on apporte d’Europe à la Chine, ne nous permettent pas de railler les Chinois sur la manière dont ils se représentent dans leurs peintures.

Pour ce qui est des couleurs de la porcelaine, il y en a de toutes les sortes. On n’en voit guère en Europe que de celle qui est d’un bleu vif sur un fond blanc. Je crois pourtant que nos marchands y en ont apporté d’autres. Il s’en trouve dont le fond est semblable à celui de nos miroirs ardents : il y en a d’entièrement rouges ; et, parmi celles-là, les unes sont d’un rouge à l’huile, yeou-li-hum ; les autres sont d’un rouge soufflé, tchoui-hum, et sont semées de petits points à peu près comme nos miniatures. Quand ces deux sortes d’ouvrages réussissent dans leur perfection, ce qui est assez difficile, ils sont infiniment estimés et extrêmement chers.

Enfin, il y a des porcelaines où les paysages qui y sont peints se forment du mélange de presque toutes les couleurs relevées par l’éclat de la dorure. Elles sont fort belles, si l’on y fait de la dépense : autrement la porcelaine ordinaire de cette espèce n’est pas comparable à celle qui est peinte avec le seul azur. Les annales de King-te-tching disent qu’anciennement le peuple ne se servait que de porcelaine blanche : c’est apparemment parce qu’on n’avait pas trouvé aux environs de Jao-tcheou un azur moins précieux que celui qu’on emploie pour la belle porcelaine, lequel vient de loin et se vend assez cher.

On raconte qu’un marchand de porcelaine ayant fait naufrage sur une côte déserte, y trouva beaucoup plus de richesses qu’il n’en avait perdu. Comme il errait sur la côte, tandis que l’équipage se faisait un petit bâtiment des débris du vaisseau, il aperçut que les pierres propres à faire le plus bel azur y étaient très communes ; il en apporta avec lui une grosse charge ; et jamais, dit-on, on ne vit à King-te-tching de si bel azur. Ce fut vainement que le marchand chinois s’efforça, dans la suite, de retrouver cette côte, où le hasard l’avait conduit.

Telle est la manière dont l’azur se prépare : on l’ensevelit dans le gravier qui est à la hauteur d’un demi-pied dans le fourneau ; il s’y rôtit durant vingt-quatre heures, ensuite on le réduit en une poudre impalpable, ainsi que les autres couleurs, non sur le marbre, mais dans de grands mortiers de porcelaine, dont le fond est sans vernis, de même que la tête du pilon qui sert à broyer.

Le rouge se fait avec la couperose, tsao-fan : peut-être les Chinois ont-ils en cela quelque chose de particulier ; c’est pourquoi je vais rapporter leur méthode. On met une livre de couperose dans un creuset qu’on lute bien avec un second creuset ; au-dessus de celui-ci est une petite ouverture, qui se couvre de telle sorte qu’on puisse aisément la découvrir s’il en est besoin. On environne le tout de charbon à grand feu et pour avoir un plus grand réverbère, on fait un circuit de briques. Tandis que la fumée s’élève fort noire, la matière n’est p.215 pas encore en état ; mais elle l’est aussitôt qu’il sort une espèce de petit nuage fin et délié. Alors on prend un peu de cette matière, on la délaye dans l’eau, et on en fait l’épreuve sur du sapin. S’il en sort un beau rouge, on retire le brasier qui environne et couvre en partie le creuset. Quand tout est refroidi, on trouve un petit pain de ce rouge qui s’est formé au bas du creuset. Le rouge le plus fin est attaché au creuset d’en haut. Une livre de couperose donne quatre onces du rouge dont on peint la porcelaine.

Bien que la porcelaine soit blanche de sa nature, et que l’huile qu’on lui donne serve encore à augmenter sa blancheur, cependant il y a de certaines figures, en faveur desquelles on applique un blanc particulier sur la porcelaine qui est peinte de différentes couleurs. Ce blanc se fait d’une poudre de caillou transparent, qui se calcine au fourneau, de même que l’azur. Sur demi-once de cette poudre on met une once de céruse pulvérisée : c’est aussi ce qui entre dans le mélange des couleurs, par exemple, pour faire le vert, à une once de céruse et à une demi-once de poudre de caillou on ajoute trois onces de ce qu’on nomme tom-hoa-pien. Je croirais, sur les indices que j’en ai, que ce sont les scories les plus pures du cuivre qu’on a battu.

Le vert préparé devient la matrice du violet, qui se fait en y ajoutant une dose de blanc. On met plus de vert préparé à proportion qu’on veut le violet plus foncé. Le jaune se fait en prenant sept dragmes du blanc préparé comme je l’ai dit, auxquelles on ajoute trois dragmes du rouge de couperose. Toutes ces couleurs appliquées sur la porcelaine déjà cuite, après avoir été huilée, ne paraissent vertes, violettes, jaunes ou rouges, qu’après la seconde cuisson qu’on leur donne. Ces diverses couleurs s’appliquent, dit le livre chinois, avec la céruse, le salpêtre et la couperose. Les chrétiens qui sont du métier ne m’ont parlé que de la céruse, qui se mêle avec la couleur quand on la dissout dans l’eau gommée.

Le rouge appliqué à l’huile se prépare en mêlant le rouge tom-lou-hum, ou même le rouge dont je viens de parler, avec l’huile ordinaire de la porcelaine, et avec une autre huile faite de cailloux blancs préparée comme la première espèce d’huile : on ne m’a pas su dire la quantité de l’une et de l’autre, ni combien on délayait de rouge dans ce mélange d’huiles : divers essais peuvent découvrir le secret. On laisse ensuite sécher la porcelaine, et on la cuit au fourneau ordinaire. Si après la cuisson le rouge sort pur et brillant, sans qu’il y paraisse la moindre tache, c’est alors qu’on a atteint la perfection de l’art. Ces porcelaines ne résonnent point lorsqu’on les frappe.

L’autre espèce de rouge soufflé se fait ainsi : on a du rouge tout préparé, on prend un tuyau, dont une des ouvertures est couverte d’une gaze fort serrée ; on applique doucement le bas du tuyau sur la couleur dont la gaze se charge, après quoi on souffle dans le tuyau contre la porcelaine, qui se trouve ensuite toute semée de petits points rouges. Cette sorte de porcelaine est encore plus chère et plus rare que la précédente, parce que l’exécution en est plus difficile, si l’on y veut garder toutes les proportions requises.

La porcelaine noire a aussi son prix et sa beauté ; on l’appelle ou-mien : ce noir est plombé et semblable à celui de nos miroirs ardents. L’or qu’on y met lui donne un nouvel agrément. On donne la couleur noire à la porcelaine lorsqu’elle est sèche, et pour cela on mêle trois onces d’azur avec sept onces d’huile ordinaire de pierre. Les épreuves apprennent au juste quel doit être ce mélange, selon la couleur plus ou moins foncée qu’on veut lui donner. Lorsque cette couleur est sèche, on cuit la porcelaine ; après quoi on y applique l’or, et on la recuit de nouveau dans un fourneau particulier.

Il se fait ici une autre sorte de porcelaine que je n’avais pas encore vue ; elle est toute percée à jour en forme de découpure ; au milieu est une coupe propre à contenir la liqueur. La coupe ne fait qu’un corps avec la découpure. J’ai vu d’autres porcelaines où des dames chinoises et tartares étaient peintes au naturel. La draperie, le teint et les traits du visage, tout y était recherché. De loin on eût pris ces ouvrages pour de l’émail.

Il est à remarquer que quand on ne donne point d’autre huile à la porcelaine que celle qui se fait de cailloux blancs, cette porcelaine devient d’une espèce particulière, qu’on appelle ici tsoui-ki. Elle est toute marbrée, et coupée en tous les sens d’une infinité de veines : de loin on la prendrait pour une porcelaine brisée, dont toutes les pièces demeurent dans leur place ; c’est comme un ouvrage à la p.216 mosaïque. La couleur que donne cette huile est d’un blanc un peu cendré. Si la porcelaine est toute azurée, et qu’on lui donne cette huile, elle paraîtra également coupée et marbrée lorsque la couleur sera sèche.

Quand on veut appliquer l’or, on le broie, et on le dissout au fond d’une porcelaine, jusqu’à ce qu’on voie au-dessous de l’eau un petit ciel d’or. On le laisse sécher, et lorsqu’on doit l’employer, on le dissout par partie dans une quantité suffisante d’eau gommée ; avec trente parties d’or on incorpore trois parties de céruse, et on l’applique sur la porcelaine de même que les couleurs.

Enfin, il y a une espèce de porcelaine qui se fait de la manière suivante : on lui donne le vernis ordinaire, on la fait cuire, ensuite on la peint de diverses couleurs, et on la cuit de nouveau. C’est quelquefois à dessein qu’on réserve la peinture après la première cuisson ; quelquefois aussi on n’a recours à cette seconde cuisson que pour cacher les défauts de la porcelaine, en appliquant des couleurs dans les endroits défectueux. Cette porcelaine qui est chargée de couleurs ne laisse pas d’être au goût de bien des gens. Il arrive d’ordinaire qu’on sent des irrégularités sur ces sortes de porcelaines, soit que cela vienne du peu d’habileté de l’ouvrier, soit que cela ait été nécessaire pour suppléer aux ombres de la peinture, ou bien qu’on ait voulu couvrir les défauts du corps de la porcelaine. Quand la peinture est sèche aussi bien que la dorure, s’il y en a, on fait des piles de ces porcelaines, et, mettant les petites dans les grandes, on les range dans le fourneau.

Ces sortes de fourneaux peuvent être de fer, quand ils sont petits ; mais d’ordinaire ils sont de terre. Celui que j’ai vu était de la hauteur d’un homme, et presque aussi large que nos plus grands tonneaux de vin ; il était fait de plusieurs pièces de la matière même dont on fait les caisses de la porcelaine ; c’était de grands quartiers épais d’un travers de doigt, hauts d’un pied, et longs d’un pied et demi. Avant que de les cuire, on leur avait donné une figure propre à s’arrondir : ils étaient placés les uns sur les autres, et bien cimentés ; le fond du fourneau était élevé de terre d’un demi-pied ; il était placé sur deux ou trois rangs de briques épaisses, mais peu larges ; autour du fourneau était une enceinte de briques bien maçonnée, laquelle avait en bas trois ou quatre soupiraux, qui sont comme les soufflets du foyer. Cette enceinte laissait jusqu’au fourneau un vide d’un demi-pied, excepté en trois ou quatre endroits qui étaient remplis, et qui faisaient comme les éperons du fourneau. Je crois qu’on élève en même temps et le fourneau et l’enceinte, sans quoi le fourneau ne saurait se soutenir. On remplit le fourneau de la porcelaine qu’on veut cuire une seconde fois en mettant en pile les petites pièces dans les grandes, ainsi que je l’ai dit. Quand tout cela est fait, on couvre le haut du fourneau de pièces de poterie semblables à celles du côté du fourneau ; ces pièces, qui enjambent les unes dans les autres, s’unissent étroitement avec du mortier ou de la terre détrempée. On laisse seulement au milieu une ouverture pour observer quand la porcelaine est cuite. On allume ensuite quantité de charbon sous le fourneau, on en allume pareillement sur la couverture, d’où l’on en jette des monceaux dans l’espace qui est entre l’enceinte de brique et le fourneau. L’ouverture qui est au-dessus du fourneau se couvre d’une pièce de pot cassé. Quand le feu est ardent, on regarde de temps en temps par cette ouverture et lorsque la porcelaine paraît éclatante et peinte de couleurs vives et animées, on retire le brasier, et ensuite la porcelaine.

Il me vient une pensée au sujet de ces couleurs qui s’incorporent dans une porcelaine déjà cuite et vernissée par le moyen de la céruse, à laquelle, selon les annales de Feou-leam, on joignait autrefois du salpêtre et de la couperose ; si l’on employait pareillement de la céruse dans les couleurs dont on peint les panneaux de verre, et qu’ensuite on leur donnait une espèce de seconde cuisson, cette céruse ainsi employée ne pourrait-elle pas nous rendre le secret qu’on avait autrefois de peindre le verre sans lui rien ôter de sa transparence ? C’est de quoi on pourra juger par l’épreuve.

Ce secret que nous avons perdu me fait souvenir d’un autre secret que les Chinois se plaignent de n’avoir plus : ils avaient l’art de peindre sur les côtés d’une porcelaine des poissons, ou autres animaux, qu’on n’apercevait que lorsque la porcelaine était remplie de quelque liqueur. Ils appellent cette espèce de porcelaine kia-tsim, c’est-à-dire azur mis p.217 en presse, à cause de la manière dont l’azur est placé. Voici ce qu’on a retenu de ce secret ; peut-être imaginera-t-on en Europe ce qui est ignoré des Chinois. La porcelaine qu’on veut peindre ainsi doit être fort mince ; quand elle est sèche, on applique la couleur un peu forte, non en dehors, selon la coutume, mais en dedans sur les côtés ; on y peint communément des poissons, comme s’ils étaient plus propres à se produire, lorsqu’on remplit la tasse d’eau. La couleur une fois séchée, on donne une légère couche d’une espèce de colle fort déliée faite de la terre même de la porcelaine. Cette couche serre l’azur entre ces deux espèces de lames de terre. Quand la couche est sèche, on jette de l’huile en dedans de la porcelaine ; quelque temps après on la met sur le moule et au tour. Comme elle a reçu du corps par le dedans, on la rend par dehors le plus mince qu’il se peut, sans percer jusqu’à la couleur ; ensuite on plonge dans l’huile le dehors de la porcelaine. Lorsque tout est sec, on la cuit dans le fourneau ordinaire. Ce travail est extrêmement délicat, et demande une adresse que les Chinois apparemment n’ont plus. Ils tâchent néanmoins de temps en temps de retrouver l’art de cette peinture magique, mais c’est en vain. L’un d’eux m’a assuré depuis peu qu’il avait fait une nouvelle tentative, et qu’elle lui avait presque réussi.

Quoi qu’il en soit, on peut dire qu’encore aujourd’hui le bel azur renaît sur la porcelaine après en avoir disparu. Quand on l’a appliqué, sa couleur est d’un noir pâle ; lorsqu’il est sec, et qu’on lui a donné l’huile, il s’éclipse tout à fait, et la porcelaine paraît toute blanche ; les couleurs sont alors ensevelies sous le vernis ; le feu les fait éclore avec toutes leurs beautés, de même à peu près que la chaleur naturelle fait sortir de la coque les plus beaux papillons avec toutes leurs nuances. J’ajouterai une circonstance qui n’est pas à omettre, c’est qu’avant que de donner l’huile à la porcelaine, on achève de la polir, et de lui ôter les plus petites inégalités. On se sert pour cela d’un pinceau fait de petites plumes très fines, on humecte le pinceau avec un peu d’eau, et on le passe partout d’une main légère.

Au reste, il y a beaucoup d’art dans la manière dont l’huile se donne à la porcelaine, soit pour n’en pas mettre plus qu’il ne faut, soit pour la répandre également de tous côtés. A la porcelaine qui est fort mince et fort déliée, on donne à deux fois deux couches légères d’huile ; si les couches étaient trop épaisses, les faibles parois de la tasse ne pourraient les porter, et elles plieraient sur-le-champ. Ces deux couches valent autant qu’une couche ordinaire d’huile, telle qu’on la donne à la porcelaine fine, qui est plus robuste. Elles se mettent, l’une par aspersion, et l’autre par immersion. D’abord on prend d’une main la tasse par le dehors, et la tenant de biais sur l’urne où est le vernis, de l’autre main on jette dedans autant qu’il faut de vernis pour l’arroser partout. Cela se fait de suite à un grand nombre de tasses ; les premières se trouvant sèches en dedans, on leur donne l’huile au dehors de la manière suivante : on tient une main dans la tasse, et la soutenant avec un petit bâton sous le milieu de son pied, on la plonge dans le vase plein de vernis, d’où on la retire aussitôt.

J’ai dit plus haut que le pied de la porcelaine demeurait massif ; en effet, ce n’est qu’après qu’elle a reçu l’huile et qu’elle est sèche, qu’on la met sur le tour pour creuser le pied ; après quoi on y peint un petit cercle et souvent une lettre chinoise. Quand cette peinture est sèche, on vernisse le creux qu’on vient de faire sous la tasse, et c’est la dernière main qu’on lui donne, car aussitôt après elle se porte du laboratoire au fourneau, pour y être cuite.

J’ai été surpris de voir qu’un homme tienne en équilibre sur ses épaules deux planches longues et étroites sur lesquelles sont rangées les porcelaines, et qu’il passe ainsi par plusieurs rues fort peuplées sans briser sa marchandise. A la vérité, on évite avec soin de le heurter tant soit peu, car on serait obligé de réparer le tort qu’on lui aurait fait ; mais il est étonnant que le porteur lui-même règle si bien ses pas et tous les mouvements de son corps qu’il ne perde rien de son équilibre.

L’endroit où sont les fourneaux présente une autre scène. Dans une espèce de vestibule qui précède le fourneau, on voit des tas de caisses et d’étuis faits de terre et destinés à renfermer la porcelaine. Chaque pièce de porcelaine, pour peu qu’elle soit considérable, a son étui, les porcelaines qui ont des couvercles comme celles qui n’en ont ; ces couvercles, qui ne s’attachent que faiblement à la partie d’en bas p.218 durant la cuisson, s’en détachent aisément par un petit coup qu’on leur donne. Pour ce qui est des petites porcelaines, comme sont les tasses à prendre du thé ou du chocolat, elles ont une caisse commune à plusieurs. L’ouvrier imite ici la nature, qui, pour cuire les fruits et les conduire à une parfaite maturité, les renferme sous une enveloppe, afin que la chaleur du soleil ne les pénètre que peu à peu, et que son action au dedans ne soit pas trop interrompue par l’air qui vient de dehors durant les fraîcheurs de la nuit.

Ces étuis ont au dedans une espèce de petit duvet de sable ; on le couvre de poussière de kao-lin, afin que le sable ne s’attache pas trop au pied de la coupe qui se place sur ce lit de sable, après l’avoir pressé en lui donnant la figure du fond de la porcelaine, laquelle ne touche point aux parois de son étui. Le haut de cet étui n’a point de couvercle ; un second étui, de la figure du premier, garni pareillement de sa porcelaine, s’enchâsse dedans de telle sorte qu’il le couvre tout à fait sans toucher à la porcelaine d’en bas ; et c’est ainsi qu’on remplit le fourneau de grandes piles de caisses de terre toutes garnies de porcelaine. A la faveur de ces voiles épais, la beauté, et si j’ose m’exprimer ainsi le teint de la porcelaine n’est point hâlé par l’ardeur du feu.

Au regard des petites pièces de porcelaine qui sont renfermées dans de grandes caisses rondes, chacune est posée sur une soucoupe de terre de l’épaisseur de deux écus, et de la largeur de son pied ; ces bases sont aussi semées de poussière de kao-lin. Quand ces caisses sont un peu larges, on ne met point de porcelaine au milieu, parce qu’elle y serait trop éloignée des côtés, que par là elle pourrait manquer de force, s’ouvrir et s’enfoncer, ce qui ferait du ravage dans toute la colonne. Il est bon de savoir que ces caisses ont le tiers d’un pied en hauteur, et qu’en partie elles ne sont pas cuites non plus que la porcelaine. Néanmoins on remplit entièrement celles qui ont déjà été cuites, et qui peuvent encore servir.

Il ne faut pas oublier la manière dont la porcelaine se met dans ces caisses ; l’ouvrier ne la touche pas immédiatement de la main ; il pourrait ou la casser, car rien n’est plus fragile, ou la faner, ou lui faire des inégalités. C’est par le moyen d’un petit cordon qu’il la tire de dessus la planche. Ce cordon tient d’un côté à deux branches un peu courbées d’une fourchette de bois qu’il prend d’une main, tandis que de l’autre il tient les deux bouts du cordon croisés et ouverts selon la largeur de la porcelaine ; c’est ainsi qu’il l’environne, qu’il l’élève doucement, et qu’il la pose dans la caisse sur la petite soucoupe. Tout cela se fait avec une vitesse incroyable.

J’ai dit que le bas du fourneau a un demi-pied de gros gravier ; ce gravier sert à asseoir plus sûrement les colonnes de porcelaine, dont les rangs qui sont au milieu du fourneau ont au moins sept pieds de hauteur. Les deux caisses qui sont au bas de chaque colonne sont vides, parce que le feu n’agit pas assez en bas, et que le gravier les couvre en partie. C’est par la même raison que la caisse qui est placée au haut de la pile demeure vide. On remplit ainsi tout le fourneau, ne laissant de vide qu’à l’endroit qui est immédiatement sous le soupirail.

On a soin de placer au milieu du fourneau les piles de la plus fine porcelaine ; dans le fond, celles qui le sont moins, et à l’entrée on met celles qui sont un peu fortes en couleur, qui sont composées d’une matière où il entre autant de pe-tun-tse que de kao-lin, et auxquelles on a donné une huile faite de la pierre qui a des taches un peu noires ou rousses, parce que cette huile a plus de corps que l’autre. Toutes ces piles sont placées fort près les unes des autres, et liées en haut, en bas, et au milieu avec quelques morceaux de terre qu’on leur applique, de telle sorte pourtant que la flamme ait un passage libre pour s’insinuer également de tous côtés ; et peut-être est-ce là à quoi l’œil et l’habileté de l’ouvrier servent le plus pour réussir dans son entreprise, afin d’éviter certains accidents à peu près semblables à ceux que causent les obstructions dans le corps de l’animal.

Toute terre n’est pas propre à construire les caisses qui renferment la porcelaine ; il y en a de trois sortes qu’on met en usage : l’une qui est jaune et assez commune ; elle domine par la quantité et fait la base. L’autre s’appelle lao-tou ; c’est une terre forte. La troisième, qui est une terre huileuse, se nomme yeou-tou. Ces deux sortes de terre se tirent en hiver de certaines mines fort profondes où il n’est pas possible de travailler pendant l’été. Si on les p.219 mêlait parties égales, ce qui coûterait un peu plus, les caisses dureraient longtemps. On les apporte toutes préparées d’un gros village qui est au bas de la rivière, à une lieue de King-te-tching. Avant qu’elles soient cuites, elles sont jaunâtres ; quand elles sont cuites, elles sont d’un rouge fort obscur. Comme on va à l’épargne, la terre jaune y domine, et c’est ce qui fait que les caisses ne durent guère que deux ou trois fournées, après quoi elles éclatent tout à fait. Si elles ne sont que légèrement fêlées ou fendues, on les entoure d’un cercle d’osier, le cercle se brûle, et la caisse sert encore cette fois-là, sans que la porcelaine en souffre. Il faut prendre garde de ne pas remplir une fournée de caisses neuves, lesquelles n’aient pas encore servi ; il y en faut mettre la moitié qui aient déjà été cuites. Celles-ci se placent en haut et en bas ; au milieu des piles se mettent celles qui sont nouvellement faites. Autrefois, selon l’histoire de Feou-leam, toutes les caisses se cuisaient à part dans un fourneau avant qu’on s’en servît pour faire cuire la porcelaine ; sans doute parce qu’alors on avait moins d’égard à la dépense qu’à la perfection de l’ouvrage. Il n’en est pas tout à fait de même à présent, et cela vient apparemment de ce que le nombre des ouvriers en porcelaine s’est multiplié à l’infini.

Venons maintenant à la construction des fourneaux. On les place au fond d’un assez long vestibule qui sert comme de soufflets et qui en est la décharge. Il a le même usage que l’arche des verreries. Les fourneaux sont présentement plus grands qu’ils n’étaient autrefois. Alors, selon le livre chinois, ils n’avaient que six pieds de hauteur et de largeur ; maintenant ils sont haut de deux brasses, et ont près de quatre brasses de profondeur. La voûte aussi bien que le corps du fourneau est assez épaisse pour pouvoir marcher dessus sans être incommodé du feu ; cette voûte n’est en dedans ni plate, ni formée en pointe, elle va en s’allongeant et elle se rétrécit à mesure qu’elle approche du grand soupirail qui est l’extrémité, et par où sortent les tourbillons de flamme et de fumée. Outre cette gorge, le fourneau a sur sa tête cinq petites ouvertures qui en sont comme les yeux ; on les couvre de quelques pots cassés, de telle sorte pourtant qu’ils soulagent l’air et le feu du fourneau. C’est par ces yeux qu’on juge si la porcelaine est cuite, on découvre l’œil qui est un peu devant le grand soupirail et avec une pincette de fer l’on ouvre une des caisses. La porcelaine est en état, quand on voit un feu clair dans le fourneau, quand toutes les caisses sont embrasées et surtout quand les couleurs paraissent avec tout leur éclat. Alors on discontinue le feu et l’on achève de murer pour quelque temps la porte du fourneau. Ce fourneau a dans toute sa largeur un foyer profond et large d’un ou de deux pieds, on le passe sur une planche pour entrer dans la capacité du fourneau et y ranger la porcelaine. Quand on a allumé le feu du foyer, ou mure aussitôt la porte, n’y laissant que l’ouverture nécessaire pour y jeter des quartiers de gros bois longs d’un pied, mais assez étroits. On chauffe d’abord le fourneau pendant un jour et une nuit, ensuite deux hommes qui se relèvent ne cessent d’y jeter du bois ; on en brûle communément pour une fournée jusqu’à cent quatre-vingts charges. A en juger par ce qu’en dit le livre chinois, cette quantité ne devrait pas être suffisante : il assure qu’anciennement ou brûlait deux cent quarante charges de bois, et vingt de plus si le temps était pluvieux, bien qu’alors les fourneaux fussent moins grands de la moitié que ceux-ci. On y entretenait d’abord un petit feu pendant sept jours et sept nuits ; le huitième jour on faisait un feu très ardent, et il est à remarquer que les caisses de la petite porcelaine étaient déjà cuites à part, avant que d’entrer dans le fourneau ; aussi faut-il avouer que l’ancienne porcelaine avait bien plus de corps que la moderne. On observait encore une chose qui se néglige aujourd’hui : quand il n’y avait plus de feu dans le fourneau on ne démurait la porte qu’après dix jours pour les grandes porcelaines, et après cinq jours pour les petites ; maintenant on diffère à la vérité de quelques jours à ouvrir le fourneau et à en retirer les grandes pièces de porcelaine, car sans cette précaution elles éclateraient ; mais pour ce qui est des petites, si le feu a été éteint à l’entrée de la nuit, on les retire dès le lendemain. Le dessein apparemment est d’épargner le bois pour une seconde fournée. Comme la porcelaine est brûlante, l’ouvrier qui la retire s’aide, pour la prendre, de longues écharpes pendues à son cou.

J’ai été surpris d’apprendre qu’après avoir brûlé dans un jour à l’entrée du fourneau p.220 jusqu’à cent quatre-vingts charges de bois, cependant le lendemain on ne trouvait point de cendre dans le foyer. Il faut que ceux qui servent ces fourneaux soient bien accoutumés au feu ; on dit qu’ils mettent du sel dans leur thé, afin d’en boire tant qu’ils veulent sans en être incommodés ; j’ai peine à comprendre comment il se peut faire que cette liqueur salée les désaltère.

Après ce que je viens de rapporter, on ne doit pas être surpris que la porcelaine soit si chère en Europe ; on le sera encore moins quand on saura qu’outre le gros gain des marchands européens, et celui que font sur eux leurs commissionnaires chinois, il est rare qu’une fournée réussisse entièrement, que souvent elle est toute perdue et qu’en ouvrant le fourneau on trouve les porcelaines et les caisses réduites à une masse dure comme un rocher ; qu’un trop grand feu ou des caisses mal conditionnées peuvent tout ruiner ; qu’il n’est pas aisé de régler le feu qu’on leur doit donner ; que la nature du temps change en un instant l’action du feu, la qualité du sujet sur lequel il agit, et celle du bois qui l’entretient. Ainsi, pour un ouvrier qui s’enrichit, il y en a cent autres qui se ruinent et qui ne laissent pas de tenter fortune, dans l’espérance dont ils se flattent de pouvoir amasser de quoi lever une boutique de marchand.

D’ailleurs la porcelaine qu’on transporte en Europe se fait presque toujours sur des modèles nouveaux, souvent bizarres, et où il est difficile de réussir ; pour peu qu’elle ait de défaut, elle est rebutée des Européens, qui ne veulent rien que d’achevé, et dès là elle demeure entre les mains des ouvriers, qui ne peuvent la vendre aux Chinois, parce qu’elle n’est pas de leur goût. Il faut par conséquent que les pièces qu’on prend portent les frais de celles qu’on rebute.

Selon l’histoire de King-te-tching, le gain qu’on faisait autrefois était beaucoup plus considérable que celui qui se fait maintenant ; c’est ce qu’on a de la peine à croire, car il s’en faut bien qu’il se fît alors un si grand débit de porcelaine en Europe. Je crois, pour moi, que cela vient de ce que les vivres sont maintenant bien plus chers ; de ce que le bois ne se tirant plus des montagnes voisines qu’on a épuisées, on est obligé de le faire venir de fort loin et à grands frais ; de ce que le gain est partagé maintenant entre trop de personnes, et qu’enfin les ouvriers sont moins habiles qu’ils ne l’étaient dans ces temps reculés, et que par là ils sont moins sûrs de réussir. Cela peut venir encore de l’avarice des mandarins qui, occupant beaucoup d’ouvriers à ces sortes d’ouvrages, dont ils font des présents à leurs protecteurs de la cour, payent mal les ouvriers, ce qui cause le renchérissement des marchandises et la pauvreté des marchands.

J’ai dit que la difficulté qu’il y a d’exécuter certains modèles venus d’Europe est une des choses qui augmentent le prix de la porcelaine ; car il ne faut pas croire que les ouvriers puissent travailler sur tous les modèles qui leur viennent des pays étrangers. Il y en a d’impraticables à la Chine, de même qu’il s’y fait des ouvrages qui surprennent les étrangers et qu’ils ne croient pas possibles. En voici quelques exemples. J’ai vu ici un fanal ou une grosse lanterne de porcelaine qui était d’une seule pièce, au travers de laquelle un flambeau éclairait toute une chambre ; cet ouvrage fut commandé, il y a sept ou huit ans, par le prince héritier. Ce même prince commanda aussi divers instruments de musique, entre autres une espèce de petit orgue appelé tseng, qui a près d’un pied de hauteur, et qui est composé de quatorze tuyaux dont l’harmonie est assez agréable ; mais ce fut inutilement qu’on y travailla. On réussit mieux aux flûtes douces, aux flageolets et à un autre instrument qu’on nomme yun-lo, qui est composé de diverses petites plaques rondes un peu concaves dont chacune rend un son particulier ; on en suspend neuf dans un cadre à divers étages qu’on touche avec des baguettes comme le tympanon ; il se fait un petit carillon qui s’accorde avec le son des autres instruments et avec la voix des musiciens, Il a fallu, dit-on, faire beaucoup d’épreuves, afin de trouver l’épaisseur et le degré de cuisson convenables pour avoir tous les tons nécessaires à un accord. Je m’imaginais qu’on avait le secret d’insérer un peu de métal dans le corps de ces porcelaines, pour varier les sons, mais on m’a détrompé ; le métal est si peu capable de s’allier avec la porcelaine, que si l’on mettait un denier de cuivre au haut d’une pile de porcelaine placée dans le four, ce dernier venant à se fondre, percerait toutes les caisses et toutes les porcelaines de la colonne qui se trouveraient toutes avoir un p.221 trou au milieu. Rien ne fait mieux voir quel mouvement le feu donne à tout ce qui est renfermé dans le fourneau ; aussi assure-t-on que tout y est comme fluide et flottant.

Pour revenir aux ouvrages des Chinois un peu rares, ils réussissent principalement dans les grotesques et dans la représentation des animaux ; les ouvriers font des canards et des tortues qui flottent sur l’eau. J’ai vu un chat peint au naturel, on avait mis dans sa tête une petite lampe dont la flamme formait les deux yeux, et l’on m’assura que pendant la nuit les rats en étaient épouvantés. On fait encore ici beaucoup de statues de Kouan-in (c’est une déesse célèbre dans toute la Chine), on la représente tenant un enfant entre ses bras, et elle est invoquée par les femmes stériles qui veulent avoir des enfants. Elle peut être comparée aux statues antiques que nous avons de Vénus et de Diane, avec cette différence que les statues de Kouan-in sont très modestes.

Il y a une autre espèce de porcelaine dont l’exécution est très difficile, et qui par là devient fort rare. Le corps de cette porcelaine est extrêmement délié, et la surface en est très unie au dedans et au dehors ; cependant on y voit des moutures gravées, un tour de fleurs, par exemple, et d’autres ornements semblables. Voici de quelle manière on la travaille : au sortir de dessus la roue, on l’applique sur un moule, où sont des gravures qui s’y impriment en dedans ; en dehors on la rend le plus fine et le plus déliée qu’il est possible, en la travaillant au tour avec le ciseau, après quoi on lui donne l’huile, et on la cuit dans le fourneau ordinaire.

Les marchands européens demandent quelquefois aux ouvriers chinois des plaques de porcelaine dont une pièce fasse le dessus d’une table et d’une chaise, ou des cadres de tableau ; ces ouvrages sont impossibles ; les plaques les plus larges et les plus longues sont d’un pied ou environ : si on va au-delà, quelque épaisseur qu’on leur donne, elles se déjettent ; l’épaisseur même ne rendrait pas plus facile l’exécution de ces sortes d’ouvrages, et c’est pourquoi au lieu de rendre ces plaques épaisses, on les fait de deux superficies qu’on unit en laissant le dedans vide : on y met seulement une traverse, et l’on fait aux deux côtés deux ouvertures pour les enchâsser dans des ouvrages de menuiserie ou dans le dossier d’une chaise, ce qui a son agrément.

L’histoire de King-te-tching parle de divers ouvrages ordonnés par des empereurs, qu’on s’efforça vainement d’exécuter. Le père de l’empereur régnant commanda des urnes à peu près de la figure des caisses où nous mettons des oranges ; c’était apparemment pour y nourrir de petits poissons rouges dorés et argentés, ce qui fait un ornement des maisons ; peut-être aussi voulait-il s’en servir pour y prendre le bain, car elles devaient avoir trois pieds et demi de diamètre, et deux pieds et demi de hauteur ; le fond devait être épais d’un demi-pied et les parois d’un tiers de pied. On travailla trois ans de suite à ces ouvrages, et on fit jusqu’à deux cents urnes sans qu’une seule pût réussir. Le même empereur ordonna des plaques pour des devants de galerie ouverte ; chaque plaque devait être haute de trois pieds, large de deux pieds et demi, et épaisse d’un demi-pied : tout cela, disent les anciens de King-te-tching, ne peut s’exécuter, et les mandarins de cette province présentèrent une requête à l’empereur, pour le supplier de faire cesser ce travail.

Cependant les mandarins qui savent quel est le génie des Européens en fait d’invention, m’ont quelquefois prié de faire venir d’Europe des dessins nouveaux et curieux, afin de pouvoir présenter à l’empereur quelque chose de singulier. D’un autre côté, les chrétiens me pressaient fort de ne point fournir de semblables modèles ; car les mandarins ne sont pas tout à fait si faciles à se rendre que nos marchands, lorsque les ouvriers leur disent qu’un ouvrage est impraticable ; et il y a souvent bien des bastonnades données, avant que le mandarin abandonne un dessein dont il se promettait de grands avantages.

Comme chaque profession a son idole particulière, et que la divinité se communique ici aussi facilement que la qualité de comte et de marquis se donne en certains pays d’Europe, il n’est pas surprenant qu’il y ait un dieu de la porcelaine. Le pou-sa (c’est le nom de cette idole) doit son origine à ces sortes de dessins qu’il est impossible aux ouvriers d’exécuter. On dit qu’autrefois un empereur voulut absolument qu’on lui fît des porcelaines sur un modèle qu’il donna ; on lui représenta diverses fois que la chose était impossible ; mais toutes p.222 ces remontrances ne servirent qu’à exciter de plus en plus son envie. Les empereurs sont durant leur vie les divinités les plus redoutées à la Chine, et ils croient souvent que rien ne doit s’opposer à leurs désirs. Les officiers redoublèrent donc leurs soins, et ils usèrent de toute sorte de rigueurs à l’égard des ouvriers. Ces malheureux dépensaient leur argent, se donnaient bien de la peine, et ne recevaient que des coups. L’un d’eux, dans un mouvement de désespoir, se lança dans le fourneau allumé, et il y fut consumé à l’instant. La porcelaine qui s’y cuisait en sortit, dit-on, parfaitement belle et au gré de l’empereur, lequel n’en demanda pas davantage. Depuis ce temps-là cet infortuné passa pour un héros, et il devint dans la suite l’idole qui préside aux travaux de la porcelaine. Je ne sache pas que son élévation ait porté d’autres Chinois à prendre la même route en vue d’un semblable honneur.

La porcelaine étant dans une si grande estime depuis tant de siècles, peut-être souhaiterait-on savoir en quoi celle des premiers temps diffère de celle de nos jours, et quel est le jugement qu’en portent les Chinois. Il ne faut pas douter que la Chine n’ait ses antiquaires, qui se préviennent en faveur des anciens ouvrages. Le Chinois même est naturellement porté à respecter l’antiquité ; on trouve pourtant des défenseurs du travail moderne ; mais il n’en est pas de la porcelaine comme des médailles antiques, qui donnent la science des temps reculés. La vieille porcelaine peut être ornée de quelques caractères chinois, mais qui ne marquent aucun point d’histoire ; ainsi les curieux n’y peuvent trouver qu’un goût et des couleurs qui la leur font préférer à celle de nos jours. Je crois avoir ouï dire, lorsque j’étais en Europe, que la porcelaine, pour avoir sa perfection, devait avoir été longtemps ensevelie en terre : c’est une fausse opinion dont les Chinois se moquent. L’histoire de King-te-tching, parlant de la plus belle porcelaine des premiers temps, dit qu’elle était si recherchée, qu’à peine le fourneau était-il ouvert, que les marchands se disputaient à qui serait le premier partagé. Ce n’est pas là supposer qu’elle dût être enterrée.

Il est vrai qu’en creusant dans les ruines des vieux bâtiments, et surtout en nettoyant de vieux puits abandonnés, on y trouve quelquefois de belles pièces de porcelaine qui y ont été cachées dans des temps de révolution : cette porcelaine est belle, parce qu’alors on ne s’avisait guère d’enfouir que celle qui était précieuse, afin de la retrouver après la fin des troubles. Si elle est estimée, ce n’est pas parce qu’elle a acquis dans le sein de la terre quelque nouveau degré de beauté, mais c’est parce que son ancienne beauté s’est conservée, et cela seul a son prix à la Chine, où l’on donne de grosses sommes pour les moindres ustensiles de simple poterie dont se servaient les empereurs Yao et Chun, qui ont régné plusieurs siècles avant la dynastie des Tang, auquel temps la porcelaine commença d’être à l’usage des empereurs. Tout ce que la porcelaine acquiert en vieillissant dans la terre, c’est quelque changement qui se fait dans son coloris, ou si vous voulez, dans son teint, qui fait voir qu’elle est vieille. La même chose arrive au marbre et à l’ivoire, mais plus promptement, parce que le vernis empêche l’humidité de s’insinuer si aisément dans la porcelaine. Ce que je puis dire, c’est que j’ai trouvé dans de vieilles masures des pièces de porcelaine qui étaient probablement fort anciennes, et je n’y ai rien remarqué de particulier : s’il est vrai qu’en vieillissant elles se soient perfectionnées, il faut qu’au sortir des mains de l’ouvrier elles n’égalassent pas la porcelaine qui se fait maintenant. Mais ce que je crois, c’est qu’alors, comme à présent, il y avait de la porcelaine de tout prix. Selon les annales de King-te-tching, il y a eu autrefois des urnes qui se vendaient chacune jusqu’à 58 et 59 taels, c’est-à-dire plus de 80 écus. Combien se seraient-elles vendues en Europe ? Aussi, dit le livre, y avait-il un fourneau fait exprès pour chaque urne de cette valeur, et la dépense n’y était pas épargnée.

Le mandarin de King-te-tching, qui m’honore de son amitié, fait à ses protecteurs de la cour des présents de vieille porcelaine, qu’il a le talent de faire lui-même. Je veux dire qu’il a trouvé l’art d’imiter l’ancienne porcelaine, ou du moins celle de la basse antiquité ; il emploie à cet effet quantité d’ouvriers. La matière de ces faux Kou-tong, c’est-à-dire de ces antiques contrefaites, est une terre jaunâtre qui se tire d’un endroit assez près de King-te-tching, nommé Mangan-chan. Elles sont fort épaisses. Le mandarin m’a donné une p.223 assiette de sa façon, qui pèse autant que dix des ordinaires. Il n’y a rien de particulier dans le travail de ces sortes de porcelaines, sinon qu’on leur donne une huile faite de pierre jaune qu’on mêle avec l’huile ordinaire, en sorte que cette dernière domine : ce mélange donne à la porcelaine la couleur d’un vert de mer. Quand elle a été cuite on la jette dans un bouillon très gras fait de chapons et d’autre viande : elle s’y cuit une seconde fois, après quoi on la met dans un égout le plus bourbeux qui se puisse trouver, où on la laisse un mois et davantage. Au sortir de cet égout elle passe pour être de trois ou quatre cents ans, ou du moins de la dynastie précédente des Ming, où les porcelaines de cette couleur et de cette épaisseur étaient estimées à la cour. Ces fausses antiques sont encore semblables aux véritables, en ce que lorsqu’on les frappe, elles ne résonnent point, et que si on les applique auprès de l’oreille, il ne s’y fait aucun bourdonnement.

On m’a apporté, des débris d’une grosse boutique, une petite assiette que j’estime beaucoup plus que les plus fines porcelaines faites depuis mille ans. On voit peint au fond de l’assiette un crucifix entre la sainte Vierge et saint Jean : on m’a dit qu’on portait autrefois au Japon de ces porcelaines, mais qu’on n’en fait plus depuis seize à dix-sept ans. Apparemment que les chrétiens du Japon se servaient de cette industrie durant la persécution, pour avoir des images de nos mystères : ces porcelaines, confondues dans des caisses avec les autres, échappaient à la recherche des ennemis de la religion : ce pieux artifice aura été découvert dans la suite et rendu inutile par des recherches plus exactes ; et c’est ce qui fait sans doute qu’on a discontinué à King-te-tching ces sortes d’ouvrages.

On est presque aussi curieux à la Chine des verres et des cristaux qui viennent d’Europe, qu’on l’est en Europe des porcelaines de la Chine ; cependant, quelque estime qu’en fassent les Chinois, ils n’en sont pas venus encore jusqu’à traverser les mers pour chercher du verre en Europe, ils trouvent que leur porcelaine est plus d’usage : elle souffre les liqueurs chaudes ; on peut tenir une tasse de thé bouillant sans se brûler, si on la sait prendre à la chinoise, ce qu’on ne peut pas faire, même avec une tasse d’argent de la même épaisseur et de la même figure ; la porcelaine a son éclat ainsi que le verre ; et si elle est moins transparente, elle est aussi moins fragile ; ce qui arrive au verre qui est fait tout récemment, arrive pareillement à la porcelaine, rien ne marque mieux une constitution de parties à peu près semblable ; la bonne porcelaine a un son clair comme le verre ; si le verre se taille avec le diamant, on se sert aussi du diamant pour réunir ensemble et coudre en quelque sorte des pièces de porcelaine cassées, c’est même un métier à la Chine ; on y voit des ouvriers uniquement occupés à remettre dans leurs places des pièces brisées : ils se servent du diamant comme d’une aiguille pour faire de petits trous au corps de la porcelaine, où ils entrelacent un fil de laiton très délié et par là ils mettent la porcelaine en état de servir, sans qu’on s’aperçoive presque de l’endroit où elle a été cassée.

Je dois, avant que de finir cette lettre, qui vous paraîtra peut-être trop longue, éclaircir un doute que j’ai infailliblement fait naître. J’ai dit qu’il vient sans cesse à King-te-tching des barques chargées de pe-tun-tse et de kao-lin, et qu’après les avoir purifiés, le marc qui en reste s’accumule à la longue et forme de fort grands monceaux. J’ai ajouté qu’il y a trois mille fourneaux à King-te-tching ; que ces fourneaux se remplissent de caisses et de porcelaines ; que ces caisses ne peuvent servir au plus que trois ou quatre fournées, et que souvent toute une fournée est perdue. Il est naturel qu’on me demande après cela quel est l’abîme où, depuis plus de treize cents ans, on jette tous ces débris de porcelaine et de fourneaux, sans qu’il ait encore été comblé.

La situation même de King-te-tching et la manière dont on l’a construit donneront l’éclaircissement qu’on souhaite. King-te-tching, qui n’était pas fort étendu dans ses commencements, s’est extrêmement accru par le grand nombre des édifices qu’on y a bâtis et qu’on y bâtit encore tous les jours. Chaque édifice est environné de murailles. Les briques dont ces murailles sont construites ne sont pas couchées les unes sur les autres, ni cimentées comme les ouvrages de maçonnerie d’Europe : les murailles de la Chine ont plus de grâce et moins de solidité. De longues et de larges briques incrustent, pour ainsi dire, la muraille. Chacune de ces briques en a une à ses côtés ; p.224 il n’en paraît que l’extrémité à fleur de la brique du milieu, et l’une et l’autre sont comme les deux éperons de cette brique. Une petite couche de chaux, mise autour de la brique du milieu, lie toutes ces briques ensemble. Les briques sont disposées de la même manière au revers de la muraille. Ces murailles vont en s’étrécissant à mesure qu’elles s’élèvent, de sorte qu’elles n’ont guère au haut que la longueur et la largeur d’une brique. Les éperons ou les briques qui sont en travers ne répondent nulle part à celles du côté opposé. Par là le corps de la muraille est comme une espèce de coffre vide. Quand on a fait deux ou trois rangs de briques, placées sur des fondements peu profonds, on comble le corps de la muraille de pots cassés sur lesquels on verse de la terre délayée en forme de mortier un peu liquide. Ce mortier lie le tout et n’en fait qu’une masse, qui serre de toutes parts les briques de traverse, et celles-ci serrent celles du milieu, lesquelles ne portent que sur l’épaisseur des briques qui sont au-dessous. De loin ces murailles me parurent d’abord faites de belles pierres grises, carrées et polies avec le ciseau. Ce qui est surprenant, c’est que si l’on a soin de bien couvrir le haut de bonnes tuiles, elles durent jusqu’à cent ans. A la vérité, elles ne portent point le poids de la charpente, qui est soutenue par des colonnes de gros bois ; elles ne servent qu’à environner les bâtiments et les jardins. Si l’on essayait en Europe de faire de ces sortes de murailles à la chinoise, on ne laisserait pas d’épargner beaucoup, surtout en certains endroits.

On voit déjà ce que deviennent en partie les débris de la porcelaine et des fourneaux. Il faut ajouter qu’on les jette d’ordinaire sur les bords de la rivière qui passe au bas de King-te-tching ; il arrive par là qu’à la longue on gagne du terrain sur la rivière. Ces décombres, humectés par la pluie et battus par les passants, deviennent d’abord des places propres à tenir le marché, ensuite on en fait des rues : outre cela, dans les grandes crues d’eau, la rivière entraîne beaucoup de ces porcelaines brisées : on dirait que son lit en est tout pavé, ce qui ne laisse pas de réjouir la vue. De tout ce que je viens de dire, il est aisé de juger quel est l’abîme où depuis tant de siècles on jette tous ces débris de fourneaux et de porcelaine.

Mais pour peu qu’un missionnaire ait de zèle, il se présente a son esprit une pensée bien affligeante : « Quel est l’abîme, me dis-je souvent à moi-même, où sont tombés tant de millions d’hommes qui, durant cette longue suite de siècles, ont peuplé King-te-tching ? » On voit toutes les montagnes des environs couvertes de sépulcres. Au bas d’une de ces montagnes est une fosse fort large, environnée de hautes murailles : c’est là qu’on jette les corps des pauvres qui n’ont pas de quoi avoir un cercueil, ce qu’on regarde ici comme le plus grand de tous les malheurs ; cet endroit s’appelle Ouan-min-kem, c’est-à-dire fosse à l’infini, fosse pour tout un monde. Dans les temps de peste, qui fait presque tous les ans de grands ravages dans un lieu si peuplé, cette large fosse engloutit bien des corps, sur lesquels on jette de la chaux vive pour consumer les chairs. Vers la fin de l’année, en hiver, les bonzes, par un acte de charité fort intéressée, car il est précédé d’une bonne quête, viennent retirer les ossements pour faire place à d’autres, et ils les brûlent durant une espèce de service qu’ils font pour ces malheureux défunts.

De cette sorte, les montagnes qui environnent King-te-tching présentent à la vue la terre où sont rentrés les corps de tant de millions d’hommes qui ont subi le sort de tous les mortels. Mais quel est l’abîme où leurs âmes sont tombées, et quoi de plus capable d’animer le zèle d’un missionnaire pour travailler au salut de ces infidèles, que la perte irréparable de tant d’âmes pendant une si longue suite de siècles ! King-te-tching est redevable aux libéralités de M. le marquis de Broissia d’une Église qui a un troupeau nombreux, lequel s’augmente considérablement chaque année. Plaise au Seigneur de verser de plus en plus ses bénédictions sur ces nouveaux fidèles ! Je les recommande à vos prières. Si elles étaient soutenues de quelques secours pour augmenter le nombre des catéchistes, on serait édifié à la Chine de voir que ce n’est pas seulement le luxe et la cupidité des Européens qui font passer leurs richesses jusqu’à King-te-tching, mais qu’il se trouve des personnes zélées qui ont des desseins beaucoup plus nobles que celles qui en font venir des bijoux si fragiles.

Je suis avec bien du respect, etc.

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extrait d’une Lettre du r. père Laureati

à M. le baron de Zéa

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Sur le thé, les arbres, les métaux, etc.

écrite de Fo-kien, le 26 juillet 1714,

et traduite de l’italien

p.225 Il serait difficile, monsieur, de satisfaire entièrement votre curiosité sur tout ce que vous me demandez. Appliqué, par goût autant que par devoir, à la conversion de mes frères, vous devez bien penser que des travaux de cette nature ne laissent que très peu de moments aux missionnaires, jaloux de gagner des âmes au Seigneur. Cependant je vais vous faire part, monsieur, des observations que j’ai faites dans le vaste pays que j’ai parcouru. Lorsque nos missions seront un peu plus tranquilles, je vous écrirai plus amplement sur les différents points que vous me priez d’éclaircir.

La Chine est fertile en toute sorte de grains ; elle produit du froment, de l’orge, du millet, du seigle et du riz, qui est la nourriture la plus ordinaire des Chinois. Les légumes y sont si communs, qu’on les donne aux troupeaux ; la terre les produit deux ou trois fois chaque année dans la plupart des provinces, ce qui prouve autant l’industrie des peuples que la fécondité de la terre.

Il y a plusieurs sortes de fruits, entre autres des poires, des pommes, des coings, des citrons, des limons, des figues appelées bananes, des cannes de sucre, des goyaves, des raisins, des citrouilles, des concombres, des noix, des prunes, des abricots et des cocos ; mais on n’y voit ni olives, ni amandes. Les figues qu’on y a transportées d’Europe n’ont point dégénéré sous ce climat. Vous savez, monsieur, la réputation que les oranges de la Chine se sont acquises on Europe ; elles sont ici aussi communes que les pommes en Normandie, et à un si bas prix, que pour dix sous on en peut avoir la charge d’un cheval. De tous les fruits qui nous sont inconnus et qui sont communs en ce pays, le mangle et le licy ou litchy m’ont paru les meilleurs. Le mangle ravit par son odeur ; sa chair est jaune et pleine d’un suc si acide, que les taches qu’il fait sont ineffaçables. On prétend que son noyau est un remède certain contre le flux de sang. Le litchy a le goût du raisin muscat ; il est de la grosseur d’une prune ou d’une nèfle ; son écorce est rude, quoiqu’elle soit assez fine ; sa chair est ferme et a la couleur d’un raisin dont on a ôté la pelure ; le noyau en est gros et noir. Quand on a fait sécher ce fruit, il a le goût du raisin sec. Les Chinois en conservent toute l’année et le mêlent avec le thé, à qui ce fruit donne alors un petit goût d’aigreur fort agréable.

On trouve communément dans toutes les provinces de la Chine des grenades, des grenadilles, des ananas, des avogados et autres fruits semblables qui croissent dans toutes les Indes, tant orientales qu’occidentales. Outre les fruits, la terre produit encore des herbes semblables aux nôtres, des laitues, des épinards, des choux et toutes sortes de racines.

Les cannes de sucre se cultivent dans presque toutes les provinces méridionales, et le sucre candi ne se vend que quatre sous la livre aux Européens, c’est-à-dire que les naturels du pays l’achètent à meilleur marché. Le peuple mange beaucoup de ces cannes, et je suis surpris que l’usage de ce fruit, qui est pernicieux et nuisible à la santé dans nos colonies françaises, ne cause ici aucune maladie.

Il n’y a point de chênes à la Chine ; mais il y a une espèce d’arbre que nous appelons arbre de fer, à cause de sa dureté, et qui supplée au défaut du chêne. Il y a des pins, des frênes, des ormeaux, des palmiers et des cèdres. Les Chinois regardent ce dernier arbre comme nous regardons le cyprès : c’est l’arbre fatal, ils s’en servent pour inhumer les morts.

L’arbre le plus commun et le plus utile est le bambou, dont les branches ressemblent à des roseaux. C’est un bois dur et creux, qui a des nœuds et des jointures comme le roseau. Les Chinois en font leurs lits, leurs tables, leurs chaises, des éventails et mille autres ouvrages qu’ils couvrent d’un beau vernis.

Il y a aussi des herbes et des racines médicinales qui seraient inconnues en Europe si notre commerce avec les Chinois ne les avait fait connaître. La rhubarbe est la principale et la plus célèbre ; elle se vend ici à un très bas prix, et il semble que les Chinois n’en connaissent l’usage que pour les teintures jaunes. Je ne saurais leur pardonner de nous vendre cette racine après en avoir extrait presque toute la vertu par leurs teintures. En effet, quelle p.226 vertu n’aurait-elle point si nous pouvions l’avoir dans toute sa perfection ? Je ne parle point du quina, du santum, si connus en Portugal, et de cent autres racines ou herbes que la pharmacie emploie quelquefois bien, plus souvent mal à propos à la guérison de nos corps.

On trouve ici plusieurs espèces de cire. Outre celle que forment les abeilles du suc des fleurs, il y en a une autre qui est beaucoup plus blanche et qui répand une lumière plus claire et plus éclatante ; elle est l’ouvrage de certains petits vers qu’on élève sur des arbrisseaux à peu près comme on élève les vers à soie.

Je n’ai pas vu beaucoup de fleurs dans la province de Fo-kien ; mais quand on ne m’aurait pas assuré qu’il y en a de toutes les espèces dans les provinces plus septentrionales, les ouvrages en broderie, où l’on voit des fleurs dont les nuances et les couleurs sont charmantes, me persuaderaient assez qu’il a fallu que la nature en ait produit les modèles.

Les Chinois, à l’imitation de presque tous les peuples orientaux, usent de la feuille de bethel, comme du remède souverain contre toutes les maladies qui attaquent la poitrine ou l’estomac. L’arbrisseau qui porte cette feuille croît comme le lierre, et serpente autour des arbres. Cette feuille est d’une forme longue, ayant le bout pointu et s’élargissant vers la queue ; sa couleur est d’un vert naissant. Ils la couvrent le plus souvent de chaux vive, et mettent au milieu une noix d’areca qui ressemble beaucoup, quant à la figure, à la noix muscade. Ils mâchent continuellement ces feuilles, et ils prétendent que cette composition fortifie les gencives, conforte le cerveau, chasse la bile, nourrit les glandes qui sont autour de la gorge, et sert de préservatif contre l’asthme, maladie que la chaleur de ce climat rend fort commune dans les provinces méridionales. Ils portent le bethel et l’areca dans des boîtes et offrent ces feuilles, quand ils se rencontrent, de la même manière que nous offrons le tabac.

Le thé, qui est la boisson favorite des Chinois, s’appelle ici theca. Ce sont les feuilles d’un arbuste qui ressemble au grenadier, mais dont l’odeur est plus agréable, quoique le goût en soit plus amer. Je ne vous parlerai point de la manière dont les Chinois préparent cette boisson, personne ne l’ignore aujourd’hui en France, où le thé est devenu autant à la mode que le chocolat l’est en Espagne. J’ai pourtant observé que, quoique les Chinois boivent du thé du matin au soir (car il est rare qu’ils boivent de l’eau froide et pure), ils n’en prennent que très peu à la fois et dans de très petites tasses. Ils nous regardent comme des gourmands et prétendent que cette boisson ne nous fait pas tout le bien qu’elle nous ferait si nous en usions à petits coups et souvent.

Le thé le plus excellent croît dans la province de Nankin ; je n’en ai vu que deux ou trois plantes dans le jardin du tito d’Emouy. L’arbrisseau qui le produit s’étend en petites branches : sa fleur tire sur le jaune et a l’odeur de la violette. Cette odeur est sensible lors même que la fleur est sèche. La première feuille naît et se cueille au printemps, parce qu’alors elle est plus molle et plus délicate. On la fait sécher à petit feu dans un vase de grosse terre, et on la roule ensuite sur des nattes couvertes de coton. On la transporte par tout l’empire dans des boîtes de plomb garnies d’osier et de roseaux.

Au reste il y a du thé plus ou moins estimé ; celui que nous appelons impérial est le plus cher, et à mon avis le moins bon : ses feuilles sont plus larges mais aussi elles sont plus amères que les feuilles du thé vert ordinaire. Il faut aussi remarquer que les Chinois gardent pour eux le meilleur thé, et que celui que nous apportons en Europe, lequel coûte ici 25, 30 et 35 sous la livre, a souvent bouilli plus d’une fois dans les théières chinoises. Ils prétendent de plus que l’on doit boire le thé sans sucre, surtout le vert. Ceux qui y trouvent trop d’amertume se contentent de mettre dans leur bouche un morceau de sucre candi, qui suffit pour huit ou dix prises. J’ai éprouvé qu’en effet le thé pris en cette manière était beaucoup plus agréable et même plus sain.

Je ne sais si je dois donner le nom de vin à la liqueur dont ils usent dans leurs repas. Elle est faite de riz et d’eau. Je la trouve fort inférieure au cidre et à la bière, et elle me paraît détestable quand elle est chaude : ils prétendent qu’elle est très saine. Je me suis néanmoins aperçu que le bon vin leur plaît pour le moins autant qu’à nous.

Quoiqu’ils aient quelques vignes, ils en négligent la culture, soit qu’ils ne sachent pas vendanger, soit que la qualité du terroir ne p.227 permette pas que le raisin parvienne à une entière maturité. Ils font chauffer l’eau et le vin et généralement toutes les liqueurs dont ils usent, et ce n’est que depuis quelques années qu’on s’est accoutumé à boire à la glace dans la province de Pékin, cette coutume n’ayant point encore pénétré dans les provinces méridionales. Je ne sais si je dois attribuer à cette habitude de boire chaud, la santé dont ils jouissent ; la goutte et la gravelle sont des maux qui leur sont inconnus. Ils ne laissent pourtant pas de boire avec excès de ce vin de riz : ils s’enivrent même assez souvent ; mais ils attendent la nuit, ne pouvant souffrir que le soleil soit témoin de leur intempérance.

Il y a dans cet empire des mines de divers métaux, d’or, d’argent de cuivre, de fer, de plomb, d’étain, etc. Outre le cuivre ordinaire, il y en a de blanc, qui est si fin et si purifié, qu’il a la touche de l’argent. Les Japonais en apportent à la Chine d’une autre espèce, qui est jaune et qui se vend en lingots, il a la touche de l’or, et les Chinois s’en servent à plusieurs ouvrages domestiques. On prétend que ce cuivre n’engendre point de vert-de-gris.

L’or de la Chine est moins pur que celui du Brésil ; mais aussi, proportion gardée, on l’achète bien moins cher, et il y a soixante-dix pour cent à gagner quand on l’apporte en Europe. Les Chinois ont quelques vases d’or ou d’argent, mais ce n’est pas en cela qu’ils font consister leur plus grand luxe.

J’ai ouï dire que les empereurs chinois des anciennes races avaient interdit à ces peuples le travail des mines d’or, et que le fondement de cette loi était qu’il n’était pas naturel de rendre cet empire florissant, en exposant les peuples à la mort que causent les vapeurs malignes sortant de la terre. Aujourd’hui l’on est moins scrupuleux, et il est certain que les Chinois font un très grand commerce d’or ; mais il faut être bien connaisseur pour se fier à eux, à cause de la grande ressemblance qu’il y a entre l’or et ce cuivre jaune du Japon dont j’ai parlé.

Leurs rois, dit le père Martini, n’ont jamais voulu permettre qu’on frappât de la monnaie d’or ou d’argent, afin de prévenir les fraudes ordinaires de cette nation, qui est fort avide. Ils reçoivent et donnent l’or et l’argent au poids, et ils distinguent très bien s’il est pur ou s’il y a de l’alliage. Quelquefois ils se servent de l’or dans leurs achats ; mais en ce cas il passe pour marchandise, et non pour monnaie. De là vient que l’argent est continuellement coupé en petits morceaux.

Il n’y a point d’autres monnaies courantes que certaines pièces de cuivre, plates et rondes, avec un trou carré au milieu pour les enfiler plus commodément. Tout s’achète et se vend au poids. Le pic ou quintal est de cent catis ou livres ; le catis de seize taels ou onces ; le tael de dix masses ou gros ; la masse de dix condorins ou sous ; le condorin de dix petits ou deniers, qui sont ces pièces de cuivre. Ainsi il faut mille petits pour faire un tael, dont la valeur est de cinq livres de notre monnaie. Le poids de la Chine surpasse le nôtre de vingt-quatre pour cent.

Chacun porte sa balance et pèse ce qu’il achète et ce qu’il vend ; il faut pour pouvoir s’en servir que les commis du hou-pou l’aient examinée. La balance qui sert aux petites emplettes, ressemble au poids romain et on la porte dans un petit étui ; elle sert à peser l’argent jusqu’à la concurrence de vingt-cinq taels.

Les Chinois ont plusieurs manufactures d’étoffes de soie, comme de damas pour meubles et pour habits, des étamines, des gros de tours appelés gourgourans, des taffetas, des satins unis et à fleurs, des lampas, etc. Je ne veux pas comparer ces manufactures aux nôtres ; cependant leurs teintures sont infiniment meilleures, et leurs couleurs primitives sont à l’épreuve de l’eau. Je crois même que si on voulait faire travailler les ouvriers dans notre goût, et les payer à proportion de leur travail, ils ne seraient pas inférieurs à ceux de France ; mais on doit considérer que nous achetons plus cher en Europe la soie brute, qu’on ne paye à la Chine les soies mises en œuvre.

Si l’histoire des Chinois est véritable, il paraît qu’ils ont inventé la manière d’élever les vers à soie deux mille ans avant la naissance de Jésus-Christ. Je laisse cette question à décider aux personnes curieuses des antiquités chinoises : je vous dirai seulement, sur la relation de plusieurs de mes confrères, que la province de Tche-kiang fournit plus de soie que n’en produit toute l’Europe ensemble. Les vers la filent deux fois chaque année, et on la travaille dans les provinces de Pékin, de p.228 Nankin et de Canton ; mais je préfère les soieries de Nankin à celles de Canton, parce qu’elles me semblent plus douces et mieux travaillées, et que les ouvriers de cette dernière province mêlent dans leurs étoffes une partie considérable de soie crue et de filoselle.

Comme les Chinois n’ont ni lin ni chanvre, leurs toiles, quoique très fines, sont faites de fil de colon ou d’ortie. Ils fabriquent aussi des draps forts légers dont ils se servent en hiver au lieu d’étoffes de soie. Dans les provinces du nord ils doublent ces draps de peaux de bêtes, dont les Moscovites et les Tartares font un grand commerce avec eux.

L’usage de la porcelaine est général par toute la Chine ; mais la plus belle se fabrique à King-te-tching, bourgade dépendante de Jao-tcheou-fou. Ce bourg, où sont les vrais ouvriers de la porcelaine, est aussi peuplé que les plus grandes villes de la Chine ; il ne lui manque qu’une enceinte de murailles pour avoir le nom de ville. On y compte plus d’un million d’âmes ; il s’y consomme chaque jour plus de dix mille charges de riz, et plus de mille cochons, sans parler des autres animaux dont les habitants se nourrissent.

On trouve dans la province de Nankin la matière dont on fait la porcelaine ; mais comme les eaux n’y sont pas propres, pour la pétrir on la transporte à Jao-tcheou. Les paysans de ce bourg fabriquent tous les ouvrages de porcelaine que l’on débite dans ce royaume. C’est un travail long et pénible, et je ne saurais comprendre comment ils peuvent vendre cette porcelaine à si bas prix. La plus rare et la plus précieuse est la porcelaine jaune ; elle est réservée à l’empereur. Cette couleur, en quelque ouvrage que ce soit, est affectée au prince.

Quoique le tabac ne soit pas si généralement en usage à la Chine qu’en Europe, ce pays en produit néanmoins une très grande quantité. On ne le réduit point en poudre parce qu’on ne s’en sert que pour fumer. On cueille les feuilles lorsqu’elles sont bien mûres, et on les carde à peu près comme on carde la laine. On les met ensuite sous un pressoir, et on les foule de la même manière que nos tanneurs foulent les restes de tan dont ils font des mottes à brûler.

Les ouvrages de vernis, que nous estimons tant en Europe, sont ici très communs et à un prix fort modique ; cependant si l’on demandait aux ouvriers des ouvrages qu’ils n’ont pas coutume de faire, ils se feraient payer très cher. Le vernis est un bitume ou une gomme qu’on tire de l’écorce d’un arbre qui ne croît qu’à la Chine et au Japon. Les Hollandais ont en vain tenté de transporter cette gomme en Europe : elle perd sa force au bout de six mois. Toutes les tables et les meubles des Chinois sont enduits de ce vernis, qui est à l’épreuve de l’eau la plus chaude.

Le riz est la nourriture la plus ordinaire des habitants de la Chine, et ils le préfèrent au pain. Ils n’épargnent rien dans leurs repas, et l’abondance y règne au défaut de la propreté et de la délicatesse. Les vivres sont partout à très grand marché, à moins que la mauvaise récolte du riz ne fasse renchérir les autres denrées.

Outre la chair de pourceau qui est la plus estimée, et qui est comme la base des meilleurs repas, on trouve des chèvres, des poules, des oies, des canards, des perdrix, des faisans et quantité de gibier inconnu en Europe. Les Chinois exposent aussi dans leurs marchés de la chair de cheval, d’ânesse et de chien. Ce n’est pas qu’ils n’aient des buffles et des bœufs ; mais, dans la plupart des provinces, la superstition, ou les besoins de l’agriculture, empêchent qu’on ne les tue.

Voici à peu près la manière dont ils apprêtent leurs viandes : ils tirent le suc d’une certaine quantité de chair de pourceau, de poule, de canard, de faisan, etc., et ils se servent de cette substance pour cuire les autres viandes. Ils diversifient ces ragoûts par un mélange d’épiceries et d’herbes fortes. On sert toutes les viandes, coupées par morceaux, dans des jattes de porcelaine, et il est rare qu’on mette sur leurs tables des pièces entières, si ce n’est lorsqu’ils invitent quelques Européens, dont ils veulent, par courtoisie, imiter les usages.

Parmi ces ragoûts si différents des nôtres, il y en a quelques-uns dont vous n’oseriez manger, et dont je me régale quelquefois avec plaisir : ce sont des nerfs de cerf et des nids d’oiseaux accommodés d’une manière particulière. Ces nerfs sont exposés au soleil pendant l’été, et conservés avec de la fleur de poivre et du macis. Lorsqu’on veut les apprêter, on les met dans de l’eau de riz pour les amollir, et on les fait cuire dans du jus de chevreau, assaisonné p.229 de plusieurs épiceries. Les nids d’oiseaux viennent du Japon, et sont de la grosseur d’un œuf de poule. La matière en est inconnue, mais elle ressemble beaucoup à la mèche qu’on tire du sureau ou à la pâle filée de Gènes ou de Milan. Le goût en serait insipide, s’il n’était relevé par des épiceries qu’on y mêle : c’est le plat le plus chéri des Chinois. Ils font aussi une certaine pâte de riz, qu’ils filent, et que nous appelons vermicelli de riz. Ces trois mets sont à mon avis très supportables. Les fleuves qui arrosent toutes les provinces de la Chine, les lacs, les étangs et la mer fournissent abondamment toutes sortes de poissons. Les Chinois les font sécher, et ils en font un très grand commerce. Ils élèvent dans leurs maisons certains petits poissons bigarrés de cent couleurs différentes ; leurs écailles sont dorées ou argentées, et leur queue, dont la figure est extraordinaire, est aussi longue que tout leur corps. J’en nourris dans ma mission, sans cependant espérer de pouvoir les transporter en Europe, à cause de l’eau douce qu’il faut changer tous les jours, et qui est rare dans les vaisseaux.

Quoique les Chinois aient des brebis et des chèvres, dont ils peuvent traire le lait, ils ne savent point néanmoins faire le beurre, et ils en ignorent absolument le goût et l’usage. J’ai fait enseigner à un jeune néophyte la manière de le faire par un de nos matelots, qui est un paysan des côtes de Bretagne, mais il n’a jamais la couleur et la perfection du nôtre, ce qui procède sans doute de la qualité des pâturages. Au lieu de beurre, il se servent de saindoux, ou d’une espèce d’huile qu’ils tirent d’un fruit qui m’est tout à fait inconnu, et dont on n’a jamais pu me donner aucune connaissance.

Les chemins publics sont très bien entretenus, et la quantité de rivières et de lacs dont ce pays est arrosé n’apporte aucune incommodité aux voyageurs, par la précaution qu’on a prise d’opposer des digues aux débordements des eaux. On se sert rarement de chevaux dans les voyages. On s’embarque dans des bateaux, ou dans des barques longues à rames ; et comme le même fleuve parcourt souvent plus d’une province, il est aisé et commode de voyager.

Dans les provinces où les rivières sont plus rares ou moins navigables, on se fait porter en chaise à porteurs, et on trouve de lieue en lieue des villages et des bourgs où l’on change de porteurs. Il y a aussi des postes réglées et disposées de trois en trois milles ; mais il n’est pas permis aux particuliers de s’en servir, et elles sont réservées pour les courriers de l’empereur, et pour les affaires qui concernent le gouvernement public.

Les chevaux chinois n’ont ni la beauté, ni la vigueur, ni la rapidité des nôtres, et les habitants du pays ne savent point les dompter ; ils les mutilent seulement, et cette opération les rend doux et familiers. Ceux qu’ils destinent aux exercices militaires sont si timides, qu’ils fuient au hennissement des chevaux tartares. D’ailleurs, comme ils ne sont point ferrés, la corne de leurs pieds s’use en sorte que le meilleur cheval, à six ans, est presque incapable de service.

Les provinces de Canton, de Quang-si de Hou-quang, de Se-tchuen et de Pe-tcheli, sont les plus fécondes en animaux rares et curieux. On y trouve entre autres une espèce de tigre sans queue, et qui a le corps d’un chien. C’est de tous les animaux le plus féroce et le plus léger à la course. Si l’on en rencontre quelqu’un, et que pour se dérober à sa fureur on monte sur un arbre, l’animal pousse un certain cri, et à l’instant on en voit arriver plusieurs autres qui, tous ensemble, creusent la terre autour de l’arbre, le déracinent et le font tomber. Mais les Chinois ont trouvé depuis peu le moyen de s’en défaire ; ils s’assemblent, vers le soir, en certain nombre, et forment une forte palissade dans laquelle ils se renferment ; ensuite, imitant le cri de l’animal, ils attirent tous ceux des environs ; et tandis que ces bêtes féroces travaillent à fouir la terre pour abattre les pieux de la palissade, les Chinois s’arment de flèches, et les tuent sans courir aucun danger.

On voit aussi des couleuvres et des vipères dont le venin est très présent. Il y en a dont on n’est pas plutôt mordu, que le corps s’enfle extraordinairement, et que le sang sort par tous les membres, par les yeux, par les oreilles, la bouche, les narines, et même par les ongles. Mais comme l’humeur pestilente s’évapore avec le sang, leurs morsures ne sont pas mortelles. Il y en a d’autres dont le venin est beaucoup plus dangereux ; n’en eût-on été mordu qu’au bout du pied, à l’instant le poison monte à la tête, et, se répandant soudain dans toutes les veines, il cause des défaillances, p.230 ensuite le délire, et puis la mort. On n’a pu trouver jusqu’ici aucun remède qui fût efficace contre leur morsure.

Ce qu’on rapporte constamment de l’animal appelé sinsin me fait juger que c’est une espèce de singe que j’ai eu souvent occasion de voir ; il diffère des autres par sa grandeur, qui est égale à celle d’un homme d’une taille médiocre, par une plus juste conformité d’actions presque humaines, et par une plus grande facilité à marcher sur ses deux pieds de derrière.

Ce qu’on dit pareillement du gin-hiung, ou l’homme-ours, qui est dans les déserts de la province de Chen-si, ne doit s’entendre que de la grandeur extraordinaire des ours de ce canton-là, comparée à la grandeur des hommes. Il n’est pas moins certain que le ma-lou, ou cheval-cerf n’est qu’une espèce de cerf plus haut et plus long que les chevaux de la province d’Yun-nan.

Les voyageurs chinois parlent d’un certain animal qu’ils appellent cheval-tigre et qui ne diffère du cheval qu’en ce qu’il est couvert d’écailles ; il ressemble au tigre par ses ongles, et surtout par son humeur sanguinaire, qui le fait sortir de l’eau vers le printemps pour dévorer les hommes et les animaux.

J’ai suivi presque toute la rivière de Han, qui arrose le territoire de Siang-yang, où les Chinois font naître cet animal. J’ai parcouru les montagnes affreuses d’Yun-yang, et je n’y ai vu ni entendu parler d’un animal semblable, quoique les gens du pays ne manquassent pas de me faire remarquer tout ce qui pouvait piquer ma curiosité, et que je m’informasse exactement de tout.

Je suis très persuadé que cet animal n’existe pas plus que le fong-hoang, dont vous avez sans doute entendu parler. Ce qu’on dit du hiang-tchang-tse, ou daim odoriférant, est quelque chose de plus certain. Cet animal se trouve principalement dans les provinces méridionales : c’est une espèce de daim sans cornes, dont le poil tire sur le noir. Sa bourse, qui est pleine de musc, est composée d’une pellicule très fine, et couverte d’un poil fort délié. La chair en est bonne à manger, et on la sert sur les meilleures tables.

On met avec raison au rang des beaux oiseaux celui que l’on appelle hai-tsing. Il est fort rare, et l’on n’en prend que dans la province de Chen-si, et dans quelques cantons de la Tartarie. Cet oiseau est comparable à nos plus beaux faucons ; mais il est plus gros, plus vigoureux et plus fort. On peut, sans témérité, le regarder comme le roi des oiseaux de proie de la Chine et de la Tartarie ; car c’est le plus curieux, le plus vif, le plus adroit et le plus courageux ; aussi est-il si estimé des Chinois, que quand ils ont le bonheur d’en prendre un, ils le portent à la cour, l’offrent à l’empereur, qui les récompense généreusement et le remettent ensuite aux officiers de la fauconnerie.

On voit, dans la province de Canton, et principalement sur le penchant d’une montagne appelée Lo-feou-chan, des papillons si estimés, qu’on ne manque jamais de les envoyer à la cour, où on les fait servir à certains ornements qu’on fait au palais. Leurs couleurs sont extraordinairement variées et d’une vivacité surprenante. Ces papillons sont beaucoup plus gros que les nôtres et ont les ailes bien plus larges. Ils sont comme immobiles sur les arbres pendant le jour, et ils s’y laissent prendre sans peine. Ce n’est que sur le soir qu’ils commencent à voltiger, de même à peu près que les chauves-souris, dont quelques-uns semblent égaler la grandeur par l’étendue de leurs ailes.

Je n’ai touché qu’en passant l’article des poissons dans le cours de cette lettre ; je vais actuellement vous donner quelque détail. Quant aux autres curiosités naturelles, je me réserve à vous en parler plus amplement dans la suite.

On voit en Chine presque toutes les espèces de poissons que nous avons en Europe. Mais mon dessein n’est pas de les passer en revue ; je me borne à ceux qui sont particuliers au pays. Le poisson le plus curieux, sans contredit, est celui qu’on appelle kin-yu, ou poisson d’or. On le nourrit dans de petits étangs, dont les maisons de plaisance des princes et des grands seigneurs de la cour sont embellies, ou dans des vases larges et profonds, dont on orne assez communément les cours des maisons. On ne met dans ces bassins que les plus petits qu’on peut trouver : plus ils sont minces et déliés, plus ils paraissent beaux. Ils sont d’un rouge doux et tempéré, et comme semés de poudre d’or, surtout vers la queue, qui est à deux ou trois pointes. On en voit aussi d’une blancheur argentée, et d’autres qui sont blancs et semés de taches rouges. Les uns et les autres p.231 sont d’une vivacité et d’une agilité surprenantes : ils aiment à se jouer sur la surface de l’eau ; mais leur petitesse les rend si sensibles aux moindres injures de l’air, et aux secousses même un peu violentes du vase, qu’ils meurent aisément et en grand nombre. Ceux qu’on nourrit dans les étangs sont de diverse grandeur, et on les accoutume à venir sur l’eau au bruit d’une cliquette dont joue celui qui leur porte à manger. Ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’on prétend qu’il ne faut rien leur donner pendant l’hiver, si on veut les entretenir en bon état. Il est certain qu’on les laisse manquer de nourriture pendant trois ou quatre mois que le froid dure. De quoi vivent-ils ? c’est ce qui n’est pas facile à deviner. On peut conjecturer que ceux qui sont sous la glace durant l’hiver trouvent dans les racines, dont le fond des étangs est plein, ou de petits vers, ou d’autres aliments propres à les nourrir. Mais ceux qu’on retire des cours et qu’on garde l’hiver dans une chambre sans qu’on prenne le soin de pourvoir leur subsistance, ne laissent pas vers le printemps qu’on les remet dans leur ancien bassin, de se jouer avec la même force et la même agilité que l’année précédente.

Je pourrais vous parler ici de certains cancres qu’on trouve entre les bords de la mer de Cao-tcheou et de l’île de Hainan ; ils se changent en pierre et conservent cependant leur figure naturelle : mais c’est une chose commune en Europe, où ces sortes de pétrifications ne sont pas rares. Les médecins chinois attribuent à celles-ci une vertu que nous ne reconnaissons pas dans les nôtres : ils l’emploient volontiers comme un remède propre à chasser les fièvres chaudes et aiguës ; c’est ce qu’il faudrait vérifier par des expériences qui servissent à déterminer, au moins en gros, quel degré de force peut avoir ce remède.

J’ai vu sur les bords de la mer de Fo-kien un poisson appelé hai-seng. Je le pris d’abord pour un rouleau de matière inanimée ; mais l’ayant fait couper en deux par des matelots chinois, ils me dirent tous qu’il était vivant, je le jetai aussitôt dans un bassin, il y nagea et vécut même encore assez longtemps. Ces matelots m’ajoutèrent que cet animal avait quatre yeux, six pieds et une figure semblable à celle du foie de l’homme. Mais quelque soin que je prisse à le bien observer, je ne distinguai que deux endroits par où il paraissait voir ; car il témoignait de la frayeur lorsqu’on lui passait la main dans ces endroits. Si l’on veut regarder comme des pieds tout ce qui lui sert à se mouvoir, on doit en compter autant qu’il a sur le corps de petites excroissances qui sont comme des boutons. Il n’a ni épine ni os ; il meurt dès qu’on le presse. On le conserve aisément, sans qu’il soit besoin d’autre chose que d’un peu de sel. C’est en cet état qu’on le transporte par tout l’empire, comme un mets estimable : peut-être l’est-il en effet au goût des Chinois, quoiqu’il ne paraisse pas tel au nôtre.

Les Européens n’en peuvent soutenir la vue, à cause de sa laideur et de sa difformité, et c’est peut-être ce qui leur a donné une si forte répugnance à manger de ce poisson.

Outre le poisson doré dont je vous ai fait la description, il en est une autre espèce qui lui ressemble beaucoup, soit pour la grandeur, soit pour la vivacité, soit pour la couleur, soit enfin pour la forme. Ce poisson s’appelle hoa-hien, du nom de la petite ville de Tchang-hoa-hien, dépendante de Han-tcheou, et située au trentième degré vingt-trois minutes de latitude. Près de cette ville est un petit lac qui fournit le poisson dont je parle ; son écaille est d’un jaune clair et pâle ; mais les taches rougeâtres dont il est semé relèvent beaucoup sa couleur. Il est environ de la longueur du poisson d’or : sa nature est à peu près la même ; mais son prix est bien différent, vu son extraordinaire rareté. On le met enfin dans un vase, où on a grand soin de lui donner chaque jour une certaine quantité de nourriture : ce vase doit être fermé pendant l’hiver ; on y laisse cependant une petite ouverture, soit pour en changer l’eau, soit pour y renouveler l’air, soit pour y laisser pénétrer la chaleur de l’appartement où il est.

On dirait que ce poisson connaît celui qui est chargé de lui apporter à manger, tant il est prompt à sortir du fond de l’eau dès qu’il sent qu’il arrive. J’ai vu de très grands seigneurs prendre plaisir à lui donner de la nourriture de leur propre main, et passer des deux et trois heures à considérer l’agilité de ses mouvements et de ses différents petits jeux.

Ce poisson passe pour être très fécond. Quand on voit ses œufs surnager, on cesse de changer l’eau du vase, et on les ramasse avec p.232 toutes les précautions possibles, on les conserve avec soin et la chaleur de la saison ne manque jamais de les faire éclore.

Je vous ai parlé autrefois, monsieur, du grand fleuve Yang-tse-kiang. C’est de là que les Chinois tirent tous leur poisson. En certains temps de l’année, il s’assemble un nombre prodigieux de barques pour y acheter des semences de provision. Vers le mois de mai, les gens du pays barrent le fleuve en différents endroits, avec des nattes et des claies, l’espace d’environ dix lieues, et ne laissent que ce qu’il faut pour le passage des barques. La semence du poisson s’arrête à ces claies ; ils savent la distinguer à l’œil, quoiqu’on n’aperçoive rien de bien sensible dans l’eau. Ils puisent de cette eau mêlée de semence, et en remplissent quantité de vases pour la vendre, ce qui fait que dans ce temps-là plusieurs marchands viennent avec des barques pour l’acheter, et la transporter dans diverses provinces ; mais ils ont soin de l’agiter de temps en temps, et ils se relèvent les uns les autres pour cette opération. Cette eau se vend par mesure à tous ceux qui ont des viviers et des étangs domestiques. Au bout de quelques jours, on aperçoit dans l’eau des semences semblables à de petits tas d’œufs de poissons, sans qu’on puisse encore démêler quelle est leur espèce ; ce n’est qu’avec le temps qu’on la distingue. Le gain va souvent au centuple de la dépense, car le peuple ne se nourrit pour ainsi dire que de poisson.

Vous m’avez demandé, monsieur, dans votre dernière lettre, quelques détails intéressants sur l’état de la religion à Emouy, où j’ai fait quelque temps ma résidence. Je voudrais bien satisfaire votre piété. Mais comme il n’a point encore plu à Dieu de répandre ses bénédictions sur les travaux de son serviteur, je ne puis que vous tracer un tableau affligeant des progrès de l’idolâtrie dans cette chère et malheureuse contrée.

Je ne crois pas, monsieur, que dans le reste de l’Asie la superstition ait érigé à l’esprit du mensonge de si beaux temples que dans ce pays-ci. Les plus magnifiques sont au dehors des villes, et on commet aux bonzes qui les habitent le soin de les entretenir. Ces édifices ou pagodes sont plus ou moins grands, selon les richesses ou la dévotion de ceux qui les ont fondés. Ils sont ordinairement situés sur le coteau des montagnes, et il semble que dans la construction de leurs pagodes les Chinois veuillent tout devoir à l’art et rien à la nature. Quoique les montagnes soient arides, les bonzes entretiennent dans ces pagodes un printemps éternel. Ce sont des solitudes charmantes ; tout y est pratiqué avec tant d’ordre, que le goût le plus bizarre n’y trouve rien à désirer, soit pour la fraîcheur, qui est un agrément essentiel pour un climat si chaud, soit pour la commodité. Ils font couler les eaux du haut des montagnes par plusieurs canaux, et ils les distribuent aux environs et dans l’intérieur de la pagode, où il y des bassins et des fontaines pour les recevoir. Ils plantent des bosquets et des avenues d’arbres dont l’hiver semble respecter les feuilles. Je me contenterai de vous faire une courte description de la pagode principale de l’île d’Emouy, parce que tous ces édifices ont beaucoup de rapport les uns aux autres quant à la situation et à l’architecture.

La grande pagode d’Emouy est à deux milles de la ville, et est située dans une plaine qui se termine d’un côté à la mer et de l’autre à une montagne fort haute. La mer, par différents canaux, forme devant ce temple une nappe d’eau bordée d’un gazon toujours vert. La face de cet édifice est de trente toises ; le portail est grand et orné de figures en relief, qui sont les ornements les plus ordinaires de l’architecture chinoise. On trouve en entrant un vaste portique pavé de grandes pierres carrées et polies, au milieu duquel il y a un autel où l’on voit une statue de bronze doré, qui représente Foé, sous la figure d’un colosse assis les jambes croisées. Aux quatre angles de ce portique, il y a quatre autres statues qui ont dix-huit pieds de hauteur, quoiqu’elles soient représentées assises : elles n’ont rien de régulier, mais on ne peut assez en admirer la dorure. Chacun de ces colosses est fait d’un seul morceau de pierre ; ils ont en main différents symboles qui désignent leurs qualités, comme autrefois dans Rome païenne le trident et le caducée désignaient Neptune et Mercure. L’un tient entre ses bras un serpent qui fait plusieurs replis autour de son corps ; l’autre tient un arc bandé et un carquois ; les deux autres ont, l’un une espèce de hache d’armes, l’autre une guitare, ou quelque chose d’approchant.

En sortant de ce portique, on entre dans une avant-cour carrée, et pavée de longues pierres p.233 grises, dont la moindre a dix pieds de longueur et quatre de largeur. Il y a aux quatre côtés de cette cour quatre pavillons qui se terminent en dômes, et qui se communiquent par un corridor qui règne tout autour. Dans l’un il y a une cloche qui a dix pieds de diamètre ; on ne peut trop admirer la charpente qui sert de support à cette lourde masse. Dans l’autre, il y a un tambour d’une grandeur démesurée et qui sert aux bonzes à annoncer les jours de la nouvelle et pleine lune. Il faut remarquer que le battant des cloches chinoises est en dehors, et qu’il est fait de bois en forme de marteau. Les deux autres pavillons renferment les ornements du temple, et servent souvent de retraite aux voyageurs que les bonzes sont obligés de recevoir et de loger.

Au milieu de cette cour on voit une grande tour isolée qui se termine aussi en dôme ; on y monte par un escalier construit de belles pierres, lequel règne tout autour. Au milieu du dôme, il a un temple dont la figure est carrée. On y admire une grande propreté ; la voûte est ornée de mosaïques et les murailles sont revêtues de figures de pierre en relief qui représentent des animaux et des monstres. Les colonnes qui soutiennent le toit de cet édifice sont de bois vernissé ; et aux jours solennels on les orne de banderoles de diverses couleurs. Le temple est pavé de petits coquillages qui, par un assemblable curieux, forment des oiseaux, des papillons, des fleurs, etc.

Les bonzes brûlent continuellement des parfums sur l’autel et entretiennent le feu des lampes qui sont suspendues à la voûte du temple ; à l’une des extrémités de l’autel, on voit une urne de bronze sur laquelle ils frappent, et qui rend un son lugubre. A l’autre extrémité il y a une machine de bois creuse et faite en ovale, qui sert au même usage, c’est-à-dire que le son de l’un et de l’autre instrument accompagne leurs voix lorsqu’ils chantent les louanges de l’idole titulaire de la pagode.

Le dieu Poussa est placé au milieu de cet autel ; il a pour base une fleur de bronze doré, et il tient un jeune enfant entre ses bras. Plusieurs idoles, qui sont sans doute des dieux subalternes, sont rangées autour de lui et marquent par leurs attitudes leur respect et leur vénération.

Les bonzes ont aussi tracé sur les murs de ce temple plusieurs caractères hiéroglyphiques à la louange de Poussa. On y voit un tableau historique ou allégorique peint à fresque, qui représente un étang de feu où semblent nager plusieurs hommes, les uns portés sur des monstres qui n’ont jamais existé que dans l’imagination du peintre, les autres environnés de toutes parts de dragons et de serpents ailés. On aperçoit au milieu du gouffre un rocher escarpé, au haut duquel le dieu est assis, tenant un enfant entre ses bras, qui semble appeler tous ceux qui sont dans les flammes de l’étang ; mais un vieillard, dont les oreilles sont pendantes, et qui a des cornes à la tête, les empêche de s’élever jusqu’à la cime du rocher, et paraît vouloir les écarter à coups de massue. Ce redoutable vieillard sera sans doute quelqu’un de ces dieux ou génies malfaisants dont je vous ai déjà parlé. Au reste, les bonzes ne surent répondre aux questions que je leur fis à l’occasion de ce tableau.

Il y a derrière l’autel une espèce de bibliothèque, dont les livres traitent du culte des idoles, et du sacrifice qu’on a coutume de faire dans cette pagode.

Lorsqu’on est descendu de ce dôme, on traverse la cour et on entre dans une espèce de galerie dont les murs sont lambrissés. J’y comptai vingt-quatre statues de bronze doré, qui représentaient vingt-quatre philosophes, anciens disciples de Confucius ; au bout de cette galerie ou trouve une grande salle qui est le réfectoire des bonzes ; on traverse ensuite un assez grand appartement, et on entre enfin dans le temple de Fo, où l’on monte par un grand escalier de pierre. Il est orné de vases de fleurs artificielles, ouvrage dans lequel les Chinois excellent, et l’on y trouve les mêmes instruments de musique et les autres ornements dont j’ai déjà fait mention. On ne voit la statue du dieu qu’à travers une gaze noire qui forme une espèce de voile ou rideau devant l’autel ; le reste de la pagode consiste en plusieurs grandes chambres fort propres, mais mal percées ; les jardins et les bosquets sont pratiqués sur le coteau de la montagne, et l’on a taillé dans le roc des grottes charmantes, où l’on peut se mettre à l’abri des chaleurs excessives du climat.

J’ai souvent visité les bonzes de cette pagode, et ils ont toujours paru me recevoir avec plaisir ; on peut entrer librement dans leurs temples, mais il ne faut pas chercher à satisfaire entièrement sa curiosité, ni entrer dans les p.234 appartements où ils ne vous introduisent pas eux-mêmes, surtout lorsqu’on est mal accompagné ; car les bonzes, à qui le commerce des femmes est interdit sous des peines rigoureuses, et qui en gardent souvent dans des lieux secrets, pourraient, dans la crainte d’être accusés, se venger d’une curiosité trop indiscrète.

Il y a plusieurs autres pagodes de cette espèce aux environs et dans l’enceinte d’Emouy ; il y en a une entre autres qu’on appelle pagode des dix mille pierres, parce qu’elle est bâtie sur le penchant d’une montagne où l’on a compté un pareil nombre de petits rochers, sous lesquels les bonzes ont pratiqué des grottes et des réduits très agréables. On y voit régner une certaine simplicité champêtre qui plaît et qui charme.

Quoique les bonzes soient les amis et les confidents des dieux, ils sont cependant fort méprisés à la Chine, et les peuples, qui dans leur idolâtrie n’ont aucun système bien suivi, ne respectent pas plus la divinité que le ministre. Ils sont tirés de la lie du peuple, et lorsqu’ils ont amassé quelque somme d’argent, ils achètent des esclaves dont ils font des disciples, qui sont ensuite leurs successeurs, car il est bien rare qu’un Chinois un peu à son aise embrasse cette profession.

Les bonzes ont des supérieurs et des dignités parmi eux ; et pour être initié aux mystères extravagants de leur secte, il faut passer par un très rude noviciat. Celui qui postule pour l’état de bonze est obligé de laisser croître sa barbe et ses cheveux pendant un an, de porter une robe déchirée, et d’aller de porte en porte chanter les louanges des idoles auxquelles il se consacre. Il s’acquitte de ce devoir sans lever les yeux ; et la populace, pour éprouver sa vocation, ou pour l’en détourner, l’accable ordinairement de sarcasmes, d’injures, quelquefois même de coups de bâton, et l’humble candidat souffre tout avec une patience qui mériterait un objet plus noble. Il ne mange, durant une année, aucune chose qui ait eu vie ; il est pâle, maigre, défiguré ; si le sommeil, auquel il résiste constamment, le surprend quelquefois, un compagnon impitoyable le réveille aussitôt ; en un mot, rien n’est comparable aux tourments qu’on lui fait endurer.

Lorsque le jour est arrivé où il doit prendre l’habit, les bonzes des pagodes voisines s’assemblent, et se prosternant tous devant l’idole, ils récitent à haute voix, comme s’ils psalmodiaient, des prières dont souvent ils n’entendent pas le sens ; ils ont une espèce de chapelet autour du cou, dont les grains sont très gros, et qui ressemble aux nôtres à la réserve de la croix, dont ils n’ont pas le bonheur de connaître le mystère ; ensuite ils entonnent je ne sais quels hymnes, et accompagnent leur chant du son de plusieurs petites clochettes.

Cependant le novice, prosterné la face contre terre à l’entrée du temple, attend la fin de ces cérémonies, pour recevoir l’honneur qu’on veut lui faire. Les bonzes le conduisent au pied de l’autel, et lui mettent une longue robe grise, que j’ose dire être semblable, quant à la forme, aux robes ou manteaux de nos religieux d’Europe, le capuchon et la couleur à part. On lui met aussi sur la tête un bonnet de carton sans bords doublé de toile grise ou noire, et la fonction finit par l’accolade. Le novice régale ensuite tous les bonzes, et l’ivresse, qui succède à ce repas, termine cette cérémonie.

Ils sont obligés de garder la continence ; mais, malgré les punitions attachées au commerce des femmes, ils cherchent sans cesse les occasions de satisfaire leurs passions, et au défaut des femmes, ces scélérats recourent à d’autres objets pour assouvir leur brutalité. Leur extérieur grave et composé cache souvent une âme noire, abandonnée à toutes sortes de vices. Ils sont moins persuadés de l’existence de leurs ridicules divinités, que les Chinois mêmes, qui ne se piquent pas d’une foi bien vive, ni d’une dévotion bien grande. Ils n’affectent une vie retirée et solitaire que pour mieux surprendre la crédulité du vulgaire, laquelle est en effet leur unique ressource.

Lorsqu’ils se sont enrichis dans cette indigne profession, ils peuvent la quitter et en embrasser une autre ; mais le changement d’état ne peut effacer la mauvaise réputation qu’ils se sont acquise. Étrange aveuglement de ces peuples, d’adorer des dieux dont ils méprisent les ministres, et de marquer d’infamie ceux qui s’attachent plus étroitement à leur culte.

Quoique l’art de deviner soit fort commun à la Chine, comme je l’ai déjà remarqué, les bonzes néanmoins se l’attribuent par excellence, et croient être les véritables et seuls organes des volontés du destin. La plus grande p.235 superstition des Chinois consiste à consulter les dieux et les hommes sur le succès heureux ou malheureux de leurs affaires.

S’ils sont malades, ils veulent connaître la durée de leur maladie ; et pour cet effet, ils consultent la divinité bienfaisante, dont l’attribut est d’en procurer la guérison. Ils viennent dans une pagode, et après avoir présenté à l’idole plusieurs mets différents, dont les bonzes profitent, ils se prosternent la face contre terre, tandis que le bonze principal fait brûler du papier doré dans une urne de bronze et prépare plusieurs petits bâtons, sur lesquels est écrite la bonne ou mauvaise fortune. Après les avoir brouillés, ils en tirent un du fond d’un sac ou d’une boîte ; si la décision de l’oracle ne leur plaît pas, ils recommencent, et sont obligés de s’en tenir à cette seconde décision favorable ou contraire. C’est ainsi que parmi eux le hasard décide de l’avenir.

Un bonze convaincu d’avoir eu commerce avec une femme est puni très sévèrement ; ses confrères sont ses bourreaux, et vengent en apparence l’injure faite à leur religion, en punissant un crime qu’ils commettent eux-mêmes, ou qu’ils brûlent de commettre. On met au cou du coupable un ais fort pesant, et on le traîne par la ville pendant une lune entière en le frappant continuellement. Au reste, ces châtiments sont rares et les bonzes ont autant d’adresse à cacher leurs passions, que d’avidité à les satisfaire.

Il y avait autrefois près de Fo-tcheou (ville où réside le père de Zea) une pagode fameuse, où demeuraient les bonzes les plus distingués de la province. La fille d’un docteur chinois, allant à la maison de campagne de son père, suivie de deux servantes, et portée, suivant l’usage du pays, dans une chaise couverte, eut la curiosité d’entrer dans le temple, et envoya prier les bonzes de se retirer, tandis qu’elle y ferait sa prière. Le bonze principal, curieux de voir cette jeune personne, se cacha derrière l’autel ; il ne la vit que trop et il en devint si épris, que son imagination échauffée écarta l’idée du péril, et ne lui montra que la facilité qu’il y avait à enlever une fille faible et mal accompagnée. L’exécution suivit de près le projet. Il ordonna aux autres bonzes, ses confidents, d’arrêter les deux suivantes, et il ravit cette fille malgré ses cris et ses larmes.

Le docteur n’ignora pas longtemps l’absence de sa fille ; il sut qu’elle était entrée dans la pagode, et qu’elle y avait disparu. Les bonzes répondirent à toutes les demandes qu’il fit, qu’il était bien vrai qu’elle avait visité la pagode, mais qu’elle en était sortie après avoir fait sa prière. Le docteur, élevé dans le mépris pour les bonzes, comme le sont tous les lettrés, qui se mettent au-dessus de la sotte crédulité du vulgaire, s’adressa au général des Tartares de cette province, et lui demanda justice contre les ravisseurs de sa fille. Les bonzes, s’imaginant trouver dans ces deux hommes une confiance aveugle, leur dirent que Fo étant devenu amoureux de la jeune fille, l’avait enlevée. Le bonze, auteur du rapt, voulut ensuite, par une harangue fort pathétique, faire comprendre au docteur combien Fo avait fait d’honneur à toute sa famille, en jugeant sa fille digne de sa tendresse et de sa société mais le général tartare, sans s’amuser à ces fables, s’étant mis à examiner curieusement tous les réduits les plus cachés de la pagode, entendit quelques cris confus sortir du fond d’un rocher ; il s’avança vers ce lieu, et aperçut une porte de fer qui fermait l’entrée d’une grotte ; l’ayant fait abattre, il entra dans un lieu souterrain où il trouva la fille du docteur, et plus de trente autres femmes qui s’y trouvaient renfermées. Elles sortirent de leur prison et de la pagode, et aussitôt après, le général fit mettre le feu aux quatre coins de cet édifice, et brûla le temple, les autels, les dieux et leurs infâmes ministres.

Le culte que les bonzes rendent aux idoles ne s’étend pas loin. Uniquement occupés à entretenir les lampes des pagodes, et à recevoir ceux qui viennent faire leurs prières, ils mènent une vie molle et voluptueuse. La plupart d’entre eux n’ont aucun revenu fixe, et ils vont de porte en porte, une clochette à la main, mendier les secours nécessaires à la vie. Lorsqu’un Chinois fait quelque fête à l’honneur de l’idole qu’il garde dans sa maison, il appelle les bonzes, qui, revêtus de longues chapes brodées, portent l’idole par les rues ; ils marchent deux à deux, tenant en main plusieurs banderoles garnies de sonnettes, et le peuple les suit par curiosité bien plus que par dévotion. Au jour de la nouvelle et pleine lune, ils se lèvent pendant la nuit et récitent des prières. Il m’a semblé qu’ils répétaient toujours la même chose, avec autant de modestie et de dévotion que s’ils p.236 avaient quelque idée des dieux qu’ils invoquent. Ils affectent une grande humilité dans les premiers compliments qu’ils se font dans leurs visites ; ils se prosternent les uns devant les autres ; ils se régalent ensuite, et s’enivrent le plus souvent ; en sorte que la visite, qui commence par les compliments, finit presque toujours par les invectives.

Tel est, monsieur, le déplorable aveuglement d’un peuple, à la conversion duquel tant de zélés missionnaires travaillent depuis si longtemps. S’ils n’ont point encore réussi à le tirer des épaisses ténèbres où il est plongé, c’est que le temps des miséricordes n’est point venu pour lui ; le Seigneur nous réserve d’autres fatigues, et après avoir éprouvé notre constance, nous espérons qu’il la couronnera par la conversion entière de cette nation.

J’ai l’honneur, etc.

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Lettre du père Parennin

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Mort du frère Bernard Rhodes. — Détails sur ses travaux.

A Pékin, le 27 mars 1715

J’eus l’honneur de vous écrire, il y a un mois, de Geho-ell [151], et je vous mandais que le frère Bernard Rhodes, âgé de plus de soixante et dix ans, n’était plus en état de continuer ses longs voyages de Tartarie, à la suite de l’empereur. Je ne savais pas pour lors que c’était là le dernier voyage que nous ferions ensemble. Le Seigneur a voulu le récompenser et nous affliger, en l’enlevant le dixième de ce mois, à une journée de Pékin. Cette perte a été très sensible, non seulement aux missionnaires et aux chrétiens, mais encore aux infidèles.

Avant que d’entrer dans cette mission, il avait déjà passé plusieurs années dans celle des Indes. Les Hollandais ayant assiégé et pris Pondichéry, il fut fait prisonnier de guerre avec le feu père Tachard et conduit en Hollande aux prisons d’Amsterdam, où il attendit patiemment l’échange des prisonniers. Quand il fut arrivé à Paris, il se consacra de nouveau aux missions, et après tant de fatigues essuyées, il ne balança point d’entreprendre le voyage de la Chine, et plus long et plus dangereux que ceux qu’il avait faits. Il s’embarqua donc avec le père Pélisson, sur un petit bâtiment nommé le Petit Saint-Jean : ils passèrent au Brésil, de là ils touchèrent à l’île d’Anjouan. Des flibustiers qui occupaient l’île ayant pris ce qu’ils avaient, ils continuèrent comme ils purent leur voyage jusqu’aux Indes. L’année suivante ils s’embarquèrent sur des vaisseaux anglais, et ils arrivèrent heureusement, l’an 1699, à Hia-men, qui est un port de la province de Fo-kien, d’où le frère Rhodes fut conduit à la cour par les mandarins que l’empereur avait chargés de cette commission.

La douceur, la modestie et l’humilité qui éclataient dans ses discours et dans ses actions lui attirèrent d’abord l’estime et l’amitié des Chinois : mais quand ses talents furent connus, et que l’expérience eut fait voir quelle était son habileté dans la chirurgie, dans la pharmacie, et même dans la connaissance du pouls et des maladies, on l’estima bien davantage. L’empereur lui confia plusieurs malades auxquels il s’intéressait, et que les médecins chinois n’avaient pu guérir. Le frère Rhodes leur rendit la santé, et l’empereur témoigna combien il en était satisfait.

Les mandarins du palais, qui étaient chargés de rendre compte à l’empereur des cures que faisait le frère Rhodes, revinrent bientôt de la folle prévention qu’ont presque tous les Chinois contre les médecins étrangers ; prévention que les médecins de la Chine ont grand soin d’entretenir. Ils le prièrent de voir quelques-uns de leurs domestiques qui étaient malades, et ils furent si contents de ses services, que dans la suite ils mirent en lui leur confiance, et ne voulurent point avoir d’autre médecin.

— Qu’il y a de différence, me disaient-ils souvent, entre ce médecin européen et les médecins de notre nation ! Ceux-ci mentent hardiment, et entreprennent également, au grand péril des malades, de donner des remèdes pour des maladies qu’ils ne connaissent pas, comme pour celles qu’ils connaissent. Si l’on paraît se défier de leurs ordonnances, ils nous inondent d’un déluge de mots barbares, auxquels nous ne comprenons rien. En un mot, ils n’ont que le talent et l’adresse de tirer une bonne somme du malade avant que de l’envoyer au tombeau. Celui-là, au contraire, parle peu, promet peu, et fait beaucoup. S’il dit qu’il n’y a rien à p.237 craindre, nous pouvons compter sur ce qu’il nous dit, et il ne se trompe point. S’il a de la peine à nous répondre, s’il a un air triste, c’est un signe de mort ; et une continuelle expérience nous a convaincus de la certitude avec laquelle il prononçait sur les diverses maladies. Mais ce que nous admirons davantage, c’est sa patience et sa douceur : rien ne le rebute, il est toujours le même. Sa charité s’étend indifféremment à tout le monde, aux pauvres comme aux riches. Au sortir de nos appartements, il va dans nos écuries, visiter nos domestiques : il les traite, il les console, il les guérit. La seule chose qui nous fait de la peine, c’est que nous ne saurions l’engager à recevoir la moindre bagatelle : lui en faire seulement la proposition, c’est le chagriner, c’est l’obliger de prendre la fuite.

En effet, il visitait encore plus volontiers les pauvres que les grands seigneurs : il quittait tout dès qu’ils le demandaient. Quand il n’avait plus de remèdes, il en composait exprès pour eux. Plusieurs venaient à notre porte en demander, il ne refusait personne ; il en laissait à distribuer pendant son absence. Des familles entières doivent leur conservation à ses soins charitables. A combien de petits enfants, même du sang royal, n’a-t-il pas ouvert la porte du ciel quand il ne pouvait pas leur rendre la santé du corps par le moyen de ses remèdes !

Je me suis trouvé avec lui à la suite de l’empereur, dans plus de dix voyages, dont la plupart ont été de six mois. C’est là qu’il exerçait sa profession selon l’étendue de son zèle. J’étais témoin qu’il était occupé presque tout le jour à traiter les pauvres malades ; car combien n’y en a-t-il pas dans une suite de plus de trente mille personnes ! Et parmi ces malades, ceux qui faisaient le plus d’horreur et qui causaient le plus de dégoût, étaient les premiers objets de sa charité. J’ai entendu plus d’une fois les Chinois se récrier avec admiration :

— Ah qu’il est extraordinaire de voir un étranger faire gratuitement ce que nos médecins les plus intéressés ne feraient pas, même pour de l’argent ! 

Un homme de qualité, qui est idolâtre, me dit un jour qu’il était grand dommage que le frère Rhodes ne fût pas Chinois

— S’il était né parmi nous, disait-il, ce serait un grand saint, et on élèverait plus d’un monument à sa gloire. 

Je pris de là occasion de lui expliquer les motifs bien plus relevés qui faisaient agir le frère Rhodes, et je m’étendis assez au long sur les vues qui nous avaient portés à quitter notre terre natale pour venir à la Chine. Ce que je lui dis lui parut admirable, il nous donna de grands éloges ; mais il n’alla pas plus loin, et il ne songea nullement à se convertir.

C’est surtout dans ce dernier voyage que le frère Rhodes a travaillé au-delà de ses forces. Jamais il n’y eut plus de malades ; en moins de quatre mois il épuisa les caisses pleines de remèdes que l’empereur avait fait apporter à Geho-ell, selon sa coutume : il en donna des siens, et ceux-ci ayant manqué, il en fit venir d’autres de notre maison de Pékin. Vers la fin du mois de juin jusqu’au 25 juillet, l’empereur eut une tumeur fâcheuse sur la lèvre supérieure. Il appela le frère Rhodes pour le traiter, et moi pour lui servir d’interprète : quelques années auparavant il avait donné des preuves de son habileté, en guérissant Sa Majesté de violentes palpitations de cœur qui faisaient craindre pour sa vie, et auxquelles la médecine chinoise n’avait point de remèdes. Le frère Rhodes s’acquitta de ce nouveau devoir à la satisfaction de l’empereur, qui fut parfaitement guéri. Mais lui-même il se trouva incommodé de ce qu’il avait eu à souffrir pendant le temps que dura cette cure. Il lui fallait depuis le matin jusqu’à la nuit demeurer dans le palais, resserré dans une petite chambre, pour éviter de voir les femmes et d’en être vu, marcher à pied une demi-lieue lorsqu’il venait au palais et qu’il en sortait, et cela durant les plus grandes chaleurs de l’été. Ces fatigues affaiblirent extrêmement un vieillard qui était déjà très infirme. Cependant il se trouva mieux vers la mi-octobre : c’était le temps auquel l’empereur avait accoutumé de retourner à Pékin, mais des raisons particulières l’obligèrent cette année-là de prolonger son voyage de quinze jours. La saison changea tout à coup, le vent de nord commença à souffler, et en peu de jours tout fut glacé à Geho-ell. Le frère Rhodes fut saisi d’un froid si subit, il lui prit un catarrhe accompagné de fièvre. Il ne laissait pas de traiter les malades, et l’on s’empressait d’autant plus à avoir recours à lui, que le départ de l’empereur était plus proche. Je lui proposai d’user de quelques remèdes.

— Je ferai ce qu’il vous plaira, me répondit-il ; mais si vous voulez que je vous dise franchement ce que je pense, je crois les remèdes inutiles : mes voyages de p.238 Tartarie sont finis, et il faut me préparer à celui de l’éternité.

Bien qu’il se disposât depuis longtemps à la mort, et que sa vie ne fût qu’un exercice continuel de charité et d’oraison, il se confessa le vendredi, et reçut Notre-Seigneur dans la petite chapelle où je disais la messe. Le dimanche il fit la même chose, et le mardi suivant nous partîmes. Deux jours après, se trouvant extrêmement faible, il me fit une confession générale avec les sentiments d’un prédestiné, et avec une résignation parfaite à la volonté de Dieu. L’empereur lui fit prendre les devants, et ordonna au père Tillisk, jésuite allemand, de l’accompagner. Sa Majesté me retint auprès d’elle, parce que sachant mieux la langue chinoise, j’étais plus en état de lui répondre. Le mal augmenta de plus en plus et sa faiblesse devint extrême. Il conserva néanmoins la connaissance jusqu’au dernier soupir. Il mourut le 10 de novembre, à huit heures du matin, en récitant les litanies de la sainte Vierge, et n’étant qu’à une journée de Pékin.

Le père Tillisk fit porter le corps au lieu destiné à notre sépulture, qui est hors de la ville. Tous les jésuites de Pékin allèrent le recevoir, et après les prières ordinaires, ils l’enterrèrent le 25e du même mois : les pleurs et les gémissements d’une foule de chrétiens et d’infidèles redoublèrent la douleur que nous avions de le perdre. Ce qui nous console, c’est que nous sommes persuadés qu’il est allé recevoir la récompense de ses longs travaux et de sa sainte vie. Il était doux, modeste, humble, patient, fidèle observateur de nos règles, affable, toujours prêt à obliger, infatigable dans le travail et dans le soin qu’il prenait des pauvres. Enfin, pendant seize ans que j’ai vécu avec lui, je n’ai jamais vu personne qui ne m’ait fait son éloge.

À mon retour de Tartarie, j’ai lu dans le dixième volume des Lettres édifiantes et curieuses, un extrait d’une de mes lettres, dans laquelle je parlais d’une mission naissante que j’avais formée à Coupe-keu, au passage de la grande muraille. J’ajouterai ici que depuis ce temps-là Dieu y a donné sa bénédiction : ce n’est plus une mission commencée, c’est une mission établie, et où l’on trouve beaucoup de ferveur. L’église que j’avais fait bâtir est maintenant trop petite : elle ne peut pas, même avec la cour, contenir la moitié des hommes. En passant par là le mois dernier, j’en baptisai encore plus de trente. Ces bonnes gens me proposèrent d’abandonner cette église aux femmes pour y tenir leurs assemblées, et d’en bâtir une autre beaucoup plus grande pour les hommes. Ils offrirent même d’y contribuer selon leurs forces ; mais ce qu’ils peuvent est fort peu de chose ; comme ils sont la plupart soldats, ils n’ont pour tout bien que leur paye, qui est assez modique. J’allai voir une maison qui est assez propre à ce dessein : elle coûtera 5 à 600 taels, qui ne sont pas aisés à trouver. Nous ferons ce que nous pourrons avec le secours de la Providence.

Ces nouveaux fidèles sont remplis de piété. Comme ils sont plus maîtres de leur temps que les gens de commerce, ils ne manquent pas d’aller tous les jours à l’église, où les chefs les instruisent. Ils récitent soir et matin la prière au son des instruments : ils en ont acheté pour plus de cinquante écus, et ont appris à en jouer à de jeunes chrétiens. Ils ont pareillement acheté un lieu pour leur sépulture et les ornements nécessaires pour enterrer les morts avec décence. Comme je ne puis visiter cette chrétienté qu’en passant, il n’y a alors qu’une partie des chrétiens qui se confessent et qui communient. Le père Contancin y va de temps en temps pour suppléer à ce que je n’ai pu faire il doit y aller au premier jour. Quand j’étais à Geho-ell ceux qui y venaient pour quelque affaire, ou qui y étaient envoyés par leurs mandarins, ne manquaient pas de venir me trouver pour participer aux sacrements. Plusieurs y venaient à leurs dépens, sans y avoir d’autre affaire que celle de s’acquitter de ce devoir : c’était pour eux un voyage de trente lieues. Je ne sais si l’on trouverait le même empressement dans les anciens fidèles de l’Europe. Je recommande cette mission aux prières et à la charité de ceux qui ont du zèle pour agrandir le royaume de Jésus-Christ parmi les idolâtres et suis, etc.

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Lettre du père d’Entrecolles

au père de Broissia

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Progrès des travaux apostoliques. — Difficultés toujours renaissantes au-devant des missionnaires. — Calomnies répandues de toutes parts contre eux.

A Jao-tcheou, ce 10 mai 1715

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

p.239 Il est juste que je vous rende compte de la mission de King-te-tching, puisqu’elle doit ce qu’elle est à votre illustre famille. Elle a été fondée, et elle est entretenue des libéralités de M. le marquis de Broissia votre frère : c’est l’ouvrage du feu père de Broissia, qui l’a conduite plusieurs années avec un zèle vraiment apostolique. Sa mémoire est toujours chère à nos néophytes, qui ont grand sujet de le regretter, puisqu’il s’en faut bien que j’aie les qualités nécessaires pour remplacer un si fervent missionnaire.

Je partis de Jao-tcheou dans le mois de décembre, afin de me rendre à King-te-tching quelques jours avant les fêtes de Noël ; ma barque s’étant arrêtée par hasard près d’un hameau, un habitant du lieu aborda mon catéchiste qui avait mis pied à terre et il lui demanda si l’Européen qu’il voyait n’était pas Si-lao-ye (c’était le nom chinois du père de Broissia votre frère), qu’il avait connu autrefois à Jao-tcheou : non ce n’est pas, lui répondit le catéchiste. Et moi, tout confus de ma tiédeur au souvenir de la sainte vie de Si-lao-ye, je répétai plusieurs fois ces paroles de saint Jean : Non, je ne le suis pas, non sum.

Ce fut la veille de saint Thomas que j’arrivai à King-te-tching. Je trouvai qu’il s’y était fait de grands changements parmi les mandarins : de quatre qu’ils étaient, il n’en restait pas un seul et d’autres leur avaient succédé qui m’étaient tout à fait inconnus. Le premier de ces mandarins était monté au rang de gouverneur d’une ville du premier ordre ; et comme il m’honorait de son amitié, il m’en donna aussitôt des marques, en se déclarant hautement le protecteur de la nouvelle Église que notre mission française y a établie depuis peu. Le second mandarin venait de perdre son père ; et il était obligé, selon les lois de l’empire, de quitter sa charge, pour n’y rentrer qu’après les trois années de son deuil. Le troisième mandarin était mort durant mon absence ; et le quatrième venait d’être chargé de chaînes à cause des injustices et des vexations qu’il avait faites. Un commissaire envoyé de la cour parcourait diverses villes, et s’informait secrètement de la conduite des mandarins ; ayant assisté à quelques jugements iniques de notre mandarin, il le fit arrêter sur-le-champ et il instruisait son procès selon toute la rigueur des lois, sans nul égard aux intercessions réitérées du vice-roi qui le protégeait.

Je n’avais nulle habitude avec les nouveaux mandarins, dont la protection nous est cependant si nécessaire pour la liberté de nos fonctions, et pour le repos de nos néophytes. J’appris, en arrivant, que celui qui nous a vendu le terrain où est bâtie notre église songeait à nous inquiéter, pour peu que les mandarins ne parussent pas favorables à la religion. C’est pourquoi je résolus de les visiter au plus tôt, et de ménager leur amitié et leur protection par quelques présents d’Europe, qu’on ne peut se dispenser de leur faire.

Je différai néanmoins ma visite jusqu’après la solennité de Noël afin de n’être occupé que du soin de préparer les chrétiens à célébrer dignement cette grande fête. Ils avaient déjà amassé une petite somme pour avoir la symphonie chinoise ; je leur représentai qu’ils honoreraient bien mieux la pauvreté de Jésus naissant si l’argent destiné à leurs fanfares de hautbois, de flûtes, de tambours et de trompettes, ils le distribuaient aux pauvres. C’est ce qui se fit avec beaucoup d’édification. Grand nombre de confessions et de communions ferventes, jointes au chant des prières, firent tout l’agrément de cette nuit, qui nous rappelait les merveilles opérées depuis tant de siècles. Au reste, sans les libéralités de M. le marquis de Broissia, ce langage des cieux n’aurait selon les apparences, été sitôt entendu à King-te-tching.

Outre la multitude des néophytes que j’eus à confesser pendant les deux mois que j’y demeurai je conférai encore le baptême à soixante et dix infidèles, presque tous adultes ; j’en aurais baptisé un plus grand nombre, si j’avais pu y faire un plus long séjour. J’y p.240 laissai plusieurs catéchumènes qui s’assemblaient régulièrement dans ma petite maison, et qui se partageaient en diverses troupes, que les catéchistes, les principaux chrétiens, et moi, nous instruisions de nos saints mystères. Je prenais plaisir à les voir s’échauffer quelquefois dans la dispute ; car il ne faut pas croire que les Chinois aient toujours autant de flegme qu’on leur en attribue.

Plusieurs pêcheurs, qui étaient occupés pendant tout le jour de leur travail, venaient me trouver la nuit pour entendre la parole de Dieu, et cette divine semence, qui tombait dans des cœurs dociles, fructifiait au centuple. J’étais charmé de la naïveté avec laquelle ils me proposaient leurs doutes, et de l’ardeur qu’ils faisaient paraître pour être régénérés dans les eaux du baptême.

Aussitôt que j’eus un peu de loisir, j’allai visiter les nouveaux mandarins, et j’en fus bien reçu. Le principal de ces mandarins agréa mes présents, et m’admit jusque dans l’intérieur de son hôtel, où il me témoigna beaucoup de bonté. Deux jours après, un valet de l’audience vint m’avertir que son maître approchait, et il parut tout à coup avec tout son train, qui bordait la rue des deux côtés. J’allai le recevoir à la porte de mon église, où il entra, et où il demeura plus d’une heure. On lui présenta ensuite du thé dans des porcelaines très fines, et par là j’eus occasion de lui dire que ces porcelaines étaient un gage de l’amitié dont m’honorait son prédécesseur.

Notre entretien roula sur les sciences et sur les curiosités d’Europe, et nous tombâmes insensiblement sur les matières de la religion. Il avait reçu, parmi les présents que je lui avais faits, un livre qui en prouve la vérité ; il me répéta plusieurs fois ces paroles :

— Ce que vous me dites et ce que vos livres enseignent du premier principe de toutes choses est conforme à la saine doctrine : je sais que l’empereur estime votre religion, et effectivement elle est bonne.

Quand il aperçut, au haut de la salle où nous étions, le saint nom de Jésus, ainsi qu’on le peint en Europe, auquel le vernis et la dorure donnaient un vif éclat, il me fit diverses questions, qui m’engagèrent à l’entretenir quelque temps de ce signe de notre sainte religion.

— C’est-à-dire, reprit-il, que toutes les maisons qui ont sur la porte une semblable figure sont habitées par des familles chrétiennes. 

Vous voyez, mon révérend Père, que la croix se montre ici à découvert et que nos chrétiens ne rougissent pas d’y faire une profession publique du christianisme. On aurait compté pour beaucoup cet avantage dans les premiers siècles de l’Église, et que ne devons-nous pas faire pour le grand prince de qui nous tenons un tel bienfait ?

Toute la ville eut connaissance de l’honneur que nous faisait le mandarin, parce que pour parvenir de son hôtel à notre église, il traversa presque toutes les rues de King-te-tching. Il me fit, à son tour, quelques présents, selon la coutume qui se pratique à la Chine à l’égard des étrangers. Il m’envoya de la volaille, de la farine, du vin, des chandelles, etc. La somme d’argent qu’on est obligé de distribuer aux domestiques dans une pareille occasion est souvent plus considérable que les présents ; mais c’est une distinction que les principaux d’une ville achèteraient bien cher, afin de se mettre à couvert des avanies, et d’être en droit d’en faire impunément.

Ce fut un vendredi que ce magistrat visita notre église : quelques-uns de nos chrétiens passèrent ce jour-là dans des exercices continuels de piété. Vous avez pu voir, dans une de mes lettres, combien le Seigneur a répandu de bénédictions sur la retraite de huit jours que j’ai donnée à nos néophytes à l’imitation de celles qui se donnent dans nos maisons de Bretagne : plusieurs de ces néophytes ont formé d’eux-mêmes une espèce de société, pour s’assembler un vendredi de chaque mois, et pour faire ce jour-là en abrégé, tous les exercices de la retraite. Je fus surpris et édifié d’une si sainte pratique, que je ne leur avais pas inspirée. Ainsi, tandis qu’un grand du siècle rendait au lieu saint un honneur de pure cérémonie, et où le cœur n’avait pas beaucoup de part, nos chrétiens faisaient monter au ciel leurs prières ferventes, et adoraient le vrai Dieu en esprit et en vérité.

Vous ne doutez pas, mon révérend Père, que nous n’ayons beaucoup à souffrir de la gêne que nous impose le commerce qu’il nous faut avoir malgré nous avec ces grands de l’empire, presque sans nulle espérance de les convertir. Le jour que je visitai le mandarin, en habit de cérémonie, j’avais porté dès le matin le viatique, et donné l’extrême-onction à un bon p.241 vieillard qui était logé dans une méchante chaumière. Ce sont là les véritables délices d’un missionnaire : quand il fait pour un temps un autre personnage, c’est toujours contre son gré, et il en gémit au fond du cœur.

La ferveur de nos chrétiens nous dédommage d’une contrainte si importune, mais en même temps si nécessaire pour le bien de la religion. Je ne pouvais retenir mes larmes, quand je les voyais venir se purifier dans le sacrement de la pénitence pour des fautes très légères et presque imperceptibles. Ils étaient inconsolables, par exemple, lorsqu’ils avaient donné entrée dans leurs cœurs à quelques petits sentiments de vanité, en expliquant les mystères de la foi à leurs parents ou à leurs amis. Un d’eux me disait avec une simplicité admirable :

— On me doit, et je souffre beaucoup de ce qu’on ne me paye pas, mais je ne veux aucun mal à ces débiteurs injustes : depuis que j’ai fait la retraite, je me regarde comme un homme qui serait déjà mort, et je ne fatigue plus ceux qui me doivent.

Le frère de ce néophyte, qui demeure à neuf lieues de King-te-tching, n’eut pas plutôt appris mon arrivée, qu’il partit à l’instant pour se rendre à l’église, nonobstant la rigueur de l’hiver, et sans faire nulle attention à un dangereux abcès qui lui était venu sur le pied. Il fallut le mettre aussitôt au lit ; je l’allai voir souvent, et je le trouvais toujours occupé de la prière et de la lecture des livres saints : il était beaucoup moins inquiet de son mal que je ne l’étais moi-même.

Il ne se trouve guère de catéchumènes qui n’aient à souffrir quelque persécution de leurs familles lorsqu’ils embrassent la religion. Un de ces catéchumènes vient d’être mis pour cette raison à une rude épreuve : il tenait le livre de compte de son oncle, qui est un riche marchand ; il n’eut pas plutôt reçu le baptême qu’il fut chassé de la maison, et il fut réduit pendant plus d’un an à une extrême misère. De faux amis, semblables à ceux du célèbre Éléazar, lui conseillaient d’abandonner la foi en apparence, et de mener en secret une vie chrétienne, parce que c’était là l’unique moyen de rentrer dans son emploi. Il rejeta bien loin cette indigne proposition ; il aima mieux conduire sa femme et ses enfants dans un village où il en coûte peu pour vivre, tandis qu’il subsistait lui-même d’un travail auquel il n’était nullement accoutumé. Son oncle, touché enfin de sa misère, vient de lui rendre son amitié, et de le rappeler à son service : il m’en informa aussitôt, et je l’exhortai à modérer son zèle ; car l’ardeur avec laquelle il prêchait les vérités de la religion rassemblait autour de lui tous les ouvriers, qui quittaient leur travail pour l’entendre, et c’est principalement ce qui lui avait attiré la disgrâce de son oncle. Il sera bientôt en état d’assister les chrétiens qui sont dans l’indigence, et peut-être ceux-là même dont il a reçu du secours.

Les artisans et les ouvriers font le plus grand nombre des chrétiens de King-te-tching ; ils ont raisonnablement de quoi vivre, lorsqu’ils sont en santé, et qu’ils ont de l’ouvrage ; mais s’ils viennent à tomber malades, ou que les ouvrages cessent, ils sont à plaindre dans un lieu où les vivres sont chers, et où, éloignés la plupart de leurs pays, ils ne trouvent nulle ressource. La charité qui règne parmi les chrétiens les porte à s’aider les uns les autres ; j’administrai, il y a peu de jours, les derniers sacrements à un jeune ouvrier étranger qui était attaqué d’une dysenterie maligne ; une famille chrétienne, quoique logée à l’étroit, l’avait recueilli, et lui rendait les services les plus rebutants sans s’effrayer d’un mal qui de sa nature est infect et contagieux. Le malade mourut le dernier jour de l’an chinois ; c’est une circonstance qui rendait cette œuvre de charité plus recommandable, surtout parmi les infidèles car c’était, selon leurs idées superstitieuses, un très mauvais présage pour l’année suivante ; une coutume du dernier jour de l’an est de ne souffrir chez soi aucun étranger, pas même les plus proches parents, de crainte qu’au moment que commence la nouvelle année, il n’enlève le bonheur qui doit descendre sur la maison, et ne le détourne chez lui au préjudice de son hôte. Ce jour-là chacun se renferme dans son domestique, et se réjouit uniquement avec sa famille.

Rien n’est plus ordinaire, à la Chine, que de voir des pères de famille vendre jusqu’à leurs propres enfants. Quand l’enfant est chrétien, et qu’il est livré à un infidèle, son âme est pour ainsi dire vendue avec son corps : c’est ce que j’ai eu la douleur de voir dans mon dernier voyage de King-te-tching. Un chrétien avait acheté un de ces enfants pour le préserver de tomber en des mains infidèles. Le père de cet p.242 enfant avait un second fils, et se voyant pressé par des créanciers intraitables, il le vendit à un idolâtre. Les chrétiens, qui voulaient prévenir ce malheur, se taxèrent volontairement pour le racheter ; mais il n’était plus temps, et le marché était conclu.

C’est dans ces tristes conjonctures, mon révérend Père, qu’un missionnaire voudrait donner tout ce qu’il a, et, s’il le pouvait sans nuire à la prédication de l’Évangile, se donner lui-même, à l’exemple du grand évêque saint Paulin, pour racheter ses frères en Jésus-Christ. Je n’ai pas laissé de trouver, dans ma pauvreté, de quoi soulager la misère extrême de deux pauvres chrétiens. Le premier avait vu brûler sa maison, ses meubles, et tous les outils propres de son métier. Le second était un médecin de profession, et des voleurs lui avaient enlevé pendant la nuit ses habits les plus propres : c’était lui avoir dérobé sa science et sa réputation car ici un médecin mal vêtu passe toujours pour ignorant, et n’est employé de personne.

Lorsque je voyais des chrétiens mourir de pure misère, ou des enfants devenir les esclaves des infidèles, j’ai pensé plusieurs fois que si des personnes zélées pour la conversion des Chinois ménageaient un fonds dont le revenu servît de ressource dans ces besoins extrêmes rien ne ferait plus d’honneur à la religion, ni ne servirait davantage à l’étendre.

Vous me demanderez peut-être si je compte beaucoup de lettrés parmi le grand nombre de pauvres néophytes qui font profession du christianisme à King-te-tching. A cela je vous répondrai que quelques-uns d’eux se font un plaisir de me voir et de m’entretenir. J’en connais un surtout avec qui j’ai de fréquentes conversations, et qui paraît s’approcher du royaume de Dieu. Il est peu de nos mystères sur lesquels il ne m’ait proposé ses difficultés ; il a de l’esprit, il est réglé dans ses mœurs, et j’espère de la divine miséricorde qu’elle lui donnera la force d’exécuter ce qu’elle lui a inspiré. Il vient de faire baptiser une de ses filles qui était à l’extrémité, et cet enfant est maintenant au ciel, qui presse la conversion de son père.

Un autre lettré, habile et riche tout ensemble, me témoigne de l’amitié, mais il n’en est pas plus affectionné au christianisme. Sa tante est chrétienne et sa mère se dispose à recevoir le baptême. A peine ce lettré fut informé du dessein de sa mère, qu’il éclata contre elle par toute sorte de reproches et d’invectives. Il en vint jusqu’à la menacer que le jour même qu’elle serait baptisée il prendrait un habit de deuil, et qu’en cet état il parcourrait toutes les rues de King-te-tching pour déplorer publiquement sa malheureuse destinée.

J’instruis actuellement plusieurs catéchumènes d’une même famille, que j’espère baptiser au premier jour ; un lettré de leurs parents, qui brigue le mandarinat, est allé les trouver pour s’opposer à leur dessein, mais il en a reçu une réponse qui l’a couvert de confusion :

— Quoi ! lui ont-ils dit, vous saviez, il y a quelque temps, que nous manquions de tout dans notre maison, et que nous n’avions pas même de riz à manger ; vous ne parûtes point alors pour nous aider de vos libéralités ; et aujourd’hui que vous apprenez la disposition où nous sommes de nous faire chrétiens, vous accourez avec empressement pour nous en détourner ? Vous craignez sans doute que cette démarche ne vous déshonore, mais notre parti est pris, et vous ne devez pas croire que pour vous obliger nous nous privions d’un bonheur que nous préférons à tous les biens de la terre.

Voici encore un trait de l’aversion que l’esprit d’orgueil inspire aux lettrés pour le christianisme. La fille d’un de nos chrétiens avait été promise dès le berceau au fils d’un lettré : ces sortes de promesses sont ordinaires à la Chine, et les lois les autorisent. Cette jeune fille était élevée dans la maison de son beau-père ; c’était pour elle une très mauvaise école. Elle tomba peu à peu dans un état de langueur, dont nul remède ne pouvait la guérir ; on la renvoya chez ses parents, dans l’espérance qu’elle se rétablirait par leurs soins. Ceux-ci, qui venaient d’embrasser la foi, l’instruisirent des vérités chrétiennes, et je la baptisai qu’elle n’avait encore que dix ans. Aussitôt qu’elle fut rétablie, sa belle-mère la rappela auprès d’elle. Quand le lettré s’aperçut qu’elle était chrétienne, il se répandit en toute sorte d’invectives et de calomnies contre les chrétiens, et courut sur-le-champ au tribunal du mandarin, pour y porter ses plaintes ; mais le principal officier, auquel il s’adressa d’abord, l’empêcha de passer outre.

— Vous n’y pensez pas ! lui dit-il, comment parlez-vous de la religion chrétienne ? Ne savez-vous pas que le mandarin, mon maître et le vôtre, en juge autrement que p.243 vous ? Direz-vous qu’il se trompe ? et quand cela serait vrai de lui, oseriez-vous en dire autant de l’empereur, qui autorise cette religion et qui en fait l’éloge ?

C’est ainsi que fut conjuré l’orage qui était tout près de se former.

Les lettrés de King-te-tching ont peine à me croire quand je leur dis qu’il y a dans plusieurs villes grand nombre de bacheliers et de docteurs qui font profession du christianisme. Ce serait un grand bien pour cette mission si nos lettrés se rendaient dociles aux vérités de la foi ; car le peuple est prévenu pour eux d’une grande estime, et leur exemple fait de fortes impressions sur les esprits. Vos prières, celles de votre illustre famille, et de tant d’âmes saintes qui s’intéressent aux progrès de la religion, procureront peut-être la conversion de ces lettrés ; c’est à ces prières que j’attribue principalement les bénédictions que Dieu répand sur cette chrétienté naissante.

J’ai baptisé un vieux sieou-tsai, ou gradué, qui demeure dans les montagnes à une lieue de King-te-tching. C’est un homme d’esprit et d’une candeur admirable. Il y a deux ans qu’à cause de son grand âge il fut exempté des examens que les gradués doivent subir de trois en trois ans. La cour a coutume d’envoyer un examinateur dans chaque province ; il punit les gradués dont la composition est médiocre, ou il les casse tout à fait, si elle est au-dessous de la médiocrité. Tout gradué qui ne se présente pas à cet examen triennal est dès là privé de son titre, et est mis au rang du simple peuple. Il n’y a que deux cas où il puisse s’en dispenser légitimement savoir, quand il est malade, ou bien quand il porte le deuil de son père ou de sa mère. Les vieux gradués, après avoir donné dans un dernier examen des preuves de leur habileté et de leur vieillesse, sont dispensés pour toujours de ces sortes d’examens, et ils conservent néanmoins l’habit, le bonnet, et les prérogatives d’honneur attachés à l’état de gradué. Tel était celui dont je parle. Il est le seul chrétien de son village, et je l’ai entendu gémir plusieurs fois de ce qu’il n’avait pu encore persuader à ses parents d’imiter son exemple.

Les jugements de Dieu sur la conversion des infidèles sont impénétrables. Tel qu’on désespère de gagner à Jésus-Christ, se convertit tout à coup lorsqu’on s’y attend le moins ; tel autre dont la conquête paraissait comme assurée, trompe l’attente la plus certaine, et persévère dans son aveuglement. Je me contenterai de vous en rapporter deux exemples parmi une infinité d’autres, qui vérifient ces terribles paroles du Sauveur [152] : « On prendra l’un, et on laissera l’autre. »

Je m’étais souvent entretenu des vérités de la religion avec un Chinois qui me paraissait en être vivement touché et qui ne soupirait, ce semble qu’après la grâce du baptême. Dans un repas, où il se trouva chez une de ses parentes, un os de poulet s’arrêta au milieu de son gosier, et, quelques efforts qu’il fit, il ne put ni le jeter dehors ni le pousser en dedans. On le conduisit à demi mort dans sa maison et comme il passait devant notre église, il m’envoya dire de prier Dieu pour lui, en m’assurant que s’il guérissait, il se ferait aussitôt chrétien. J’envoyai à l’instant un catéchiste pour invoquer sur lui le saint nom du Seigneur, et pour le baptiser en cas de nécessité. Les ministres de Satan nous avaient prévenus : un de ses amis idolâtre lui avait donné un breuvage sur lequel il avait jeté un sort que les infidèles emploient en de pareilles occasions, et qu’ils nomment kieou-long-hia-hai, c’est-à-dire, que les neuf dragons se précipitent dans la mer. Le malade se trouva soulagé, et l’enfer conserva sa proie que j’étais près de lui ravir.

L’autre exemple que j’ai promis de vous rapporter est plus consolant. Le père de deux de mes chrétiens, âgé de quatre-vingts ans, persévérait dans son infidélité avec une opiniâtreté que je n’avais jamais pu vaincre. L’un de ses deux enfants eut un voyage à faire : il communia avec beaucoup de piété avant que de s’embarquer. Trois jours après, comme il passait pendant la nuit le lac de Jao-tcheou, qui a trente lieues de circuit, sa barque, toute remplie de passagers, heurta contre une autre beaucoup plus forte qui était à l’ancre, et qu’on n’avait pas aperçue : elle se brisa à l’instant, et presque tous les passagers périrent. Ce jeune homme fut de ceux qui se sauvèrent ; il revint au plus vite à King-te-tching. Son père reconnut la protection de Dieu dans la manière dont son fils s’était tiré de ce péril : il l’exhorta à en remercier le Seigneur, et il vint aussitôt p.244 me trouver à l’église pour me prier de l’instruire et de le baptiser.

La Providence m’adressa en même temps un autre vieillard âgé de soixante-huit ans, et qui était plein de force et de vivacité. La seule curiosité l’avait conduit à l’église ; il souhaitait avec passion de voir un Européen ; et comme la porte était entr’ouverte, il cherchait à me rencontrer des yeux. Un catéchiste l’aperçut et l’invita honnêtement à entrer : je le reçus avec amitié, et je lui laissai tout le temps de me contempler à loisir. Je l’entretins ensuite des vérités de la religion ; il les goûta ; je sentis même qu’il avait un autre maître qui l’instruisait au fond du cœur. Il vint me revoir le lendemain, et le troisième jour il m’amena un de ses amis qui revenait de la campagne, auquel il voulait, me disait-il, faire part du trésor qu’il avait découvert. Celui-ci, de retour à son village, en devint pour ainsi dire l’apôtre ; il enseigna à ses concitoyens les vérités qu’il venait d’apprendre, et plusieurs ne demandent maintenant qu’à être instruits. C’est dans ces occasions où je voudrais, s’il était possible, me multiplier moi-même. Du moins, si j’avais trois ou quatre catéchistes de plus, combien d’âmes ne gagnerais-je pas à Jésus-Christ ! Ce bon vieillard m’apporta quelques jours après un sac rempli d’idoles, dont quelques-unes étaient de prix : elles furent mises en pièces et jetées au feu. Je le baptisai ensuite aussi bien que plusieurs ouvriers qui travaillent dans sa maison, et qui ont été touchés de ses instructions et de son exemple.

Un autre infidèle vient d’éprouver un effet non moins sensible de la miséricorde de Dieu à son égard. Un chrétien, avec lequel il était associé, l’avait instruit de nos saints mystères ; il tomba malade, et il demanda le baptême. Le chrétien négligea de m’en avertir sur l’heure ; le malade fut surpris tout à coup d’un délire qui le menaçait d’une mort prochaine. Son ami, le voyant sans connaissance, douta s’il lui était permis de le baptiser, et ce ne fut qu’avec une extrême répugnance qu’il se détermina à le faire. Le malade reçut donc le baptême, et il expira un moment après l’avoir reçu. Ce doute qu’avait eu le chrétien m’engagea à faire une instruction publique à tous les néophytes assemblés, sur la manière dont ils devaient se comporter dans de semblables conjonctures.

La petite vérole avait réduit la fille d’un infidèle à la dernière extrémité, et elle était désespérée des médecins [153]. Son père sut qu’un chrétien avait sauvé deux de ses enfants attaqués de la même maladie, par un remède que le missionnaire lui avait donné. Il alla le trouver, le pria de lui procurer le même secours. Le chrétien vint m’en donner avis ; la résolution fut prise de baptiser la petite fille à l’insu des parents, en tirant d’eux néanmoins une promesse que, si elle guérissait, ils permettraient qu’elle fût instruite des vérités de la religion. Ses parents s’y engagèrent volontiers ; mais le remède vint trop tard. Du reste, et c’est ce qui importait le plus, la fille fut baptisée vers le midi, et le soir elle entra en possession de l’héritage des enfants de Dieu. Son père ne laissa pas d’avoir recours aux superstitions qui sont en usage pour honorer la déesse de la petite vérole, et comme on lui représentait que cette fausse divinité ne lui avait pas été propice, et qu’elle était devenue indigne des honneurs qu’il lui rendait :

— N’importe, répondit-il, j’ai d’autres enfants, et si je manquais à mon devoir, elle pourrait bien me les enlever, comme elle m’a enlevé celle-ci.

La manière dont quelques médecins chinois traitent ceux qui ont la petite vérole mérite d’être rapportée : ils se vantent d’avoir le secret de la transplanter en quelque sorte, et ils appellent le moyen dont ils se servent miao ; c’est le nom qu’on donne au riz en herbe qu’on transplante d’un champ dans un autre, et aux œufs de poisson déjà animés dont on peuple les étangs. Voici donc comme ils s’y prennent ; quand il tombe entre leurs mains un enfant dont la petite vérole sort avec abondance et sans aucun fâcheux accident, ils en prennent les croûtes qu’ils font sécher, qu’ils pulvérisent, et qu’ils gardent avec soin. Lorsqu’ils aperçoivent dans un malade les symptômes d’une petite vérole naissante, ils aident la nature, à ce qu’ils prétendent, en lui mettant dans chaque narine une petite boule de coton, où cette poussière est semée, et ils s’imaginent que ces esprits passant du cerveau dans la masse du sang, forment une espèce de levain qui produit une fermentation utile, et que par ce moyen la petite vérole sort abondamment et sans aucun danger, parce qu’elle se trouve entée, pour ainsi p.245 dire, sur une bonne espèce. Pour moi, j’ajoute peu de foi à ce remède, et je lui préférerais sans difficulté une prise de poudre de vipère si j’en avais.

Vous jugerez sans doute, de ce que j’ai l’honneur de vous dire, que je me mêle quelquefois de donner des remèdes. Il est vrai, mon révérend Père, et je vous avouerai même qu’il n’y a point de métier que je ne fisse de bon cœur, pour peu qu’il pût contribuer à la conversion des âmes. J’ai souvent regret de n’avoir pas pris des leçons de pharmacie lorsque j’étais en Europe. Vous seriez étonné de voir le gros volume tout rempli de recettes que j’ai écrit de ma main. Je m’imagine que ce recueil fera dans la suite entre les mains de quelque fervent missionnaire encore plus de bien que dans les miennes.

L’église de King-te-tching est trop petite pour contenir la multitude de mes néophytes, surtout aux grandes fêtes : je viens d’acquérir un emplacement pour l’agrandir, et je juge ce besoin si pressant, que je suis résolu d’y employer une partie de la somme qu’on m’envoie pour ma propre subsistance. Je me repose sur la Providence, et j’espère qu’elle me procurera des secours qui remplaceront l’argent que je tire de mon petit fonds. Deux cents taels suffiront pour exécuter mon projet. Il faudra ensuite bâtir un petit logement pour le missionnaire ; mais je n’y penserai que quand j’aurai acheté une maison dont je puisse faire une autre église, que je dédierai à la sainte Vierge, et où j’assemblerai nos dames chrétiennes. A mon dernier voyage elles tinrent leur assemblée dans une boutique qu’on tint fermée pendant ce temps-là. Le lieu, comme vous voyez, n’était guère décent pour la célébration de nos saints mystères et pour l’administration de nos sacrements.

Je ne puis m’empêcher, mon révérend Père, d’ajouter encore ici quelques traits du zèle qu’ont nos chrétiens pour la conversion de leurs concitoyens. Une jeune femme, dont le mari est chrétien, n’étant encore que catéchumène, a su gagner à Jésus-Christ sa grand’mère, sa mère, son père, ses deux frères et une belle-sœur. Outre cela, elle trouva le moyen de mettre dans le ciel un grand nombre de petits enfants d’infidèles, qu’elle baptisait secrètement dans un temps de mortalité. Je ne balançai pas à répandre au plus tôt les eaux salutaires du baptême sur un prosélyte qui les avait fait couler si à propos sur tant d’autres.

Au reste, on ne doit pas s’imaginer que notre catéchumène ait trouvé de la facilité à toutes ces conversions qu’elle a opérées. Sa grand’mère, qui a quatre-vingt-six ans, a longtemps exercé son zèle et sa patience. Ce qu’on appelle en Europe le sexe dévot, est ici le sexe superstitieux à l’excès. Celle dont je parle faisait profession du jeûne le plus austère : elle vivait selon toute la rigueur de sa secte, et, depuis quarante ans, elle n’avait rien mangé qui eût vie. De plus, c’était une dévote du dieu Fo, à longues prières : elle était enrôlée dans la confrérie du fameux temple de la montagne Kieou-hoa-chan. On va de fort loin en pèlerinage à ce temple ; les pèlerins, dès qu’ils sont au bas de la montagne, s’agenouillent et se prosternent à chaque pas qu’ils font pour y monter. Ceux qui ne peuvent pas faire le pèlerinage chargent quelques-uns de leurs amis de leur acheter une grande feuille imprimée et marquée à un certain coin par les bonzes. Au milieu de la feuille est la figure du dieu Fo, Sur l’habit de Fo, et tout autour de sa figure sont une infinité de petits cercles. Les dévots et les dévotes au dieu Fo prononcent mille fois cette prière Na-mo-o-mi-to-Fo, à laquelle ils ne comprennent rien, car elle leur est venue des Indes avec la secte de Fo. Ils font de plus cent génuflexions, après quoi ils marquent d’un trait rouge un de ces cercles, dont la figure est toute couverte. De temps en temps on invite les bonzes à venir à la maison pour y faire des prières, et pour sceller et authentiquer le nombre des cercles qui ont été remplis. On les porte en pompe aux funérailles dans un petit coffre bien scellé par les bonzes, c’est ce qu’ils appellent lou-in, c’est-à-dire passe-port pour le voyage de cette vie en l’autre. Ce passe-port ne s’accorde point qu’il n’en coûte quelques taels, mais aussi, selon eux, on est assuré d’un voyage heureux.

La grand’mère de notre catéchumène avait lieu d’être contente de ses faux dieux sur la durée de sa vie future, dont elle avait un bon garant dans ses prétendus mérites. Son lou-in était rempli, et lui avait coûté trente taels à diverses reprises. Vous voyez par là combien de liens l’attachaient au dieu Fo, et s’il était facile de mettre en liberté cette fille d’Abraham, p.246 que le démon tenait captive depuis tant d’années. Néanmoins, elle jeta elle-même au feu son lou-in et elle renonça à ses indulgences imaginaires, pour être régénérée dans les eaux du baptême. On ne voulut point lui laisser une espèce de chapelet, quoiqu’on eût pu le consacrer à un saint usage, afin d’effacer de son esprit toute idée de ses superstitions, et je louai fort ce trait de prudence. Les dévots de cette secte ont continuellement pendu au cou ou autour du bras une sorte de chapelet de prix composé de cent grains médiocres, et de huit plus gros. A la tête et dans l’endroit où nous plaçons une croix, se trouve un gros grain de la figure de ces petites tabatières faites en forme de calebasse. C’est en roulant ces grains entre leurs doigts, qu’ils prononcent ces paroles mystérieuses, Na-mo-o-mi-to-Fo ; l’usage de ces chapelets dans la secte de Fo est de beaucoup de siècles plus ancien que celui du saint rosaire parmi les chrétiens.

Quand on expliqua à cette bonne catéchumène l’auguste signe de la croix, et combien il est redoutable aux démons, elle fit une remarque que je ne dois pas omettre :

— Cela est admirable, s’écria-t-elle ; n’avez-vous pas fait réflexion qu’aux réjouissances du cinquième jour de la cinquième lune, nous faisons aux petits enfants qu’on mène dehors une croix avec du vermillon au milieu du front, et cela afin de les préserver du malin esprit ?

En effet, un de mes chrétiens, qui est du même village, convient de cette coutume ; c’est ce qui confirme ce que quelques-uns assurent, que la religion chrétienne a été connue anciennement à la Chine sous le nom de Che-tse-kiao, c’est-à-dire religion de la croix.

Un de mes chrétiens étant allé dans son pays, qui est éloigné de trente lieues de King-te-tching, prêcha la foi à ses concitoyens, et en convertit cinquante par ses exhortations et par ses bons exemples. Le missionnaire qui les a baptisés m’en a rendu témoignage. King-te-tching étant l’abord d’une infinité d’étrangers que le commerce y attire, l’Église qui y est placée, sert infiniment à étendre la foi, et il se peut faire que, bien que je l’ignore, d’autres chrétiens, qui seront retournés dans leurs provinces, y auront jeté la semence évangélique avec un égal succès. C’est ainsi que M. le marquis de Broissia, sans avoir traversé les mers, recevra la récompense due aux hommes apostoliques [154], et que Jésus-Christ lui tiendra compte de tout le bien qui se fait à King-te-tching, où il se trouve tant de chrétiens qui doivent à ses libéralités leur conversion et leur salut.

Je finirai ce qui regarde nos chrétiens par un dernier trait de l’attachement qu’ils ont pour leur religion, qui me donnera lieu de vous instruire des mœurs et des coutumes chinoises. Un fervent chrétien fut atteint d’une phthisie l’année dernière ; il voyait les approches de la mort avec une fermeté et une constance que tout le monde admirait ; il n’avait d’inquiétude que par rapport à sa femme qui était près de ses premières couches, et il craignait, avec raison, qu’elle ne fût livrée à quelque infidèle qui la pervertirait, ou du moins qui ne lui laisserait pas la liberté de faire une profession ouverte de sa foi. Pour la préserver de ce malheur, il ne donna point de repos à un chrétien de ses amis qu’il ne lui eût promis de l’épouser après sa mort, et il détermina sa femme, par de pareilles instances, à consentir à de secondes noces.

C’est la coutume à la Chine que les veuves, quand elles sont de qualité, passent le reste de leurs jours dans le veuvage ; et c’est une marque du respect qu’elles conservent pour la mémoire de leur mari défunt. Il n’en est pas de même des personnes d’une condition médiocre. Les païens qui veulent retirer une partie de l’argent qu’elle a coûté au premier mari, la forcent, malgré elle, de se remarier. Souvent même le mari est arrêté et l’argent livré, sans qu’elle en ait la moindre connaissance. Si elle a une fille, et qu’elle soit encore à la mamelle, elle entre dans le marché de la mère. Il n’y a qu’un moyen, pour une veuve, de se délivrer de cette oppression, c’est qu’elle ait de quoi subsister et qu’elle se fasse bonzesse ; mais cette condition est fort décriée, et elle ne peut guère l’embrasser sans se déshonorer.

La femme dont je parle accoucha d’une fille trois jours après la mort de son mari. La succession appartenait de droit au neveu qui était infidèle ; car c’est encore une coutume de la Chine, que les filles n’héritent pas des biens immeubles et le défunt n’avait pour tout bien p.247 qu’un laboratoire en porcelaine. Ce neveu, comme le plus proche héritier, vendit aussitôt la veuve à un infidèle, et celui-ci ne manqua pas, dès le lendemain matin, d’envoyer une chaise à porteurs, avec bon nombre de gens affidés, qui enlevèrent cette pauvre veuve et la transportèrent dans la maison du nouveau mari. Une pareille violence la désespéra ; elle mit en pièces la chaise où on l’avait enfermée, et quand elle fut arrivée dans la maison de celui à qui on venait de la livrer, elle ne fit que pleurer et gémir ; elle ne mangeait point, et elle menaçait de se laisser mourir de faim, plutôt que d’être la femme d’un idolâtre, qui ne lui permettrait pas l’exercice de sa religion, et qui vendrait sa fille à quelque autre idolâtre.

Cependant les chrétiens délibérèrent ensemble des mesures qu’ils avaient à prendre pour la mettre en liberté. Leur partie était riche, et il n’y a rien qu’on ne puisse obtenir à la Chine avec de l’argent ; on empêche même les requêtes d’aller jusqu’au mandarin. Il fut conclu néanmoins qu’on porterait une plainte à son tribunal. Un chrétien, quoique parent éloigné du premier mari de cette femme infortunée, eut le courage de se faire chef de l’accusation ; il va à l’hôtel du mandarin, et frappe trois coups sur une espèce de timbale qui est à côté de la salle où l’on rend justice. C’est un signal qui ne se donne que dans les malheurs extrêmes, et alors le mandarin, quelque occupé qu’il soit, doit tout quitter sur l’heure pour accorder l’audience qu’on lui demande ; il est vrai qu’il en coûte la bastonnade à celui qui donne l’alarme, à moins qu’il ne s’agisse de quelque injustice criante, qui mérite un prompt remède.

Notre charitable chrétien s’était préparé au châtiment. Il le reçut, et ensuite présenta sa requête au mandarin. Il n’eut garde d’alléguer pour raison qu’il n’était pas permis à une chrétienne d’épouser un infidèle, mais il prit l’affaire au criminel, il la traita d’un rapt violent, et il se plaignit de l’inexécution de la loi qui défend de vendre une femme à un nouvel époux avant qu’elle ait achevé le mois de son deuil. Cette loi est souvent négligée ; néanmoins, quand on se plaint de son infraction, on embarrasse le mandarin, pour peu qu’il cherche à conniver. Le mandarin ne put donc se dispenser de répondre à la requête, et les parties furent citées.

Comme cette généreuse néophyte sait lire, ce qui est ici aussi rare parmi les personnes du sexe, qu’il est ordinaire parmi les hommes, on trouva le moyen de lui faire tenir plusieurs billets qui lui donnaient avis des mesures qu’on avait prises. Elle fut conduite à l’audience, où elle soutint que presque aussitôt après la mort de son mari, elle avait été enlevée de force ;

— Preuve de cela, dit-elle, c’est que me trouvant alors sans défense, je mordis à l’épaule celui qui m’enleva et qui me jeta dans la chaise c’est ce qu’il est aisé de vérifier.

Comme le mandarin biaisait et qu’il cherchait des tempéraments pour accommoder l’affaire, elle tira des ciseaux et fit semblant de vouloir se couper les cheveux, pour lui faire entendre qu’elle aimait mieux renoncer tout à fait au mariage, que de consentir à être l’épouse de celui qui l’avait ravie. Le mandarin se vit obligé de prononcer, et il ordonna qu’elle serait mise en liberté.

Tout était fini, ce semble, après ce jugement, et les chrétiens se retirèrent fort satisfaits. Mais leur joie fut bien courte. A peine cette pauvre femme fut-elle dans la rue, qu’on l’enleva une seconde fois. On comprit aisément que ce ravisseur injuste se sentait appuyé. La néophyte s’abandonna de nouveau à toute sa douleur, laquelle, jointe aux insomnies et à l’abstinence, lui causa une fièvre des plus violentes. Alors son prétendu mari consentit à la remettre entre les mains de celui qui le rembourserait de son argent. Le chrétien qui avait promis de l’épouser accepta la condition, et c’est ainsi que se termina cette fâcheuse affaire. Notre néophyte fut longtemps l’admiration des Chinois, ils ne parlaient d’elle que comme d’une héroïne. A mon arrivée à King-te-tching, je baptisai sa petite fille, dont le salut avait couru tant de risques.

Vous voyez, mon révérend Père, combien il y a d’obstacles à surmonter pour embrasser ou conserver la foi au milieu de ces nations infidèles, au lieu que dans le règne de l’Église, pour se damner, il faut en quelque sorte s’obstiner à sa perte, et franchir toutes les barrières que les lois ecclésiastiques et civiles opposent au libertinage. On trouve à chaque pas de pieux monuments qui prêchent la vertu et qui inspirent l’horreur du vice. Mais ici, combien de sortes de professions auxquelles il faut absolument renoncer quand on veut se faire p.248 chrétien ! et où trouver des ressources pour subsister ? Un de nos missionnaires a baptisé depuis peu deux bonzes ; j’en baptiserai un, dans trois ou quatre jours, qui est sorti de son monastère, et qui a quitté l’habit de bonze ; nous regardons la conversion de ces gens-là comme un miracle de la grâce de Jésus-Christ ; non pas qu’il soit difficile de leur persuader la vérité et la nécessité de notre sainte religion, mais c’est qu’étant la plupart sur l’âge, et incapables de faire autre chose que de mendier leur vie avec quelque sorte d’honneur, ils ne peuvent se résoudre à une mendicité qui devient honteuse hors de leur profession de bonze. Néanmoins il arrive, je ne sais comment, qu’on s’endurcit sur l’aveuglement des bonzes aussi bien que sur celui des magiciens et de ceux qui disent la bonne fortune, lesquels inondent cet empire. Ce qui nous touche infiniment, c’est de voir les écueils continuels que nos chrétiens de tout état ont à éviter pour se maintenir purs de toute superstition. Il faut qu’ils aient toujours en main, ainsi que s’exprime l’apôtre, « les armes de la justice pour se défendre à droite et à gauche [155] » et qu’ils soient continuellement en garde contre une infinité de superstitions qui règnent dans la forme des contrats, dans les corvées qu’on impose, dans les voyages qui se font de compagnie, dans les réjouissances et les fêtes publiques, dans les maladies populaires, dans les grandes calamités causées par la sécheresse ou par la pluie, dans les cérémonies des mariages, dans l’appareil des obsèques, et, pour s’en préserver, nos néophytes sont souvent obligés de renoncer à un gain considérable, de rompre avec des amis ou avec des parents, de perdre un protecteur, de résister à un maître, ou de s’exposer à la colère d’un magistrat. Après tout, les Chinois, devenus une fois chrétiens, trouvent dans leur foi des armes puissantes pour vaincre tous ces différents obstacles.

Mais à quels stratagèmes ridicules les ministres de Satan n’ont-ils pas recours pour aliéner les esprits du christianisme ! Il semble que le commerce que les marchands de porcelaine font aux Indes et aux Philippines ne serve qu’à confirmer les extravagances qui se débitent contre la religion. Les Chinois idolâtres venus de Manille, de Malacca, de Batavie, veulent paraître instruits de nos pratiques, et donnent cours à une infinité de calomnies telles que sont celles-ci, par exemple : que nous arrachons les yeux aux malades (ils parlent de l’extrême-onction que nous leur donnons) ; que nous tramons sourdement une révolte pour nous emparer de l’empire ; que nous faisons des disciples à force d’argent ; que l’argent ne nous manque pas, puisque nous avons le secret de le contrefaire ; enfin, que notre religion est infâme, et que les deux sexes se trouvent confondus dans des assemblées secrètes. Tout cela se débite à King-te-tching, et nuit infiniment au progrès de la foi.

Je viens d’apprendre tout récemment qu’on avait tâché de séduire par de semblables extravagances quelques néophytes qui ont reçu cette année le baptême. Un Chinois étant allé voir un de ses amis à son retour de Manille, aperçut l’image du Sauveur qui était placée dans l’endroit où il mettait ses idoles avant sa conversion.

— Je sais, lui dit-il, quel est ce Yesou (c’est ainsi qu’ils prononcent le saint nom de Jésus), je viens d’un pays de chrétiens, et je suis au fait de tout ce qui concerne leur religion. Pauvre aveugle, ne voyez-vous pas que ce que vous adorez est le heou-tsin, c’est-à-dire l’esprit singe, dont parle un de nos livres, qui fut chassé du ciel pour avoir voulu y dominer ?

Il embellit cette fable avec une confiance capable d’imposer à un esprit crédule. Mais comme on lui proposa de venir à l’église pour m’entretenir, il le refusa, et le chrétien, indigné de ses blasphèmes, jugea, de son refus, que c’était un fourbe qui feignait d’être instruit de nos mystères pour le pervertir.

Un autre marchand, venu de Batavie, assurait à un néophyte qu’il avait découvert le véritable dessein des prédicateurs de l’Évangile.

— Ils viennent chez nous, disait-il, pour faire des recrues d’âmes, dont il y a disette en Europe. Quand il meurt des chrétiens dans cet empire, comme ils se sont livrés aux Européens en recevant le baptême, ils ne peuvent leur échapper ; par le moyen de certains sorts qu’ils jettent sur les âmes, ils les forcent de passer en Europe. Voyez, ajoutait-il à quoi on s’engage quand on se fait chrétien.

Comme on trouve à la Chine des gens assez insensés pour débiter ces imaginations ridicules, il s’en trouve aussi d’assez crédules pour y p.249 ajouter foi, ou du moins pour former des doutes qui les éloignent du christianisme.

Le lien-tan, ou le secret de faire de l’argent, qu’on attribue aux chrétiens, est une autre calomnie qui empêche la conversion de beaucoup d’infidèles. La Chine a ses souffleurs, et ce métier, auquel on se ruine infailliblement, n’y est guère moins décrié que le peut être celui de faux-monnayeur en Europe. Comme il y en a qui disent que nous arrachons les yeux des chrétiens pour en faire des lunettes, d’autres prétendent que ces yeux arrachés ont la vertu de transformer le cuivre blanc en argent.

Cependant cette calomnie a donné lieu à la conversion d’une nombreuse famille, et le père du mensonge a été vaincu par ses propres armes. Le chef de cette famille possédait une charge dans un tribunal de mandarins, et il avait souvent essayé de faire de l’argent. Un chrétien alla le trouver, et s’insinua dans ses bonnes grâces en flattant sa passion.

— Je suis chrétien, lui dit-il, et j’ai sujet de croire que dans ma religion on a le secret du lien-tan. Si vous deveniez chrétien comme moi, sans doute que ce secret vous serait communiqué.

L’officier agréa la proposition, et se mit à lire quelques livres qui traitent de la religion ; il les goûta, il avoua même qu’il était persuadé que ceux qui avaient de si belles connaissances sur l’origine et la nature des choses, avaient aussi l’admirable secret du lien-tan.

— Vous avez raison, reprit le chrétien, mais ne croyez pas qu’on vous confie jamais ce secret, que vous ne donniez des preuves certaines de votre habileté dans les matières de la religion.

Il continua donc à s’instruire, et peu à peu avec le secours de la grâce, il fut convaincu de la vérité de notre sainte religion et du prix inestimable des biens qu’elle promet à ceux qui la suivent. On lui découvrit alors le stratagème, et il sut bon gré à celui qui l’avait ainsi trompé. Toute sa famille, gagnée par ses instructions, a été baptisée. Je ne laissai pas de blâmer la conduite du néophyte qui avait usé d’un pareil artifice ; car outre le mensonge dont il s’était rendu coupable, il appuyait encore des soupçons qui ne sont que trop préjudiciables à la propagation de la foi.

Après vous avoir entretenu de la chrétienté de King-te-tching en particulier, il faut vous dire quelque chose de la mission de la Chine en général. Elle fut il y a trois ans, sur le penchant de sa ruine par la malignité d’un des plus puissants et des plus cruels ennemis du christianisme ; mais la main du Seigneur la protégea d’une manière sensible dans le temps même que nous avions le plus de sujet de nous alarmer. J’entrerai sur cela dans un détail que je ne puis refuser au zèle que vous avez pour cette chère mission. Vous compatirez sans doute à la triste situation où nous nous trouvâmes alors, et vous bénirez les miséricordes du Seigneur qui a confondu d’une manière si avantageuse à la religion un ennemi accrédité.

Ce fut le 23 décembre de l’année 1711, que Fan-tchao-tso mandarin et l’un des censeurs de l’empire, attaqua ouvertement le christianisme, et prit le dessein de le faire proscrire de toute la Chine. Le devoir des censeurs publics est d’avertir des désordres qui se glissent dans l’État, de relever les fautes des magistrats, et de ne pas épargner la personne de l’empereur, lorsqu’ils le croient répréhensible. Ils se font extrêmement redouter, et je sais des traits étonnants de leur hardiesse et de leur fermeté. On a vu accuser des vice-rois tartares, quoiqu’ils fussent sous la protection de l’empereur. Il est même assez ordinaire que ces sortes de censeurs, soit par entêtement, soit par vanité, aiment mieux tomber dans la disgrâce du prince et être mis à mort, que de se désister de leurs poursuites, quand ils croient qu’elles sont conformes à l’équité et aux règles d’un sage gouvernement.

Le censeur Fan avait naturellement de l’aversion pour le christianisme ; la constance d’une jeune néophyte fut la cause innocente des mesures violentes auxquelles il se détermina pour perdre absolument tous les chrétiens de l’empire. Les jésuites français ont une chrétienté nouvelle dans une ville nommée Ouen-ngan, qui n’est qu’à vingt-quatre lieues de Pékin. C’est la patrie du censeur. Il avait un petit-fils assez affectionné au christianisme, qui épousa une jeune néophyte ; on était convenu avec lui et avec ses parents qu’elle aurait une liberté entière de pratiquer les exercices de sa religion. Cependant le jour même que se fit le mariage, après quelques cérémonies indifférentes, on la conduisit dans une chambre où il y avait plusieurs idoles bien ornées. On lui proposa de les honorer, et comme elle le refusait constamment, sa belle-mère et p.250 d’autres dames ses parentes usèrent de violence pour la forcer malgré elle de baisser la tête et d’adorer les idoles. Après bien des efforts inutiles, voyant qu’elles ne gagnaient rien sur son esprit ni par leurs caresses ni par leurs menaces, elles la traitèrent pendant plusieurs jours avec toute sorte de rigueur ; mais la néophyte demeura toujours ferme, et c’est ce qui offensa infiniment le censeur, grand-père du nouveau marié. Il dressa sur-le-champ une requête contre la religion chrétienne, et il la présenta à l’empereur, le jour que ce prince devait partir pour la chasse. L’empereur reçut la requête, et mit au bas, selon la coutume, quatre lettres qui signifient « que le ly-pou [156] délibère sur cette affaire, et qu’il m’en fasse son rapport. » Le père Parennin me fit savoir aussitôt cette triste nouvelle, en me priant d’ordonner des prières, parce que la religion était dans un extrême danger.

— Vous verrez, me mandait-il, dans la gazette publique, la requête de ce censeur, il ne se peut rien imaginer de plus violent. Pour comble de disgrâce, l’empereur a renvoyé l’examen de cette affaire au ly-pou, et vous savez combien ce tribunal est peu favorable à la religion. S’il répond dans quinze jours, ainsi qu’il a accoutumé de faire, l’empereur ne sera pas de retour, et si la réponse nous est contraire, quel sera notre embarras ?

Peu de jours après, c’est-à-dire le 14 janvier, le même père m’écrivit pour m’informer d’un évènement qui n’a pu être ménagé que par la divine Providence.

« L’affaire, me disait-il, que le censeur Fan nous a suscitée, n’est pas encore finie : mais elle n’est pas désespérée. Ce même censeur vient de présenter à l’empereur un autre mémoire sur les digues de Ouen-ngan et de Pa-tcheou, qui sont proprement l’ouvrage de l’empereur ; et il propose d’ouvrir un canal pour y recevoir la rivière. Sa Majesté a répondu à ce mémoire par un assez long raisonnement, qui tend à prouver que le censeur est un homme ignorant et inconsidéré. C’est ainsi que finit le tchi ou la réponse de l’empereur, comme vous le lirez dans la gazette :

« Fan-tchao-tso n’entend pas l’affaire des digues ; ce qu’il propose sur le nouveau canal est impraticable ; c’est un étourdi qui ne sait ce qu’il dit, et qui cherche à brouiller. Tout ce qu’il a représenté ne convient nullement ; qu’on lui fasse une verte réprimande. »

Les chrétiens ont grand soin de publier ce tchi impérial, et nous de le montrer au ly-pou car l’affaire des digues est du ressort d’un autre tribunal. On nous fait bien espérer ; je crains néanmoins que la délibération ne finisse par quelque clause peu avantageuse à la religion, car ces messieurs ne veulent presque jamais donner tort aux censeurs ; ils craignent d’être accusés eux-mêmes. Nous avions fait un mémoire pour être présenté à l’empereur ; nul de nos amis n’a voulu s’en charger : ils disent pour raison qu’il faut attendre la réponse du tribunal auquel Sa Majesté a renvoyé l’affaire.

Enfin, je reçus une troisième lettre du père Parennin, datée du 21 janvier, qui était conçue en ces termes :

« Je sais quelle est votre inquiétude sur l’affaire présente : je joins ici en chinois la délibération du ly-pou ; elle partit le 18 pour la Tartarie ; la réponse peut venir dans trois jours. L’empereur n’a qu’à dire Y Y, que cela soit ainsi. Nous sommes contents. Dieu nous a bien secourus, et que d’actions de grâces ne lui devons-nous pas ! Le président du ly-pou nous a envoyé par son fils la délibération, afin de la mettre dans nos archives, ne doutant pas qu’elle ne soit confirmée par l’empereur. Hier, trois des conseillers nous firent avertir qu’ils viendraient aujourd’hui pour nous en féliciter ; nous préparons quelques curiosités d’Europe pour leur en faire des présents avant que de leur rendre la visite.

« On a peine à concevoir que le ly-pou qui nous a toujours été infiniment opposé, soit devenu si favorable dans cette occasion : on s’attendait bien que l’édit accordé par l’empereur, la trente-unième année de son règne, empêcherait ce tribunal de proscrire la religion chrétienne ; mais on avait tout lieu de craindre que, conformément à la requête du censeur, il ne mît des clauses tout fait contraires à la publication de l’Évangile ; qu’il ne défendît, par exemple, aux femmes de venir à l’église, aux chrétiens de mettre sur la porte de leurs maisons le saint nom de Jésus ou l’image de la croix, d’avoir des images de Notre-Seigneur et de la très sainte Vierge dans leurs appartements, etc. Une réforme de cette nature eût ruiné le christianisme. La délibération du ly-pou fut envoyée en Chine aux colaos [157], p.251 qui l’approuvèrent, et la traduisirent en tartare pour l’envoyer à Sa Majesté.

La lettre du père Parennin finit par ces mots consolants :

« Le tchi impérial est venu, il est tel que nous le souhaitons, Dieu en soit à jamais béni. Ces réponses du ly-pou et de l’empereur vont être publiées dans toutes les gazettes, et rien ne sera plus honorable à la religion.

Dans une autre lettre du 28, il me parlait ainsi :

« L’empereur est de retour, et nous eûmes l’honneur de le remercier avant-hier ; il ne nous dit mot, mais avant-hier il nous envoya le tchao, le tchang et les deux ouang (ce sont quatre mandarins), qui, nous ayant fait mettre à genoux, nous donnèrent les avis suivants :

« Vous êtes à milliers dans cet empire, qui suivez la loi chrétienne ; il y en a parmi vous de sages, et d’autres qui ne le sont pas ; soyez sur vos gardes pour ne point donner prise à vos ennemis. »

Nous leur répondîmes, que nous étions infiniment obligés à l’empereur des bontés dont il nous ; que Sa Majesté voulait notre bien, et que nous ne fissions point de faute ; que nous étions résolus de redoubler nos précautions pour ne donner aucun sujet de plainte.

C’est là tout ce que j’ai appris de la cour touchant le commencement, le progrès et la fin de l’accusation faite par le censeur de l’empire. Comme le maître des postes est chrétien, il n’a pas manqué de faire imprimer dans les gazettes la requête du censeur Fan sur les digues, et les réprimandes qui lui ont été faites de la part de l’empereur ; mais il n’a rien dit de celle que ce censeur a présentée contre le christianisme. Il n’y a que dans la province de Cham-si, où est le père du Tartre, que les gazettes en parlaient dans un grand détail. Des officiers du mandarin firent plus, ils répandirent des copies de cette requête ; et pour jeter la consternation parmi les fidèles, ils y ajoutèrent de leur façon une réponse de l’empereur, qui proscrivait la religion chrétienne de ses États. Cet écrit fut porté au père du Tartre, qui m’en écrivit dans les termes suivants :

« J’ai quelque soupçon que cette réponse impériale est supposée ; ce n’est pas la première fois que les infidèles auraient employé un semblable artifice. Quoi qu’il en soit, nous sommes entre les mains de Dieu, et, grâce à sa miséricorde, je n’en suis pas plus ému. On ne nous accuse, dans la requête du censeur, que d’avoir prêché Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié ; que nous avons entrepris de le faire adorer dans ses images, au grand mépris de la doctrine de : si nous souffrons, nous aurons le bonheur de souffrir pour des articles de notre foi. J’ai fait mettre en gros caractères, dans l’église, l’écrit chinois que le père Adam Schall, à ce qu’on dit, adressa autrefois à l’empereur même pour l’instruire du mystère de l’incarnation et de la maternité de la sainte Vierge ; ce sont les deux principaux articles de l’accusation du censeur, et nous devons confesser hautement que ce sont aussi les deux principaux articles de notre foi. Mes chrétiens sont tout disposés à souffrir les plus cruels tourments pour une pareille cause. Quoique l’édit de l’empereur, vrai ou supposé, me soit venu immédiatement du tribunal d’un grand mandarin, on n’agit point encore en conséquence, et c’est ce qui me le rend suspect, à moins que ce ne soit un de ces écrits avant-coureurs, lesquels précèdent l’authentique de l’empereur, qui doit émaner par la voie des tribunaux de Pékin.

Le père du Tartre m’écrivit le jour suivant une seconde lettre en ces termes :

« L’auteur de ce faux édit impérial sachant que j’instruisais les missionnaires de Pékin de tout ce qui se passait est venu me découvrir sa supercherie, et me prier de n’en point parler.

Je ne vous cite ces divers extraits de lettres, que pour vous faire connaître ce que contenait la requête du censeur. J’ajouterai quelques particularités à l’idée générale qu’en vient de donner le père du Tartre.

« Les Européens, dit ce censeur, débitent dans l’empire une doctrine fausse et dangereuse : ils enseignent que le Seigneur du ciel est né en Judée, au temps que Han-gai-ti régnait à la Chine ; qu’il a pris le plus pur sang d’une fille sainte et vierge, nommée Ma-li-ya ; qu’il en a formé un corps humain, qu’il lui a donné l’âme d’un homme, qu’il s’appelle Jésus ; qu’ayant vécu trente-trois ans, il a souffert sur une croix, qu’il y a expié les péchés des hommes. Nous n’avons pas cette croyance, et anciennement on ne l’a point eue : ceux qui embrassent cette loi reçoivent, selon eux, le saint baptême ; les anciens chrétiens sont instruits des mystères secrets ; ils boivent la sainte substance : je ne sais quelle sorte de magie ce p.252 peut être. Ils se nomment entre eux parents de la loi ; quand ils parlent d’eux-mêmes, ils s’appellent hommes pécheurs. 

Il parle ensuite de nos fêtes, de nos assemblées, des instructions qu’on y fait ; et il emploie des termes peu convenables qu’il a tirés des sectes Fo et Tao.

« Ils s’assemblent, dit-il, par troupes, et cela durant la nuit ; le jour ils se séparent. (Je crois qu’il fait allusion aux solennités de Noël et de la nuit du jeudi saint.) Dans les assemblées, le maître et le valet sont assis pêle-mêle ; les hommes et les femmes se trouvent réunis dans la même église ; ils parlent avec peu de respect de nos saints et de nos sages ; enfin, ils ne gardent point les coutumes de l’empire ; ils en ont de particulières qu’ils observent, et ils ont des livres qui leur sont propres.

Après avoir loué le gouvernement, la morale et la doctrine de l’empire, à quoi, dit-il, il faut absolument s’en tenir, il poursuit ainsi :

« Ces chrétiens sont la plupart des gens pauvres ou d’une condition médiocre ; ils ont dans leurs maisons des images du Dieu qu’ils adorent ; ils y récitent leurs prières, ils mettent des croix sur leurs portes. N’est-ce pas là renverser le gouvernement ? Les Européens savent l’astronomie et l’algèbre. Votre Majesté les emploie utilement. Pourquoi se mêlent-ils de troubler la Chine, en voulant la réformer, d’introduire de nouvelles doctrines et de séduire un peuple crédule ? Est-ce que notre ancienne doctrine n’est pas suffisante ? Il y a grand nombre de ces chrétiens dans le voisinage de la cour, et si l’on ne s’oppose que mollement à leurs progrès, le mal se répandra partout, et ils inonderont l’empire. On voit même beaucoup de lettrés embrasser cette religion. Or, voici quel est mon avis qu’on défende très sévèrement au peuple de mettre sur les portes de leur maison aucune marque de la religion chrétienne, ou d’avoir chez eux des images ; qu’on les arrache et qu’on les mette en pièces partout où on les trouvera ; qu’on ne permette plus aux chrétiens de s’assembler ni le jour ni la nuit pour les entretiens et les fonctions de leur religion ; enfin, qu’on publie que les transgresseurs de ces ordres seront punis selon toute la sévérité des lois, et que leurs parents seront mis à mort. 

Telle était la requête du censeur Fan. Le ly-pou en faisant l’extrait de cette requête ne daigna pas rapporter certains articles qui sont également faux et odieux. Par exemple, que les hommes et les femmes s’assemblent dans une même église. Il ne fit pas mention non plus de nos mystères, et il ne cite de la requête que ce qui tend directement à appuyer les défenses qui en font la conclusion.

Pour répondre à ce censeur, on commence par citer les édits antérieurs donnés en faveur de la religion, par lesquels il est permis de la prêcher et de l’exercer. Ce tribunal, en citant ces édits, dit qu’il ne sait ce que c’est que de varier dans ses réponses, pour montrer que les édits précédents, n’ayant pas été donnés légèrement, ne devaient pas aussi être révoqués sans de fortes raisons. Il appuie principalement sa réponse sur l’édit que porta l’empereur la trente-unième année de son règne, et il en fait le précis en neuf lignes ; il s’étend sur les services que les Européens ont rendus à l’empire et il rend témoignage de leur sage conduite. Enfin, après avoir cité les édits, où les prédicateurs de l’Évangile sont loués, autorisés et déclarés exempts de tout reproche et incapables de troubler l’État, le tribunal conclut ainsi en peu de mots mais d’une manière claire, et qui ne laisse ni doute ni embarras :

« La requête du censeur Fan, par laquelle il demande qu’on proscrive la religion chrétienne, n’est pas recevable, et l’on ne doit y avoir nul égard. Cela nous paraît ainsi ; nous le déclarons à Votre Majesté nous attendons avec respect sa décision.

La décision de l’empereur fut conforme au sentiment du tribunal il répondit :

« Cela est bien ; telle est ma volonté ; je confirme cet ordre, qu’il soit enregistré ; 

car ces deux lettres impériales Y Y, peuvent avoir tous ces sens qui reviennent au même.

Je suis encore aujourd’hui tout occupé de la protection singulière que Dieu nous a donnée dans une conjoncture si fâcheuse, et je regarde comme le fruit des prières de tant de saintes âmes, qui, loin de la Chine, lèvent continuellement les mains au ciel pour la conservation de cette Église. Peut-être aussi que le Seigneur, touché des larmes et des souffrances de cette jeune chrétienne de notre mission française de Ouen ngan, a permis que le censeur s’aveuglât jusqu’au point de présenter une seconde requête contre des ouvrages impériaux. Cette seconde requête n’a pas peu servi à faire échouer la première. Du moins elle a fait connaître aux p.253 mandarins quelle était la disposition de l’empereur à l’égard des Européens ; il était naturel de penser que l’empereur n’avait si fort éclaté contre la requête sur les digues, que parce qu’il était offensé de l’accusation faite contre la religion chrétienne, qu’il protège hautement, et plus encore que les Chinois ne se l’imaginent, la politique ne lui permettant pas de s’en expliquer trop ouvertement.

Ce sont là sans doute les raisons qui ont déterminé le tribunal des rits à nous être favorable. Les mandarins qui le composent ont porté d’eux-mêmes un jugement conforme aux inclinations du prince ; et par là ils ont voulu s’attirer des éloges de sa part, et quelque marque de reconnaissance de la nôtre. Je crois même qu’ils ont regardé ce jugement comme une espèce de récompense des services que l’empereur a tirés et tire actuellement des missionnaires, dont plusieurs sont occupés depuis quelques années, à tracer la carte géographique de son vaste empire. Les pères Jartoux et Régis y travaillent encore avec des fatigues incroyables. Mais à quoi l’Europe ne nous exhortera-t-elle pas pour le service d’un si grand monarque, et pour aplanir de plus en plus le chemin à la prédication de l’Évangile ?

De tout ce que je viens de rapporter, mon révérend Père, vous voyez que la chrétienté de la Chine est très nombreuse et que la religion est sur le point de faire encore de plus grands progrès ; que c’est là même ce que les gentils appréhendent. Hélas ! pourquoi le monde chrétien ne s’empresse-t-il pas davantage à seconder ces progrès ?

Vous voyez encore que nous ne cachons pas à nos néophytes nos saints mystères de l’incarnation de la mort et de la passion du Sauveur. Faut-il que nos frères nous calomnient en Europe, tandis que les païens nous en font un crime à leurs tribunaux ?

Enfin, vous voyez quelle est la ferveur et la fermeté de nos chrétiens : cette jeune néophyte persécutée, et toujours inébranlable dans sa foi, trouverait une infinité d’autres qui imiteraient sa constance, si l’occasion s’en présentait. Elle ne s’est peut-être soutenue dans ce rude combat que par les exemples des dames chrétiennes qu’elle a eus devant les yeux. Car l’Église de la Chine a ses confesseurs : cette mission de Jao-tcheou, où je suis, en compte plusieurs de l’un et de l’autre sexe. Les chrétiens du père du Tartre ont été mis souvent à ces sortes d’épreuves par les infidèles, et ce qu’il rapporte de la disposition où ils étaient à l’occasion de la requête du censeur Fan, n’est pas en eux une ferveur nouvelle et passagère. Je vous demande pour eux et pour moi un peu de part dans vos saints sacrifices, en l’union desquels je suis avec bien du respect, etc.

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Lettre du père de Mailla

au père Colonia

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Navigation. — Forme et équipage des vaisseaux. — Île Formose.

A Kieou-kian-fou, dans la province du Kiam-si,

au mois d’août 1715

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

J’ai reçu tout la fois les deux lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire dans les années 1713 et 1714. Que je suis consolé de voir qu’une absence aussi longue et la distance de plusieurs mille lieues ne m’aient pas encore effacé de votre cher souvenir Je vous avouerai pourtant que j’ai été encore plus sensible au zèle que vous faites paraître pour cette mission. La vaste étendue du pays, la multitude innombrable des peuples qui l’habitent, les épaisses ténèbres dans lesquelles ils vivent, le peu de secours que nous avons pour les en retirer, les obstacles infinis qui augmentent chaque jour, ne nous permettent presque pas de goûter le plaisir si touchant que donne le souvenir de nos plus tendres amis.

Je ne prétends pas vous exposer, dans cette lettre, le déplorable état où se trouvent ces missions : le détail que je vous ferais des églises pillées, des autels profanés, des idoles mises à la place du Dieu vivant, des ministres de Jésus-Christ indignement traités par les infidèles, suites funestes des divisions présentes ; ce détail augmenterait sans doute votre zèle mais en même temps il vous causerait la plus vive douleur.

A peine m’est-il permis, depuis environ quatre ans, de vaquer, comme je le souhaiterais, aux fonctions de missionnaire. L’empereur m’a fait travailler tout ce temps-là à la p.254 carte de la Chine. Sa Majesté y a employé en différents temps, neuf missionnaires, sept français, dont six sont de notre compagnie ; savoir, les pères Bouvet, Régis, Jartoux, de Tartre, Hinderer et moi, avec le révérend père Bonjour Fabri, augustin. Les deux autres sont le père Fredelli, allemand, et le père Cardoso, portugais, tous deux jésuites. Je sais qu’on attend avec impatience en Europe le fruit de ces travaux : on sera content de nous, mais il faut nous donner encore quelque temps.

Les quatre provinces qui nous sont échues en partage aux pères Regis, Hinderer et à moi, sont sans contredit les plus belles, les plus riches et les plus importantes de cet empire. Ce sont les provinces du Ho-nan, du Kiang-nan [158] ou Nankin, du Tche-kiang, de Fou-kien, de Formose et toutes les îles de ces côtes. Ces îles sont la plupart stériles, incultes et inhabitées. Vous ne vous attendez pas, mon révérend Père, que je vous fasse un récit exact de tout ce que nous avons remarqué dans nos courses, je passerais les bornes d’une lettre ; je me contenterai de vous faire part de mes dernières occupations, c’est-à-dire du voyage que nous avons fait à l’île de Formose, appelée par les Chinois Miouan, et de ce que nous y avons remarqué de particulier.

Il est peu de pays dans le monde dont on n’ait fait en Europe des relations détaillées. Formose, tout éloignée qu’elle en est, et quoique peu considérable en elle-même n’y est pas tout à fait inconnue. Cependant il est difficile que nos voyageurs donnent des connaissances bien exactes des lieux où ils ont été ; ils ne demeurent d’ordinaire que dans les ports ou sur les côtes, et ils ne peuvent parler, que de ce qu’ils ont vu, ou de ce qu’ils ont appris des peuples avec lesquels ils ont eu quelque habitude. Ces connaissances sont fort bornées. Quand on pénètre dans les terres, on sent combien les mœurs et les usages de leurs habitants ressemblent peu aux mœurs et aux coutumes de ceux qui demeurent sur les bords de la mer. On y trouve quelquefois autant de différence qu’il y en a entre l’Europe et les trois autres parties du monde. C’est ce qui fait que ces relations sont souvent défectueuses. Les missionnaires eux-mêmes, quoique beaucoup mieux instruits, ne voient qu’une petite étendue de pays et, sans sortir de la Chine, un des plus vastes empires qui soient au monde, il n’y a point de province où les missionnaires n’aient porté la foi, ni de villes considérables qu’ils n’aient parcourues. Cependant, parce que leurs voyages se font presque toujours dans des barques, d’où ils ne sortent que pour se rendre dans la maison de quelque chrétien, ou dans quelque église, la description qu’ils ont faite de cet empire n’est pas exempte de défaut. Nous serons en cela plus heureux que nos prédécesseurs. La visite que nous avons faite de tous les lieux, grands et petits, villes, bourgs, villages, rivières, lacs, montagnes, etc., de cet empire, les secours que chaque mandarin avait ordre de nous donner, et les soins que nous nous sommes donnés nous-mêmes pour que rien n’échappât à nos recherches, nous persuadent que l’Europe n’aura rien à souhaiter en ce genre.

Le troisième du mois d’avril de l’année 1714, les pères Régis, Hinderer et moi, nous nous embarquâmes à Hia-men : c’est un port de mer de la province de Fou-kien qu’on appelle en Europe Emouy. Quatre mandarins tartares nommés par l’empereur nous accompagnèrent dans cette expédition géographique. Notre petite escadre était de quinze vaisseaux de guerre ; il y avait dans chaque vaisseau cinquante soldats, qui étaient commandés par un mandarin de guerre chinois, et quatre autres officiers subalternes.

Ne pensez pas, au reste, mon révérend Père, que les vaisseaux de guerre chinois puissent se comparer aux nôtres ; les plus gros ne sont pas au-dessus de 250 à 300 tonneaux de port. Ce ne sont, à proprement parler, que des barques plates à deux mâts ; ils ne passent pas 80 à 90 pieds de longueur, 60 à 70 de l’étrave à l’étambot, 10 à 15 pieds de longueur à la façon d’avant sur 7 à 8 pieds de hauteur ; 7 à 8 pieds de largeur à la façon d’arrière, sur une égale hauteur ; 12 à 15 pieds de largeur au-dehors des membres du vaisseau ; 7 à 8 pieds de profondeur depuis la quille en droite ligne, jusqu’au bout du bau. La proue coupée, et sans éperon, est relevée en haut de deux espèces d’ailerons en forme de cornes, qui font une forme assez bizarre : la poupe est ouverte en dehors par le milieu, afin que le gouvernail y soit à couvert des coups p.255 de mer ; ce gouvernail, qui est large de 5 à 6 pieds, peut aisément s’élever et s’abaisser par le moyen d’un câble qui le soutient sur la poupe.

Ces vaisseaux n’ont ni artimon, ni beaupré, ni mâts de hune. Toute leur mâture consiste dans le grand mât et le mât de misaine, auxquels ils ajoutent quelquefois un fort petit mât de perroquet qui n’est pas d’un grand secours. Le grand mât est placé à peu près où nous plaçons le nôtre ; celui de misaine est fort sur l’avant. La proportion de l’un à l’autre est communément comme 2 à 3 et celle du grand mât au vaisseau ne va jamais au-dessous, étant ordinairement plus de deux tiers de toute la longueur du vaisseau.

Leurs voiles sont faites de nattes de bambou, ou d’une espèce de cannes communes à la Chine, lesquelles se divisent par feuilles en forme de tablettes arrêtées dans chaque jointure par des perches qui sont aussi de bambou. En haut et en bas sont deux pièces de bois ; celle d’en haut sert de vergue ; celle d’en bas, faite en forme de planche, et large d’un pied et davantage, sur cinq à six pouces d’épaisseur, retient la voile, lorsqu’on la veut hisser ou qu’on la veut ramasser. Ces sortes de bâtiments ne sont nullement bon voiliers ; ils tiennent cependant beaucoup mieux le vent que les nôtres ; cela vient de la raideur de leurs voiles, qui ne cèdent point au vent ; mais aussi, comme la construction n’en est pas avantageuse, ils perdent, à la dérive, l’avantage qu’ils ont sur nous en ce point.

Ils ne calfatent point leurs vaisseaux avec du goudron comme en Europe. Leur calfat est fait d’une espèce de gomme particulière ; et il est si bon, qu’un seul puits ou deux, à fond de cale du vaisseau suffit pour le tenir sec. Jusqu’ici ils n’ont eu aucune connaissance de la pompe. Leurs ancres ne sont point de fer comme les nôtres ; elles sont d’un bois dur et pesant, qu’ils appellent pour cela tiemou, c’est-à-dire bois de fer. Ils prétendent que ces ancres valent beaucoup mieux que celles de fer, parce que, disent-ils, celles-ci sont sujettes à se fausser, ce qui n’arrive pas à celles de bois qu’ils emploient.

Les Chinois n’ont sur leur bord ni pilote ni maître de manœuvre : ce sont les seuls timoniers qui conduisent le vaisseau et qui commandent la manœuvre. Cependant ils sont assez bons manœuvriers, et bons pilotes côtiers, mais assez mauvais pilotes en haute mer. Ils mettent le cap sur le rhumb qu’ils croient devoir faire ; et, sans se mettre en peine des élans du vaisseau, ils courent ainsi comme ils le jugent à propos. Cette négligence vient de ce qu’ils ne font pas de voyages de long cours ; mais j’ai éprouvé que quand ils veulent, ils naviguent assez bien. Je m’aperçus, dès la sortie du port, du peu de soin que se donnait le pilote de mon bord, qui passait pour un des plus expérimentés de notre escadre. Je lui fis donner quelques avis par l’officier que j’avais avec moi ; comme je veillai ensuite autant sur le pilote que sur la route, avec un bon compas d’Europe pour régler mon estime durant notre traversée, je remarquai qu’il gouvernait assez juste.

Nous partîmes donc le troisième du mois d’avril de Hia-men ou Emouy. Le vent n’était pas fort favorable ; ce jour-là nous ne fîmes que six lieues, et nous allâmes mouiller à l’île de Kien-men, à un port nommé Leaolo. Le vent tomba tout à fait sur le soir ; mais le lendemain il s’éleva une tempête qui nous obligea d’y rester jusqu’au neuvième. Nous ne mîmes à la voile que sur les quatre heures du soir, le vent étant au nord-est et assez frais. Durant notre traversée, nous gouvernâmes toujours à l’est un quart de sud-est, parce que les courants portent extrêmement au sud dans cette manche, ce qui fait que la mer y est toujours grosse, surtout en été, qui est le temps de la mousson des vents du sud. Le dixième, sur les cinq à six heures du soir, nous commençâmes à découvrir les îles de Pong-hou, et sur les neuf heures nous mouillâmes à l’abri de la première île appelée Si-ffe-yu, où tous les mandarins de guerre de la garnison, qui est de mille hommes effectifs, vinrent nous recevoir à la tête de leurs troupes, qui étaient sous les armes.

Les îles de Pong-hou forment un petit archipel de trente-six îles stériles qui ne sont habitées que par la garnison chinoise. Il y a cependant un mandarin de lettres qui y fait sa résidence pour veiller sur les vaisseaux marchands qui vont ou qui viennent de la Chine à Formose, et de Formose à la Chine. Le passage de ces vaisseaux est presque continuel, et est d’un revenu considérable pour l’État ; nous y abordâmes avec plus de soixante vaisseaux marchands qui allaient de la Chine à Formose.

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p.256 Comme les îles de Pong-hou ne sont que sables ou rochers, il faut y porter, ou de Hia-men ou de Formose, tout ce qui est nécessaire à la vie, même jusqu’au bois de chauffage. Nous n’y avons vu ni buissons ni broussailles ; un seul arbre sauvage en fait tout l’ornement. Le port y est bon ; il est à l’abri de toute sorte de vents ; son fond est de sable, sans roche et sans aucun danger ; il a bien vingt à vingt-cinq brasses de profondeur. Lorsque les Hollandais étaient maîtres du port de Formose, ils avaient construit une espèce de fort au bout de la grande île de Pong-hou, sur le port, pour en défendre l’entrée ; aujourd’hui il n’en reste presque plus que le nom Hong-mao-tchai, qui veut dire fort des cheveux roux (c’est ainsi qu’on appelle les Hollandais à la Chine). Ce port, quoique dans un pays inculte et inhabité, est absolument nécessaire pour la conservation de Formose, qui n’a aujourd’hui aucun port où les vaisseaux tirant plus de huit pieds puissent aborder. Nous employâmes quatre jours à prendre les différentes situations de ces îles, leurs distances et leur grandeur, telles que vous pouvez les voir dans la carte que je joins ici. Nous avons trouvé le port de la grande île qui porte particulièrement le nom de Pong-hou à la hauteur de 23 degrés 28 minutes et 10 secondes, et par la comparaison d’Emouy et notre estime, à 3 degrés 9 minutes 50 secondes à l’est du méridien de Pékin, où nous avons établi le premier méridien par rapport aux cartes de la Chine.

Le quinzième d’avril nous mîmes à la voile une heure après minuit avec un bon vent de nord-est. Après avoir doublé la grande île nous fîmes la route de l’est jusqu’au jour, de peur de tomber sur les îles de Tong-ki et de Si-ki. A la pointe du jour, nous nous trouvâmes fort au vent de ces îles, et nous commençâmes à découvrir les montagnes de Formose. Alors nous gouvernâmes en route. Sur le midi nous entrâmes dans le port de Formose, où est la capitale de l’île. Tous les mandarins d’armes et de lettres nous vinrent recevoir revêtus de leurs habits de cérémonie. Ils nous traitèrent avec toute sorte d’honneur et de distinction, pendant un mois entier que nous employâmes à tracer la carte de ce qui appartient à la Chine dans cette île.

Après avoir demeuré deux jours dans la capitale afin d’y régler toutes choses avec les mandarins du lieu, nous nous séparâmes. Les pères Régis et Hinderer et deux de nos compagnons tartares choisirent la partie du nord de l’île ; pour moi, j’eus, avec deux autres Tartares qui m’accompagnaient, le département de la capitale, toute la partie du sud, et les îles de la côte.

Toute l’île de Formose n’est pas sous la domination des Chinois, elle est comme divisée en deux parties, est et ouest, par une chaîne de hautes montagnes qui commence à la pointe méridionale de Za-ma-ki-teou, et ne finit proprement qu’à la mer septentrionale de l’île, à la forteresse que les Espagnols avaient autrefois fait bâtir, appelée Ki-long-tchai par les Chinois. Il n’y a que ce qui est à l’ouest de ces montagnes qui appartienne à la Chine, c’est-à-dire ce qui est renfermé entre les 22 degrés 8 minutes et 25 degrés 20 minutes de latitude septentrionale.

La partie orientale n’est habitée, disent les Chinois, que par des barbares ; le pays est montagneux, inculte et sauvage. Le caractère qu’ils nous ont fait des peuples qui l’habitent ne diffère guère de ce qu’on dit des sauvages de l’Amérique. Ils nous les ont dépeints moins brutaux que les Iroquois, beaucoup plus chastes que les Indiens, d’un naturel doux et paisible ; s’aimant les uns les autres, se secourant mutuellement, nullement intéressés, ne faisant nul cas de l’or ni de l’argent, dont on dit qu’ils ont plusieurs mines ; mais vindicatifs à l’excès, sans loi, sans gouvernement, sans police, ne vivant que de la chasse et de la pêche ; enfin sans religion, ne reconnaissant nulle divinité. Tel est le caractère que les Chinois nous ont fait des peuples qui habitent la partie orientale de Formose. Mais comme le Chinois n’est pas trop croyable quand il s’agit d’un peuple étranger, je n’ose garantir ce portrait, d’autant plus qu’il n’y a aujourd’hui nulle communication entre les Chinois et ces peuples, et qu’ils se font depuis près de vingt ans une guerre continuelle.

Les Chinois avant même que d’avoir subjugué Formose, savaient qu’il y avait des mines d’or dans l’île. Ils ne l’eurent pas plutôt soumise à leur puissance, qu’ils cherchèrent de tous côtés ces mines ; comme il ne s’en trouva point dans la partie occidentale, dont ils étaient les maîtres, ils prirent la résolution de les chercher dans la partie orientale, où on p.257 leur avait assuré qu’elles étaient. Ils firent équiper un petit bâtiment afin d’y aller par mer, ne voulant point s’exposer dans des montagnes inconnues, où ils auraient couru risque de la vie. Ils furent reçus avec bonté de ces insulaires, qui leur offrirent généreusement leurs maisons, des vivres en abondance, et tout le secours qu’ils pouvaient attendre d’eux. Les Chinois y demeurèrent environ huit jours ; mais tous les soins qu’ils se donnèrent pour découvrir les mines furent inutiles, soit faute d’interprète qui expliquât leur dessein à ces peuples ; soit crainte et politique, ne voulant point faire ombrage à une nation qui avait lieu d’appréhender la domination chinoise. Quoi qu’il en soit, de tout l’or qu’ils étaient allés chercher, ils ne découvrirent que quelques lingots exposés dans les cabanes, dont ces pauvres gens faisaient très peu de cas. Dangereuse tentation pour un Chinois. C’est pourquoi, peu contents du mauvais succès de leur voyage, et impatients de posséder ces lingots exposés à leurs yeux, ils s’avisèrent du stratagème le plus barbare. Ils équipèrent leur vaisseau, et ces bonnes gens leur fournirent qui était nécessaire pour leur retour. Ensuite ils invitèrent leurs hôtes à un grand repas qu’ils avaient préparé, disaient-ils, pour témoigner leur reconnaissance. Ils firent tant boire ces pauvres gens qu’ils les enivrèrent, et comme ils étaient plongés dans le sommeil causé par l’ivresse, ils les égorgèrent tous, se saisirent des lingots et mirent à la voile. Le chef de cette barbare expédition est encore vivant à Formose, sans que les Chinois aient songé à punir un tel forfait. Néanmoins il ne demeura pas absolument impuni, mais les innocents portèrent la peine que méritaient les coupables. Le bruit d’une action si cruelle ne se fut pas plutôt répandu dans la partie orientale de l’île, que ces insulaires entrèrent à main armée dans la partie septentrionale qui appartient à la Chine, massacrèrent impitoyablement tout ce qu’ils rencontrèrent, hommes, femmes, enfants, et mirent le feu à quelques habitations chinoises. Depuis ce temps-là ces deux parties de l’île sont continuellement en guerre. Comme j’étais obligé d’aller à la vue des habitations de ces insulaires, on me donna deux cents soldats d’escorte pour tout le temps que j’employai à faire la carte de la partie du sud : nonobstant cette précaution, ils ne laissèrent pas de descendre une fois, au nombre de trente à quarante, armés de flèches et de javelots ; mais comme nous étions beaucoup plus forts qu’eux, ils se retirèrent.

La partie de Formose que possèdent les Chinois mérite certainement le nom qu’on lui a donné : c’est un fort beau pays ; l’air y est pur et toujours serein ; il est fertile en toute sorte de grains [159], arrosé de quantité de petites rivières, lesquelles descendent des montagnes qui la séparent de la partie orientale. La terre y porte abondamment du blé, du riz, etc. On y trouve la plupart des fruits des Indes, des oranges, des bananes, des ananas, des goyaves, des papayas, des cocos etc. La terre porterait aussi nos arbres fruitiers d’Europe, si on les y plantait. On y voit des pêches, des abricots, des figues, des raisins, des châtaignes, des grenades. Ils cultivent une sorte de melons qu’ils appellent melons d’eau ; ces melons sont beaucoup plus gros que ceux de l’Europe, d’une figure oblongue, quelquefois ronde ; la chair en est blanche ou rouge ; ils sont pleins d’une eau fraîche et sucrée qui est fort au goût des Chinois ; ils ne sont pas cependant comparables à ceux qui viennent de Pernambouc, et dont j’ai mangé à la Baie de tous les saints, dans l’Amérique Méridionale. Le tabac et le sucre y viennent parfaitement bien. Tous ces arbres sont si agréablement arrangés, que lorsque le riz est transplanté à l’ordinaire au cordeau et en échiquier, toute cette grande plaine de la partie méridionale ressemble bien moins à une simple campagne, qu’à un vaste jardin que des mains industrieuses ont pris soin de cultiver.

Comme le pays n’a été jusqu’ici habité que par un peuple barbare et nullement policé, les chevaux, les moutons et les chèvres y sont fort rares : le cochon même, si commun à la Chine, y est encore assez cher ; mais les poules, les canards, les oies domestiques, y sont en grand nombre ; on y a aussi quantité de bœufs : ils servent de monture ordinaire, faute de chevaux, de mulets et d’ânes ; on les dresse de bonne heure et croiriez-vous, mon révérend Père, qu’ils vont le pas aussi bien et aussi vite que les meilleurs chevaux ? Ils ont bride, selle et croupière, qui sont quelquefois de très grand prix. Ce que je trouvais de plaisant, c’était de voir le Chinois aussi fier sur cette monture que p.258 s’il eût été sur le plus beau cheval de l’Europe.

A la réserve des cerfs et des singes, qu’on y voit par troupeaux, les bêtes fauves y sont très rares ; et s’il y a des ours, des sangliers, des loups, des tigres et des léopards comme à la Chine, ils sont dans les montagnes de la partie de l’est ; on n’en voit point dans celle de l’ouest. On y voit aussi très peu d’oiseaux ; les plus communs sont les faisans, que les chasseurs ne permettent guère de peupler. Enfin je crois qu’on peut dire que si les eaux des rivières de Formose étaient bonnes à boire, comme elles sont utiles pour fertiliser les campagnes de riz, il n’y aurait rien à souhaiter dans cette île ; mais ces eaux sont pour tous les étrangers un poison contre lequel on n’a pu trouver jusqu’ici aucun remède. Un domestique du gouverneur du département du midi, que j’avais à ma suite, homme fort et robuste, se fiant sur la force de sa complexion, ne voulut point croire ce qu’on lui disait de ces eaux ; il en but, et mourut en moins de cinq jours, sans qu’aucun cordial ni contre-poison pût le tirer d’affaire. Il n’y a que les eaux de la capitale dont on puisse boire ; les mandarins du lieu eurent soin d’en faire voiturer sur des charrettes pour notre usage. Au pied de la montagne qui est au sud-ouest à une lieue de Fong-kan-hien, on trouve une source qui produit un petit ruisseau, dont l’eau est d’un bleu blanchâtre, et d’une infection qui n’est pas supportable.

Les Chinois divisent les terres qu’ils possèdent dans Formose en trois hien ou gouvernements subalternes, qui dépendent de la capitale de l’île. Ces trois gouvernements sont Tai-ouan-hien, Fong-kan-hien et Tchu-lo-hien. Chacun a ses officiers particuliers qui dépendent immédiatement du gouverneur-général de l’île, et celui-ci, de même que toute l’île, est soumis au vice-roi de la province de Foukien, dont Tai-ouan ou Formose fait partie.

La capitale qu’on appelle Tai-ouan-fou est fort peuplée, d’un grand abord et d’un grand commerce. Elle peut se comparer à la plupart des meilleures villes et des plus peuplées de la Chine. On y trouve tout ce qu’on peut souhaiter, soit de ce que l’île même fournit, comme le riz, le sucre, le sucre candi, le tabac, le sel, la viande de cerf boucanée, qui est fort estimée des Chinois ; des fruits de toute espèce ; des toiles de différentes sortes ; des laines de coton, de chanvre, de l’écorce de certains arbres et de certaines plantes qui ressemblent assez à l’ortie ; quantité d’herbes médicinales, dont la plupart sont inconnues en Europe ; soit de ce qu’on y apporte d’ailleurs, comme toiles de la Chine

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et des Indes, soieries, vernis, porcelaines, différents ouvrages d’Europe, etc. Il y a peu de mûriers dans l’île, et par conséquent peu de soieries du pays et peu de manufactures ; mais le gain considérable de ceux qui ont commencé à y faire leur commerce donnera peut-être lieu a y en établir dans la suite. S’il était libre aux Chinois de passer dans l’île de Formose pour y fixer leur demeure, je ne doute pas que plusieurs familles ne s’y fussent déjà transportées ; mais, pour y passer, on a besoin de passe-ports des mandarins de la Chine, et ces passe-ports se vendent bien cher, encore avec cela faut-il donner des cautions. Ce n’est pas tout : lorsqu’on arrive dans l’île, il faut encore donner de l’argent au mandarin, qui est très attentif à examiner ceux qui entrent ou qui sortent. Si on n’offre rien ou peu de chose, l’on doit s’attendre à être renvoyé, nonobstant le meilleur passe-port. Cet excès de précaution vient sans doute de l’avidité naturelle qu’ont les Chinois d’amasser de l’argent. Néanmoins il faut avouer qu’il est d’une bonne politique d’empêcher toutes sortes de personnes de passer à Formose, surtout les Tartares étant maîtres de la Chine. Formose est un lieu très important et si un Chinois s’en emparait, il pourrait exciter de grands troubles dans l’empire. Aussi les Tartares y tiennent-ils une garnison de dix mille hommes commandés par un tsong-ping ou lieutenant-général, par deux fou-tsiang ou maréchaux de camp, et par plusieurs officiers subalternes, qu’on a soin de changer tous les trois ans, et même plus souvent si quelque raison y oblige. Pendant que nous y étions, on changea une brigade de quatre cents hommes, dont le principal officier fut cassé pour avoir insulté un mandarin de lettres qu’ils prétendaient ne leur pas faire justice sur la mort du frère d’un de leurs camarades qui avait été tue peu de jours auparavant.

Les rues de la capitale sont presque toutes tirées au cordeau, et toutes couvertes, pendant sept à huit mois de l’année, pour se défendre des ardeurs du soleil ; elles ne sont larges que p.259 de trente à quarante pieds, mais longues de près d’une lieue en certains endroits ; elles sont presque toutes bordées de maisons marchandes et de boutiques ornées de soieries, de porcelaines, de vernis et d’autres marchandises admirablement bien rangées, en quoi les Chinois excellent. Ces rues paraissent des galeries charmantes, et il y aurait plaisir de se promener si la foule des passants était moins grande, et si les rues étaient mieux pavées. Les maisons sont couvertes de paille et ne sont bâties la plupart que de terre et de bambou ; les tentes, dont les rues sont couvertes, ne laissant voir que les boutiques, en ôtent le désagrément. La seule maison que les Hollandais y ont élevée, lorsqu’ils en étaient les maîtres, est de quelque prix. C’est un grand corps de logis à trois étages, défendu par un rempart de quatre demi-bastions ; précaution nécessaire pour les Européens dans ces pays éloignés, où l’on trouve rarement de l’équité et de la bonne foi, et où la fraude et l’injustice tiennent souvent lieu de mérite. Cette maison a vue sur le port, et pourrait dans le besoin disputer un débarquement.

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Tai-ouan-fou n’a ni fortifications ni murailles : les Tartares ne mettent point leurs forces et ne renferment pas leur courage dans l’enceinte d’un rempart ; ils aiment à se battre à cheval en rase campagne. Le port est assez bon, à l’abri de tout vent, mais l’entrée en devient tous les jours plus difficile. Autrefois on pouvait y entrer par deux endroits, l’un appelé Ta-kiang, où les plus gros vaisseaux flottaient sans peine, et l’autre appelé Lou-lh-men, dont le fond est de roche et n’a que neuf à dix pieds dans les plus hautes marées. Le premier passage est aujourd’hui impraticable : il y a de certains endroits où l’on ne trouve pas cinq pieds d’eau ; le plus qu’il y en ait va jusqu’à sept à huit pieds, et il se comble tous les jours par les sables que la mer y charrie. C’est par ce Ta-kiang que les vaisseaux hollandais entraient autrefois dans le port, et pour en défendre l’entrée aux vaisseaux étrangers, ils avaient fait, à la pointe de l’île qui est au sud de Ta-kiang, une citadelle qui serait excellente si elle n’était pas bâtie sur le sable ; mais qui était très propre à se défendre des ennemis qu’ils avaient le plus à craindre, savoir, des Chinois et des Japonais. Je joins ici le plan que j’en ai tiré. Elle est à deux minutes à l’ouest de Tai-ouan-fou, et domine tout le port, où les vaisseaux au-dessus de deux cents tonneaux peuvent entrer.

La partie de Formose qui est soumise aux Chinois est composée de deux nations différentes : des Chinois et des naturels du pays. Les premiers, attirés par l’avidité du gain, y sont venus des diverses provinces de la Chine ; Tai-ouan-fou, Fong-kan-hien et Tchu-lo-hien ne sont habités que par des Chinois ; il n’y a de naturels du pays que ceux qui leur servent de domestiques ou, pour mieux dire, d’esclaves. Outre ces trois villes, les Chinois ont encore plusieurs villages ; mais ils n’ont aucun fort considérable, à la réserve de Ngan-ping-tching. Ce fort est au pied du château de Zélande, car c’est le nom que les Hollandais donnèrent à la citadelle dont j’ai parlé ci-dessus. Il y a bien à Ngan-ping-tching environ quatre à cinq cents familles. On y voit une garnison de deux mille hommes commandés par un fou-tsiang ou maréchal de camp.

Le gouvernement et les mœurs des Chinois à Formose ne diffèrent en rien des mœurs et du gouvernement de la Chine. Ainsi je ne m’arrêterai qu’à vous faire connaître quel est le génie et l’espèce de gouvernement des naturels de l’île.

Les peuples de Formose qui se sont soumis aux Chinois sont partagés en quarante-cinq bourgades ou habitations qu’on appelle ché : trente-six dans la partie du nord, et neuf dans celle du sud. Les bourgades du nord sont assez peuplées, et les maisons, à peu de chose près, sont comme celles des Chinois. Celles du midi ne sont qu’un amas de cabanes de terre et de bambou couvertes de paille, élevées sur une espèce d’estrade haute de trois à quatre pieds, bâties en forme d’un entonnoir renversé, de quinze, vingt, trente, jusqu’à quarante pieds de diamètre ; quelques-unes sont divisées par cloisons. Ils n’ont dans ces huttes ni chaise, ni banc, ni table, ni lit, ni aucun meuble. Au milieu est une espèce de cheminée ou de fourneau élevé de terre de deux pieds et davantage, sur lequel ils font leur cuisine. Ils se nourrissent d’ordinaire de riz, de menus grains et de gibier. Ils prennent le gibier à la course ou avec leurs armes. Ils courent d’une vitesse surprenante : j’ai été surpris moi-même de les voir courir plus vite que ne font les chevaux lorsqu’ils courent à bride abattue. Cette p.260 vitesse à la course vient, disent les Chinois, de ce que jusqu’à l’âge de quatorze à quinze ans ils se serrent extrêmement les genoux et les reins. Ils ont pour armes une espèce de javelot qu’ils lancent à la distance de soixante-dix à quatre-vingts pas avec la dernière justesse, et quoique rien ne soit plus simple que leur arc et leurs flèches, ils ne laissent pas de tuer un faisan en volant, aussi sûrement qu’on le fait en Europe avec le fusil. Ils sont très malpropres dans leurs repas : ils n’ont ni plats, ni assiettes, ni écuelles, ni cuillers, ni fourchettes, ni bâtonnets. Ce qu’ils ont préparé pour leur repas se met simplement sur un ais de bois ou sur une natte, et ils se servent de leurs doigts pour manger, à peu près comme les singes. Ils mangent la chair demi-crue, et, pour peu qu’elle soit présentée au feu elle leur paraît excellente. Pour lit, ils se contentent de cueillir les feuilles fraîches d’un certain arbre dont je ne sais pas le nom, et qui est fort commun dans le pays ; ils les étendent sur la terre ou sur le plancher de leurs cabanes, et c’est là qu’ils prennent leur sommeil. Ils n’ont pour tout habit qu’une simple toile, dont ils se couvrent depuis la ceinture jusqu’aux genoux. Et croiriez-vous que l’orgueil, si enraciné dans le cœur de l’homme, trouve le moyen de se nourrir et de s’entretenir avec une pareille pauvreté ? Croiriez-vous même qu’il leur en coûte davantage qu’aux peuples les plus polis et qui se piquent le plus de luxe et de magnificence ? Ceux-ci empruntent le poil des animaux et la soie des vers qu’ils brodent d’or et d’argent ; ceux-là se servent de leur propre peau, sur laquelle ils gravent plusieurs figures grotesques d’arbres, d’animaux, de fleurs, etc. ; ce qui leur cause des douleurs si vives, qu’elles seraient capables, me disaient-ils, de leur causer la mort, si l’opération se faisait tout de suite et sans discontinuer. Ils y emploient plusieurs mois, et quelques-uns une année entière. Il faut, durant tout ce temps-là, venir chaque jour se mettre à une espèce de torture, et cela pour satisfaire le penchant qu’ils ont de se distinguer de la foule ; car il n’est pas permis indifféremment à toute sorte de personnes de porter ces traits de magnificence : ce privilège ne s’accorde qu’à ceux qui, au jugement des plus considérables de la bourgade, ont surpassé les autres à la course où à la chasse. Néanmoins tous peuvent se noircir les dents, porter des pendants d’oreilles, des bracelets au-dessus du coude ou au-dessus du poignet, des colliers et des couronnes de petits grains de différentes couleurs à plusieurs rangs. La couronne se termine par une espèce d’aigrette faite de plumes de coq ou de faisans qu’ils ramassent avec beaucoup de soin. Figurez-vous ces bizarres ornements sur le corps d’un homme d’une taille aisée et déliée, d’un teint olivâtre, dont les cheveux lissés pendent négligemment sur les épaules, armé d’un arc et d’un javelot, n’ayant pour tout habit qu’une toile de deux à trois pieds qui lui entoure le corps depuis la ceinture jusqu’aux genoux, et vous aurez le véritable portrait d’un brave de la partie méridionale de l’île de Formose.

Dans la partie du nord, comme le climat y est un peu moins chaud, ils se couvrent de la peau des cerfs qu’ils ont tués à la chasse, et ils s’en font une espèce d’habit sans manches, de la figure à peu près d’une dalmatique. Ils portent un bonnet en forme de cylindre, fait du pied des feuilles de bananiers, qu’ils ornent de plusieurs couronnes posées les unes sur les autres, et attachées par des bandes fort étroites, ou par de petites tresses de différentes couleurs : ils ajoutent au-dessus du bonnet, comme ceux du midi, une aigrette de plumes de coq ou de faisan.

Leurs mariages n’ont rien de si barbare. On n’achète point les femmes comme à la Chine, et on n’a nul égard au bien qu’on peut avoir de part et d’autre, comme il arrive communément en Europe : les pères et les mères n’y entrent presque pour rien. Lorsqu’un jeune homme veut se marier et qu’il a trouvé une fille qui lui agrée, il va plusieurs jours de suite avec un instrument de musique à sa porte : si la fille en est contente, elle sort et va joindre celui qui la recherche ; ils conviennent ensemble de leurs articles. Ensuite ils en donnent avis à leurs pères et à leurs mères. Ceux-ci préparent le festin des noces qui se fait dans la maison de la fille, où le jeune homme reste sans retourner désormais chez son père. Dès lors le jeune homme regarde la maison de son beau-père comme la sienne propre, il en est le soutien, et la maison de son propre père n’est plus à son égard que ce qu’elle est à l’égard des filles en Europe qui quittent la maison paternelle pour aller demeurer avec leur époux. Aussi ne mettent-ils point leur bonheur p.261 à avoir des enfants mâles, ils n’aspirent qu’à avoir des filles, lesquelles leur procurent des gendres qui deviennent l’appui de leur vieillesse.

Quoique ces insulaires soient entièrement soumis aux Chinois, ils ont encore quelques restes de leur ancien gouvernement. Chaque bourgade se choisit trois ou quatre des plus anciens qui sont le plus en réputation de probité. Ils deviennent par ce choix les chefs et les juges du reste de l’habitation : ce sont eux qui terminent en dernier ressort tous les différends et si quelqu’un refusait de s’en tenir à leur jugement, il serait chassé à l’instant de la bourgade, sans espérance d’y pouvoir jamais rentrer ; et nulle autre bourgade n’oserait le recevoir. Ils payent en grains leur tribut aux Chinois. Pour régler ce qui concerne ce tribut, il y a dans chaque bourgade un Chinois qui en apprend la langue, afin de servir d’interprète aux mandarins. Ces interprètes qui devraient procurer le soulagement de ce pauvre peuple, et empêcher qu’il ne soit surchargé, sont eux-mêmes d’indignes harpies qui les sucent impitoyablement ; ce sont autant de petits tyrans qui poussent à bout non seulement la patience de ces insulaires, mais même celle des mandarins du lieu, qui sont forcés de les laisser dans leurs emplois pour éviter de plus grands inconvénients. Cependant de douze bourgades qui s’étaient soumises aux Chinois dans la partie du sud, il n’y en a aujourd’hui que neuf ; trois se sont révoltées, ont chassé leurs interprètes, ne payent plus de tribut à la Chine depuis trois ans, et se sont unies avec ceux de la partie orientale de l’île. C’est un fort mauvais exemple, et qui pourrait avoir des suites. J’en touchai un mot au premier mandarin de lettres de Formose, docteur chinois, qui vient d’être fait vice-roi de la province de Fou-kien. Il me répondit froidement

— Tant pis, mon révérend Père, pour ces barbares, s’ils veulent rester dans leur barbarie : nous tâchons de les rendre hommes, et ils ne le veulent pas, tant pis pour eux, il y a des inconvénients partout.

Quelque barbares cependant qu’ils soient, selon certaines maximes du monde chinois, je les crois plus près de la vraie philosophie que le grand nombre des plus célèbres philosophes de la Chine. On ne voit parmi eux, de l’aveu même des Chinois, ni fourberie, ni vols, ni querelles, ni procès, que contre leurs interprètes. Ils sont équitables et s’entr’aiment les uns les autres : ce qu’on donne à l’un d’eux il n’oserait y toucher que ceux qui ont partagé avec lui le travail et la peine ne partagent aussi le salaire ; c’est de quoi j’ai été souvent témoin moi-même : ils sont attentifs au moindre signal de ceux qui ont droit de leur commander, ils sont circonspects dans leurs paroles, et d’un cœur droit et pur. On en peut juger par ce petit trait. Un Chinois que les mandarins du lieu avaient mis à ma suite laissa échapper quelques paroles peu séantes : un de ces insulaires, qui n’avait guère que trente ans, et qui savait quelques mots de la langue mandarine, le reprit hardiment, en présence de tout le monde.

— Pou-hao, lui dit-il, Cela n’est pas bien : ngomen sin tching, nous avons le cœur droit, pou-can-choue, pou-can-siang, aucun de nous n’oserait pas même le penser ; pou-hao, pou-hao, cela n’est pas bien, cela n’est pas bien.

Avant de partir d’Emouy, on nous avait dit qu’il y avait des chrétiens dans Formose : nous nous en sommes informés, et certainement il n’y en a aucun parmi les Chinois ; mais il y a apparence qu’il y en a eu parmi les insulaires, du temps que les Hollandais étaient maîtres du port. Nous en avons trouvé plusieurs qui savent la langue des Hollandais, qui lisent leurs livres, et qui en écrivant se servent de leurs caractères. Nous avons même trouvé entre leurs mains quelques fragments de nos cinq livres en hollandais. Ils n’adorent aucune idole, ils ont même en horreur tout ce qui y a quelque rapport ; ils ne font aucun acte de religion, et ne récitent aucune prière. Cependant nous en avons vu qui connaissent un Dieu créateur du ciel et de la terre, un Dieu en trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit, et qui disent que le premier de tous les hommes s’appelait Adam, et la première des femmes Ève, que pour avoir désobéi à Dieu ils avaient attiré sa colère sur eux et sur tous leurs descendants ; qu’il est nécessaire d’avoir recours au baptême pour effacer cette tache ; ils savent même la formule du baptême. Néanmoins nous n’avons pu savoir certainement s’ils baptisaient ou non. Les Chinois qui nous servaient d’interprètes nous ont assuré que dès qu’un enfant leur est né, ils prennent de l’eau froide et la leur versent sur le corps. Mais comme ces interprètes chinois étaient infidèles, et que p.262 d’ailleurs ils ne savaient qu’imparfaitement la langue du pays, nous ne pûmes jamais nous en assurer suffisamment. Il paraît par ce que nous avons pu tirer d’eux, qu’ils n’ont aucune idée des récompenses ni des peines de l’autre vie ; ainsi il est vraisemblable qu’ils n’ont pas grand soin de baptiser leurs enfants. Nous avons tâché, autant que nous le pouvions, de leur enseigner les vérités les plus nécessaires de notre sainte religion : nous avons recommandé en particulier à ceux qui nous paraissaient le mieux instruits, d’inculquer à leurs concitoyens ces vérités importantes, et surtout de baptiser les enfants aussitôt qu’ils seraient nés, en cas qu’ils eussent quelque espérance de pouvoir les instruire des mystères de la foi quand ils en seraient capables. Nous leur avons laissé la formule du baptême, et c’est tout ce que nous avons pu faire.

Quelle douleur pour nous, mon révérend Père, de nous voir au milieu d’une si belle moisson et qui deviendrait très abondante, si elle avait des ouvriers apostoliques pour la cultiver ; et cependant d’être obligés de l’abandonner sans espérance de secours ! Il ne peut leur en venir du côté de la Chine dans les circonstances présentes : en vain a-t-on tenté deux ou trois fois d’y passer ; la porte en est fermée aux Européens. Il n’y a qu’un coup de la Providence, ou qu’une commission pareille à la nôtre, qui puisse en faciliter l’entrée. La chose deviendrait plus aisée s’il y avait quelque port dans la partie de l’est. Le pays n’est soumis à aucune puissance étrangère que nous sachions ; le caractère qu’on nous a fait de ces habitants n’a rien de fort barbare ; le Japon n’en est pas éloigné. Si ces motifs engageaient des missionnaires à y porter les lumières de la foi, il leur serait aisé d’étendre leur zèle dans la partie de l’ouest, surtout dans la méridionale de l’île, dont les habitations soumises aux Chinois ne sont, en trois ou quatre endroits, éloignées des habitations de l’est que d’environ une lieue. Comme la conversion de ces pauvres peuples n’est pas l’ouvrage des hommes, mais l’effet de la miséricorde de notre divin maître, tâchons de l’obtenir par nos prières et par des œuvres saintes. Il ne se passe aucun jour que je ne me ressouvienne, au pied des autels, de ces pauvres gens. Plaise à la miséricorde du Seigneur exaucer les vœux que je forme pour leur conversion !

Quoique l’île de Formose soit peu éloignée de la Chine, néanmoins les Chinois, suivant leur histoire, ne commencèrent d’en avoir connaissance que du temps de l’empereur Sivente, de la dynastie des Ming, environ l’an de grâce 1430, que l’eunuque Ouan-san-pao, revenant d’Occident, y fut jeté par la tempête [160]. Cet eunuque se trouvant dans une terre étrangère, dont le peuple lui semblait aussi barbare que le pays lui paraissait beau, y fit quelque séjour pour en prendre des connaissances dont il pût informer son maître. Mais tout le fruit de ses soins se réduisit à quelques plantes et à quelques herbes médicinales qu’il en rapporta, dont on se sert encore aujourd’hui à la Chine avec succès.

La quarante-deuxième année de l’empereur Kia-tsing, l’an de grâce 1564, le tou-tou ou chef d’escadre Yu-ta-yeou, croisant sur la mer orientale de la Chine, y rencontra un corsaire nommé Lin-tao-kien, qui s’était emparé des îles de Pong-hou où il avait laissé une partie de son monde. C’était un homme fier et ambitieux, passionné pour la gloire, et qui cherchait à se faire un nom. Il n’eut pas plutôt aperçu Yu-ta-yeou, qu’il va sur lui à pleines voiles, l’attaque brusquement, et aurait infailliblement défait l’escadre chinoise, si celui qui la commandait eût été moins sage et moins intrépide. Yu-ta-yeou soutint le premier feu avec beaucoup de sang-froid ; après quoi il attaqua à son tour Lin-tao-kien. Le combat dura plus de cinq heures, et ne finit qu’à la nuit, que Lin-tao-kien prit la fuite et se retira vers les îles de Pong-hou pour y rafraîchir ses troupes, prendre ce qu’il y avait laissé de soldats, et retourner vers l’ennemi. Mais Yu-ta-yeou en habile capitaine, le poursuivit de si près, que Lin-tao-kien trouva dès la pointe du jour l’entrée du port de Pong-hou fermée par une partie de l’escadre ennemie. Ses troupes étaient fort diminuées dans le combat, et la frayeur qui p.263 s’était emparée des autres lui fit juger qu’il était dangereux de tenter l’entrée du port. Il prit donc la résolution de continuer sa route et d’aller mouiller à Formose. Yu-ta-yeou l’y poursuivit ; mais comme il trouva que la mer était basse, et que d’ailleurs il n’avait nulle connaissance de l’entrée de ce port, il ne voulut pas exposer ses vaisseaux, et il se retira aux îles de Pong-hou dont il se rendit maître. Il fit prisonniers les soldats qu’il y trouva ; il y mit bonne garnison, et retourna victorieux à la Chine, où il donna avis de ses découvertes et de son expédition. La cour reçut avec joie ces nouvelles et nomma dès lors un mandarin de lettres pour gouverneur des îles de Pong-hou.

Formose, dit l’historien chinois, était alors une terre inculte, qui n’était habitée que par des barbares. Lin-tao-kien, qui n’avait que de grandes vues, ne crut pas que cette île, dans l’état où elle était, lui convînt ; c’est pourquoi il lit égorger tous les insulaires qu’il trouva sous sa main, et avec une inhumanité qui n’a point d’exemple, il se servit du sang de ces infortunés pour calfater ses vaisseaux, et, mettant aussitôt à la voile, il se retira dans la province de Canton, où il mourut misérablement.

Sur la fin de l’année 1620, qui est la première année de l’empereur Tien-ki, une escadre japonaise vint aborder à Formose. L’officier qui la commandait trouva le pays, tout inculte qu’il était, assez propre à y établir une colonie : il prit la résolution de s’en emparer, et pour cela il y laissa une partie de son monde, avec ordre de prendre toutes les connaissances nécessaires à l’exécution de son dessein. Environ ce même temps, un vaisseau hollandais, qui allait ou revenait du Japon, fut jeté par la tempête à Formose ; il y trouva les Japonais peu en état de lui faire ombrage. Le pays parut beau aux Hollandais, dit l’historien chinois, et avantageux pour leur commerce. Ils prétextèrent le besoin qu’ils avaient de quelques rafraîchissements, et des choses nécessaires pour radouber leur vaisseau maltraité par la tempête. Quelques-uns d’eux pénétrèrent dans les terres, et après avoir bien examiné le pays, ils revinrent sur leur bord. Les Hollandais ne touchèrent point à leur vaisseau pendant l’absence de leurs compagnons ; ce ne fut qu’à leur retour qu’ils songèrent à le radouber. Ils prièrent les Japonais, avec qui ils ne voulaient point se brouiller, de peur de nuire à leur commerce, de leur permettre de bâtir une maison sur le bord de l’île qui est à une des entrées du port, dont ils pussent dans la suite tirer quelques secours par rapport au commerce qu’ils faisaient au Japon. Les Japonais rejetèrent d’abord la proposition ; mais les Hollandais insistèrent de telle sorte, en assurant qu’ils n’occuperaient de terrain que ce qu’en pouvait renfermer une peau de bœuf qu’enfin les Japonais y consentirent. Les Hollandais prirent donc une peau de bœuf qu’ils coupèrent en petites aiguillettes fort fines puis ils les mirent bout à bout, et ils s’en servirent pour mesurer le terrain qu’ils souhaitaient. Les Japonais furent d’abord un peu fâchés de cette supercherie ; mais enfin après quelques réflexions, la chose leur parut plaisante ; ils s’adoucirent, et ils permirent aux Hollandais de faire de ce terrain ce qu’ils jugeraient à propos. C’est sur ce terrain qu’ils bâtirent le fort dont j’ai parlé plus haut, et dont je vous envoie le plan. On voit encore aujourd’hui sur la porte ces mots Castel Zelanda, 1634.

La construction de ce fort rendait les Hollandais les maîtres du port et du seul passage par où les gros vaisseaux pouvaient y entrer. Peut-être les Japonais en connurent-ils trop tard l’importance. Quoi qu’il en soit, soit que le nouveau fort leur fit ombrage, soit qu’ils ne trouvassent pas leur compte dans cette île, qui était encore inculte, peu après ils l’abandonnèrent absolument et se retirèrent chez eux. Les Hollandais se virent par là les seuls maîtres de Formose ; car les insulaires n’étaient pas en état de leur tenir tête. Pour mieux s’assurer du port, ils firent construire de l’autre côté, vis-à-vis du fort de Zélande, une maison fortifiée de quatre demi-bastions, dont j’ai déjà parlé.

Dans ce temps-là la Chine était tout en feu soit par la guerre civile qui a désolé tant de belles provinces de cet empire, soit par la guerre qu’elle soutenait contre le Tartare, qui s’en est enfin emparé, et qui a fondé la dynastie glorieusement régnante sous l’empereur Cam-hi. Un de ceux qui s’opposèrent avec le plus de courage aux Tartares, fut un homme de fortune de la province de Fou-kien, appelé Tching-tchi-long. De petit marchand, il était devenu le plus riche négociant de la Chine : heureux, s’il avait été aussi fidèle à Dieu dans les promesses qu’il avait faites à son baptême (car il était chrétien), qu’il fut fidèle à son prince p.264 et à sa patrie, prête à tomber sous une domination étrangère.

Tching-tchi-long arma à ses dépens une petite flotte contre le Tartare : il fut bientôt suivi d’une multitude innombrable de vaisseaux chinois, et il devint par là le chef d’une des plus formidables flottes qu’on ait vues dans ces mers. Le Tartare lui offrit la dignité de roi s’il voulait le reconnaître. Il la refusa ; mais il ne jouit pas longtemps de sa bonne fortune. Son fils Tching-tching-cong lui succéda au commandement de cette nombreuse flotte ; plus zèle encore pour sa patrie et pour sa fortune que n’était son père, il tenta diverses entreprises ; il assiégea plusieurs villes considérables, comme Hai-tching du Fou-kien, qu’il prit après avoir taillé en pièces l’armée tartare qui était venue au secours, Ouen-tcheou du Tche-kiang, Nanking du Kiam-nan, etc. Ces premiers succès durèrent peu, il fut enfin vaincu par les Tartares, et chassé absolument de la Chine. Alors il tourna ses vues et son ambition vers Formose, dont il résolut de chasser les Hollandais, pour y établir un nouveau royaume.

Ce fut la dix-septième année de l’empereur Xun-chi, père de Cam-hi, la 1661e de l’ère chrétienne, que Tching-tching-cong abandonna son entreprise sur la Chine pour se retirer à Formose avec sa formidable flotte. Il se saisit en passant des îles de Pong-hou. Les Hollandais, qui sans doute se croyaient en sûreté du côté de la Chine, où il y avait encore du trouble, n’avaient pas eu soin de munir de troupes Pong-hou et Tai-ouan. Ainsi Tching-tching-cong s’empara de ces îles presque aussitôt qu’il y parut. Il y laissa cent de ses vaisseaux pour les garder, et il continua sa route vers Formose.

J’ai appris d’un mandarin qui servait en ce temps-là Tching-tching-cong en qualité de fou-tsiang ou de maréchal de camp, qu’il n’y avait pour la garde du fort et du port de Formose qu’onze Hollandais. Le reste de la garnison était composée partie des noirs des Indes, partie des insulaires du pays. Nonobstant cette inégalité de forces, les Hollandais résolurent de se défendre, et ils se défendirent en effet en braves gens.

Tching-tching-cong entra dans le port avec sa flotte, composée de neuf cents voiles, par la passe de Lou-lh-men à une grande lieue au-dessus du fort de Zélande. Il fit descendre à terre une partie de son monde, afin d’attaquer le fort par mer et par terre. Le siège dura quatre mois entiers, pendant lesquels les Hollandais se défendirent de leur canon avec plus de succès qu’ils n’auraient osé l’espérer. Tching-tching-cong était au désespoir de voir tant de résistance et de courage dans cette poignée d’Européens, contre une armée aussi nombreuse que la sienne.

Comme les Chinois n’avaient pas l’usage du canon, ils ne pouvaient pas répondre à celui des Hollandais ; ainsi ils n’avaient d’espérance de les réduire que par la famine, ce qui demandait beaucoup de temps, pendant lequel ils pouvaient recevoir du secours de leurs vaisseaux de Batavie, ou de ceux qui allaient commercer au Japon. Tching-tching-cong connut toute la difficulté de son entreprise ; mais il se voyait hors de la Chine, sans espérance de pouvoir jamais y rentrer sous les Tartares, auxquels il venait de faire la guerre : il n’ignorait pas d’ailleurs que si Formose lui était fermée, il n’avait plus de ressource ; c’est pourquoi il se détermina à faire un dernier effort contre les Hollandais. Ceux-ci avaient actuellement quatre vaisseaux dans le port : ils avaient mis sur le bord de chaque vaisseau un de leurs gens avec des Indiens pour le garder ; les sept autres Hollandais s’étaient renfermés dans la citadelle ou le fort de Zélande. Le capitaine chinois résolut de sacrifier quelques-uns de ses vaisseaux sur lesquels il mit quantité de feux d’artifice ; et profitant d’un grand vent du nord-est, il les poussa sur les vaisseaux hollandais. Il réussit au-delà de ses espérances : des quatre vaisseaux, trois furent brûlés. Aussitôt il fit sommer les Hollandais, renfermés dans le fort, de se rendre, en leur déclarant qu’il leur permettait de se retirer avec tous leurs effets mais que s’ils persistaient à se défendre, il n’y aurait point de quartier pour eux. Les Hollandais, à qui il ne restait pour toute ressource qu’un seul vaisseau, acceptèrent volontiers ces offres : ils chargèrent leur vaisseau de tous leurs effets, remirent la place entre les mains du Chinois, et se retirèrent.

Tching-tching-cong n’ayant plus personne qui s’opposât à ses desseins, distribua une partie de ses troupes dans la partie de Formose que possèdent aujourd’hui les Chinois : il établit une garnison à Ki-long-chai, forteresse que les Espagnols bâtirent autrefois, et qu’ils p.265 trouvèrent abandonnée. Il construisit une forteresse à Tan-choui-tching sur l’embouchure de la rivière Tanchoui, où les vaisseaux chinois peuvent mouiller l’ancre ; il détermina les lieux où sont aujourd’hui Tchu-lo-yen et Fong-xan-hien, pour y bâtir deux villes auxquelles il donna le nom de Tien-hien-hien et Ouan-nien-hien ; il établit pour capitale de ses nouveaux États l’endroit où est aujourd’hui Tai-ouan-fou, et il donna à cette ville le nom de Xing-tien-fou ; il mit son palais et sa cour au fort de Zélande, auquel il donna le nom de Ngan-ping-tching, qu’il conserve encore maintenant.

Ce fut alors que Formose commença à prendre une nouvelle forme. Il y établit les mêmes lois, les mêmes coutumes, et le même gouvernement qui règnent à la Chine ; mais il ne jouit que peu de temps de sa nouvelle conquête. Il mourut une année et quelques mois après avoir pris possession de l’île. Son fils Tching-king-mai lui succéda ; comme il avait été élevé dans l’étude des livres, il ne fit presque rien pour cultiver le pays que son père lui avait acquis avec tant de soins et de fatigues : c’est ce qui ralentit beaucoup le courage et le zèle des troupes pour son service.

La douzième année du règne de Cam-hi, et l’an 1673 de l’ère chrétienne, les rois de Canton et de Fou-kien se révoltèrent contre l’empereur. Tching-king-mai voulant ranimer l’ardeur de ses soldats, prit la résolution de se joindre au roi de Fou-kien contre le Tartare : il fait armer ses vaisseaux, et va pour s’aboucher avec lui sur les côtes de cette province. Mais comme il voulait être traité en prince souverain, et que le roi de Fou-kien prétendait avoir le pas sur lui, il en fut tellement irrité, que sur-le-champ il lui déclara la guerre. On se battit de part et d’autre avec beaucoup d’ardeur et de courage : mais comme les troupes de Tching-king-mai étaient composées de vieux soldats, autant de combats qu’il donna, furent autant de victoires. Le roi de Fou-kien fut enfin obligé de se faire raser une seconde fois, et de s’abandonner à la discrétion des Tartares. Tching-king-mai retourna à Formose, où il mourut peu de temps après, laissant pour successeur son fils Tching-ke-san dans un âge encore fort tendre, sous la conduite de Li-eou-koue-can et Fong-si-fan, deux officiers qui lui étaient extrêmement attachés.

La révolte de Fou-kien étant heureusement terminée à l’avantage des Tartares, ils abolirent le titre de roi, et la vingt-unième année de Cam-hi en 1682, ils établirent pour gouverneur de cette province et de celle du Tche-kiang un tsong-tou : c’est une dignité qui est au-dessus de celle du vice-roi. Le premier qu’ils mirent fut le tsong-tou Yao : c’était un homme adroit, poli et engageant. Il ne fut pas plutôt en charge, qu’il fit publier jusque dans Formose une amnistie générale pour tous ceux qui se soumettraient à la domination tartare, avec promesse de leur procurer les mêmes charges, les mêmes honneurs et les mêmes prérogatives qu’ils possédaient sous leurs chefs particuliers. Cette déclaration eut tout l’effet que pouvait espérer le tsong-tou Yao la plupart de ceux qui avaient suivi Tching-tching-cong avaient abandonné leur pays, leurs femmes et leurs enfants : éloignés dans une terre étrangère, inculte, et presque inhabitée, sans espérance d’en retirer sitôt aucun avantage considérable, ils étaient ravis de trouver une porte honnête pour retourner chez eux. Quelques-uns ne délibérèrent point, et quittèrent d’abord Tching-ke-san pour aller dans le Fou-kien. Le tsong-tou Yao les reçut avec tant de politesse, et leur fit de si grands avantages, qu’ils furent suivis bientôt après de plusieurs autres. Le tsong-tou Yao crut alors que la conjoncture était favorable pour s’emparer de Formose. Il fit partir aussitôt une flotte considérable, sous les ordres d’un titou-che ou lieutenant-général, pour se saisir des îles de Pong-hou. Le titou-che y trouva plus de résistance qu’il ne croyait : les soldats, avec le secours du canon hollandais, se défendirent avec vigueur ; mais enfin il fallut céder au nombre et à la force. Pong-hou étant pris, le conseil du jeune prince jugea qu’il serait difficile, dans la situation d’esprit où étaient les troupes, de conserver Formose, et, sans attendre que le titou-che vînt les attaquer dans les formes, ils dépêchèrent un vaisseau pour porter un placet à l’empereur, au nom du jeune prince, par lequel il se soumettait à Sa Majesté. Voici ce placet, traduit fidèlement du chinois.

Le roi d’Yen-ping, grand général d’armée, Tching-ke-san,

présente ce placet à l’empereur.

Lorsque, abaissé aux pieds de Votre Majesté, je fais attention à la grandeur de la Chine, que depuis un temps immémorial elle s’est toujours p.266 soutenue avec éclat, qu’un nombre infini de rois s’y sont succédé les uns aux autres ; je ne puis m’empêcher d’avouer que c’est l’effet d’une providence spéciale du Ciel, qui a choisi votre maison pour gouverner les neuf terres [161] : le Ciel n’a fait ce changement que pour perfectionner les cinq vertus [162], comme cela paraît clairement par le bon ordre et l’heureux succès de tout ce que Votre Majesté a entrepris. Quand je pense avec humilité a mes ancêtres, je vois qu’ils ont eu un véritable attachement pour leurs souverains ; qu’en cela ils ont tâché de reconnaître les bienfaits qu’ils avaient reçus de la dynastie précédente, dans un temps auquel ma maison n’en avait reçu aucun de votre glorieuse dynastie. C’est cet attachement à son prince qui obligea mon aïeul Tching-tching-cong de sortir de la Chine, et d’aller défricher les terres incultes de l’Orient. Mon père Tching-king-mai était un homme d’étude qui n’aurait pas osé s’exposer sur le bord d’un précipice : semblable aux rois d’Ye-lang [163] il était tout occupé à gouverner et à instruire son peuple, se bornant à ce coin de terre au milieu de la mer, sans avoir d’autres vues.###591

Jusqu’ici j’ai joui des bienfaits de mes ancêtres ; moi, leur petit-fils, je ne cesse de leur en témoigner ma reconnaissance, en me rappelant continuellement à la mémoire les bienfaits qu’ils ont reçus du ciel, sans penser à m’agrandir sur la terre. Maintenant que je vois Votre Majesté, semblable au ciel, qui par son étendue et son élévation couvre toutes choses, et à la terre qui par sa solidité les soutient, toujours portée à faire du bien, à arrêter les effets de sa justice, fondement sur lequel elle gouverne la Chine ; maintenant que je vois Votre Majesté semblable au soleil dont la lumière se répand dans un instant sur toute la terre dès que cet astre commence à paraître sur l’horizon, et dissipe dans un moment les légers nuages qui se rencontraient sur la surface de la terre ; comment oserais-je penser à autre chose qu’à m’appliquer à ma perfection ? C’est ce que moi, homme étranger, je regarde comme l’unique moyen de vivre content. Si je pensais à faire passer mes vaisseaux du côté de l’occident (de la Chine), j’avoue que je serais en faute ; mais hélas ! de ce sang qui était venu en Orient (Formose), qu’en reste-t-il ? N’est-ce pas comme une faible rosée qui tombe d’elle-même de grand matin, et qui se dissipe dès que le soleil paraît ? Comment donc oserais-je entreprendre quelque chose contre Votre Majesté ? mon cœur lui est entièrement soumis, il le proteste à Votre Majesté dans ce placet, et elle en verra l’effet. Je connais aujourd’hui que je n’ai pas été dans la bonne voie, et à l’avenir j’oserai marcher librement dans le parterre de la charité, à la suite du ki-ling [164] Je souhaite avec passion de voir le ciel et la terre ne faire qu’un tout. Le pauvre peuple de cette île ne demande pas de pouvoir s’enivrer, ni de se rassasier de viandes. S’il est traité avec douceur, il en sera plus porté à la soumission. La nature du poisson est d’aller dans les précipices, et les eaux les plus profondes ne le sont pas trop pour eux, et ils peuvent jouir d’une longue vie au milieu des ondes de la mer. Pour serment de tout ce que je représente à Votre Majesté dans ce placet, que le soleil ne m’éclaire point, si ce ne sont là les sentiments de mon cœur.

L’empereur répondit à ce placet que Tching-ke-san eût à sortir de Formose et à venir à Pékin. Tching-ke-san, qui craignait d’aller à Pékin, représenta à l’empereur dans un second placet, en envoyant ses sceaux et ceux de ses principaux officiers, qu’étant né dans les contrées méridionales et étant d’une santé fort faible, il appréhendait les froids du nord, qu’ainsi il suppliait Sa Majesté de lui permettre de se retirer dans la province de Fou-kien, dont ses ancêtres étaient sortis. Ce dernier placet n’eut aucun effet, de sorte que ce malheureux prince, qui se voyait presque abandonné, fut obligé de remettre Formose entre les mains des Tartares, et d’aller à Pékin, où il est encore vivant, avec la qualité de comte dont il fut p.267 revêtu à son arrivée à la cour, qui fut la 22e année de Cam-hi, et la 1683e de l’ère chrétienne.

Je me flatte que vous serez content de cette description que je vous envoie de l’île de Formose ; du moins je puis vous assurer qu’elle est exacte. Je voudrais pouvoir mieux vous marquer tout le respect avec lequel je suis votre, etc.

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Lettre du père Domenge

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Récits d’une persécution.

A Naniang-fou, de la province de Ho-nan,

le 1er juillet 1716

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

Je vais vous faire en peu de mots le récit d’une petite persécution qui s’éleva, sur la fin de l’année 1714, contre les chrétiens de cette ville ; par la miséricorde de Dieu, elle n’a pas eu de suite fâcheuse. Le tchi-fou [165] n’eut pas plutôt pris possession de sa charge, qu’il se déchaîna contre notre sainte religion ; il dit même en pleine audience qu’elle était mauvaise, et qu’il fallait la proscrire. Le san-fou, c’est-à-dire son assesseur, dans le dessein de lui plaire, voulut engager le chef des lettres à présenter une requête signée de tous les lettres, par laquelle ils demanderaient la démolition de mon église. Il n’y eut pas un seul des lettrés qui ne refusât de la signer, soit que cette demande leur parût injuste, soit qu’ils craignissent que je ne les citasse au tribunal du vice-roi. Le tchi-fou eut recours à un autre stratagème. Il défendit en général toutes les sectes dans une ordonnance qu’il publia, et au nombre des sectes il comprenait principalement la religion chrétienne. Il dressa une formule qu’il devait faire signer à ceux qu’il contraindrait de renoncer à la foi. Cette formule était conçue en ces termes :

« Pour obéir à l’ordonnance émanée du sage gouvernement du tchi-fou, qui fait actuellement une recherche exacte des sectes et des fausses doctrines, je N. atteste qu’ayant embrassé par mégarde et mal à propos la religion du Seigneur du ciel, je renonce de mon plein gré à cette religion, et cela pour me conformer à ladite ordonnance. Mon témoignage est sincère et nullement équivoque. Je renonce en même temps à toutes les fausses doctrines. Signé N., la 55e année de Cam-hi, tel jour de telle lune.

Après quoi suivait la signature du chef du quartier, et des voisins qui se faisaient caution pour celui qui avait signé l’ordonnance.

Le tchi-fou fit venir les chefs de quartier, et il leur ordonna d’avoir soin qu’il ne se fît aucune assemblée dans mon église, et d’empêcher qu’on ne mit des croix aux portes des maisons.

Il y eut deux chrétiens qui furent intimidés par les menaces du mandarin, et qui eurent la faiblesse de se conformer à ses ordres. L’un a déjà reconnu publiquement le crime de son apostasie, et en a demandé pardon à Dieu, en répandant un torrent de larmes. L’autre avait fait paraître d’abord une constance admirable ; il voulait, disait-il, mourir martyr : les coups de bastonnade et le bannissement dont il était menacé ne l’effrayaient point. Mais la grâce du martyre n’était point pour un présomptueux qui avait mené une vie fort tiède depuis son baptême. Il succomba du moins à l’extérieur, et depuis il s’est retiré à Pékin, où je ne doute pas qu’il ne fasse une sévère pénitence de sa faute, et qu’il ne revienne ici dans la suite plus humble et plus fervent.

Cet orage excité par le tchi-fou n’a nullement décrédité notre sainte religion, comme il y avait lieu de le craindre. Ce mandarin avait fait paraître trop de passion, et ce qu’il y avait d’honnêtes gens dans la ville blâmaient hautement sa conduite, et rendaient ce témoignage à la doctrine que nous prêchons, qu’elle est sainte, et tout à fait conforme à la raison.

Un incident, qui fut sans doute ménagé par la Providence, acheva de déconcerter le tchi-fou. Les gens du tribunal étant occupés bien avant dans la nuit à tirer des copies de la formule dont je viens de parler, il se fit un vol et un meurtre dans la ville. Le lendemain on disait publiquement dans les rues que c’était une chose honteuse qu’on travaillât toute la nuit aux moyens de proscrire une religion qui ne fait aucun mal, tandis qu’on veillait si peu à la sûreté des habitants. Si dans cette circonstance j’étais allé à la capitale pour me plaindre au vice-roi, comme quelques chrétiens voulaient m’y engager, le tchi-fou en serait peut-être mort de chagrin, dans l’appréhension où il p.268 aurait été que je ne vinsse à révéler le meurtre, avant qu’on en eût découvert l’auteur. Mais un pareil dessein est bien éloigné d’un missionnaire à qui Jésus-Christ n’a laissé en partage que la douceur et la patience. Je songeai donc à ramasser et à consoler mon petit troupeau, lui faisant connaître le prix des souffrances, et l’obligation indispensable aux chrétiens de pardonner à leurs ennemis, et de prier Dieu pour leur conversion.

Les chefs de quartier comprirent bientôt qu’ils ne pouvaient plus rien entreprendre contre moi ni contre mon église ; de sorte que cette persécution, si l’on peut l’appeler ainsi, fut éteinte presque dans sa naissance. Cependant quelques officiers du tribunal vinrent un dimanche à mon église pour examiner s’il ne s’y tenait point d’assemblée : outre qu’ils y vinrent de trop grand matin pour la saison, les voisins y accoururent, et firent mon apologie et celle de mes catéchistes en des termes si honorables, que les officiers se retirèrent confus ; et je ne crois pas que l’envie leur prenne désormais de faire une seconde visite de mon église.

Un de mes plus fervents néophytes ressentit le contre-coup de la haine que le tchi-fou avait fait paraître contre la religion. C’était un homme d’âge et d’une vie très exemplaire ; il était malade, et sa maladie dégénérait visiblement en phthisie. Une veuve, ennemie déclarée du christianisme, chez qui il logeait, n’eut pas plutôt appris ce qui se passait au tribunal, qu’elle l’accabla d’injures, et lui ordonna d’aller mourir hors de sa maison, à moins qu’il ne renonçât sur-le-champ à sa foi. Ce bon vieillard ne balança point ; il partagea comme il put sa famille chez plusieurs de ses parents, et il vint me trouver à l’église, où je lui donnai une retraite jusqu’après le nouvel an chinois. Il se retira ensuite chez un de ses frères, et s’affaiblissant de plus en plus, il y mourut en prédestiné.

Peu après le procédé inique du tchi-fou, plusieurs lettrés de la ville et de la campagne vinrent me trouver, et me demander des livres qui leur enseignassent notre sainte loi : le peuple vint à son ordinaire pour se faire instruire : une veuve de la première qualité, dont le mari a été général d’armes dans la province, me rendit visite deux mois après, avec une suite de quinze personnes. Elle me pria de l’entretenir de la religion : notre entretien fut très long, et elle en parut si satisfaite, qu’elle permit à une de ses servantes de se faire chrétienne. Une autre veuve dont le mari a été mandarin des lettrés de cette villa, a reçu depuis le baptême, aussi bien que son fils qu’elle avait amené avec elle.

Un jeune étudiant, qui est marié, vint pareillement me demander le baptême, cinq ou six mois après l’éclat qu’avait fait le tribunal, où son père a un emploi. Je le refusai honnêtement, sous prétexte qu’il n’était pas encore assez instruit. Il est revenu cette année me faire de nouvelles instances, et il a parfaitement bien répondu aux questions que je lui ai faites. Mes catéchistes lui ont représenté qu’il y avait un obstacle à son baptême, que son père était officier du tchi-fou ; qu’il avait un grand-père âgé de plus de quatre-vingts ans, qui était sur le point de mourir, et qu’infailliblement on l’obligerait de faire quelque superstition à ses funérailles. Sur cela le jeune homme pria deux de mes catéchistes de le suivre : il les mena dans sa maison, et il tira de son père et de son grand-père un écrit par lequel ils consentaient que leur fils et sa femme embrassassent la loi chrétienne, et s’engageaient à ne point exiger ni de l’un ni de l’autre aucune des cérémonies superstitieuses qui sont en usage parmi les seuls gentils, et que les chrétiens détestent. Je ne pus alors me défendre de lui accorder le baptême, et depuis qu’il l’a reçu, il est très assidu à l’église. Voici le certificat tel qu’il me le mit en main.

« Nous, N. N. certifions que notre petit-fils N. désirant, avec sa femme, d’entrer dans la religion du Seigneur du ciel pour le servir, il lui sera libre de la professer, sans jamais l’enfreindre ; et que quelques cérémonies qu’on fasse d’ici à cent ans pour son père et son grand-père, comme d’aller aux miao [166], etc., il n’y sera nullement obligé. Et parce que peut-être le père spirituel des chrétiens ne le voudrait pas croire, nous avons donné ce certificat en présence de N. N., l’an 55 de Cham-hi, 20e de la 3e lune.

Ce qui m’a rempli de consolation, c’est qu’un grand nombre de chrétiens que je baptisai à vingt lieues d’ici dans la même année 1714, p.269 sont tous demeurés fermes dans leur foi, nonobstant les faux bruits que répandaient les infidèles, à dessein de les pervertir. Le catéchiste qui prend soin de leur instruction, y a beaucoup contribué en les rassemblant souvent, et leur faisant de fréquentes exhortations. Il se détermina même à présenter une requête au tchi-fou (c’est ainsi qu’on appelle le gouverneur d’une ville du troisième ordre). Il expliquait en peu de mots dans cette requête les principes de la religion chrétienne. Le mandarin la lut, et lui fit cette réponse Ching hien tchit tao tsiou chi leo, c’est-à-dire, Votre loi est la doctrine des saints et des sages, vous faites bien de la suivre.

Pour comble de bonheur, le tchi-fou vient d’être envoyé par le vice-roi pour conduire des mules sur les frontières de Chen-si ; et le sanfou ayant été pareillement nommé pour escorter le tribut de la province jusqu’à Pékin, a été volé en chemin, et cassé de son emploi.

C’est ainsi que s’est terminé cet orage, qui n’a servi qu’à inspirer plus de ferveur à nos chrétiens, et qu’à les rendre plus assidus aux exercices de piété qui se pratiquent dans mon église.

Dans la même année 1714, la divine Providence m’ouvrit une grande et belle mission dans le ressort de Juning-fou. C’est une ville du troisième ordre, qui n’est qu’à cinquante lieues à l’est de Nanyang-fou [167]. Voici comment la chose se passa. A peine avais-je demeure un an à Nanyang-fou, que dix Chinois, cinq du ressort de cette ville, et cinq du ressort de Juning-fou, vinrent me demander le baptême : c’était le jour de l’octave des Rois. Celui qui me les amenait les avait fort bien instruits. Il me vint en pensée d’aller dans leur pays, dans l’espérance d’y instruire et d’y baptiser leurs femmes et leurs enfants. Je leur en fis la proposition comme au hasard, et je leur donnai le temps de délibérer pour m’en dire ensuite leur avis. Le lendemain qui était un dimanche, ils me dirent que si je voulais prendre la peine d’aller chez eux j’y trouverais plus de quarante familles bien instruites et disposées à être régénérées dans les eaux du baptême. Il n’en fallut pas davantage pour me déterminer à ce voyage. Je partis dès le lundi matin avec ces bonnes gens. Après vingt lieues de marche, ceux de Juning-fou prirent les devants pour donner avis de mon arrivée. J’allai ce jour-là à un village qui est du ressort de Nanyang-fou. Là je baptisai environ dix-huit familles qui faisaient quatre-vingt-dix-huit personnes. Ce sont les chrétiens dont j’ai déjà parlé, qui n’ont point été ébranlés dans leur foi, malgré les bruits qu’on faisait courir de la persécution. De là je passai à Juning-fou. On m’attendait dans cinq villages qui sont peu éloignés les uns des autres : j’y trouvai en effet un grand peuple qui soupirait après le baptême. Le matin je baptisais les hommes, et le soir les femmes. Je comptai dans ces cinq villages trois cent cinquante personnes qui reçurent la grâce du baptême. Quelques autres, qui n’étaient pas encore assez instruits, furent différés à un autre temps. Après avoir établi un ordre pour le gouvernement de cette chrétienté naissante, je réglai le temps des assemblées, je laissai des livres, des images et quelques petits meubles de dévotion pour chaque famille, et je retournai à Nanyang-fou.

Cette année j’ai fait une autre excursion d’environ cent quarante lieues, qui a duré près de trois mois, dans laquelle j’ai visité mes chrétiens de l’un et de l’autre ressort. J’y ai trouvé beaucoup de ferveur parmi les nouveaux fidèles, et le nombre en est augmenté de cinq cent soixante et dix, que j’y ai baptisés. Enfin j’ai terminé la mission de Juning-fou par la conversion de tout un village composé d’environ dix familles. A peine eurent-ils reçu le baptême, qu’ils coururent en foule vers leur miao pour le détruire. Ce temple n’avait pas beaucoup d’apparence mais il était situé fort avantageusement. Les enfants se signalèrent dans cette démolition : je prenais un plaisir singulier à les voir mettre en pièces chaque idole, en disant par manière d’insulte :

— Tu nous as trompés jusqu’ici, mais maintenant un rayon de la lumière céleste nous a éclairés, et tu ne nous tromperas plus.

J’ai lieu de croire que Dieu aura dans ce village un bon nombre de fidèles adorateurs.

Ce que je viens de dire de la mission de Juning-fou fait assez connaître que la présence d’un missionnaire y sera désormais nécessaire. L’éloignement où elle est de Nanyang-fou ne permet au missionnaire d’y aller qu’une fois l’an. Outre les frais d’un p.270 pareil voyage, il n’y peut faire que peu de séjour. Ainsi les nouveaux chrétiens manquent d’instruction, et les moribonds, des derniers secours de l’Église. Ce furent les pères Régis et de Mailla qui achetèrent l’église où je suis, lorsqu’ils furent envoyés par l’empereur pour faire la carte de cette province : elle leur coûta seize cents francs. De qui Dieu se servira-t-il pour procurer le même avantage aux chrétiens de Juning-fou ? C’est un ouvrage qui produirait la conversion et le salut de plusieurs milliers d’infidèles. Aidez-moi du secours de vos prières en l’union desquelles je suis etc.

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Lettre du père de Mailla

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Entraves mises au commerce avec les étrangers. — Persécution contre les chrétiens. — Notions des chinois sur les îles Lieou-kieou, Formose, les îles de la Sonde et le midi de l’Asie.

A Pékin, le 5 juin 1717

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

Le zèle que vous avez pour la mission de la Chine et l’intérêt que vous y prenez m’engagent à vous faire part d’un évènement qui nous a tous consternés et qui met la religion dans un danger extrême. Sur la fin de l’année dernière les mandarins des côtes maritimes représentèrent à l’empereur que plusieurs vaisseaux chinois transportaient quantité de riz hors de la Chine, et entretenaient d’étroites liaisons avec les Chinois qui demeurent à Batavie. Sur quoi l’empereur défendit, sous de grièves peines, qu’aucun vaisseau chinois allât, sous prétexte de commerce, dans les contrées qui sont au midi de la Chine. Cette défense fut portée à la fin du mois de janvier de cette année 1717, et fut insérée dans la gazette. Un tsong-ping [168] de la province de Canton a pris de là occasion de présenter une requête à l’empereur, dans laquelle il se déchaîne violemment, et contre les Européens qui trafiquent à la Chine, et contre l’exercice de notre sainte religion. Voici la requête aussi fidèlement traduite que le permet la différence de la langue chinoise et de la nôtre :

Tching-mao (c’est le nom de notre accusateur). Hie-che-tchin tsong-ping [169].

Sur les précautions qu’on doit prendre par rapport aux côtes maritimes [170].

Moi votre sujet, j’ai visité exactement, selon la coutume et selon le devoir de ma charge, toutes les îles de la mer. A la sixième lune, j’ai parcouru toutes les côtes maritimes qui sont vers l’occident ; à la seconde lune, j’ai visité toutes celles qui sont vers l’orient du côté de l’île de Nann-gao, et dans le cours d’une année j’ai parcouru toutes les îles de la mer qui sont de ma juridiction. Il n’y a point de golfe ni de détroit que je n’aie examiné par moi-même. J’ai trouvé que la haute sagesse et l’autorité absolue de Votre Majesté maintiennent dans une tranquillité parfaite les pays les plus reculés de l’empire. Mais quand je suis arrivé à Macao, qui est de la dépendance de Hiam-xan-hien, j’avoue que j’ai été effrayé de voir dans le port plus de dix vaisseaux européens [171] qui faisaient voile vers Canton pour leur commerce : je prévis aussitôt ce qu’on en devait craindre, et j’eus la pensée de présenter une requête à Votre Majesté, pour l’informer du génie dur et féroce de ces peuples ; mais j’appris que le dix-huitième jour de la douzième lune, Votre Majesté avait porté l’édit suivant :

« Au regard des lieux les plus éloignés du côté de la mer, qu’on ait soin de tout observer, et surtout qu’on soit très attentif aux royaumes des étrangers. C’est pourquoi, qu’il soit fait très expresses défenses à tous les vaisseaux de cet empire de naviguer vers la mer du midi. Avec cette précaution, on empêchera qu’il ne vienne du secours de la part des étrangers, l’on ira au-devant du mal qu’on appréhende. »

Notre auguste empereur ne s’est pas contenté de consulter sur cette affaire les neuf suprêmes tribunaux de l’empire, il a daigné écouter encore les avis de personnes d’un rang beaucoup inférieur. Si sa sagesse n’était pas fort supérieure à celle de Yao et de Xun [172], p.271 jouirions-nous d’une paix si profonde ? Qui serait assez hardi pour entretenir l’empereur de ce qui se passe dans les royaumes étrangers s’il ne s’en est pas instruit par lui-même ? Pour moi, dès ma plus tendre jeunesse j’ai été engagé dans le commerce, et j’ai traversé plusieurs mers ; j’ai voyagé au Japon, au royaume de Siam, à la Cochinchine, au Tonkin, à Batavie, à Manille etc. Je connais les mœurs de ces peuples, leurs coutumes, et la politique de leur gouvernement, et c’est ce qui me donne la hardiesse d’en parler à mon grand empereur.

Vers l’orient de la Chine, il n’y a de royaume considérable que le Japon ; les autres sont fort peu de chose, et le seul royaume de Lieou-kieou mérite quelque attention. Tous les fleuves de ces royaumes ont leur cours vers l’orient et à dire vrai, on ne trouve nul autre royaume jusqu’à la province de Fou-kien de laquelle dépend l’île de Formose. 

A l’occident sont les royaumes de Siam, de la Cochinchine et du Tonkin qui confine avec Kium-tcheou-fou qui est à l’extrémité de notre empire. 

On découvre au midi plusieurs royaumes de barbares, tels que sont Johor, Malacca, Achem, etc. Bien que ces royaumes ne soient pas d’une grande étendue, ils ont cependant leurs lois particulières auxquelles ils se conforment. Mais ils n’oseraient jamais porter leurs vues ambitieuses sur les terres des autres princes. Ainsi l’édit de Votre Majesté, que je viens de rapporter, ne regarde que les ports de Batavie et de Manille qui appartiennent aux Européens. Ils y vinrent d’abord simplement pour commercer, et ensuite, sous prétexte du commerce, ils subjuguèrent tout le pays. 

Moi votre sujet, lorsque je considère tous les royaumes barbares qui sont au-delà des mers, il me semble que le royaume du Japon surpasse tous les autres royaumes en force et en puissance. Sous la dynastie des Ming, il s’éleva une grande révolte, excitée par quelques scélérats de notre empire ; cependant les peuples du Japon ont toujours fait paisiblement leur commerce avec nous. Le royaume de Lieou-kieou tient de nous les lois selon lesquelles il se gouverne depuis plusieurs siècles ; l’île de Formose nous est soumise ; les royaumes de Siam, du Tonking et les autres nous payent tous les ans un tribut, et ils n’ont nulle mauvaise intention. On n’a donc à craindre que des Européens, les plus méchants et les plus intraitables de tous les hommes. 

Hong-mao est un nom commun à tous les barbares qui habitent les terres situées entre le septentrion et l’orient, savoir Ya-koueli, Yutse [173], Laholansi et Holan [174]. Ces royaumes sont ou d’Europe ou des Indes ; mais bien qu’ils soient différents les uns des autres, les peuples en sont également barbares. Les Laholansi le sont encore davantage ; semblables à des tigres et à des loups féroces, ils jettent la consternation et l’effroi dans tous les vaisseaux, soit des marchands, soit des barbares, et il n’y en a aucun qui puisse tenir contre leurs efforts. S’ils abordent à quelque terre, ils examinent d’abord par quel moyen ils pourront s’en rendre les maîtres ; les vaisseaux qu’ils montent sont à l’épreuve des vents les plus furieux et des plus fortes tempêtes ; chacun de ces vaisseaux est au moins de cent grosses pièces de canon ; rien ne peut leur résister. Nous l’éprouvâmes l’année dernière dans le port d’Emouy [175] ; quelle frayeur ne causa pas l’entreprise d’un seul de ces vaisseaux ! et que ne doit-on pas appréhender de plus de dix de ces mêmes vaisseaux qui ont abordé cette année à Canton ? Ce sont les mêmes gens qui demeurent à Macao ; ils tirent leur origine du même pays, ils parlent la même langue, leurs coutumes sont les mêmes ; de plus, ils ont ensemble les plus étroites liaisons. Il ne sera plus temps de remédier au mal si on ne l’arrête dans sa source. C’est pourquoi j’espère que Votre Majesté donnera ordre aux principaux mandarins des provinces de prendre les mesures propres à le prévenir ; comme par exemple d’obliger tous les capitaines de ces vaisseaux d’en tirer tout le canon, et de n’entrer dans le port que désarmés ; ou bien de les tenir renfermés dans une forteresse tout le temps qu’ils seront à faire leur p.272 commerce ; ou du moins de ne pas permettre de venir un si grand nombre à la fois, mais les uns après les autres, jusqu’à ce qu’ils se soient entièrement défaits de leurs manières féroces et barbares. Ce sera le moyen de nous maintenir dans cette paix dont nous jouissons.

Il y a un autre article qui concerne la religion chrétienne. Cette religion a été apportée d’Europe à Manille. Sous la dynastie précédente des Ming, ceux de Manille faisaient leur commerce avec les Japonais : les Européens se servirent de leur religion pour changer le cœur des Japonais ; ils en gagnèrent un grand nombre ; ils attaquèrent ensuite le royaume au dedans et au dehors, et il ne s’en fallut presque rien qu’ils ne s’en rendissent tout à fait les maîtres ; mais ayant été vigoureusement repoussés, ils se retirèrent vers les royaumes d’occident. Ils ont encore des vues sur le Japon et ils ne désespèrent pas d’en faire la conquête. Rien, ce me semble, ne les autorise à bâtir des églises dans toutes les provinces de l’empire ; ils répandent de grandes sommes d’argent ; ils rassemblent à certains jours une infinité de gens de la lie du peuple pour faire leurs cérémonies ; ils examinent nos lois et nos coutumes ; ils dressent des cartes de nos montagnes et de nos fleuves ; ils s’efforcent de gagner le peuple : je ne vois pas quel est leur dessein, ce n’est pas à moi de le pénétrer ; je sais pourtant que cette religion a été apportée d’Europe à Manille, que Manille a été subjuguée par les Européens, que les Européens sont naturellement si barbares, que sous le prétexte de la religion ils ont songé à s’emparer du Japon, qu’ils se sont effectivement emparés de Manille, qu’ils ont bâti plusieurs églises à Canton et ailleurs, qu’ils ont gagné une infinité de personnes. Ajoutez à cela qu’ils sont de la même nation que ceux qui viennent dans ces formidables vaisseaux dont j’ai déjà parlé. Mais je me repose entièrement sur la sagesse des augustes tribunaux de l’empire et je m’assure qu’ils ne permettront pas à ces viles plantes de croître et de se fortifier. Le péril est grand ; les plus petits ruisseaux deviennent de grands fleuves ; si l’on n’arrache les branches des arbres quand elles sont encore tendres, on ne peut les couper dans la suite qu’avec la coignée. Si la sagesse avec laquelle notre grand empereur gouverne paisiblement l’empire ne devait pas s’étendre à une centaine de siècles, je n’aurais jamais eu la hardiesse d’exposer toutes ces choses dans ma requête. 

Pour ce qui est des forteresses qui défendent les côtes maritimes, c’est à nous de les tenir en bon état. Je finis en suppliant très humblement Votre Majesté d’examiner les motifs de cette requête, de déclarer sur cela ses intentions, et de les faire connaître dans les provinces.

Telle était la requête du mandarin Tchin-mao. L’empereur, l’ayant examinée, la renvoya aux tribunaux pour lui en faire le rapport. Nous en eûmes connaissance dès les premiers jours d’avril : mais nous reposant d’un côté sur les bontés dont l’empereur nous honore, et de l’autre sur les faussetés manifestes de cette accusation, qui ne pouvaient être ignorées de l’empereur, nous ne crûmes pas en devoir faire beaucoup de cas. Cependant nous apprîmes que le seizième du même mois d’avril il s’était tenu à ce sujet, par ordre de l’empereur, une assemblée générale des chefs de tous les tribunaux, où notre sainte religion avait été absolument condamnée, les missionnaires chassés, etc. Voici quelle était la sentence qu’ils portèrent.

« Au regard de la religion chrétienne, on a trouve dans les archives des tribunaux que, l’année huit de Cam-hi, l’empereur avait porté l’édit suivant :

« La religion chrétienne s’étend de plus en plus dans les provinces, quoiqu’on n’en ait permis l’exercice qu’à Ferdinand Verbiest et à ses compagnons. Peut-être bâtit-on des églises dans la province de Petcheli et dans les autres provinces, peut-être y en a-t-il qui embrassent cette loi. C’est pourquoi il est à propos de la défendre sévèrement. Que cet édit soit exactement observé. Cet édit se conserve avec respect dans les archives des tribunaux.

Il y a fort longtemps qu’on a défendu dans toutes les provinces de bâtir des églises et d’embrasser la loi chrétienne. On trouvera sans doute des gens de la lie du peuple qui ne font pas le cas qu’ils doivent de cette défense. Le mandarin Tchin-mao soutient dans sa requête qu’on bâtit des églises dans toutes les provinces, que plusieurs personnes de la populace embrassent cette religion, et qu’on ne doit pas permettre à ces viles plantes de croître et de se fortifier. Nous, vu ce qui est contenu dans p.273 ladite requête, déclarons qu’on accordera le pardon, dans toutes les provinces de l’empire, à ceux qui depuis la publication de cette défense ont embrassé la loi chrétienne, pourvu qu’ils se repentent de leur faute, et qu’ils contribuent à détruire entièrement les églises, en sorte qu’il n’en reste plus nul vestige ; que ceux qui voudront persévérer dans cette religion seront traités avec la même rigueur que les rebelles ; que si les mandarins négligent d’en faire la recherche, ils seront punis de la même manière que les mandarins peu soigneux à découvrir les rebelles. Pour ce qui est des missionnaires européens, que les mandarins d’armes et de lettres en fassent d’exactes perquisitions et qu’ils les découvrent aussitôt aux premiers mandarins. Que les mandarins tsong-tou, fou-yuen, titou, tsong-ping, les renvoient à Macao, et qu’après avoir abattu toutes leurs églises, ils leur ordonnent de retourner chacun dans leur pays. Cette sentence ne sera envoyée dans les provinces pour y être exécutée, qu’après qu’elle aura été lue et approuvée de l’empereur.

Vous pouvez juger des sentiments de nos cœurs à cette nouvelle, par l’effet qu’elle ne manquera pas de produire sur le vôtre. Nous songeâmes aussitôt à présenter un placet à l’empereur pour notre justification. La difficulté était de le faire passer à Sa Majesté. Nous nous adressâmes pour cela à tous nos amis, eunuques et autres, qui pouvaient nous rendre ce service. Personne n’osa s’en charger. Dans cette extrémité, le père Parennin demanda conseil au premier ministre, qui est de ses amis, et au neuvième fils de l’empereur, qui est plein de bonté pour les Européens. Ils lui répondirent qu’ils verraient nos juges, et qu’ils n’épargneraient rien pour les engager à changer leur sentence. Ils se donnèrent en effet l’un et l’autre de grands mouvements pour notre affaire : leurs sollicitations eurent du moins cela de bon, que la sentence ne fut point portée à Sa Majesté avant les fêtes que l’on fait tous les ans pour la naissance de l’empereur. Ces fêtes, qui étaient fort proches, durent ordinairement dix jours. Pour surcroît de bonheur, les fêtes ne furent pas plutôt finies, que l’empereur fit un voyage de cinq jours. Tout cela nous donna le temps de faire agir auprès de nos juges. Mais le succès répondit bien peu à nos espérances. Dans la seconde assemblée que les neuf tribunaux tinrent le 11 mai sur cette affaire, ils portèrent la sentence suivante :

« Les missionnaires européens ont rendu un grand service à cet empire, en réformant le tribunal des mathématiques, et en prenant le soin de faire faire des machines de guerre ; c’est pour cette raison qu’on leur a permis de demeurer en chaque province, et d’y faire en particulier les exercices de leur religion. Mais en même temps on a fait défense à tous les Chinois de la province de Petcheli et des autres provinces de les aider à bâtir des églises et d’embrasser leur loi. Comme il s’est écoulé bien du temps depuis cette défense, il y a sans doute parmi la populace des gens qui en font peu de cas. Le mandarin Tchin-mao assure dans sa requête qu’on bâtit des églises dans toutes les provinces, et qu’une infinité de gens de la lie du peuple embrassent la religion chrétienne ; et il est d’avis qu’on ne permette pas à ces viles plantes de croître et de se fortifier. C’est pourquoi, vu cette requête, nous déclarons que ceux qui, dans le ressort des huit étendards, dans la province de Petcheli, et dans les autres provinces, ont embrassé cette loi depuis la susdite défense, obtiendront le pardon de leur faute, pourvu qu’ils s’en repentent. Que si au contraire ils persévèrent dans leur ignorance et dans leur aveuglement, ils seront traités avec la même rigueur que ceux qui vendent du riz vers la mer du midi. De plus, que les pères, les frères, les païens, les voisins, qui manqueront à dénoncer leurs enfants, leurs frères, et leurs voisins, seront punis de cent coups de bâton, et bannis à trois cents lieues. Enfin, que les mandarins peu exacts à en faire la recherche seront privés de leur mandarinat. Pour ce qui est des Européens, nous permettons à ceux qui ont reçu la patente, et qui sont au nombre de quarante-sept, de demeurer chacun dans son église, et d’y faire en particulier l’exercice de sa religion. Mais pour ceux qui n’ont pas la patente, nous ordonnons aux mandarins d’armes et de lettres d’en faire d’exactes perquisitions, et de les dénoncer aussitôt aux premiers mandarins tsong-tou, fou-yuen, titou, tsong-ping, qui les renverront à Macao, avec ordre de retourner dans leur pays, etc.

Ce fut le 12 de mai que nous eûmes copie de cette sentence. Le même jour, le père Parennin aila chez le premier ministre pour la lui montrer. Ce ministre en fut surpris, et dit p.274 qu’il devait aller le lendemain à Tchang-tchun-yuen, lieu de plaisance où l’empereur fait ordinairement son séjour, et que là il parlerait à nos juges, qui devaient s’y trouver. Il le fit effectivement, quoique d’abord avec peu de succès. Mais comme les pères Suarez et Parennin avaient eu occasion de présenter un placet à l’empereur la veille de son départ pour le petit voyage dont j’ai parlé, le ministre profita avantageusement de cette circonstance en notre faveur. Voici le placet que nous présentâmes ; il est fidèlement traduit du chinois :

« Nous, Kilien Stumph, Joseph Suarez, Dominique Parennin, etc., au sujet de l’accusation intentée par le tsong-ping Tchin-mao contre les Hollandais, dans laquelle il nous enveloppe faussement, en disant que nous rassemblons une infinité de gens de la lie du peuple, que nous sommes de viles plantes qu’il faut déraciner, que nous examinons les mœurs et les coutumes des Chinois, que nous dressons des cartes des montagnes et des fleuves de l’empire, etc. Votre Majesté a donné ordre aux tribunaux d’examiner cette accusation du mandarin.

« Nous, vos sujets, lorsque nous pensons que Votre Majesté est parfaitement informée de notre conduite et des sentiments de nos cœurs, toutes nos craintes se dissipent ; cependant nous appréhendons que vos sujets qui composent les tribunaux, ne sachant pas la grande différence qui se trouve entre les Hollandais et nous, ne prêtent trop aisément l’oreille aux fausses accusations du tsong-ping. C’est pourquoi, prosternés aux pieds de Votre Majesté, nous osons la supplier très humblement d’ordonner à ces augustes tribunaux que, dans la sentence qu’ils porteront, ils fassent attention à cette différence. Nous avons renoncé au siècle pour nous consacrer à la vie religieuse, et c’est en essuyant toutes sortes de fatigues et de périls que nous sommes venus ici des extrémités de la terre, pour y couler paisiblement nos jours dans la pratique des vertus religieuses. Nous n’avons d’autre occupation que d’exhorter les peuples à remplir exactement les devoirs de leur état, et à conformer leurs mœurs aux lois de l’empire : nos instructions et les règles de conduite que nous donnons aux Chinois sont depuis près de deux cents ans entre les mains de tout le monde. Comment donc notre accusateur peut-il dire que nous rassemblons la lie du peuple ? Yang-quang-sien avança autrefois la même calomnie : Adam Schall et ses compagnons eurent alors beaucoup à souffrir de ce mandarin ; mais Votre Majesté, toujours équitable, n’eut pas de peine à démêler ce qu’il y avait de vrai d’avec ce qu’il y avait de faux, ce qui était raisonnable d’avec ce qui était injuste. L’année 31e de Cam-hi, Tchang-pong-ke [176] qui était alors vice-roi de Tche-kiang, produisit les mêmes faussetés et les mêmes calomnies contre notre sainte religion, et la défendit sévèrement dans sa province. Dans cette extrémité, Thomas Pereira, Antoine Thomas et leurs compagnons présentèrent un placet à Votre Majesté, et ce fut par une grâce singulière de Votre Majesté que le tribunal du dedans du palais et celui des rites prononcèrent ce qui suit :

« Les Européens qui sont dans toutes les provinces de notre empire n’y causent aucun trouble ; d’ailleurs la religion qu’ils professent n’est point fausse ; elle ne souffre aucune hérésie, elle n’excite point de querelles : on permet bien aux Chinois d’aller dans les temples des lamas, des hoxam, des taosse, et des autres idoles ; et l’on défend la loi des Européens qui n’a rien de contraire aux bonnes mœurs et aux lois de l’empire ; cela ne nous paraît pas raisonnable. C’est pourquoi nous voulons qu’on leur permette de bâtir des églises comme auparavant, et qu’on cesse d’inquiéter ceux qui, faisant profession de la religion chrétienne, fréquentent ces églises, etc.

Votre Majesté confirma cette sentence, et ce très auguste édit se conserve dans les archives des tribunaux.

Depuis la quarante-septième de Cam-hi, Votre Majesté a daigné admettre en sa présence tous les Européens qui demeurent dans les églises des provinces : elle leur a donné une patente impériale, dans laquelle ils promettent de ne jamais retourner en Europe. Il y a sur cela un édit de Votre Majesté.

« Qui se serait imaginé qu’après tant de faveurs signalées de Votre Majesté, il se fût trouvé quelqu’un qui eût osé nous être contraire ? Cependant l’année cinquantième de Cam-hi, Fan-tchao-tso, votre sujet, nous accusa dans une requête d’enseigner une religion qui est mauvaise, etc. Le Tribunal des rites, après avoir délibéré sur cette affaire, se conforma à p.275 l’édit que Votre Majesté porta l’année trente et unième de Cam-hi, et rapportant ensuite la raison pour laquelle on a donné la patente impériale aux Européens, conformément à la délibération du Ou-yn-tien [177], il dit ouvertement qu’il ne fallait avoir aucun égard à la requête. Cette dernière sentence se conserve dans les archives. Cependant Tchin-mao, qui ne sait pas les grâces extraordinaires que Votre Majesté nous a accordées, et qui ignore pareillement quelle est notre origine, nous confond avec les Hollandais, et nous accuse faussement comme eux de rébellion. Il ignore sans doute qu’il y a au-delà des mers un grand nombre de royaumes très différents les uns des autres, et que nous n’avons nul rapport avec les Hollandais, ni en ce qui concerne la religion ni en toute autre chose. Il y a longtemps que nous avons eu l’honneur d’en avertir Votre Majesté. Néanmoins le tsong-ping, sans avoir examiné auparavant ce qu’il avance, nous prête de pernicieux desseins, lesquels, à ce qu’il prétend, nous ont fait venir ici des extrémités de la terre ; et il s’en explique d’une manière si atroce, que nous ne pouvons retenir nos larmes. Dans ces tristes conjonctures où nous nous trouvons, destitués de tout appui, nous mettons toute confiance dans la bonté avec laquelle Votre Majesté nous a toujours soutenus et protégés. C’est elle qui nous fait goûter le bonheur qu’il y a de vivre dans son empire. Nous la supplions donc très humblement de faire savoir dans toutes les provinces que nous n’enseignons point aux Chinois une doctrine mauvaise, et que nous ne cherchons point à les séduire. Ce bienfait de Votre Majesté, dont nous conserverons éternellement le souvenir, nous rendra la vie, et c’est pour cela que, prosternés aux pieds de Votre Majesté, nous osons lui présenter cette requête avec le plus profond respect.

Le premier ministre, à qui le père Parennin avait montré notre placet, et qui savait que nous l’avions présenté à l’empereur, s’en servit avantageusement auprès de nos juges. Il leur représenta que notre placet ayant été vu de l’empereur, Sa Majesté ne laisserait jamais passer leur sentence, ce qui les couvrirait de confusion. Cette raison, qui fait plus d’impression sur les Chinois que sur les Européens, eut alors tout l’effet que nous pouvions en espérer : elle engagea les tribunaux à s’assembler une troisième fois. Ils le firent effectivement le 19 mai, et le 21 ils portèrent le résultat de leurs délibérations au tribunal du dedans du palais, d’où il ne peut sortir quand il est une fois donné, qu’il n’ait été ou approuvé ou rejeté de Sa Majesté. Voici cette sentence telle qu’elle a été confirmée par l’empereur, et envoyée dans toutes les provinces. Dans les deux sentences qu’on a rapportées, on n’a traduit que ce qui avait rapport à la religion ; ici on traduit la sentence tout entière, tant sur ce qui regarde les vaisseaux des Européens que sur ce qui concerne notre sainte foi.

Sur les précautions que notre très sage empereur ordonne de prendre par rapport aux pays éloignés qui sont au-delà des mers. 

« Selon le rapport qui a été fait par le tribunal de guerre, on trouve que ce tribunal et les autres tribunaux de l’empire ont donné leur avis sur les choses contenues dans la requête de Tchin-mao, mandarin de Hie-che-tchim, de la province de Canton : et ouvrant le papier qui renferme leur avis, on y lit ces paroles : Nous, vos sujets, nous avons délibéré ensemble sur le contenu de la requête présentée par Tchin-mao, mandarin de Hie-che-tchim, de la province de Canton. Cette requête est conçue en ces termes.

Ici est tout du long la requête de Tchin-mao, telle qu’elle est rapportée ci-dessus.

« Nous, après avoir examiné la susdite requête, c’est ainsi que nous prononçons. 

« Pour ce qui est du premier article, les premiers mandarins n’ont été élevés à une si haute dignité que pour humilier et réprimer les méchants. C’est à eux de prendre les précautions qu’ils jugeront nécessaires ; c’est à eux de déterminer le nombre des vaisseaux européens qui doivent commercer avec nous, en quels lieux ils doivent mouiller, de quelle sorte on doit leur permettre de faire le commerce, s’il est à propos, et de quelle manière il convient de leur donner entrée dans nos ports, s’il est nécessaire d’élever quelque forteresse, s’il faut laisser aborder les vaisseaux tous ensemble, ou l’un après l’autre. Un cas qu’il y ait quelque chose de plus à examiner, que les mandarins tsiang-kium, tsong-tou, fou-yuen, titou, tsong-ping s’assemblent pour en délibérer, et qu’ils nous envoient le résultat de leurs p.276 délibérations, nous déterminerons alors à quoi on doit s’en tenir. 

A l’égard de la religion chrétienne, après avoir consulté les archives des tribunaux, on y a trouvé que l’année huitième de Cam-hi, les tribunaux portèrent la sentence suivante, qui fut approuvée de l’Empereur :

« A la réserve de Ferdinand Verbiest et de ses compagnons, auxquels il est permis de demeurer comme auparavant dans les provinces, la religion chrétienne s’étend peut-être dans la province de Petcheli et dans les autres provinces ; on y bâtit de nouvelles églises, et il se trouve de nouveaux disciples qui embrassent cette loi. C’est pourquoi il est à propos de la défendre sévèrement. Qu’on observe exactement cet édit. »

De plus l’année quarante-cinquième de Camhi, il y eut un autre édit de l’empereur, qui est ainsi exprimé :

« Qu’on donne aux Européens, qui ne doivent point retourner en Europe, une patente impériale, scellée du sceau, dans laquelle on lise le pays de chacun d’eux, son âge, l’ordre religieux qu’il a embrassé, depuis combien de temps il est à la Chine, et la promesse qu’il fait de ne plus retourner en Europe. Que les Européens viennent à la cour et qu’ils paraissent devant l’empereur pour recevoir la susdite patente écrite en caractères tartares et chinois, et scellée du sceau. Que cette patente leur serve de témoignage. Qu’on observe exactement cet édit, et qu’on le conserve dans les archives. »

Mais après tant de temps écoulé, il se peut bien faire qu’il se soit glissé quelque chose de mauvais ; c’est pourquoi, que la défense soit faite et publiée dans le ressort des huit étendards, dans la province de Petcheli et dans les autres provinces, à Leao-tong. et dans les autres lieux. Nous, vos sujets, nous n’osons rien décider absolument, c’est pourquoi nous attendons avec un profond respect les ordres de Votre Majesté.

Ordre de l’empereur. « Qu’il soit fait ainsi qu’il est décidé. »

Le 19 de mai nous eûmes avis de ce que contenait cette sentence ; malheureusement, tout ce jour-là et le lendemain 20, le premier ministre était occupé des affaires des Moscovites, ce qui fit qu’on ne put pas lui parler. C’était le seul qui, par son crédit, pouvait nous rendre service. Le 21 au soir, le ministre allant à son tribunal, y trouva la sentence ; le lendemain il envoya en avertir le père Moran qui demeure à Tchang-tchun-yuen. Le 23, nous apprîmes que cette sentence avait été présentée à l’empereur, et que Sa Majesté l’avait confirmée. Aussitôt le père Parennin courut chez le ministre pour lui demander conseil.

— Il n’est guère possible, répondit le ministre, d’y apporter quelque remède ; tout ce que vous avez à faire, c’est de présenter une seconde fois votre placet à Sa Majesté, et cela dès demain matin sans différer. Comme j’ai droit de voir la sentence et l’ordre de Sa Majesté, je me ferai apporter l’un et l’autre, et je les garderai un jour chez moi. Agissez, et ne perdez point de temps.

Le 24, nous allâmes tous à Tchang-tchun-yuen, pour présenter notre placet. Il n’y eut aucun mandarin qui voulût s’en charger ni même nous permettre de paraître en présence de l’empereur. Néanmoins comme le père Suarez avait quelques lunettes que l’empereur lui avait donné à examiner, il en donna quelques-unes au père Parennin, et ce fut par ce moyen qu’il leur fut permis, aussi bien qu’au père Moran, d’avoir audience de l’empereur. Au sortir de cette audience on écrivit tout ce qui s’y était passé, et je vais le rapporter fidèlement.

« Le 24 mai 1717, l’année cinquante-sixième de Cam-hi le quatorzième jour de la quatrième lune. 

« Comme nous apprîmes hier que les neuf tribunaux avaient porté une sentence touchant l’affaire de notre sainte religion, et qu’elle avait été présentée à l’empereur, nous nous rendîmes à Tchang-tchun-yuen, ayant en main le placet que nous avions présenté à Sa Majesté la lune précédente. Les pères Suarez, Parennin et Moran parurent en présence de Sa Majesté le placet à la main. Dès que l’empereur les aperçut, il demanda de quoi il s’agissait.

— Il s’agit d’un placet, répondirent les Pères, que Votre Majesté a eu la bonté de lire, et qu’elle a ordonné de garder jusqu’à ce que les tribunaux lui eussent fait le rapport de cette affaire. Maintenant nous apprenons que les tribunaux ont porté une sentence très rigoureuse qui proscrit la religion chrétienne.

— Non répondit l’empereur, la sentence n’est pas rigoureuse et la religion chrétienne n’est pas proscrite. On défend seulement de prêcher aux Européens qui n’ont pas reçu la patente. Cette défense ne regarde point ceux qui ont la patente.

— Cette p.277 distinction que fait Votre Majesté dirent les Pères, n’est pas exprimée clairement dans la sentence.

— Elle y est clairement, répondit l’empereur, j’ai lu attentivement la sentence : que si vous prétendez qu’il soit permis de prêcher votre loi à ceux qui n’ont point la patente, c’est ce qui n’est pas possible.

— Mais, dirent les Pères, on cite au commencement de la sentence l’édit de la huitième année de Cam-hi.

— Il est vrai, répondit l’empereur ; mais cela veut dire qu’il est défendu selon cet édit de prêcher, à ceux qui n’ont pas la patente.

Les Pères firent de nouvelles instances :

— Nous craignons dirent-ils, que les mandarins des provinces ne nous traitent tous de la même manière, et qu’ils ne permettent pas de prêcher notre sainte loi, même à ceux qui ont la patente.

— Si cela arrive, dit l’empereur, ceux qui ont la patente n’ont qu’à la montrer ; on y verra la permission qu’ils ont de prêcher votre loi. Ils peuvent la prêcher, c’est aux Chinois de l’écouter s’ils veulent. Pour ce qui est de ceux qui n’ont pas la patente, qu’ils viennent ici, je la leur donnerai.

L’empereur se mit à sourire en disant ces dernières paroles, puis il ajouta :

— Au reste, on ne permet de prêcher, même à ceux qui ont la patente, que pour un temps ; on verra dans la suite quelle résolution il faut prendre à leur égard.

— Mais, dirent les Pères, si on inquiète aussi ceux qui ont la patente nous aurons recours à Votre Majesté.

— Ayez soin de m’en donner avis, dit l’empereur.

— Il y a une chose, ajoutèrent les Pères, qui nous fait une peine infinie, c’est que les tribunaux nous traitent de rebelles.

— Ne vous en inquiétez point, répondit l’empereur, c’est une formule ordinaire dont se servent les tribunaux.

— Aussitôt que cet édit sera publié, dirent les Pères, on fera des recherches des missionnaires et des chrétiens, il s’excitera des troubles etc.

— Pour ce qui est des recherches répondit l’empereur, elles sont indispensables. Quand j’ai envoyé Li-ping-tchong à Canton, je l’ai chargé d’un ordre pour le vice-roi, par lequel je lui enjoins de rechercher et de rassembler en un même lieu ceux qui n’ont pas la patente. Et depuis peu que le tsong-tou Yan-ling est retourné à Canton, je lui ai donné de pareils ordres et j’attends sa réponse. Il m’a dit qu’il était surpris que Tchin-mao vous ait traités si durement dans sa requête car, m’a-t-il ajouté, j’ai vu plusieurs Européens à la cour et ailleurs, et je n’ai jamais aperçu qu’ils aient rien fait de mal, ni qu’ils aient excité des troubles.

Les Pères voulaient poursuivre ; mais les mandarins et les officiers de la chambre qui étaient présents leur fermèrent la bouche, en leur disant :

— Que vous reste-t-il davantage à faire, que de rendre de très humbles grâces à Sa Majesté qui dit que votre loi n’est pas défendue ? etc.

Les Pères s’inclinèrent jusqu’à terre, et se retirèrent accablés de tristesse.

Peut-être serez-vous surpris que le père Parennin qui portait la parole, ait parlé à l’empereur de manière à faire connaître que nous regardons cette sentence comme défendant notre sainte religion, ce qui ne paraît pas d’abord aux termes de la sentence. Mais il est bon que vous sachiez que le seul mot king, qui signifie qu’il soit fait défense, étant mis à la suite des deux édits de la huitième et de la quarante-cinquième année de Cam-hi, peut se rapporter également à tous les deux ; et que certainement les mandarins des provinces le prendront en ce sens-là, qui, selon le chinois, est le sens naturel. C’est ce qui fait que, nonobstant les interprétations de l’empereur, nous prîmes la résolution, le 26, de présenter un autre placet. Mais les mandarins refusèrent absolument de le recevoir, et ils ne voulurent jamais permettre qu’aucun de nous parût en présence de l’empereur. Nous nous mîmes tous genoux, et frappant de la tête contre terre, nous les conjurâmes de supplier du moins l’empereur d’avoir pitié de nous. Les mandarins, bien loin de nous écouter, nous tournèrent le dos et se retirèrent.

Comme la requête du mandarin Tchin-mao était rendue publique, et qu’elle pouvait faire de très fâcheuses impressions sur l’esprit des mandarins et des Chinois, nous jugeâmes qu’il était nécessaire de faire une apologie à peu près semblable à celle qu’on fit du temps de la persécution de Yang-kuang-sien. Vous ne serez pas fâché de la voir : la voici traduite du chinois.

Réponse apologétique à la requête présentée à l’empereur par le mandarin Tchin-mao, contre les Européens et contre la religion chrétienne.

Dans la huitième année de Cam-hi, Yang-kuang-sien commença le premier à calomnier la sainte loi dans les termes les plus injurieux : alors les chrétiens furent obligés de faire une apologie et de réfuter pied à pied la fausseté p.278 de ses accusations. Maintenant, dans l’année cinquante-sixième de Cam-hi, Tchin-mao, natif d’Yulin dans la province de Chen-si, qui de simple soldat est parvenu à la dignité de tsong-ping, et qui commande les troupes à Kie-ke dans la province de Quang-toung, sans avoir nulle connaissance de la sainte loi, vient de prétexter une visite qu’il a faite des côtes de la mer, dont il a pris occasion d’offrir une requête à l’empereur pour lui inspirer de fausses défiances. 

Cette requête n’est remplie que de paroles en l’air et d’imaginations puériles, et ce qu’avance notre accusateur fait assez connaître le penchant naturel qu’il a de nous nuire. 

On peut réduire tout ce qu’il dit dans sa requête à deux principaux chefs : le premier contient les soupçons qu’il a conçus des marchands d’Europe qui abordent en ce pays-ci. Le second comprend pareillement les soupçons qu’il fait naitre sur la conduite des missionnaires qui demeurent dans l’empire. Mais ses discours séduisants ne peuvent tromper un prince aussi éclairé que l’empereur. Sa Majesté ayant vu la requête, a ordonné qu’elle fût portée aux neuf suprêmes tribunaux, pour y être examinée ; et elle en a usé ainsi afin de donner un cours libre aux avis, et de fournir aux mandarins une occasion de se distinguer. Ces grands magistrats qui, à l’exemple de l’empereur, sont pleins de bonté pour les étrangers, prononcent que pour l’affaire des négociants, il faut la faire bien examiner par les premiers gouverneurs de la province de Quang-toung, et que sur leur rapport ils donneront leurs conclusions. Qu’à regard des missionnaires, il n’y a qu’une précaution à prendre, c’est de faire exactement observer la loi de l’année quarante-cinquième, qui leur prescrit de recevoir la patente. C’est pourquoi ils ont donné ordre qu’on veillât à l’exécution de cette loi.

Mais comme à la tête de la délibération qu’ils ont présentée à l’empereur, selon la coutume, il est fait mention de l’édit impérial émané la huitième année de Cam-hi, qui défend la loi chrétienne, et que sur la fin de la même délibération il y a des termes qui énoncent la même défense ; les Européens qui sont à la cour craignant qu’on n’abuse de cette défense, conçue en termes vagues et généraux, sont allés trouver l’empereur. Sa Majesté leur a répondu ainsi, avec sa bonté ordinaire, « Ne soyez pas inquiets, la loi chrétienne n’est pas défendue : cette défense regarde les Européens qui n’ont pas reçu la patente ; ce sont ceux-là qui seront traités conformément à l’édit émané la huitième année de Cam-hi ; mais cela ne regarde point ceux qui ont la patente. Cependant si les mandarins les inquiétaient pareillement, ils n’ont qu’à montrer la patente qui leur donne le droit de prêcher la loi chrétienne, ainsi tenez-vous en repos. S’il arrivait qu’on inquiétât aussi ceux qui ont la patente, vous aurez recours à moi, etc. » Par là les fausses accusations du mandarin s’en vont en fumée. Mais comme la plupart des gens ont des vues bornées, et que les mandarins répandus dans les provinces ne sont pas toujours capables d’approfondir les choses, ils peuvent être dans l’inquiétude et se laisser surprendre par de faux soupçons ; c’est pourquoi nous ne pouvons nous dispenser de réfuter exactement la requête présentée par Tchin-mao, soit afin de séparer la vérité du mensonge, soit pour en informer plus exactement Sa Majesté impériale.

L’auteur d’une requête qui est proposée à la délibération des tribunaux doit avoir en vue le bien public, et non pas chercher à satisfaire sa passion. Peut-on dire que la requête en question vient d’un amour sincère de la patrie ? N’est-ce pas plutôt une vaine ostentation qui l’a enfantée ? Peut-être que les libéralités des négociants n’ont pas répondu à l’attente du mandarin : ce pourrait bien être là la source de sa haine et de sa vengeance. Il se peut faire aussi qu’il ait dans sa maison quelque ennemi secret de la loi chrétienne, qui l’a porté à faire une pareille requête ; c’est sur quoi l’on ne peut rien dire de certain. Quoi qu’il en soit, il ne convient point à un grand mandarin d’agir légèrement et avec précipitation. S’il n’a point d’autre motif que le salut de l’empire et l’utilité publique, il ne doit point s’appuyer sur de vains soupçons et sur des conjectures frivoles ; il doit bien examiner et peser les choses avant que de les exposer : et quand il les expose, il doit s’exprimer en termes convenables à sa dignité. C’est après avoir pris de telles précautions qu’il peut présenter avec confiance sa requête à l’empereur. Mais trouve-t-on rien de semblable dans la requête dont il s’agit ? Tchin-mao a vu dix navires marchands, p.279 aussitôt il en est effrayé, diverses pensées l’agitent, et tout ce qui lui vient à l’esprit il le débite hardiment sans que ni lui ni personne puisse trouver un fondement raisonnable à ce qu’il avance. En vérité quand on agit ainsi, ne faut-il pas être bien aveuglé par sa passion, et mérite-t-on la moindre croyance ? 

« Deux choses ont troublé l’esprit du notre accusateur : il craint qu’au dehors les marchands européens ne projettent quelques mauvais desseins ; et qu’au dedans les missionnaires n’excitent la populace à se soulever, et ne lui mettent les armes à la main. On peut juger par le texte même de la requête, si cette crainte est bien ou mal fondée ; si notre accusateur n’avance rien qui ne soit appuyé sur des raisons solides, sa crainte est juste ; mais s’il se fait des monstres pour les combattre, si ses soupçons ne sont fondés que sur des imaginations et des conjectures puériles, sa crainte est vaine. 

Il y a longtemps que les ports de la Chine sont ouverts aux étrangers ; et sous la dynastie précédente, comme sous celle-ci, les vaisseaux d’Europe ont abordé chaque année aux côtes des provinces maritimes de l’empire pour y faire le commerce. Comment se peut-il faire que, pendant près de deux cents ans, nul des premiers mandarins des provinces qui veillent à la sûreté de l’État, n’ait eu soin d’en informer l’empereur ? Il était sans doute réservé au seul Tchin-mao d’apercevoir un danger qu’on n’avait pas connu jusqu’ici. 

Tchin-mao dit : « Quand il s’agit de l’État et de la situation des royaumes qui sont au-delà des mers, n’est-ce pas une témérité de vouloir en faire le rapport à l’empereur, sans y avoir été soi-même, et sans s’être instruit par ses propres yeux, de tout ce qui s’y passe ? etc. »

Réponse. Il n’y a que cela de bien dit dans toute la requête de notre accusateur. Mais c’en est assez pour démontrer qu’il est bien coupable lui-même, d’avoir osé en imposer à son prince. Car enfin, dans la requête qu’il a présentée, il ne parle pas seulement du Japon, de l’île de Formose, et des autres pays qui sont dans le voisinage de l’empire, il parle même des royaumes les plus reculés de l’Europe et des Indes. De bonne foi, a-t-il visité ces royaumes ? les a-t-il vus, et en a-t-il quelque connaissance ? Cependant il ose entretenir Sa Majesté de tous ces différents royaumes. N’est-ce pas là tromper l’empereur ?

Tchin-mao dit : « J’ai parcouru plusieurs mers dans ma jeunesse pour faire mon négoce ; je suis allé au Japon, à Batavie, à Manille et en d’autres royaumes ; je sais parfaitement ce qui concerne ces États, etc.

Réponse. On ne peut guère savoir s’il est vrai ou non que notre accusateur ait voyagé dans tous les endroits qu’il dit. Certainement il n’était pas en ce temps-là un de nos riches négociants ; c’était un jeune homme qui, ayant un très petit fonds, payait le péage pour le transport de ses marchandises. Après avoir amassé quelque argent, il se mit dans les troupes ; depuis il est monté par degrés jusqu’à la dignité de tsong-ping, dignité très considérable et qui mérite nos respects. Mais enfin lorsqu’il négociait dans sa jeunesse, quelle autorité, quel pouvoir avait-il pour examiner l’état et la situation de chaque royaume ? C’est à peu près la même chose que si quelque matelot d’Europe, qui serait venu une seule fois à Canton et qui pendant deux ou trois mois de séjour qu’il aurait fait dans le port, aurait parcouru quelques rues de la ville de Kuan-tcheou, disait avec ostentation lorsqu’il serait de retour en Europe : Moi, je connais l’état, la situation, les forces et la politique de l’empire de la Chine. A l’entendre parler ainsi, pourrait-on s’empêcher de rire ?

Tchin-mao dit : « En parcourant les côtes maritimes de la province, je suis arrivé dans un lieu qui se nomme Siung-chang-ngno-men, et tout à coup j’ai vu plus de dix vaisseaux des étrangers appelés Hong-mao, qui entraient dans le port pour leur négoce, etc.

« Réponse. Quoi ! dix vaisseaux européens qu’il voit, l’effrayent ! il ne sait plus où il en est ! cette vue le consterne ! comme si la cour et les treize provinces avec leur cavalerie et leur infanterie ne pouvaient résister à ces dix vaisseaux, et si le vaste empire de la Chine, mettant les armes bas, était sur le point d’être subjugué ! Mais n’insistons pas davantage sur la timidité puérile de Tchin-mao. Les Tartares, cette nation belliqueuse et accoutumée à vaincre, auront sans doute été également effrayés de ces dix vaisseaux ? Si Tchin-mao ne rougit pas pour lui-même, il devrait au moins prendre garde de ne pas exposer l’empire de la Chine à la dérision des peuples éloignés, et de ne pas inspirer à nos voisins, à qui rien de semblable ne vient dans l’esprit, l’envie de p.280 former des entreprises. Parmi les peuples qui sont au-delà des mers, les Japonais nos voisins ont fait de grands ravages dans cet empire sous la dynastie précédente. S’ils apprennent que les Chinois sont épouvantés à la vue de dix vaisseaux européens comme on le serait à la vue d’un grand troupeau de loups et de tigres : augmentons, diront-ils, le nombre de nos vaisseaux, et nous n’aurons point de peine à accabler la Chine. Mais parlons plus sérieusement : si une telle pensée venait aux Japonais, ils seraient devenus bien crédules. Dix vaisseaux n’ont certainement point épouvanté les Chinois ; il n’y a que Tchin-mao à qui ils aient pu causer tant de frayeur.

Tchin-mao dit : « Hong-mao est un nom commun à tous les Européens, etc. »

Réponse. Si l’on en croit notre accusateur, Batavie est la ville de ceux qu’on appelle Hong-mao, et est celle des Européens. Il met donc de la différence entre les Hong-mao et les Européens ; il est donc évident que, lorsqu’il dit que Hong-mao est un nom commun à tous les Européens, il se contredit lui-même ; et que, par conséquent on ne doit point ajouter de foi à ses paroles. A la vérité ces Hong-mao ont une petite portion de terre en Europe, c’est une nation particulière ; Batavie est le lieu de leur séjour dans les Indes mais il est faux que Manille soit la ville de tous les Européens ; il n’y a que les Espagnols qui y demeurent. Lors donc qu’il dit que Manille est la ville des Européens, ne fait-il pas connaître qu’il ne sait pas même ce que c’est que Manille ?

Tchin-mao dit : « Nos vaisseaux sont en commerce avec les Japonais et par conséquent les Japonais n’ont point de mauvaises intentions, etc. » 

Réponse. Lorsqu’il parle ainsi, ignore-t-il ce qui s’est passé sous la dynastie précédente ? Alors les vaisseaux chinois étaient en commerce avec les Japonais, et cependant ceux-ci ont ravagé les provinces de Tche-kiang et de Fou-kien, qui sont proches de la mer ; de sorte que, pendant sept ou huit ans, on a perdu beaucoup de soldats, une infinité de peuples, et de grandes sommes d’argent. Il est vrai que sous le règne présent, la Chine fait l’admiration de tous les peuples. On sait au Japon que les Tartares sont de grands guerriers, et qu’ils surpassent de beaucoup les Japonais en valeur ; c’est ce qui rend ceux-ci timides et ce qui les empêche, non seulement de rien entreprendre, mais même d’en avoir la pensée. Ainsi leur amour pour la paix ne doit être nullement attribué au commerce qu’ils font avec les Chinois. Mais si, selon Tchin-mao, c’est assez d’être en commerce avec la Chine pour n’avoir point de mauvais dessein sur l’empire, pourquoi trouve-t-il, dans le commerce que les Européens font avec les Chinois, une raison de leur attribuer des intentions pernicieuses au repos de l’État ?

Tchin-mao dit : « Ngao-men est comme la source et l’origine de ces sortes de gens, etc. »

Réponse. Il n’est pas surprenant que Tchin-mao ignore ce qui se passe dans les royaumes les plus reculés de l’Occident ; mais ce qui étonne, c’est qu’il ait si peu de connaissance de ce qui concerne une ville aussi voisine de la Chine que l’est Macao. Quand il dit que Ngao-men ou Macao est la source et l’origine des Européens, s’il prétend que tous les Européens qui viennent à la Chine sortent de Macao, un raisonnement si absurde ne mérite pas qu’on le réfute. Les habitants de Macao sont Portugais ; ainsi l’on ne peut dire que Macao soit la source et l’origine des autres peuples. S’il veut dire que ceux de cette nation étant depuis longtemps à Macao et ayant une connaissance parfaite de la province de Quang-toung, il est à craindre qu’avec le secours des vaisseaux qui y abordent, ils n’entreprennent de révolter cette province : il se trompe grossièrement, parce qu’il ignore, d’un côté, quelle est la fidélité et la probité de la nation portugaise ; et, de l’autre, ce qui lui a procuré cet établissement dans cette ville. Pendant les années de Houng-tchi les Européens venaient faire leur commerce dans la ville de Kuang-tcheou de la province de Quang-toung, et dans la ville de Ning-po de la province de Tche-kiang ; jusqu’à ce que durant les années de Kiat-sing, un pirate appelé Tchang-si-lao qui rôdait sur les mers de Canton, s’empara de Macao et assiégea la capitale de la province. Les mandarins appelèrent à leur secours les marchands européens : ceux-ci firent lever le siège, et poursuivirent le pirate jusqu’à Macao, où ils le tuèrent. Le tsong-tou fit savoir à l’empereur le détail de cette victoire ; et Sa Majesté fit un édit par lequel elle accordait Macao à ces marchands d’Europe, afin qu’ils pussent s’y établir. Enfin, dans la première année de Tien-ki, p.281 il y eut de grands troubles dans l’empire les pirates vinrent attaquer Macao. Les Européens allèrent au-devant d’eux, en vinrent aux mains, tuèrent plus de quinze cents de ces misérables, et firent une infinité de prisonniers. Tsong-tou et fou-yuen rendirent compte à l’empereur de cette victoire ; et, dans un édit de Sa Majesté, les Européens furent comblés d’éloges et d’honneurs à cause des grands services qu’ils avaient rendus à l’empire. Sur la fin de la famille précédente, l’empire fut encore agité de troubles ; les Européens de Macao faisaient leur commerce à l’ordinaire et, pendant près de deux cents ans, ils n’ont jamais eu la moindre pensée qui fût préjudiciable au bien de l’empire ; au contraire, ils lui ont rendu de tout temps de signalés services. Que veut donc dire Tchin-mao, quand il avance que ceux de Macao sont la source et l’origine des autres peuples ?

Tchin-mao dit : « Les Européens ont de gros vaisseaux qui ne craignent rien des flots et des vents : chaque vaisseau a plus de cent pièces de canon, etc. » 

Réponse. Sans doute que Tchin-mao, pour remplir le devoir de sa charge, est monté sur les vaisseaux d’Europe, et qu’il a compté sur chacun d’eux plus de cent pièces de canon ; il a vu ce qu’il y avait à craindre, et il en a fait aussitôt son rapport à l’empereur ; mais qu’y a-t-il de plus aisé que de savoir si ce qu’il a vu et ce qu’il a rapporté est vrai ou faux ? Les vaisseaux d’Europe viennent tous les ans à Quang-toung, à Fo-kien et à Tse-kiang ; il est libre de compter ce qu’ils portent d’hommes et le nombre qu’ils ont de pièces de canon. En trouvera-t-on un pareil nombre dans aucun de ces vaisseaux ? Tchin-mao prétend qu’il y a dans chaque vaisseau plus de cent pièces de canon ; et tous ceux qui sont à Quang-toung et à Fo-kien savent que rien n’est plus faux. Or, si notre accusateur, dans une affaire si connue, a bien osé tromper la redoutable majesté de l’empereur, avec combien plus d’audace l’aura-t-il trompé, lorsqu’il lui a parlé du Japon, de Manille, des Indes et de l’Europe ?

Pour reprendre donc en peu de mots ce qui a été dit jusqu’ici, notre accusateur ne dit rien de vraisemblable dans sa requête, ni qui mérite la moindre créance. Il parle avec une hardiesse surprenante des peuples qui sont au-delà des mers, de l’état et des affaires de divers royaumes, et ce qu’il en dit est plein de mensonges et de contradictions ; il ne connaît ni Manille, ni le Japon, ni les Indes, ni l’Europe, ni les peuples qu’il appelle Hong-mao ; il ne sait pas même ce que c’est que Macao, et il n’a nulle connaissance des vaisseaux d’Europe. C’est une honte pour un grand mandarin de Kie-ke d’ignorer toutes ces choses : mais les ignorant, comme il fait, c’est un crime punissable d’oser en parler à l’empereur dans une requête. 

Tchin-mao dit : « Cette religion des Européens est venue d’Europe, et s’est étendue peu à peu jusqu’à Manille, etc. »

Réponse. Voici une belle parole de Confucius : C’est être savant que de dire que vous savez ce que vous savez effectivement et d’avouer que vous ignorez ce que vous ne savez pas. Tchin-mao fait le contraire. La sainte religion de Dieu est la loi générale de tout l’univers. Comment a-t-il donc le front de dire qu’elle n’est venue que d’Europe, et que peu à peu elle s’est étendue jusqu’à Manille ? L’orient et l’occident, le septentrion et le midi ; les empires où les sciences et les lois fleurissent, comme les pays incultes et barbares, toutes les nations, en un mot, ont été dociles aux enseignements de la vraie religion : elle a touché les cœurs des peuples, mais elle n’a pas changé les lois des empires ; chaque royaume a son roi, et chacun s’y fait un devoir de lui être fidèle : on y honore du culte suprême le souverain Seigneur du ciel, on y pratique la vertu et l’on tâche de se former un cœur droit. C’est là le devoir essentiel de tous les peuples qui sont entre les quatre mers. Et Tchin-mao n’a pas honte de dire que cette sainte loi fait semblant de vouloir convertir le cœur des peuples, tandis que par des voies secrètes elle tâche d’envahir leurs royaumes. Peut-on inventer une calomnie plus atroce et plus ridicule ?

Tchin-mao dit : « Du temps de la famille précédente, les marchands de Manille venaient au Japon pour leur commerce ; et pendant plusieurs années ils se servirent de cette loi pour attirer à eux les peuples. Ensuite ayant rassemblé une infinité de monde qu’ils avaient gagné, ils attaquèrent le Japon au dedans et au dehors, et il s’en fallut peu que cet empire ne fût absolument détruit ; mais enfin ils en furent chassés, et la haine qui est depuis ce temps-là entre les deux nations subsiste encore aujourd’hui. »

p.282 « Réponse. Ce discours de notre accusateur est d’autant plus faux qu’il est plus artificieux. On dirait, à l’entendre, qu’il ne dit rien que de très certain, tandis qu’il avance les plus impudents mensonges. On voit bien qu’il ne cherche qu’à empoisonner l’esprit de ceux qui ne sont pas sur leurs gardes. Qu’il nous dise en quelle année le Japon a pensé être détruit par les Européens ; qu’il nous dise quel jour s’est donné le combat où les Européens furent mis en fuite. Il y a bien de l’artifice et de la malignité à répandre de semblables discours pour en imposer au public. Lorsque les missionnaires entrèrent autrefois dans le Japon et qu’ils y prêchèrent la sainte loi, une grande multitude de peuples et de personnes distinguées par leur naissance crurent à l’Évangile. Les adorateurs des idoles en conçurent du dépit ; ils résolurent de perdre les missionnaires et d’anéantir la doctrine qu’ils prêchaient ; ils inventèrent d’affreux supplices pour tourmenter les pasteurs et le troupeau, le fer et le feu furent employés pour les forcer à renoncer au vrai Dieu. Les missionnaires européens souffrirent tous ces tourments, non seulement avec constance, mais encore avec joie. Pendant l’espace de cinquante ans plusieurs milliers de docteurs européens et de Japonais chrétiens souffrirent le martyre ; ils trouvaient de la douceur dans les plus cruels supplices, et rien ne leur était plus agréable que de mourir en témoignage de leur foi. Et Tchin-mao ose dire qu’ayant rassemblé une multitude de peuples, ils ont attaqué le Japon au dehors et au dedans. Par ceux du dehors, il entend les marchands d’Europe, et par ceux du dedans, il parle des missionnaires. On n’a jamais ouï dire qu’il y ait eu combat entre les Japonais et les Européens. Il est vrai que les missionnaires et les chrétiens ont été mis à mort par les Japonais mais il n’est pas vrai qu’ils aient repoussé la force par la force, ni qu’ils aient pris la fuite.

Tchin-mao dit « Ils bâtissent des églises dans toutes les provinces, ils font leurs cérémonies à certains temps marqués ; je ne sais quelles peuvent être leurs vues etc. »

Réponse. Le Seigneur du ciel est le principe de tous les êtres, et le père commun de tous les peuples ; les saints de tous les siècles lui ont rendu tous les respects et toutes les adorations dont ils étaient capables. Les missionnaires européens tâchent de le servir avec un amour et une piété vraiment filiale, ils l’adorent avec un profond respect ; ils lui offrent leurs prières afin qu’il les préserve des peines éternelles de l’enfer, et qu’il les fasse jouir dans le ciel d’un bonheur qui ne finira jamais. C’est à quoi se termine toute leur politique, c’est là le but qu’ils se proposent, et auquel notre accusateur n’a pu atteindre. Du reste ils bâtissent leurs églises dans des lieux exposés aux yeux du public : c’est en plein jour qu’ils rendent leur culte au vrai Dieu ; ils ne cherchent point les ténèbres, ils ne fuient point la lumière, rien de caché parmi eux, parce qu’ils agissent avec simplicité et avec droiture. C’est ce que voit tout l’empire sans en être offensé ; il n’y a que le seul Tchin-mao qui par toute sorte de voies cherche à répandre d’injustes soupçons. Quel nom donner à cette conduite ?

Tchin-mao dit : « Ils examinent avec soin l’état de l’empire, ils en dessinent les montagnes et les fleuves, etc. » 

Réponse. Il faut que notre accusateur ait perdu toute pudeur pour en venir là car ce n’est pas seulement les Européens qu’il calomnie, c’est la conduite même de l’empereur qu’il censure. Les années dernières, les Européens joints aux Tartares eurent ordre de l’empereur de dresser des cartes de toutes les provinces : l’édit qui fut porté sur cela par le tribunal suprême de la milice a été rendu public, et a été envoyé à tous les tsong-tou et à tous les vice-rois, et par leur moyen à tous les mandarins. Comment notre accusateur a-t-il pu ignorer ce fait ? car il est notoire que cela n’a été exécuté que par ordre de l’empereur. Lorsque notre accusateur en fait un crime aux Européens, des là il se regarde comme un homme d’une prudence consommée ; mais en même temps il a l’audace de blâmer la conduite de l’empereur, comme si Sa Majesté eût manqué elle-même en cela de prudence. Peut-on faire un plus grand outrage à la majesté royale ? Cependant quelque attention que cela mérite, je ne m’y arrête pas. Il n’y pas longtemps que notre accusateur est parvenu à la haute dignité qu’il possède : non seulement il a ignoré jusqu’ici combien l’astronomie et la géographie sont utiles aux empires, mais il n’a jamais eu aucune teinture de ces sciences : faut-il s’étonner s’il a dit à tort et à travers ce qui lui vient dans l’esprit ? Mais convient-il à un homme si fort distingué dans la milice, p.283 d’ignorer que notre empereur, depuis cinquante-six ans qu’il est sur le trône, a coutume de rendre chaque mois et chaque jour mémorable par quelque grande action ; que sa gloire augmente tous les jours ; que par la sagesse de son gouvernement il égale et même surpasse, non seulement les rois ses prédécesseurs, mais encore ces anciens empereurs des trois plus illustres familles ; que son esprit est si pénétrant, qu’il comprend sans peine tout ce qui est dans les livres ; qu’il sait parfaitement l’astronomie, l’arithmétique et la philosophie, et qu’il n’y a guère eu de prince sur le trône qui méritât de lui être comparé. Ce grand prince ordonna autrefois au père Verbiest et aux autres Européens de réformer le calendrier, de dresser des globes célestes qui fussent exacts, et il les garda dans son palais. Ensuite, s’étant aperçu que les cartes d’Europe qui lui avaient été présentées par les missionnaires étaient fort bien distinguées par les degrés qui répondaient parfaitement au ciel, et que les cartes de la Chine étaient fort éloignées de cette perfection, il ordonna aux Européens et aux Tartares, par un décret du tribunal suprême, de parcourir tout l’empire aux frais publics, et d’en dessiner toutes les parties. Les missionnaires, pour exécuter cet ordre de l’empereur, partagèrent entre eux les provinces et les villes de l’empire ; ils pénétrèrent jusqu’aux lieux les plus reculés de la Tartarie orientale et occidentale, ils endurèrent ce que la chaleur et le froid ont de plus incommode ; ils s’appliquèrent avec des fatigues d’esprit et de corps inconcevables à rendre ces cartes parfaites et telles que l’empereur les souhaitait. Ils employèrent plusieurs années à ce travail ; ils firent pour cela plus de dix mille lieues, et enfin ils présentèrent leur ouvrage à Sa Majesté, qui les reçut avec bonté, et qui dit, en faisant leur éloge, que maintenant la Chine avait de très bonnes cartes géographiques. L’empereur les examina lui-même ; il les conserve, et il y jette de temps en temps les yeux. On y voit d’un coup d’œil les provinces, les villes, les bourgades, chacune dans sa place ; la distance des lieux, la source et le cours des rivières, et les principales montagnes ; ce qui est d’une grande utilité pour le gouvernement de l’empire. Cependant Tchin-mao, qui ne paraît pas fort expérimenté dans la manière de gouverner sagement un État, sans même avoir égard à la conduite de Sa Majesté, semble vouloir la censurer, lorsqu’il ose dire, en parlant des Européens : « Ils examinent l’état de l’empire, ils dessinent les montagnes et les fleuves, etc. » Où est son bon sens ?

Tchin-mao dit : « C’est une mauvaise nation que celle des Européens, et qui trame sourdement quelque conspiration. Je supplie donc très humblement Votre Majesté d’enjoindre aux tribunaux suprêmes de remédier au mal, et de le déraciner de bonne heure, afin qu’il ne s’étende pas plus loin. »

Réponse. Il paraît par ce discours que notre accusateur ignore jusqu’aux choses les plus récentes qui se sont passées sous cette dynastie et de là vient qu’il avance des propositions si peu raisonnables. L’an 31 de Cam-hi, à la seconde lune, les tribunaux, après avoir délibéré, selon l’ordre qu’ils en avaient de l’empereur, firent réponse à Sa Majesté que les Européens, qui travaillaient avec beaucoup de zèle, avaient rendu de très grands services à l’empire ; qu’ils ne faisaient aucun mal ; qu’ils n’excitaient point de troubles ; que leur doctrine n’était ni mauvaise, ni capable de séduire le peuple ou de le porter à la sédition ; qu’il fallait leur laisser leurs églises comme auparavant, et permettre aux Chinois de les fréquenter. Ces conclusions furent confirmées par un édit de l’empereur, et tout cela se conserve dans les registres publics ; il est aisé de s’en éclaircir. Ainsi, selon le sentiment des tribunaux confirmé par l’édit de l’empereur, les Européens ne font point de mal et n’excitent point de troubles ; et, selon Tchin-mao, les missionnaires d’Europe sont de méchantes gens qui forment de pernicieux desseins. Selon ces mêmes tribunaux, il ne faut point défendre la loi des Européens et, selon Tchin-mao, il faut l’anéantir le plus tôt qu’il sera possible. C’est ainsi que notre accusateur s’efforce d’abolir les constitutions de la cour suprême, et qu’il s’élève contre les édits mêmes de l’empereur. Il y a vingt-six ans que les Chinois ont porté ce jugement de la conduite des Européens ; la sainte loi est la même qu’elle était alors ; les missionnaires se comportent de la même manière ; quel nouveau crime Tchin-mao a-t-il remarqué en eux pour les attaquer de la sorte, et pour vouloir anéantir la sainte loi ?

On dira peut-être : « Je veux que dans ce que p.284 dit Tchin-mao il n’y ait point de fondement légitime à ses appréhensions ; mais, à considérer les choses en elles-mêmes, et par les lumières de la raison, qui sait si rien de semblable n’arrivera pas ? » 

Réponse. Une chose qu’on a quelque raison de craindre ne peut guère manquer d’arriver dans l’espace d’un temps considérable. Puis donc que rien de semblable n’est arrivé jusqu’ici, il s’ensuit qu’il n’y a nulle raison de l’appréhender. Quand des personnes ont formé secrètement quelque dessein, bien qu’ils sachent le cacher pendant quelque temps, il faut qu’à la fin il éclate. Si donc les marchands et les missionnaires ont formé de pareils projets, comment se peut-il faire qu’il n’en ait rien paru pendant l’espace de près de deux cents ans ? L’empire fut agité de divers troubles sur la fin de la dynastie précédente ; plusieurs levaient hautement l’étendard de la rébellion : pourquoi les Européens n’ont-ils pas saisi une occasion si favorable pour exécuter les mauvais desseins qu’on leur impute ? Ils attendaient, sans doute ce règne-ci, où tout est paisible et tranquille sur terre et sur mer, où l’empire jouit de la fertilité et de l’abondance, et entretient des armées formidables ? Quel est l’homme assez insensé pour tenir une telle conduite ? De plus, quand on veut réussir dans quelque projet, on se choisit un chef ; c’est un seul homme qui est l’âme de l’entreprise, les soldats doivent obéir à un seul général, et ce n’est que par là qu’on peut se flatter d’un heureux succès. Qu’on me dise de bonne foi où l’on trouvera le chef de cette prétendue conspiration ? Tchin-mao l’a-t-il trouvé dans ces dix vaisseaux dont la vue l’a effrayé, jusqu’à dire que tout était perdu ? Ces vaisseaux et ceux qui abordent aux ports de la Chine partent chacun du royaume particulier d’où il est. Les peuples de chaque royaume sont différents les uns des autres, et aussi peu capables de s’accorder ensemble que le feu et l’eau. Dans chaque vaisseau il y a un capitaine qui le commande : qui est celui de ces capitaines qui commanderait aux autres ? Je veux que dans chaque vaisseau il y ait plus de cent hommes, soit marchands, soit matelots : joignez-les tous ensemble, ils feront environ mille hommes. Je veux encore que ces hommes fassent une descente pour faire le siège de quelque ville, et y faire le pillage ; alors leurs vaisseaux étant abandonnés, pourront être brûlés sans peine par les simples barques des pécheurs. Qu’on laisse une partie de l’équipage pour la garde des vaisseaux, et que l’autre mette pied à terre pour butiner, ce partage les affaiblira, et ils seront aisément défaits sur terre et sur mer. Ainsi, l’on voit que quand même ces différents royaumes ne dépendraient que d’un seul prince, et que tous ces hommes qui viennent de divers royaumes auraient le même dessein, ils ne pourraient rien entreprendre. De quoi seront-ils capables, s’il est impossible qu’ils puissent même se réunir ensemble ? bien qu’on trouve dans l’Europe des royaumes, les uns fort vastes, et d’autres fort petits, le petit n’obéit point au plus grand. Si un prince entreprenait d’opprimer un autre prince, les autres viendraient aussitôt à son secours, et prendraient sa défense. Les Européens d’un royaume aimeraient mieux mourir que d’obéir à qui que ce soit d’un autre royaume ; tel est l’usage. Comment donc pourraient-ils se faire un chef ?

Mais, poursuivra-t-on, j’avoue qu’on n’a rien à craindre de dix vaisseaux de divers royaumes ; mais un seul de ces grands royaumes pourrait armer plus de cent vaisseaux, et venir attaquer la Chine. Qu’arriverait-il alors ?

A cela je réponds : quand même ce qu’on dit pourrait arriver, à quoi servirait cet appareil et ce vain épouvantail de canons ? mais cette crainte est frivole. Il n’y a point de royaume en Europe qui soit disposé à faire un pareil armement : l’Europe n’est point un repaire de voleurs ; ce n’est point un pays barbare, ni la demeure d’une troupe d’insensés : elle est éloignée par mer de neuf mille lieues de la Chine, le chemin en est difficile et sujet à une infinité de périls ; les vaisseaux sont un ou deux ans dans la route, ils ont à essuyer de continuels dangers des vents, des flots, des écueils, des bas fonds, en telle sorte qu’ils ont bien de la peine à se préserver du naufrage. Plus il y a de vaisseaux, moins on avance, et les dangers croissent à proportion du temps qu’on est à faire le voyage. Les maladies se mettraient plus aisément sur les vaisseaux s’ils étaient en grand nombre, et la contagion emporterait presque tout l’équipage. Les tristes restes de cette nombreuse flotte ne seraient pas plutôt arrivés à la Chine, qu’il lui faudrait un prompt secours pour réparer ses forces et où en trouverait-on ? Comment ces infortunés p.285 pourraient-ils se dérober à une mort certaine ? S’imaginera-t-on qu’un prince soit assez peu sensé pour dégarnir son royaume, pour épuiser ses finances, et pour engager ses voisins dans le même projet, et se rendre par là la fable de la postérité ? Imaginez-le encore cent fois plus insensé, il ne tentera jamais une pareille entreprise.

On dira peut-être encore : « il est vrai que les royaumes d’Europe sont trop éloignés de celui-ci pour qu’on ait rien à craindre du dehors mais n’est-ce pas nourrir au dedans un ennemi secret, que de souffrir les Européens dans le sein de l’empire et au milieu de nous ?

Réponse. Il est clair qu’il y a encore moins à craindre de ce côté-là. Les. Européens qui viennent dans cet empire en qualité de missionnaires ont été appliqués aux sciences dès leur plus tendre jeunesse, et n’ont eu de commerce qu’avec les livres. Dans un âge plus avancé, ils ont embrassé la vie religieuse dans diverses congrégations, où ils ne s’occupaient que de leur propre perfection. Après s’être rendus peu à peu habiles dans toutes les sciences, ils se sont consacrés à la prédication de l’Évangile, et ils n’ont en vue que de procurer au monde entier la connaissance si nécessaire du souverain principe de toutes choses, afin de renouveler en quelque sorte tous les peuples, et de leur apprendre à mériter le bonheur du ciel leur véritable patrie. 

C’est là l’unique motif qui leur a fait abandonner leur terre natale, et qui les a portés à entreprendre de longs et de dangereux voyages, où ils ont prodigué leur vie. Le seul chagrin qu’ils aient, c’est de ne pouvoir pas se transporter dans tous les royaumes, pour y enseigner la voie du salut à tous les hommes. Dans cette vue, les nations les plus reculées sont pour eux comme si elles étaient voisines. S’ils ont à souffrir des opprobres dans l’exercice de leur zèle, ils s’en font un honneur ; les plus durs travaux et les plus accablantes douleurs leur deviennent douces et agréables ; la mort même leur est aussi précieuse que la vie. Après un trajet de neuf mille lieues sur mer, quelle est la vie qu’ils mènent dans la Chine ? Eloignés du commerce du siècle, ils passent une bonne partie du jour dans la prière et dans la méditation des choses divines ; le reste ils l’emploient à se mortifier eux-mêmes, et à pratiquer la vertu. Pleins de mépris pour les affaires du monde, ils ne s’occupent que des œuvres de justice et de charité. Peut-on avoir le moindre soupçon que des hommes de ce caractère projettent une révolte ? Quand on a de semblables desseins, on y est poussé par l’ambition, ou par le désir des richesses ; et si l’on n’en peut jouir soi-même, on se flatte au moins de l’espérance de les procurer à ses descendants. Mais les missionnaires ont renoncé au mariage, de même qu’aux dignités du siècle : ils n’ont ni familles ni enfants à élever et à agrandir ; trouvera-t-on un homme assez insensé pour se rendre coupable du crime de rébellion sans entrevoir aucune espérance pour lui et pour les siens ? On ne regarde pas les missionnaires qui sont à la Chine comme des hommes tout à fait stupides et dépourvus de sens : au contraire, ils passent pour avoir de l’esprit et de l’habileté dans les sciences. S’ils méditaient quelque soulèvement, ils se feraient un parti d’hommes artificieux, hardis, courageux et propres à soutenir une entreprise ; s’ils trouvaient quelque homme semblable à Moung-puen, ils se l’attacheraient comme un homme rare ; ils n’épargneraient pas l’argent, ils le répandraient avec profusion pour entraîner la multitude, surtout dans des temps de stérilité et de famine ; ils gagneraient les ambitieux par les grandes espérances dont ils les flatteraient ; enfin, ils mettraient tout en usage, et profiteraient des liaisons les plus étroites que le sang ou l’inclination a formées, pour affermir ceux qui entreraient dans leur faction. Que Tchin-mao soupçonne de mauvaise intention ceux qui agissent ainsi, il aura raison. Mais pour ce qui est des missionnaires, ils tiennent une conduite bien opposée. Ils ont peu de gens à leurs gages dans chaque église ; l’argent qui leur vient chaque année de l’Europe suffit à peine pour leur entretien et leur nourriture. Comment donc, quand ils le voudraient, pourraient-ils employer les moyens que je viens de rapporter pour exciter les peuples à la révolte ? Loin d’en avoir seulement la pensée, ils prêchent un Dieu mort sur une croix pour le salut des hommes ; ils annoncent une loi qui est au-dessus de la portée de l’esprit humain : ils veulent que leurs disciples aient en horreur les fautes les plus légères, qu’à l’exemple d’un Dieu mourant, ils souffrent patiemment pour la justice le mal qu’on leur fera ; qu’ils n’aient que du mépris pour p.286 les richesses du siècle, qui sont l’amorce de tous les vices ; qu’ils détestent les plaisirs des sens qui énervent la vertu ; enfin, qu’ils soient convaincus de la vanité de la gloire mondaine, et qu’ils y renoncent. Croire que les hommes de ce caractère, et qui enseignent une pareille doctrine, sont capables d’exciter des révoltes, c’est vouloir défigurer un corps sain en le couvrant du pus de quelque corps ulcéré. 

Il y a près de deux cents ans que les missionnaires sont entrés dans la Chine ; on n’a jamais remarqué que droiture et probité dans ceux qui ont eu le bonheur de vivre sous ce règne-ci et sous le précédent. Plusieurs de ceux qui sont maintenant dans l’empire demeurent à la cour au service de l’empereur ; Sa Majesté appelle de temps en temps auprès d’elle quelques-uns de ceux qui sont dispersés dans les provinces, et elle les traite comme ses propres sujets ; eux de leur côté emploient ce qu’ils ont de science et de talents pour l’utilité publique. De là vient que l’empereur, qui veut leur procurer du repos et de la tranquillité dans la Chine, donna à chacun d’eux, l’année 45e de Cam-hi, une patente scellée du sceau Nui-oufou, où sont marqués leur nom, leur âge, leur pays, et autres choses semblables, afin de prévenir les injustes soupçons qui pourraient s’élever dans les provinces, ce que nous regardons comme une faveur singulière de Sa Majesté. Les Européens ont l’honneur d’être, depuis plusieurs années, à la cour et au service de l’empereur, ils l’accompagnent dans les voyages et il n’y a jamais eu personne, soit à la cour, soit dans les provinces, à qui ils aient été tant soit peu suspects. Il n’y a eu autrefois qu’Yang-kuang-sien qui ait eu la témérité de les calomnier, et aujourd’hui Tchin-mao, qui renouvelle les mêmes calomnies, avec une égale imprudence.

Nous avons jugé à propos, mon révérend Père, de rendre publique cette apologie, afin d’effacer des esprits les mauvaises impressions que devait naturellement produire la requête du mandarin, laquelle étant insérée dans la gazette publique, se répandait dans toutes les provinces, et pouvait nuire infiniment à la propagation de la foi.

Je suis, etc.

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extrait d’une Lettre écrite de Pékin

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Sur le musc.

Le 2 novembre 1717

La petite boîte que je vous envoie renferme une curiosité de ce pays, qui vous fera peut-être plaisir ; c’est un musc, avec la partie de l’animal dans laquelle on le trouve. On a parlé jusqu’ici diversement de l’origine du musc ; quelques auteurs prétendent qu’il se forme au nombril de l’animal ; ils se trompent : certainement, c’est dans sa vessie qu’il se forme. Cet animal est une espèce de chevreuil, que les Chinois appellent hiang-tchang-tse, c’est-à-dire chevreuil odoriférant, chevreuil musqué, ou qui porte le musc. Tchang-tse signifie chevreuil, et hiang signifie proprement odeur. Mais il signifie odoriférant quand il est joint à un substantif, parce qu’alors il devient adjectif.

Vous pouvez compter sur ce que je vous en écris, comme sur une chose très certaine, puisque je ne dis rien que je n’aie vu moi-même. J’ai acheté l’animal qu’on venait de tuer à dessein de me le vendre, et j’ai conservé la partie qu’on coupa, selon la coutume, pour avoir son musc, qui est plus cher que l’animal même. Voici comment la chose se passa :

A l’occident de la ville de Pékin se voit une chaîne de montagnes, au milieu desquelles nous avons une chrétienté et une petite église. On trouve dans ces montagnes des chevreuils odoriférants. Pendant que j’étais occupé aux exercices de ma mission, de pauvres habitants du village allèrent à la chasse dans l’espérance que j’achèterais leur gibier pour le porter à Pékin : ils tuèrent deux de ces animaux, un mâle et une femelle, qu’ils me présentèrent encore chauds et sanglants. Avant que de convenir du prix, ils me demandèrent si je voulais prendre aussi le musc, et ils me firent cette question, parce qu’il y en a qui se contentent de la chair de l’animal, laissant le musc aux chasseurs, qui le vendent à ceux qui en font commerce. Comme c’était principalement le musc que je souhaitais, je leur répondis que j’achèterais l’animal entier. Ils prirent aussitôt le mâle, ils lui coupèrent la vessie, et de peur p.287 que le musc ne s’évaporât, ils la lièrent en haut avec une ficelle. Quand on veut la conserver par curiosité, on la fait sécher comme on a fait sécher celle que je vous envoie. L’animal et son musc ne me coûtèrent qu’un écu.

Le musc se forme dans l’intérieur de la vessie, et s’y attache autour comme une espèce de sel. Il s’y en forme de deux sortes : celui qui est en grain est le plus précieux ; il s’appelle teou panhiang l’autre, qui est moins estimé, et qu’on nomme mi-hiang, est fort menu et fort délié. La femelle ne porte point de musc, ou du moins ce qu’elle porte, qui en a quelque apparence, n’a nulle odeur.

La chair des serpents est, ce qu’on me dit, la nourriture la plus ordinaire de cet animal. Bien que ces serpents soient d’une grandeur énorme, le chevreuil n’a nulle peine à les tuer, parce que, dès qu’un serpent est à une certaine distance du chevreuil, il est tout a coup arrêté par l’odeur du musc ; ses sens s’affaiblissent, et il ne peut plus se mouvoir.

Cela est si constant, que les paysans qui vont chercher du bois, ou faire du charbon sur ces montagnes, n’ont point de meilleur secret pour se garantir de ces serpents dont la morsure est très dangereuse, que de porter sur eux quelques grains de musc ; alors ils dorment tranquillement après leur dîner. Si quelque serpent s’approche d’eux, il est tout à coup assoupi par l’odeur du musc et il ne va pas plus loin.

Ce qui se passa quand je fus de retour à Pékin confirme en quelque sorte ce que j’ai dit, que la chair de serpent est la principale nourriture de l’animal musqué. On servit à souper une partie du chevreuil : un de ceux qui étaient à table a une horreur extrême du serpent ; cette horreur est si grande, qu’on ne peut même en prononcer le nom en sa présence, qu’il ne lui prenne aussitôt de violentes nausées. Il ne savait rien de ce qui se dit de cet animal et du serpent, et je me donnai bien de garde de lui en parler ; mais j’étais fort attentif à sa contenance : il prit du chevreuil comme les autres, avec intention d’en manger : mais à peine eut-il porté un morceau à la bouche, qu’il sentit un soulèvement de cœur extraordinaire, et qu’il refusa d’y toucher davantage ; les autres en mangeaient volontiers, et il fut le seul qui témoigna de la répugnance pour cette sorte de mets.

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Lettre d’un missionnaire

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Mort de l’impératrice. — Deuil. — Maladie de l’empereur.

De Canton, en l’année 1718

Je n’ai plus qu’à vous faire part de quelques évènements dont vous ne serez pas fâché d’être instruit. L’impératrice mère est morte à Pékin le 11 janvier de cette année. Tout l’empire a pris le grand deuil : pendant plus de quarante jours on n’a parlé d’aucune affaire à l’empereur. Les mandarins passaient la nuit dans des tentes ou au palais, sans retourner coucher dans leurs maisons. Les fils même de l’empereur dormaient au palais sans quitter leurs vêtements. Le deuil a commencé à Canton le 15 février ; le peuple doit le porter durant sept jours, et les mandarins pendant vingt-sept jours. Tous les mandarins, non en chaise, mais à cheval, vêtus de blanc, et sans grande suite, vont, pendant trois jours, faire les cérémonies ordinaires devant la tablette de l’impératrice défunte. Le peuple y ira à son tour. Les tribunaux sont fermés tout le temps que le deuil dure : la couleur rouge est proscrite, ainsi on porte le bonnet sans soie rouge, et sans aucun autre ornement. Tel est l’usage.

L’empereur a eu une maladie qui a causé quelque alarme, mais elle n’a pas eu de suites. C’est sans doute à l’occasion de cette maladie qu’il a fait paraître quelque envie de se donner un successeur. Le parti qu’on s’imagine qu’il veut prendre tient tous les esprits en suspens ; il ne nomme aucun de ses enfants, encore moins aucun Chinois de nation. Ils sont trop mous, dit-il, pour être capables de bien gouverner. D’ailleurs, les familles des Tang, des Han, des Song, des Ming, sont entièrement éteintes. Mais, ajouta-t-il, il reste plus de mille princes de la famille des Yuen (c’est une famille tartare chassée par les Ming, et aux Ming a succédé la famille tartare dont est l’empereur régnant). Par là, il semble insinuer aux Chinois qu’il leur destine un prince de la famille des Yuen. Mais ce choix sera-t-il du goût des Chinois ? Les princes fils de Cam-hi céderont-ils paisiblement l’empire où leur naissance semble les appeler ?

L’incertitude où l’on est de celui sur qui tombera le choix de l’empereur a porté un des premiers mandarins à lui faire présenter p.288 par son fils un mémorial, par lequel il remontre, avec respect, de quelle importance il est pour le repos de l’empire de nommer un prince héritier, et de rétablir son second fils dans cette dignité. L’empereur, après avoir lu le mémorial, fit approcher celui qui le lui avait présenté :

— Est-ce de toi-même, lui dit-il, que tu parles de la sorte, ou est-ce quelque autre qui t’a suggéré ce langage ?

— Sire, répondit le fils du mandarin, c’est mon père, votre esclave, qui m’a ordonné de vous faire cette très humble remontrance.

— Je te le pardonne, répliqua l’empereur, puisque tu n’as fait qu’obéir à ton père.

Mais en même temps il donna ordre qu’on fît mourir le père. Cet exemple de sévérité, pour ne rien dire de plus, retient tous les grands, et il n’y a personne qui ose lui parler d’un successeur, d’où néanmoins dépend la tranquillité de l’empire.

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Lettre du père Porquet

à monsieur son frère

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Voyage en barque.

De Vousi-hien, le 14 octobre 1719

Votre dernière lettre m’apprend, mon cher frère, les pertes que nous avons faites dans notre famille : je prie le Seigneur qu’il prolonge les jours de ceux qui restent. A vous dire vrai, je sens que je suivrai de près ceux que Dieu a déjà appelés à lui. Mes vingt dernières années peuvent être comptées pour quarante : les fatigues inséparables de nos fonctions, l’air marécageux que je respire depuis dix ans, les aliments peu conformes à mon tempérament, tout cela me fait avancer à grands pas vers la fin de ma course. Mais je puis vous assurer que je quitterai la vie sans regret : et abandonnant pour toujours ma patrie, mes parents et mes amis, quelle vue ai-je dû me proposer, sinon de consacrer le reste de mes jours au service de Jésus-Christ ? Que ma vie soit donc plus longue ou plus courte, peu m’importe.

Cependant il ne faut pas vous dissimuler, mon cher frère, que si d’un côté nos fonctions sont pénibles, d’un autre côté elles sont bien consolantes. Certaines rencontres imprévues que Dieu nous ménage de temps en temps pour faire glorifier son saint nom, nous dédommagent au centuple de toutes nos peines, et nous font en quelque sorte oublier nos travaux. Je ne vous en citerai qu’un exemple entre plusieurs.

Il y a peu de temps que j’entrepris par eau un assez long voyage : la barque qui me portait, et où j’avais passé la nuit, se trouva le lendemain matin auprès d’une autre qui appartenait à un chrétien. On la reconnut au nom de Jésus, que les chrétiens ont coutume de placer dans l’endroit où les idolâtres attachent plusieurs ornements superstitieux. Le maître de ma barque, qui s’en aperçut le premier, s’écria aussitôt :

— Eh quoi ! mes amis, vous êtes chrétiens : Ah ! que j’ai de douleur d’avoir laissé passer cette nuit sans vous connaître. Je vous aurais appris que j’ai avec moi un missionnaire.

Le batelier, transporté de joie, et sans songer même à répondre à son compagnon, se mit à crier de toutes ses forces, et à appeler d’autres barques unies à la sienne pour le même commerce, qui étaient parties un moment auparavant. Elles revinrent sur leurs pas sans savoir de quoi il s’agissait. Mais ces bonnes gens n’eurent pas plutôt su la raison pour laquelle on les avait appelés, qu’ils sortirent de leur barque afin de me joindre. Les deux premiers qui m’abordèrent étaient d’anciens et fervents chrétiens.

— Ah ! mon Père, me dirent-ils en me saluant, il y a trois ans que nous cherchons inutilement un chin-fou, c’est-à-dire un père spirituel. Voici sept grosses barques, sur lesquelles il y a cinquante personnes : quelques-unes ont reçu le baptême ; d’autres, qui ont renoncé depuis longtemps au culte des idoles, le demandent avec instance ; ne pourriez-vous pas leur accorder une demi-journée pour achever de les instruire, et leur procurer une grâce après laquelle ils soupirent depuis tant d’années ?

Ils finissaient de parler lorsque ceux de leur suite arrivèrent : ils me saluèrent tous en frappant la terre du front, selon le cérémonial chinois. Je les fis lever, et je leur dis que ma joie en ce moment ne cédait en rien à celle qu’ils me témoignaient avoir ; que nulle affaire ne pouvait m’empêcher de leur accorder autant de temps qu’ils en souhaiteraient pour leur instruction ; qu’ils ne devaient pas regarder cette rencontre, qui leur était si agréable, comme une chose fortuite et arrivée par hasard ; qu’elle avait été ménagée par la p.289 Providence spéciale d’un Dieu qui les aime, et qui veut leur ouvrir le chemin du ciel ; qu’ils n’avaient qu’à préparer la plus grande de leurs barques d’une manière propre à tenir notre assemblée, et que je m’y rendrais aussitôt qu’elle serait prête.

Les Chinois ont toujours sur leurs barques quantité de nattes fort minces, d’environ cinq pieds en carré : ils les dressent en forme de voûte, pour se défendre de la pluie et des ardeurs du soleil. Ces bonnes gens formèrent en très peu de temps avec ces nattes une espèce de longue salle sur une barque. Je m’y transportai, et j’employai presque tout le jour à les instruire : je m’attachai principalement à leur donner une grande idée du nom chrétien, et à exciter dans leurs cœurs de vifs sentiments de componction et de pénitence. Je ne puis me ressouvenir, mon cher frère, sans avoir encore les yeux mouillés de larmes, de l’attention, ou plutôt de l’avidité avec laquelle ces pauvres gens m’écoutaient, et de la ferveur qu’ils faisaient paraître en prononçant les divers actes que je leur inspirais.

L’instruction achevée, je les interrogeai l’un après l’autre sur les articles principaux qu’ils devaient croire. J’en trouvai deux ou trois qui n’étaient pas fermes dans leurs réponses. Je les avertis de songer sérieusement à se faire instruire ; que je ne les admettais pas pour ce jour-là au baptême, mais qu’il se présenterait quelque autre occasion où ils pourraient le recevoir. Ils se jetèrent aussitôt à genoux :

— Hé ! mon Père, me dirent-ils, fondant en pleurs, quand la trouverons-nous, cette occasion ? Il y a trois ans que nous la cherchons en vain.

Leurs parents, qui étaient chrétiens, joignirent d’instantes prières à leurs larmes, et me sollicitèrent vivement en leur faveur, en m’assurant qu’ils apporteraient tous leurs soins à leur instruction. Leurs sollicitations furent si pressantes, que je ne crus pas devoir permettre qu’il se répandit ce jour-là d’autres larmes que des larmes de joie ou de contrition. Ainsi, je leur conférai à tous le saint baptême. La cérémonie finit par quelques prières, qui furent prononcées à haute voix par les anciens et les nouveaux chrétiens réunis ensemble.

On oblige les catéchumènes, avant qu’ils reçoivent le baptême, à apporter les idoles et tout ce qu’ils ont de superstitieux. Le missionnaire les brûle, et en échange il donne des images de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge, des chapelets et des médailles. Les idoles qu’ils m’avaient apportées dès le matin étaient rangées sur ma barque, et j’attendis à les brûler que je fusse de retour dans ma maison. Je vis arriver de nouvelles barques qui devaient passer la nuit au même endroit où nous étions. C’était un lieu désert sur le bord d’un lac, qui a quatre-vingts lieues de circuit, et qu’on appelle Tong-tin-hou. Il me vint alors une pensée que je proposai à mes néophytes ; c’était de dresser un bûcher de ces idoles, d’y mettre le feu et de rendre à Dieu, à genoux, nos actions de grâces, jusqu’à ce qu’elles fussent consumées. Je me persuadai que cette cérémonie ferait de grandes impressions, non seulement sur les nouveaux chrétiens, mais encore sur les infidèles qui venaient d’arriver. Mon idée fut généralement approuvée des chrétiens ; ils sortirent aussitôt de leurs barques, et se rangèrent en demi-cercle autour du bûcher, et quand on y eut mis le feu, ils s’agenouillèrent, et entonnèrent des hymnes et des cantiques en langue chinoise.

La curiosité attira, comme je l’avais prévu, les infidèles à ce spectacle. Ils demandèrent au maître de ma barque ce que signifiait cette cérémonie. Quand il le leur eut expliqué :

— Eo si leo, s’écrièrent-ils, quel dommage ! Il y a là pour plus de dix onces d’argent ; au lieu de les brûler, que ne nous les donnez-vous ?

Le néophyte leur répondit par une comparaison plus capable de frapper l’esprit de ces sortes de gens, que les raisons les plus solides.

— Si j’avais acheté un remède chez un droguiste, lui dit-il, et qu’ensuite un homme habile m’eût fait connaître que ce prétendu remède est un poison, voudriez-vous que je vous trompasse comme j’aurais été trompé, et que vous amusant de l’espoir d’une prompte guérison, je vous livrasse à une mort certaine ? Appliquez ce que je vous dis à la demande que vous me faites.

Ils parurent satisfaits de cette réponse, et ils virent tranquillement brûler les idoles.

Je m’approchai d’eux après la cérémonie et je les entretins des vérités de la religion ; je leur distribuai aussi quelques livres où ces vérités sont expliquées d’une manière claire et intelligible ; c’est une semence qui ne rapporte pas sur-le-champ, mais qui germe avec le temps, et qui pousse son fruit lorsqu’on s’y attend le moins.

p.290 Vousi-hien est toujours le lieu de ma résidence ordinaire ; c’est une ville du troisième ordre. Cette ville et quatre autres sont de la dépendance de Tchang-tchou-fou, ville du second ordre. Quoique j’aie soin des chrétiens répandus dans ces cinq villes, Vousi-hien a été choisie préférablement aux autres pour être la demeure du missionnaire, parce que la chrétienté y est plus nombreuse.

La foi de mon troupeau a été mise en ces derniers temps à une rigoureuse épreuve. Vous avez pu lire, dans ce recueil des lettres de nos missionnaires, l’édit peu favorable à la religion, que l’empereur porta, il y a deux ans, au sujet des plaintes qu’un mandarin nommé Tchin-mao avait faites des Européens. Comme cet écrit était conçu en termes obscurs et équivoques, on obtint par les mouvements qu’on se donna, et par la protection de quelques amis puissants, qu’il ne s’exécuterait pas à la rigueur. Il n’a pas laissé d’exciter divers orages dans les provinces. Les chrétiens de Kiang-in-hien, l’une des villes de mon district, ne furent pas épargnés ; on y avait reçu l’édit le jour même que j’y arrivai, sans que j’en eusse aucune connaissance ; j’allai, selon ma coutume, rendre mes devoirs aux mandarins ; persuadés que le christianisme était proscrit dans l’empire, ils refusèrent de recevoir ma visite. Cette disposition des mandarins à mon égard fut bientôt connue des bonzes, qui firent aussitôt éclater leur haine et leur animosité. Je fus personnellement maltraité, mais le fort de la tempête tomba sur mes pauvres chrétiens ; les principaux furent cités au tribunal du mandarin, et y reçurent une cruelle bastonnade ; d’autres ne purent échapper à ce mauvais traitement qu’à force d’argent ; il y en eut à qui on ne voulut jamais permettre de cultiver leurs terres, parce qu’ils ne voulurent pas contribuer au culte des idoles.

Vous n’aurez pas de peine à juger, mon cher frère, de l’accablement de tristesse où je me trouvai, en voyant souffrir ainsi mes chers disciples, et s’évanouir en un instant les grandes espérances que j’avais conçues d’accroître mon troupeau. Cinq cents idolâtres se disposaient alors au baptême, et il y en avait parmi eux d’un rang distingué, entre autres un jeune homme dont le père avait été gouverneur de cette ville, et un mandarin de guerre. Cette charge répond à peu près à celle de colonel en France.

Mon dessein était d’acheter une maison dans cette ville, et d’y bâtir une église ; j’y avais destiné environ trois cents écus, qui étaient le fruit des épargnes que j’avais faites pendant quinze ans sur ma pension annuelle. Cette somme a été employée au soulagement de mes néophytes persécutés qui ont fait paraître une fermeté inébranlable. Je ne la regrette point ; c’est un argent qui appartenait à Notre Seigneur, il n’a pas voulu que j’en fisse l’usage que je m’étais proposé ; il m’en a marqué un autre qui lui était plus agréable ; j’en suis également content.

Vous finissez votre lettre, mon cher frère, par des offres de service, auxquelles je suis très sensible. Si j’avais quelque demande à vous faire, elle ne regarderait pas ma personne, mais uniquement le service de Dieu et l’entretien des catéchistes, si nécessaires pour étendre la religion et pour conserver la piété des nouveaux fidèles. Nous ne pouvons pas nous passer de la protection des mandarins, et l’on ne s’entretient dans leurs bonnes grâces qu’on leur faisant de temps en temps quelques présents. Les Chinois ont accoutumé de leur offrir de l’argent ; une pareille dépense est au-dessus de nos forces. Six pistoles ne seraient pas un présent digne d’un mandarin, et cette somme, toute modique qu’elle est, suffit pour la subsistance d’un catéchiste, qui s’occupe uniquement des fonctions de zèle, et qui contribue par lui-même à la conversion d’un grand nombre d’infidèles. Ainsi nous nous sommes mis en possession de ne présenter aux mandarins que quelques curiosités d’Europe. Voici à peu près ce qui peut leur faire plaisir : des montres, des télescopes, des microscopes, des lunettes, des miroirs de toutes les espèces, plats, convexes, concaves, ardents, etc., de belles perspectives peintes ou gravées, des miniatures, des modes enluminées, des étuis de mathématique, des cadrans, des compas, des crayons de mine de plomb, des toiles bien fines, des ouvrages d’émail, etc. Je vous prie, surtout, de ne me pas oublier dans vos prières, comme je ne vous oublie jamais dans les miennes, étant avec toute l’affection et la tendresse imaginable etc.

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Lettre du père d’Entrecolles

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Tremblements de terre.

A Pékin, le 19 d’octobre 1920

p.291 Nous ressentîmes, le 11 juin, à neuf heures et trois quarts du matin, un tremblement de terre qui dura environ deux minutes ; ce n’était là que le prélude de ce qui devait arriver le lendemain. Les secousses recommencèrent vivement à sept heures et demie du soir, et continuèrent de même pendant l’espace d’environ six minutes. Dans toute autre occasion une minute passe vite, mais elle paraissait bien longue dans la triste situation où nous nous trouvions. Un ciel noir qui s’embrase çà et là par intervalle, et qui menace de tous côtés du lâcher la foudre, une mer dans sa plus implacable fureur sont des spectacles bien moins effrayants que ces soudaines et irrégulières agitations de la terre. On ne sait alors où trouver un asile, le toit qui vous couvre va, ce semble, vous écraser ; les murailles qui vous environnent semblent être sur le point de fondre sur vous la terre qui vous porte est prête à vous engloutir. Fuit-on un danger, on se jette dans un autre ; on court à la mort par le désir même de sauver sa vie. C’est ce qui m’arriva : je sortis de ma chambre avec précipitation, et il ne s’en fallut rien que je ne fusse enseveli sous les ruines d’un bâtiment voisin ; du moins fus-je enveloppé d’un tourbillon de poussière, d’où je ne pus me tirer qu’avec l’aide d’un valet, qui me conduisit, comme il aurait fait un aveugle, dans une cour spacieuse qui est devant notre église. Je fus effrayé de voir cette masse énorme pencher de côté et d’autre, bien que les murailles aient en bas dix pieds, et cinq en haut d’épaisseur ; les cloches nous auraient marqué, par leurs sons irréguliers, le redoublement des secousses, si on eût été en état d’y faire attention. On n’entendait dans toute la ville qu’un bruit confus de cris et de hurlements, chacun craignant pour soi une destinée semblable à celle de ses voisins, qu’on croyait être accablés sous les ruines des édifices. Le calme revint enfin, quoiqu’on ne laissât pas d’éprouver le reste de la nuit dix autres secousses, mais qui furent moins violentes que celles dont je viens de parler. On ne commença à se tranquilliser qu’au point du jour, lorsqu’on vit que le mal n’était pas aussi grand qu’on se l’était figuré. Il n’y a guère eu que mille personnes écrasées dans Pékin : comme les rues y sont la plupart fort larges, on pouvait aisément se mettre hors de la portée des bâtiments qui s’écroulaient. Nous avons eu vingt jours de suite, par intervalles, quelques légers tremblements ; il y en a eu de semblables à cent lieues aux environs de Pékin ; on croit qu’ils ont été causés par les mines qui se trouvent dans les montagnes qu’on découvre à l’occident de Pékin, d’où l’on tire tout le charbon de terre qui se consume dans le pays. Un peu au-delà des premières montagnes, Cha-tchin lieu très peuplé, d’un grand commerce, et dont la triple enceinte de murailles forme comme trois villes différentes, a été abîmé à la troisième secousse du grand tremblement que j’ai décrit. Dans un village il s’est fait une large ouverture, par laquelle il y a de l’apparence que les exhalaisons sulfureuses se sont évaporées. Dans cette même année, en Tartarie, à cent cinquante lieues d’ici, il s’est ouvert un volcan dans un vallon entouré de montagnes. C’est ainsi que le créateur de l’univers avertit les infidèles qu’ils ne doivent leurs hommages qu’à lui seul, et que quand il lui plaît, il arme les créatures insensibles pour venger ses intérêts, et punir les hommes coupables.

Le tremblement de terre qui, dans Pékin a mis le sceau à la réprobation de tant d’idolâtres écrasés ou étouffés, a été un coup de prédestination pour le seul chrétien que nous y ayons perdu. Il s’appelait Pierre Fan : il était né esclave d’un mandarin tartare, aussi considérable par ses richesses que par son rang. Ce mandarin idolâtre avait fait plusieurs tentatives inutiles pour engager le néophyte dans des actions superstitieuses, qui concernaient le culte des idoles ; il ne se rebuta point de sa fermeté et de sa résistance, il entreprit même de le faire renoncer à sa foi ; il eut recours d’abord aux caresses, aux promesses et aux bienfaits ; puis il en vint aux menaces, ensuite aux mauvais traitements, et le fit battre plusieurs fois d’une manière cruelle ; rien n’ébranla la confiance du néophyte.

— Je suis votre esclave, lui disait-il, mon corps est à vous, mais mon âme est uniquement à Dieu ; vous pouvez m’ôter la vie mais vous ne p.292 m’ôterez jamais ma foi.

Cette réponse irrita de plus en plus le mandarin ; après lui avoir fait donner une cruelle bastonnade, il le fit attacher à un poteau :

— C’est à ce coup, lui dit-il, transporté de fureur, qu’il faut que tu renonces à ta religion ; ou bien, si tu hésites un instant, on te coupera la chair par morceaux, on la grillera à tes yeux, et on la donnera à mes chiens pour leur servir de pâture.

Ces menaces ayant été inutiles, on en vint à cette barbare exécution. Le néophyte vit tranquillement sa chair dévorée par les chiens, et il n’en fut que plus inébranlable dans sa foi. Le maître, vaincu par la constance de son esclave, parut mettre fin à la persécution. Il était mandarin dans le tribunal des trésoriers, et il voulut, à quelque temps de là, obliger le néophyte à détourner secrètement une somme d’argent du trésor impérial. Celui-ci refusa de lui obéir, sur ce que la foi qu’il professait ne lui permettait pas de coopérer à une pareille injustice. Cette nouvelle résistance ne fut pas impunie : on l’inquiéta par l’endroit qui lui était le plus sensible, en lui ôtant les moyens de pratiquer les devoirs de sa religion ; on mit une garde à la porte de la maison, pour l’empêcher de sortir et d’aller à l’église. L’ardeur du néophyte ne fut pas ralentie par cet obstacle, et il trouva le secret de le surmonter. Au plus fort de l’hiver, il sautait de grand matin la muraille, venait entendre la première messe, et s’en retournait par le même endroit chez son maître, sans que personne en eût connaissance que sa femme, pour laquelle il n’avait rien de caché. Tant de vertu et de probité toucha enfin le cœur du mandarin ; il jugea qu’un homme de ce caractère était incapable d’aucune action qui fût contraire à son devoir, et il avait pris le dessein de le faire son premier intendant. Mais Dieu avait d’autres vues sur son serviteur, il fut presque écrasé durant le tremblement de terre, et il ne lui resta de vie que pour se préparer à la mort. Il rendit son âme à son créateur avec de grands sentiments de piété, et prononçant les saints noms de Jésus et de Marie.

Au récit d’une mort si édifiante, je joindrai la conversion d’une veuve d’un rang très distingué, belle-sœur du président de la cour, qui a dans son ressort la Tartarie et les royaumes tributaires, et qui était ci-devant gouverneur général des deux plus belles provinces de la Chine, Nankin et Kiamsi. Le père Jartoux lui conféra, l’année passée, le baptême dans son lit, où elle était malade ; et quatre jours avant sa mort, elle avait déclaré à ses enfants et à sa famille qu’étant maîtresse de ses volontés, elle leur défendait expressément de témoigner la moindre opposition à son dessein. Tandis que le missionnaire faisait la cérémonie en présence de toute la famille, elle s’écria jusqu’à deux fois d’une voix claire et distincte :

— Ah ! que je sens de consolation !

A peine le missionnaire se fut-il retiré, que sa sœur la présidente vint lui rendre visite. La malade lui annonça aussitôt qu’elle était chrétienne et qu’elle avait été baptisée par Tou-laoye (c’est le nom chinois du père Jartoux). La présidente, après un moment de réflexion, la loua hautement et lui recommanda de ne penser plus qu’à son salut, et d’observer exactement ce que le Père lui avait enseigné. Elle connaît fort le missionnaire, qui depuis douze ans avait lié une amitié étroite avec son mari ; mais que le sort de ce dernier est à plaindre ! il est mort depuis peu dans son infidélité en Tartarie, où Dieu ne permit pas que le père Jartoux se trouvât pour travailler au salut de ce mandarin son ami, qui ne paraissait pas fort éloigné du royaume de Dieu.

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Lettre du père d’Entrecolles

à madame ***

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Enfants exposés et baptisés. — État des familles chinoises.

Usages relatifs aux sépultures. — Édits sur les chemins, etc.

A Pékin, le 19 octobre 1720

Madame,

La paix de Notre Seigneur.

L’obligation que vous a cette mission autorise la liberté que je prends de vous témoigner notre reconnaissance, sans avoir l’honneur de vous connaître que sous le titre de mère spirituelle d’une foule d’enfants chinois régénérés chaque année dans les eaux du baptême par les catéchistes que vous entretenez à ce dessein. J’ignore, madame, et votre nom et le rang que vous tenez en Europe : je vois seulement, sur la liste des bienfaiteurs pour lesquels nous devons offrir à Dieu nos prières, qu’une dame anglaise fournit libéralement, p.293 depuis plusieurs années, de quoi entretenir des catéchistes dont la principale fonction soit d’aller chercher chaque jour et baptiser les enfants qu’on expose en grand nombre dans les rues, et que la pauvreté de leurs parents condamne à la mort presque au même instant qu’ils ont commencé de vivre. La vie que vous leur donnez, en leur procurant le baptême, est sans comparaison plus précieuse que celle qu’ils perdent ; lavés dans le sang de Jésus-Christ, ils sont aussitôt recueillis et mis en sûreté comme le pur froment dans les greniers du père de famille, sans que les puissances de l’enfer et la malignité du siècle puissent les lui enlever. Dans la destination que vous avez ordonné qu’on fît de vos aumônes, j’ose dire, en me servant des paroles du Sauveur, que vous avez choisi la meilleure part, puisqu’elle ne peut ni vous échapper ni se perdre. Cette portion de l’héritage de Jésus-Christ, qui vous est échue, n’a rien souffert des temps fâcheux où s’est trouvée cette Église naissante ; vos innocentes colonies n’ont point diminué, et n’ont jamais cessé de peupler la vraie terre promise. Aussi ne devez-vous pas douter que ce grand nombre d’enfants qui sont maintenant devant le trône de l’Agneau, ne bénissent sans cesse la main charitable qui leur a procuré le bonheur dont ils jouissent et qu’ils ne soient autant de précurseurs qui vous recevront un jour dans les tabernacles éternels.

Il n’y a guère d’années où nos seules Églises de Pékin ne comptent cinq ou six mille de ces enfants purifiés par les eaux du baptême ; cette l’récolte est plus ou moins abondante, à proportion du nombre de catéchistes que nous pouvons entretenir. Si l’on en avait un nombre suffisant, leur soin ne s’étendrait pas seulement aux enfants moribonds qu’on expose ; ils auraient encore d’autres occasions d’exercer leur zèle, surtout en certains temps de l’année, que la petite vérole ou des maladies populaires enlèvent une quantité incroyable de petits enfants. Quelques libéralités faites à propos engageraient les médecins chinois à se laisser accompagner par un catéchiste, qui aurait par là une entrée libre dans les différentes maisons où ces médecins sont appelés. On gagnerait de même des sages-femmes infidèles, qui permettraient à des filles chrétiennes de les suivre. Il arrive souvent que les Chinois, se trouvant hors d’état de nourrir une nombreuse famille, ordonnent aux sages-femmes d’étouffer dans un bassin plein d’eau les petites filles aussitôt qu’elles sont nées. Ainsi ces tristes victimes de l’indigence de leurs parents trouveraient la vie éternelle dans ces mêmes eaux qui leur ôtent une vie courte et périssable.

Le croirez-vous, madame, que nous avons su gagner un prêtre des idoles, et intéresser dans une œuvre si sainte ? C’est forcer en quelque sorte le démon à coopérer au salut des âmes. Nous y avons réussi après bien des difficultés que notre patience nous a fait surmonter. Le bonze dont je parle préside à un temple situé dans le quartier le plus grand et le plus peuplé de Pékin ; c’est là qu’on rassemble chaque jour les petits enfants exposés dans le quartier : moyennant une somme d’argent que nous donnons chaque mois au bonze, un catéchiste a la permission d’entrer tous les jours dans le temple, d’en parcourir tous les endroits, et d’y exercer librement ses fonctions.

Je ne puis m’empêcher de vous rapporter ici quelques traits d’une providence toute particulière de Dieu sur plusieurs de ces enfants livrés par leurs parents à une mort certaine. Vous admirerez avec moi les voies secrètes et miséricordieuses par lesquelles la bonté divine leur ouvre la porte du ciel. Un de nos Frères, qui est employé au service de l’empereur, fut appelé à la maison de plaisance de ce prince pour y soulager quelques malades ; il partit dès le matin ; et, comme dans le chemin il s’occupait intérieurement de Dieu, il se sentit pressé tout à coup de prendre un sentier plus écarté, apparemment afin d’y être plus recueilli. À peine y fut-il entré, qu’il aperçut un cochon qui tenait un enfant entre ses dents, et qui était près de le dévorer : il poursuivit l’animal et lui enleva sa proie. L’enfant tout sanglant donnait encore des signes de vie ; il reçut le baptême, et peu après il s’envola au ciel.

Un chrétien, s’acquittant d’une corvée dont on l’avait chargé, se détermina, sans savoir pourquoi et contre toute apparence de raison, à marcher le long de la rivière ; il trouva sur les bords une petite caisse où il devait juger qu’était un enfant mort ; cependant il se sent inspiré de l’ouvrir, et il aperçoit que l’enfant se remue et semble lui dire à sa manière :

— Voici de l’eau, à quoi tient-il que je ne sois baptisé ?

le chrétien ne perdit pas de temps, et lui conféra le baptême.

p.294 Tout récemment, un de nos chrétiens, passant de grand matin dans une rue, aperçut une petite caisse vide à la porte d’une maison qui était encore fermée : il se douta que cette caisse était destinée à mettre quelque petit enfant qu’on devait venir prendre à la pointe du jour pour l’enterrer ; sur quoi il prend de l’eau, et se cache aux environs de la maison pour mieux observer toutes choses. Il ne se trompa point dans sa conjecture ; au bout de quelque temps la porte s’entro’uvre, il accourt, et il trouve à terre un enfant près d’expirer, qu’il baptise sans que personne en eut connaissance.

Un médecin, dont je connais depuis longtemps le zèle et la piété, voulant planter un arbre au milieu de sa cour, envoya un domestique dans la place voisine pour y creuser et lui apporter de la terre. Ce domestique, dans la vue d’épargner sa peine, alla dans un autre endroit, où il aperçut de la terre fraîchement remuée ; à peine y eut-il foui, qu’il découvrit une petite bière qui venait d’y être mise ; il l’ouvre, et il trouve un enfant qui respirait encore ; il va sur-le-champ en donner avis à son maître : celui-ci prend de l’eau bénite, et arrive à temps pour baptiser l’enfant, qui meurt un moment après avoir reçu le baptême. N’a-t-on pas, madame, dans un pareil évènement, de quoi répondre à cette demande du prophète-roi :

— S’en trouvera-t-il quelqu’un, Seigneur, qui étant déjà dans le tombeau, éprouve encore vos miséricordes ? Ceux qui sont entrés dans la région de l’oubli et des ténèbres peuvent-ils espérer d’avoir part aux effets admirables de votre bonté ? Les médecin viendront-ils les mettre en état de chanter vos louanges ? Numquid medici suscitabunt, et confitebuntur tibi ?

A ces traits de la miséricorde de Dieu sur les enfants nés de parents infidèles, je joindrai un trait de la justice divine qui vient d’éclater sur un cruel persécuteur de notre sainte foi. Nous voyons arriver dans cette Église naissante ce qui arrivait vers les premiers siècles du christianisme. Dieu permettait aux tyrans de tourmenter ses fidèles serviteurs : mais son bras vengeur ne tardait guère à s’appesantir sur eux. Ces punitions éclatantes confirmaient les vérités chrétiennes, soutenaient les justes dans l’oppression où ils étaient, et servaient de frein à la malice des ennemis de Jésus-Christ, qui s’étaient flattés jusque-là de l’impunité de leurs crimes, et qui, osant blasphémer contre son saint nom, se vantaient d’abolir sur la terre les fêtes et les solennités de son Église. C’est le père Gozani, missionnaire de notre Compagnie, qui m’apprend ce que j’ai l’honneur de vous mander. Sa lettre est datée du 28 juin de cette année.

« Vous aurez appris, sans doute, me dit-il, ce que nos chrétiens souffrirent, l’année dernière, dans la ville de Lou-y. Dieu, vient de punir avec éclat le mandarin, auteur de cette persécution. Ce ministre de Satan avait proscrit le christianisme de tout son district pur divers actes publics, où il s’efforçait de décrier et de rendre odieux les prédicateurs de l’Évangile. Peu après, il voulut forcer tous les chrétiens du village de Kao-kia-tan d’abjurer leur foi. Sa rage se déploya tout entière sur François Ou, chef de cette chrétienté : il envoya arracher de sa maison les images de Jésus-Christ et de sa sainte Mère, il se les fit apporter devant son tribunal, et les remit en des mains sacrilèges pour les brûler en sa présence : après quoi il fit donner jusqu’à trois fois au néophyte une si cruelle bastonnade, qu’il expira sous les coups. Nous n’osâmes pas alors porter nos plaintes au pied du trône de l’empereur ; Sa Majesté n’avait que trop fait connaître qu’elle était peu satisfaite des Européens. Mais le Seigneur prit sa cause en main, et sa vengeance suivit de près tant de crimes. Cette même année le mandarin a perdu un fils qu’il aimait avec passion ; peu après, la mort lui a enlevé sa belle fille : vers le même temps il apprend que sa maison paternelle, fort éloignée du lieu de son mandarinat, a été embrasée tout à coup et réduite en cendres, sans qu’on ait jamais pu découvrir la cause de l’incendie. Ce mandarin, en proie au chagrin et à la douleur, y succombe enfin, et une mort précipitée livre son âme criminelle au feu de l’enfer. Il semble que la justice divine ait voulu poursuivre son cadavre jusqu’après sa mort. Le cercueil était porté en pompe dans une barque sur le grand fleuve Hoam-ho : ce qui restait de sa famille accompagnait le cercueil, et se retirait dans son pays chargé des richesses qui étaient le fruit des injustices du mandarin. Tout à coup des voleurs viennent fondre sur la barque, blessent une partie de ceux qui y étaient, écartent les autres, et pillent les trésors qu’ils p.295 y trouvent. Le cercueil fut abandonné par les domestiques sur un rivage désert, ce qui est à la Chine le comble de l’infortune. On a remarqué pareillement que les trois gentils dont le mandarin s’était servi pour brûler les saintes images, ont péri tous trois cette même année.

Mais pour revenir, madame, aux enfants de nos Chinois infidèles, qui font l’objet de votre zèle et de vos libéralités, j’ai cru que vous verriez volontiers quelques extraits d’un livre chinois qui m’est tombé depuis peu entre les mains. Vous y trouverez des sentiments d’une compassion naturelle à l’égard des enfants exposés et des autres malheureux, qui vous affectionneront encore davantage à une nation où l’on naît avec des inclinations si bienfaisantes, et qui vous inspireront de l’estime pour les sages de la Chine. Vous y verrez ce que dit l’apôtre : « Que les gentils, qui n’ont pas la loi, font naturellement ce qui est de la loi, et que ces gens-là n’ayant pas la loi, font leur loi à eux-mêmes. » Enfin ce zèle des infidèles à secourir des misérables piquera peut-être d’une sainte émulation tant de chrétiens que l’apôtre saint Pierre appelle la race choisie, la nation sainte, le peuple bien-aimé de Dieu, qui chérit toutes ses créatures, mais surtout celles qui ont été formées à son image et à sa ressemblance.

Le livre dont j’ai tiré les textes que je traduits, a pour titre : Le Parfait bonheur des peuples. J’aurais mieux aimé l’intituler : Le parfait mandarin faisant le bonheur des peuples, parce qu’en effet l’auteur de ce livre était un excellent mandarin, qui n’a fait que se copier lui-même en prescrivant les devoirs d’un gouverneur de ville. Les endroits que je vais citer sont tirés des ordonnances ou des instructions qu’un sage mandarin doit afficher publiquement, soit lorsqu’il entre en charge, soit dans le cours de son administration. J’ajouterai au texte quelques remarques qui en faciliteront l’intelligence et qui vous aideront à mieux connaître le génie, les mœurs, et les coutumes des Chinois.

Projet d’un hôtel de miséricorde pour les enfants exposés

Exhortation pour l’exécution de ce projet

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C’est la grande perfection du ciel suprême, que d’aimer à donner l’être et à le conserver ; de même c’est le caractère d’une belle âme que d’avoir de la sensibilité et de compatir aux misères d’autrui. Le ciel, en conséquence de cet amour qu’il a pour ses ouvrages, a soin, lorsque dans le printemps les plantes et les arbres commencent à pousser, qu’il ne tombe ni neige ni gelée blanche, qui causeraient la mort à ces premières productions ; c’est par la même raison qu’en certain temps de l’année viennent les grandes crues d’eau qui ne permettent pas de pêcher dans les rivières. Si le Ciel est si attentif aux besoins des plantes, des animaux et des poissons ; s’il les aime, s’il les protège, quelle doit être sa providence et son amour envers l’homme ?

Cependant, nous voyons parmi le peuple des gens si pauvres (1) qu’ils ne peuvent fournir les aliments nécessaires à leurs propres enfants ; c’est pour cela qu’on en expose un si grand nombre. Autrefois, sous une ancienne dynastie, on tâcha de pourvoir à la conservation de ces enfants exposés : on bâtit à ce dessein un édifice, qu’on nomma l’Hôtel des enfants de la miséricorde. Quand on trouvait un enfant exposé, on le portait à l’hôpital, et le mandarin lui donnait une nourrice pour l’allaiter. Cette nourrice recevait du trésor royal une somme d’argent et certaine quantité de riz. C’est ainsi que l’empereur (2) par une libéralité digne d’un grand monarque se montrait le père de son peuple, en prenant soin de ces pauvres orphelins.

Sous une autre dynastie, deux grands de l’empire, l’un nommé Kia-piao, l’autre nommé Tchin-hoen, entreprirent de faire nourrir et élever les enfants exposés ; on prétend qu’ils sauvèrent la vie à plusieurs milliers d’enfants, qu’on surnommait par reconnaissance des noms de ces grands hommes Kia et Tchin. Ainsi on les appelait les petits Kia-tchin.

Mon peuple, on a destiné une somme à l’éducation des orphelins de votre ville : c’est là une suite du parfait gouvernement sous lequel nous vivons : je vous exhorte à concourir à cette bonne œuvre ; la chair et le sang (3) n’y ont, comme vous savez, nulle part, puisque je n’ai ici ni parents ni alliés.

A la vérité, c’est dans la ville où réside la cour, dans les capitales de province, et dans les lieux de grand commerce, qu’on expose un plus grand nombre d’enfants ; néanmoins, on ne laisse pas d’en trouver dans les lieux les moins fréquentés (4), et même à la campagne. p.296 Comme les maisons sont plus ramassées dans les villes, aussi s’en aperçoit-on plus aisément qu’ailleurs ; mais partout on a besoin de secours pour l’entretien de ces petits infortunés. Si plusieurs personnes pieuses voulaient former à ce dessein une société, on trouverait abondamment de quoi exécuter un projet si utile.

Voici quelles sont mes vues : il faudrait choisir un vaste emplacement dans un lieu sain et agréable. Là, à l’exemple de ce qui s’est pratiqué dans des siècles plus reculés, on construirait un logement, qu’on nommerait, comme autrefois, Hôtel des enfants de la miséricorde ; on inviterait les gens de qualité et les lettrés de distinction, dont la probité est connue, à entrer dans ce dessein. Votre mandarin, en qualité de père du peuple, sera à la tête de cette bonne œuvre ; il s’y emploiera de toutes ses forces, et fournira exactement l’argent que donne l’empereur. Il aura pour adjoints les plus distingués de la ville, les lettrés et les personnes riches qui voudront y contribuer. Les officiers qu’on chargera de recueillir les enfants exposés partageront la ville entre eux, et tous les matins ils visiteront le quartier qui leur aura été assigné, ils se rendront à l’hôtel vers le midi. Tous les ans on choisira, parmi les associés, douze personnes qui présideront chacune à leur tour pendant un mois à cet établissement, et qui auront soin que tout soit dans l’ordre et que rien ne manque. Ce président ne doit sous aucun prétexte, s’absenter de l’hôtel pendant son mois.

De plus on choisira un homme d’âge et de probité, à qui on donnera d’honnêtes appointements pour loger dans l’hôpital et n’en jamais sortir. Il sera l’économe de la maison, et en aura le détail. Comme le nombre des enfants et des nourrices augmentera chaque jour et chaque mois, il faut avoir soin que les vivres et l’argent ne viennent point à manquer. Ainsi c’est aux principaux associés, et surtout au président, à faire éclater leurs libéralités, et à inventer de nouvelles adresses pour amasser des aumônes, afin de fournir à la dépense, et même au-delà s’il se peut. Du surplus et des épargnes, on achètera des terres fertiles, afin d’avoir une ressource dans le temps de la cherté et de rendre cet établissement durable.

Pour ce qui est du corps de l’édifice, telle est mon idée : on élèverait d’abord un grand portail, avec une vaste enceinte de murailles bien solides. Après le frontispice et sa cour, se verrait un peu au-delà une seconde cour terminée par un grand corps de logis destiné aux assemblées, à recevoir les visites, et à traiter des affaires communes. Sur les deux ailes de la cour, il y aura deux galeries pour communiquer avec l’intérieur de la maison, sans passer par la salle du conseil. D’un côté de ce corps de logis, seront les offices, et de l’autre les greniers.

Dans le grand vide de l’enceinte qu’on a laissé de chaque côté des bâtiments que je viens de marquer, le logement des nourrices (5) formera de grandes cours : il y aura, par exemple, trente chambres plain-pied : on pourra loger trois nourrices dans chaque chambre. Derrière ces logements il faudra laisser un grand terrain et y faire une espèce de jardin, afin que durant les chaleurs le vent frais pénètre partout, et qu’on soit moins incommodé de cet air brûlant et étouffé qui cause tant de maladies différentes. Outre cet avantage, on aura encore celui d’y sécher commodément le linge et les habits.

Ces corps de logis destinés à loger les nourrices, auront deux portes qui seront gardées avec soin par deux matrones, auxquelles on donnera de bons appointements : elles prendront garde que des gens inconnus et oisifs ne se glissent dans l’intérieur de l’hôtel. Chaque nourrice, outre la nourriture qu’elle aura dans la maison, recevra encore des gages, afin qu’elle soit en état de secourir sa famille.

Mais afin qu’on ne soit pas trompé au choix qu’on fera des nourrices, on n’en recevra point qui n’ait une caution.

Outre les nourrices entretenues dans l’hôtel de miséricorde, on en pourra avoir au dehors selon le besoin : on donnera à chacune des gages et trente mesures de riz par mois [178]. L’économe visitera, de trois en trois jours, les petits enfants qui sont dans l’hôtel et au dehors. S’il les trouve hâves, défaits et en mauvais état, il avertira la nourrice de son devoir. S’ils sont malades, il fera venir un médecin propre pour les enfants. Si c’était la nourrice qui fût malade, il appellera le médecin des personnes âgées, afin que par le pouls (6) il juge de la nature du mal. On p.297 trouvera sans doute des médecins charitables qui feront gratuitement ces visites, sinon on arrêtera ce qu’on doit leur donner par reconnaissance : l’espérance d’un gain honnête les engagera à apporter leurs soins pour bien traiter et guérir les malades.

Que si l’on se contente de bâtir un hôpital, sans se mettre en peine si le logement des nourrices est humide, étroit, obscur, sans air, chaud en été, froid en hiver, sans ordre et sans propreté, les maladies y seront continuelles. On doit s’attendre que des nourrices qui n’ont pas l’affection d’une mère, et que le seul intérêt retient dans l’hôtel, ne seront guère sensibles à la santé ou à la maladie des orphelins qu’on leur a confiés : et si on ne les veille, la mort enlèvera un grand nombre de ces pauvres enfants. En ce cas-là, de quoi aurait-il servi de les ramasser avec tant de soins et de fatigues ? Il eût été aussi à propos de les laisser mourir d’abord. S’il n’est question que de leur prolonger la vie de quelques jours, pourquoi s’engager à tant de frais ? La charité dont on use à leur égard serait assez inutile.

Voici encore un règlement à observer : on arrêtera un jour de chaque mois le rôle des aumônes qu’on aura ramassées ou qu’on a apportées ; trois jours auparavant, l’économe enverra des billets chez le président et ses associés pour leur donner avis du jour destiné à cette assemblée. On donnera un petit repas avant qu’on tienne le conseil : chaque table n’aura que cinq assiettes. On doit éviter la dépense, afin de garder longtemps des coutumes une fois établies ; il faut en interdire le vin, qui conduirait à un traitement dans les formes : ce n’est pas pour se régaler qu’on s’assemble, c’est pour traiter d’affaires. Cependant lorsqu’il fera grand froid on se permettra trois coups de vin. Les restes du repas seront abandonnés aux domestiques des officiers, avec du riz à discrétion. J’ai cru devoir établir ce petit repas, de crainte que plusieurs ne terminassent les affaires avec trop de précipitation, pour se rendre au plus tôt chez eux.

Quant aux aumônes faites en argent, le président du mois et l’économe marqueront exactement et le nom du bienfaiteur, et la qualité de l’aumône : on fera un rôle du total pour être présenté aux officiers assemblés, qui examineront combien dans le mois on a reçu, soit en argent, soit en denrées ; combien on a dépensé, et ce qui reste de surplus ; combien on a reçu d’enfants exposés ; combien on en a livré à ceux qui ont voulu s’en charger ; combien il en est mort ; enfin à quoi monte le nombre des personnes qui sont à la charge de la maison. On confrontera de la sorte la recette, la dépense, et ce qu’il y aura de reste ; tout cela s’écrira sur un registre qui demeurera entre les mains du président du mois : l’argent sera enfermé dans un coffre et on marquera la somme qui y est contenue : le riz se mettra dans les greniers, et on écrira la quantité qu’il y en a. En tout cela on aura un grand soin que les comptes soient exacts.

Pour déterminer le nombre des hommes qu’on chargera de ramasser les enfants exposés, il faut avoir égard à l’étendue du lieu où l’on : communément on peut partager en quatre quartiers le dedans de même que le dehors de la ville : ainsi il faudrait huit hommes, un pour chaque quartier. Ils auront chacun une brouette ombragée d’un dais, lequel en hiver sera couvert d’un bon tapis, pour défendre du vent et du froid les enfants qu’on y recueillera : on le couvrira en été d’une toile fine et déliée, qui soit propre à briser les rayons du soleil, et à recevoir la fraîcheur de l’air. S’ils trouvent quelque enfant qui vienne d’expirer, ils doivent aussi le recueillir pour lui donner la sépulture c’est un devoir d’humanité qui ne peut se refuser.

J’ai dit qu’il se trouve des gens (7) qui viennent demander de petits enfants pour les élever : il faut fixer un jour chaque mois pour traiter de cette affaire. Le président du mois et l’économe s’informeront du nom de celui qui souhaite un de ces enfants, de son pays, de ses mœurs et de sa profession ; ils feront un mémoire de tous ces articles, et pour n’être pas trompés, ils s’instruiront de la vérité par des perquisitions secrètes. D’ordinaire on expose beaucoup plus de filles que de garçons : ceux qui viennent demander des filles qu’on a déjà nourries pendant quelque temps, n’ont souvent d’autre vue que de les vendre ; et pourvu qu’il leur revienne de l’argent, ils se mettent peu en peine à qui, et pour quels usages ils les vendent. C’est à quoi l’on doit faire des attentions sérieuses.

Une fois chaque année le mandarin et les officiers de la maison s’assembleront : on marquera sur un registre les bienfaiteurs de p.298 l’année, avec leur nom, leur surnom, ce qu’ils ont donné en argent ou en denrées ; on aura aussi un catalogue exact des petits enfants, soit garçons, soit filles, qui ont été admis dans l’hôpital.

Quand les enfants seront parvenus à un certain âge, on leur donnera le nom de ceux qui leur ont tenu lieu de véritables pères en leur conservant la vie, et en leur procurant l’éducation qu’ils ont eue ; et en cela on a principalement en vue d’immortaliser la mémoire d’un si grand bienfait, et de faire bénir sans cesse un gouvernement où l’on trouve de si sages lois établies (8).

Remarques

(1) Les Chinois multiplient beaucoup, et c’est ce qui cause leur pauvreté. D’ailleurs un père vit sans honneur, s’il ne marie tous ses enfants ; un fils manque au premier devoir de fils, s’il ne laisse pas une postérité qui perpétue sa famille. De là les concubines, et ensuite l’indigence.

(2) Il n’est pas croyable combien l’empereur donne tous les ans de ses revenus en aumônes pour l’entretien des pauvres. Il suit en cela un usage constamment établi dans l’empire.

(3) L’auteur dit que la chair et le sang n’ont point de part à ses exhortations, qu’il n’a dans la ville ni parents, ni alliés : sur quoi il est à observer qu’aucun mandarin ne peut être gouverneur de sa propre ville, ni même de sa province ; le parent d’un vice-roi ne peut être gouverneur d’une ville de son district. On prend cette précaution afin que le mandarin gouverne ses peuples avec plus d’équité.

(4) Dans les provinces, il meurt quantité de ces enfants exposés, parce que des mandarins avares chargent une seule nourrice d’en allaiter plusieurs. A Jao-tcheou, et dans les villes qui se trouvent aux environs, on expose peu d’enfants : les pauvres les mettent pendant la nuit à la porte de l’hôpital en hiver il y a une espèce de crèche avec du coton, on y met l’enfant, on sonne la cloche et on s’enfuit aussitôt. Le portier accourt et prend l’enfant, qu’il remet entre les mains des nourrices. Je viens d’apprendre qu’il ne me sera pas difficile de gagner le portier de l’hôpital de Jao-tcheou, et de procurer, par ce moyen-là, le baptême à plusieurs enfants moribonds. Un vainqueur enrichi des dépouilles de ses ennemis ne ressent pas plus de joie que j’en ai en ce moment : Sicut qui invenit spolia multa.

(5) À la Chine, les bâtiments publics ont en profondeur ce que ceux d’Europe ont en hauteur ; il va très peu de maisons à deux étages ; les maisons n’ont point de vue sur la rue. On y voit plusieurs appartements à la suite les uns des autres qui sont séparés par de grandes cours. Dans toutes les maisons, même dans celles des particuliers, il y a toujours une salle destinée à recevoir les visites.

(6) L’auteur désigne les médecins des personnes âgées, en disant que par le pouls ils connaissent les symptômes de la maladie. Il est certain que les Chinois ont sur cela une expérience qu’on n’a point en Europe. Un médecin m’a assuré qu’en tâtant le pouls, il connaissait sûrement si une femme était enceinte d’un garçon ou d’une fille.

(7) Un Chinois qui a peu de bien va souvent à l’hôpital demander une petite fille, afin de l’élever et de la donner pour épouse à son enfant. Par là il épargne l’argent qu’il lui faudrait fournir pour l’achat d’une femme. D’ailleurs il se persuade qu’une fille qu’il a ainsi tirée de l’hôpital lui sera plus soumise. Il est rare qu’avant le temps des noces il se passe rien contre la décence, et l’honnêteté ; la mère, qui ne sort pas de la maison, a toujours sa petite bru sous les yeux, outre que la pudeur qui règne à la Chine parmi les personnes du sexe serait seule un rempart assuré contre toute apparence de désordre. Les riches qui n’ont pas d’enfants feignent quelquefois que leur femme est enceinte, puis ils vont la nuit chercher un enfant dans l’hôpital, qu’ils font passer pour leur propre fils. Ces enfants, lorsqu’ils étudient, ont le privilège de se faire examiner et de parvenir aux degrés de bachelier et de docteur. C’est un droit qui ne s’accorde pas aux enfants adoptifs. À la vérité, les parents du père putatif peuvent mettre opposition, mais ils ne le font pas toujours.

(8) L’auteur a raison de louer les sages lois de la Chine ; il serait seulement à souhaiter qu’elles fussent mieux observées. Il y a quelques années que l’empereur excita, par un acte public, le zèle et la libéralité des mandarins à l’égard des enfants qu’on expose : il renouvela en même temps les anciens édits contre les parents homicides de leurs propres enfants, et il défendit d’acheter ou d’épouser la femme d’un homme qui est encore en vie. Cet ordre eut de tous côtés de bons effets, mais peu durables, par la négligence ou plutôt, par l’avarice des officiers accoutumés à détourner ailleurs l’argent du trésor impérial, destiné à entretenir dans chaque ville ces sages et pieux établissements.

Édit portant défense de noyer les petits enfants

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Quand on jette sans pitié dans les flots un fruit tendre qu’on vient de produire, peut-on dire qu’on lui a donné et qu’il a reçu la vie, puisqu’il la perd aussitôt qu’il commence d’en jouir ? La pauvreté des parents est la cause de ce désordre ; ils ont de la peine à se nourrir eux-mêmes, encore moins peuvent-ils payer des nourrices, et fournir aux autres dépenses nécessaires pour l’entretien de leurs enfants ; p.299 c’est ce qui les désespère, et ne pouvant se résoudre à laisser mourir deux personnes pour en faire vivre une seule, il arrive qu’une mère, afin de conserver la vie à son mari, consent a l’ôter à son enfant. Cependant il ne laisse pas d’en coûter à leur tendresse naturelle ; mais enfin ils se déterminent à ce parti, et ils croient pouvoir disposer de la vie de leurs enfants, afin de prolonger la leur. S’ils allaient exposer leurs enfants dans un lieu écarté, l’enfant jetterait des cris, leurs entrailles en seraient émues : que font-ils donc ? Ils jettent ce fils infortuné dans le courant d’une rivière afin de le perdre de vue d’abord, et de lui ôter en un instant toute espérance de vie. Vous me donnez le nom de père du peuple : quoique je ne doive pas avoir pour ces enfants la tendresse des parents qui les ont engendrés, cependant je ne puis m’empêcher d’élever ma voix pour vous dire, avec un vif sentiment de douleur, que je défends absolument de semblables homicides. Le tigre, dit un de nos livres, tout tigre qu’il est, ne déchire pas ses petits, il a pour eux un cœur tendre, il en prend un soin continuel. Quelque pauvres que vous soyez, est-il possible que vous deveniez les meurtriers de vos propres enfants ? C’est avoir moins de naturel que les tigres les plus féroces.

Édit public qui destine un lieu aux sépultures de charité

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Les pauvres n’ont pas, comme les autres (1), des lieux destinés à leur sépulture ; c’est pourquoi on voit, hors des portes (2) de la ville, des cercueils exposés qui n’attendent que des mains charitables pour les mettre en terre. Il en est de même des étrangers que le commerce attire dans des contrées éloignées de leur terre natale, et qui y meurent inconnus ; leur cercueil est sans sépulture, et il se passe quelquefois bien des années sans qu’aucun de leurs parents vienne les reconnaître. C’est principalement lorsqu’il règne des maladies populaires que les chemins se trouvent couverts de cadavres capables d’empester l’air fort au loin. Alors un mandarin qui est le pasteur du peuple, pour peu qu’il ait d’entrailles, peut-il n’être pas ému jusqu’au fond de l’âme ? Il faut donc acheter un terrain vaste et élevé qui serve à la sépulture des pauvres et des étrangers, et on l’appellera le Cimetière de piété. On permettra d’y enterrer les pauvres qui n’ont pas de quoi avoir un sépulcre, et les étrangers pour qui personne ne s’intéresse.

Quant aux cercueils des étrangers qui portent une étiquette où sont marqués leur nom, leur pays et leur famille, si on les trouve en des lieux écartés, les chefs de quartier en avertiront le mandarin. S’ils ont été mis en dépôt dans quelque pagode, ce sera aux bonzes d’en donner avis ; et quand le mandarin aura permis de les enterrer, on écrira ce que contenait l’ancienne étiquette sur une petite planche qu’on élèvera près du tombeau, afin d’instruire plus aisément ceux de la famille du défunt, qui pourraient venir dans la suite faire des informations (3) de leur parent.

Dans les années de contagion, les pauvres sauront, par ce moyen, en quel endroit ils doivent enterrer leurs parents décédés. A l’égard des étrangers que tout le monde abandonne, le mandarin n’aura pas de peine à trouver des gens charitables (4) qui donneront par aumône un cercueil ; ou bien il obligera les chefs de quartier à ramasser de quoi fournir à cette dépense ; ou enfin il commandera aux bonzes d’enterrer ces cadavres abandonnés. On aura grand soin de marquer sur une petite planche l’année que cet étranger est mort, quelle était sa figure, et de quelle manière il était vêtu. On ordonne que chaque chef de quartier, de même que le bonze qui préside à la pagode, fassent tous les mois un registre de ceux qu’ils auront inhumés, et qu’ils viennent le montrer au mandarin. Si l’on trouvait des cadavres ou des ossements du morts (5) qui n’auraient pas été enterrés, ou qui l’auraient été si mal, que des chiens ou d’autres animaux les auraient découverts, on s’informera de quelle manière cet accident est arrivé, et l’on punira la négligence de ceux qui ont été chargés de l’inhumation. Les devoirs de piété envers les morts ne sont point sans récompense, l’expérience le prouve assez. On compte sur l’inclination qui portera surtout les gens de qualité à cette bonne œuvre. L’on espère qu’ils veilleront à ce qu’on ne trouve plus de sépulcres à demi découverts, et qu’ils obligeront les bonzes à recueillir ce qu’il y aurait d’ossements inhumés, pour les brûler et en conserver les cendres. Plus ils en recueilleront plus ils amasseront de mérites.

Cependant il faut prendre garde de ne pas confondre les ossements des hommes avec les p.300 ossements de bœufs et d’autres animaux qui sont épars ça et là dans les campagnes. Je dis cela parce qu’on pourrait proposer une récompense à ceux qui apporteraient une charge d’ossements, comme il s’en trouve en quantité dans les lieux de grand abord, et où il meurt beaucoup de gens inconnus. Mais non, je fais réflexion que le désir du gain porterait des âmes sordides à déterrer les morts, à voler leurs ossements, et à y mêler ceux des animaux, afin d’augmenter la charge ; et bien loin de rendre par là aux défunts un devoir de piété, on serait cause, sans le vouloir, que leurs âmes pousseraient des cris lamentables (6). Il suffit que le mandarin ordonne aux bonzes de recueillir les ossements des hommes, et de les séparer de ceux des animaux : il ne faut point établir de récompense pour cette bonne œuvre, c’en est une assez grande que d’avoir la réputation d’homme charitable, et elle doit suffire (7).

Remarques

(1) Les Chinois gardent d’ordinaire chez eux leur cercueil, qui est tout prêt à les recevoir quand le moment de leur mort arrivera, et ils ont une vraie complaisance à le considérer. Ces cercueils sont fort épais et peuvent résister longtemps à l’air et à la pluie. Il faut quelquefois quatre et même huit personnes pour porter un cercueil vide : on en voit qui sont ciselés délicatement, et tout couverts de vernis et de dorures. Souvent l’on vend ou l’on engage le fils pour procurer un cercueil à son père.

(2) Les sépultures sont ici hors des villes, et autant qu’on le peut, sur des hauteurs. Souvent on y plante des pins et des cyprès. Les sépulcres sont la plupart bien blanchis et d’une construction assez jolie. On n’enterre point plusieurs personnes, même les parents, dans une même fosse, tant que le sépulcre garde sa figure.

(3) Des gens même d’une condition médiocre font souvent la dépense de faire transporter le cercueil de leurs parents d’une province en une autre, afin de le placer dans la sépulture de la famille. On vient quelquefois de fort loin examiner à la couleur des ossements, si un étranger a fini sa vie par une mort naturelle ou par une mort violente. Le mandarin préside à l’ouverture du cercueil.

(4) Il y a des personnes riches, et j’en connais plusieurs, qui font sans peine l’aumône d’un cercueil, ou du moins qui contribuent volontiers à cette dépense.

(5) Ce serait ici une chose monstrueuse de voir des ossements de morts entassés les uns sur les autres, comme on le voit en Europe ; mais ce serait une cruauté inouïe de tirer le cœur et les entrailles du mort pour les enterrer séparément. Il s’en trouve qui ouvrent les sépulcres pour y prendre des joyaux ou des habits précieux. C’est ici un crime qu’on punit très sévèrement.

(6) On compte à la Chine cent histoires de morts qui ont apparu aux vivants et l’on y craint les esprits encore plus que quelques-uns ne font en Europe.

(7) Un des grands motifs qui portent les sages de la Chine à la pratique des actions vertueuses, c’est la beauté de la vertu, et la gloire qui en est inséparable.

Édit sur le soin que doit avoir un mandarin d’exciter les laboureurs au travail

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Il y a des choses qu’on néglige parce qu’elles sont communes ; cependant elles sont si nécessaires, que le père du peuple y doit apporter ses principaux soins. Telle est l’application du mandarin à animer (1) les laboureurs au travail. Ainsi, quand le temps est venu de labourer et d’ensemencer les terres, le mandarin sort hors de la ville, et va visiter les campagnes. Quand il trouve des terres bien cultivées, il honore de quelque distinction le laboureur vigilant. Au contraire, il couvre de confusion le laboureur indolent, dont les terres sont négligées ou en friches. Quand on a su profiter de la saison des semences, le temps de la récolte amène la joie et l’abondance ; le peuple éprouve alors que ceux qui le gouvernent sont attentifs aux besoins de l’État ; c’est ce qui le soutient dans un rude travail. Un ancien a bien dit : visitez les campagnes au printemps, aidez ceux qui ne sont pas en état de les cultiver : c’est là une manière excellente d’animer les gens au travail. Suivant cette maxime, un mandarin qui est le pasteur du peuple, voyant qu’un laboureur n’a pas de quoi avoir un bœuf pour cultiver son champ, et manque de grain pour l’ensemencer, lui avance l’argent nécessaire et lui fournit des grains ; puis en automne, quand la récolte est faite, il se contente de reprendre ce qu’il a avancé, sans exiger aucun intérêt (i). Cette conduite lui attire les plus grands éloges (3). On l’appelle avec complaisance le père du peuple ; on goûte le plaisir d’avoir un magistrat charitable ; le laboureur n’épargne point sa peine ; les campagnes deviennent un spectacle agréable aux yeux ; dans les hameaux, femmes et enfants, tout est dans la joie et l’abondance ; partout on comble le mandarin de bénédictions.

Remarques

(1) Les quatre états différents, à la Chine, sont ceux de se, num, kum et cham ; c’est-à-dire de p.301 lettrés, laboureurs, artisans et marchands. C’est la nécessité qui règle leur rang. Tous les ans, au printemps, l’empereur lui-même va solennellement labourer quelques sillons, pour animer par son exemple les laboureurs à la culture des terres. Les mandarins de chaque ville en usent de même. Quand il vient quelques députés des vice-rois, l’empereur ne manque jamais de leur demander en quel état ils ont vu les campagnes. Une pluie tombée à propos est un sujet de rendre visite au mandarin, et de le complimenter.

(2) Souvent le laboureur doit une partie de sa récolte à l’usurier qui lui a avancé du riz.

(3) Depuis peu, un mandarin, juge criminel de la province, se déguisa pour visiter les campagnes, sans être connu. Il trouva un laboureur qui poussait sa charrue traînée par ses deux enfants, et il apprit qu’un homme riche l’avait réduit à cette extrémité, en le contraignant de vendre ses bœufs pour le payer. Il fit sur-le-champ un acte de charité et de justice qui serait admiré en Europe.

Édit sur la compassion qu’on doit avoir des pauvres orphelins et des pauvres veuves

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Le gouvernement de Ouen-ouam [179] était rempli de piété. Il employait son autorité à soulager les pauvres vieillards (1) qui se trouvaient sans enfants et sans secours. Peut-on imaginer un règne plus heureux que celui où le prince maintient l’État dans une tranquillité parfaite, et donne des marques de sa tendresse paternelle à ceux de ses sujets qui sont sans appui ? Tels sont les pauvres qui, dans un âge avancé, se trouvent sans enfants (2), ou les enfants qui ont perdu leurs parents dans un âge encore tendre. Les uns et les autres sont accablés de misère, et n’ont nulle ressource. C’est ce qui touche vivement le cœur d’un bon prince. Maintenant chaque ville a des hôpitaux établis pour l’entretien des pauvres. Il faut l’avouer, les bienfaits de l’empereur sont infinis et à qui ne s’étendent-ils pas ? Si cependant ces hôpitaux tombent en ruine, sans qu’on songe à les réparer, que deviendra le bienfait de l’empereur ? Les pauvres se répandront de toutes parts, ou rempliront de vieux temples ruinés. Ce désordre vient de ce qu’on ne veille pas assez et au nombre des pauvres, et à la dépense qu’on doit faire pour les entretenir. Le mandarin se repose de ce soin-là sur des officiers subalternes, qui appliquent secrètement à leur profit une bonne partie des libéralités (3) de l’empereur, tandis que les pauvres meurent de faim et de misère. N’est-ce pas là agir contre les intentions de notre monarque, dont le cœur est si bienfaisant et si miséricordieux ? Le mandarin, qui est le pasteur du peuple (4), doit donc examiner soigneusement ce qu’il doit et peut fournir à l’hôpital, soit en argent, soit en vivres, soit en toile et en coton pour les habits fourrés. Le nombre des pauvres doit être fixé au commencement de chaque mois, le mandarin examinera en pleine audience le registre de la dépense et des pauvres qui sont entretenus. C’est environ le dixième mois de l’année que se fera la distribution du coton et des étoffes pour les habits d’hiver. Cela doit se marquer avec exactitude, et se distribuer avec fidélité. Cette charité ne regardera que ceux qui sont véritablement pauvres, malades, fort vieux, ou fort jeunes, et réduits à une telle misère, qu’ils ne puissent pas se soulager eux-mêmes. Quand quelqu’un viendra à mourir, on en donnera avis au mandarin afin qu’il le remplace aussitôt. De cette sorte on ne verra plus de pauvres errants et vagabonds ; ils auront une demeure fixe, où ils seront entretenus aux frais du public. Le mandarin visitera de temps en temps le bâtiment (5), pour voir s’il a besoin de réparation. Ainsi les grands bienfaits de l’empereur se répandront de toutes parts, et sa charité attirera sur sa personne et sur l’État des biens dont la source est intarissable.

Remarques

(1) Les Chinois sont accoutumés dès leur jeunesse à respecter les vieillards. Nos chrétiens, en se confessant, rapportent au quatrième commandement les fautes qu’ils font en cette matière.

(2) Il faut que la misère d’un Chinois soit extrême pour l’obliger à vivre dans l’hôpital ; il aime quelquefois mieux mourir de faim, surtout s’il a été autrefois à son aise. Aussi en voit-on mourir un grand nombre. On aurait peine à croire jusqu’où va la misère parmi le peuple : il y en a qui passent deux ou trois jours sans prendre autre chose que du thé. Les habitants de certaines contrées peu fertiles n’ont pas plutôt ensemencé leurs terres, qu’ils vont presque tous ailleurs, pour y vivre d’aumône durant l’hiver.

(3) L’empereur, entrant dans sa soixantième année, remit des sommes immenses qui étaient dues au trésor royal et, outre cela, il fit de grandes largesses à tous les vieillards, en riz, en toiles et même en soieries.

(4) L’auteur donne au mandarin le nom de pasteur du peuple, parce qu’à la Chine un p.302 gouverneur de ville est le chef de la police et de la religion.

(5) C’est peu de chose, à la Chine, que les maisons du simple peuple ; mais les maisons des mandarins ou de ceux qui l’ont été, et généralement tous les édifices publics, ont leur agrément et leur magnificence. Les pauvres obligent souvent leurs parents malades à se retirer dans les hôpitaux. Il y a à Canton une de ces maisons où tous les pauvres sont chrétiens. Le missionnaire qui en a soin est bien consolé de la ferveur de ces bonnes gens, qui lui sont d’un grand secours pour gagner à Jésus-Christ ceux qui y viennent de nouveau.

Édit sur le soin de rendre aux voyageurs

les chemins aisés et commodes

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Les grands chemins (1) ont besoin d’être souvent réparés : ce soin doit s’étendre aux montagnes et aux lieux les plus écartés des villes. En aplanissant les chemins, on donnera une issue aux eaux afin qu’elles s’écoulent. Quoi de plus incommode à un voyageur que de trouver au milieu d’un grand chemin des abîmes et des précipices ? Dans les contrées où il y a de larges et de profondes rivières, il est à propos que le mandarin y entretienne une barque de passage : ce qu’il en coûte pour les gages d’un batelier est peu de chose, et le secours qu’on en retirera est considérable. Dans les endroits où les ruisseaux et de petites rivières coupent les chemins, on construira des ponts de bois (2). Le mandarin contribuera le premier à cette dépense, et il engagera d’autres à y concourir. Dans les routes où il se trouve peu de bourgades, on élèvera de distance en distance des loges où les voyageurs puissent se reposer (3) et se délasser de leurs fatigues. Quant aux grands chemins qui ne sont point au milieu des terres labourables, on doit planter de chaque côté des saules ou des pins qui forment de grandes allées. En été, le voyageur sera à couvert des ardeurs du soleil et en hiver ces arbres (4) fourniront du bois pour le chauffage. L’exécution de ce projet regarde les habitants des bourgades circonvoisines. S’ils refusent d’entrer dans cette dépense, le mandarin prendra ce soin là lui-même, et alors les arbres appartiendront au public, et nul particulier n’y pourra toucher. Ainsi tout le monde profitera de la commodité des chemins, et on louera sans cesse celui à qui on en est redevable.

Remarques

(1) Dans les provinces du nord, c’est la poussière qui rend les chemins incommodes ; dans les provinces du sud, ce sont les regorgements des eaux.

(2) Les Chinois riches construisent volontiers ces sortes de ponts en faveur du public : on en trouve beaucoup de pierre sur les ruisseaux. Sur une rivière assez près de Jao-tcheou, il y a deux grands ponts de pierre, dont l’un a des arcades très élevées et très hardies. J’en ai vu un tout plat, long de près d’un quart de lieue : les quartiers de pierre étaient d’une longueur et d’une largeur surprenante ; il servait à passer un bras de mer dans les hautes marées.

(3) On trouve souvent sur les chemins de ces sortes de reposoirs, qui sont assez propres et fort commodes, dans le temps des grandes chaleurs. Un mandarin qui est hors de charge cherche, aussitôt qu’il est de retour en son pays, à se rendre recommandable par ces sortes d’ouvrages. On trouve aux avenues de certaines bourgades, surtout dans le Hoei-tcheou, de grands chemins pavés de belles pierres carrées. Sur les chemins, il y a aussi des temples et des pagodes : on peut s’y retirer pendant le jour ; mais il n’est pas sûr d’y passer la nuit, quelque bon accueil qu’on fasse. En été, des personnes charitables ont des gens à leurs gages qui donnent gratuitement du thé aux pauvres voyageurs : on veut seulement qu’ils sachent le nom de leur bienfaiteur. Les grands chemins ne manquent point d’hôtelleries ; mais les honnêtes gens ne peuvent guère s’en accommoder, ou bien il faut qu’ils portent avec eux tout l’attirail d’un lit.

(4) Quoiqu’il fasse froid dans la province de Kiamsi, et qu’il y tombe de la neige, cependant plusieurs arbres de la campagne conservent leur verdure toute l’année.

Édit par lequel on exhorte les maîtres à ne pas traiter leurs esclaves avec dureté

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Quoique les hommes soient de conditions bien différentes (1), que les uns naissent nobles et les autres roturiers, cependant, la nature est dans tous la même ; tous ont une âme et un corps de même espèce. Cependant à voir la conduite qu’on tient communément, il ne paraît pas qu’on soit persuadé de cette vérité. Qu’un homme ait des réprimandes à faire à son fils, on s’aperçoit aisément qu’il est père ; il use de ménagements, il craint de contrister ce fils qu’il aime. S’il est obligé de le châtier, la main qui le frappe appréhende de le blesser. Mais s’agit-il d’un esclave, on l’accable d’injures et de malédictions. Une bagatelle en quoi il n’aura pas suivi les vues de son maître, lui attire à l’instant une grêle de coups. Quoi donc, cet esclave n’est-il pas le fils d’un homme et par conséquent homme lui-même ? La différence de sa condition a-t-elle dépendu p.303 de lui ? La pauvreté a contraint ses parents de vendre son corps ; c’est ce qui le réduit à l’état humiliant où il se trouve. Pour vous, qui êtes devenu son maître, vous devez en avoir compassion. Quand vous lui commandez des choses qu’il ignore, instruisez-le avec bonté, appliquez-vous à connaître ses talents, et ne lui ordonnez rien dont il ne soit capable ; fournissez-lui des habits et des aliments ; s’il est malade, faites venir les médecins, procurez-lui les remèdes nécessaires ; qu’il s’aperçoive que vous êtes touché des maux dont il se plaint. Des esclaves ne peuvent pas manquer de s’attacher (2) à un maître bienfaisant ; ils le regardent moins comme leur maître que comme leur père. S’ils aiment le plaisir, si par leur négligence ils nuisent à vos affaires, punissez-les, cela est dans l’ordre. Mais que vos châtiments soient modérés : ce sera le moyen de les corriger, et la pensée même ne leur viendra pas de se venger.

Il faut le dire, et il n’est que trop vrai, il y a des maîtres tout à fait déraisonnables. Ils empêcheront les esclaves mariés d’habiter ensemble ; ils solliciteront en secret leurs femmes et leurs filles, et ils mettront en usage les caresses, les présents, les menaces et les mauvais traitements, pour les faire consentir à leurs infâmes désirs. De pareil crimes seront-ils sans châtiment ? D’un côté, il arrivera que la femme déshonorée déclarera son opprobre à son mari, et celui-ci cherchera nuit et jour les moyens de se venger de l’affront qu’il a reçu. D’un autre côté le maître, qui appréhende que son désordre ne soit révélé au mari et qui en craint encore plus les suites funestes, forme le dessein de perdre ce malheureux, et n’est point content qu’il ne lui ait ôté la vie. Des actions si noires seront-elles inconnues aux esprits, eux à qui les choses les plus secrètes ne peuvent échapper ? D’ailleurs, à quel excès ne conduit pas l’amour déréglé d’une simple esclave ? Il désespère la femme légitime, qui décharge sa colère sur l’esclave infortunée ; la rage s’empare des cœurs, qui ne respirent plus que haine et vengeance ; toute la famille est en combustion, parce que le maître ne distingue pas ce qui mérite d’être respecté d’avec ce qui est moins digne de considération. Enfin ce désordre aboutit à ruiner une famille noble et riche. Encore un peu de temps, les enfants d’un mauvais maître, ou du moins ses petits-fils, deviendront eux-mêmes les esclaves d’autrui. N’est-ce pas là un malheur dont la seule pensée est capable de jeter l’effroi dans les cœurs ? Ainsi, ô vous, riches, gouvernez vos esclaves avec bonté, traitez-les avec équité, ayez pour eux un cœur compatissant et libéral. Confucius a bien dit :

— Ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît, ne le faites pas à un autre. 

C’est en cela que consiste la vertu de douceur. Il a dit encore :

— N’avoir ni au dehors ni chez soi personne qui nous veuille du mal, c’est le fruit d’une charité sincère. 

On est aimé de tout le monde parce qu’on aime tout le monde. C’est ce qui attire aux chefs de famille une longue suite de prospérité. Comme je suis venu ici pour être votre gouverneur et votre pasteur, je dois vous faire ces importantes leçons. Moi-même je pratique la charité, quand je vous apprends le moyen d’être heureux. Tant que durera mon emploi ma principale étude sera de porter au plus haut point qu’il me sera possible le zèle pour le bien solide de mon peuple, et ce zèle sera mêlé d’une tendresse qui me rendra infiniment sensible à tous vos maux.

Remarques

(1) Nout-sai, keou-nout-sai, esclave, chien d’esclave, ce sont des injures atroces. Cependant un homme vend son fils, se vend lui-même avec sa femme pour un prix très modique. La misère et le grand nombre d’habitants de l’empire y causent cette multitude prodigieuse d’esclaves. Presque tous les valets et généralement toutes les filles de service d’une maison sont esclaves. Souvent un grand mandarin de province qui a pour domestiques une foule d’esclaves, est lui-même l’esclave d’un seigneur de la cour, pour lequel il amasse de l’argent. Un Chinois de mérite qui se donne à un prince tartare, est sûr d’être bientôt grand mandarin ; il peut devenir vice-roi d’une province. Que si l’empereur le destitue de son emploi, il retourne servir son maître, du moins pendant un certain temps, à sa volonté. Les riches, en mariant leurs filles, leur donnent une ou plusieurs familles d’esclaves, à proportion de leurs richesses. Il arrive assez souvent qu’on donne la liberté aux esclaves, ou qu’on leur permet de se racheter. Il y en a qu’on laisse à demi-libres, à condition qu’ils payeront tous les ans une certaine somme. Il y en a d’autres qui s’enrichissent dans le négoce ; leur maître ne les dépouille pas de leurs biens ; il se contente d’en tirer de gros présents, et les laisse vivre avec honneur, sans néanmoins consentir qu’ils se rachètent.

(2) Un maître est perdu sans ressource dès qu’on p.304 peut prouver en justice qu’il a abusé de la femme de son esclave.

(3) Il y a des esclaves d’une fidélité à toute épreuve et d’un attachement inviolable pour leurs maîtres. Aussi le maître les traite-t-il comme ses propres enfants. Un grand disait à un de nos missionnaires, « qu’on ne devait confier des affaires importantes qu’à des esclaves, parce qu’on est le maître de leur vie. »

Édit sur l’éducation de la jeunesse, et sur la compassion qu’on doit avoir pour les prisonniers

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On regarde quelquefois comme une bagatelle ce qui est très important au bien de l’État, parce qu’on n’en considère pas les suites. Je m’explique et j’entre dans le détail. Un père a-t-il des enfants, un aîné a-t-il des frères au-dessous de lui on doit les former de bonne heure, les instruire de leurs obligations (1), leur apprendre à avoir du respect pour leurs parents, et de la déférence pour leurs aînés. Quand un enfant avance en âge, il faut le porter à la vertu, l’instruire des devoirs de la vie civile, lui inspirer l’amour de l’étude. Un jeune homme élevé de la sorte parviendra infailliblement aux honneurs, et tiendra son rang parmi les personnes illustres. Je dis plus, tout un peuple se trouvera rempli de gens d’honneur et de probité. Au contraire, abandonnez dès l’enfance un jeune homme à lui-même, élevez-le délicatement, ayez pour lui trop de complaisance ; ses vices croîtront et se fortifieront avec l’âge ; il n’aura ni politesse, ni équité, ni droiture ; il se plongera dans la débauche et se livrera à la volupté. Enchaîné par les liens honteux de ses passions, il ne voudra ou ne pourra plus s’en dégager. Quelle est la source de ce désordre ? Le défaut d’éducation de la part des parents (2) ; le défaut d’obéissance de la part des jeunes gens.

Maintenant que je suis établi votre gouverneur pour entretenir parmi vous le bon ordre, il est de mon devoir de vous donner des marques de mon zèle sincère et désintéressé, et de mon amour juste et tendre pour le peuple. Je commence par vous exhorter à bien élever vos enfants ; c’est de cette sage éducation que dépend le bon gouvernement ; c’est par là que le peuple apprend à bien conduire sa famille, à cultiver les terres, à nourrir des vers à soie, à établir des manufactures pour les étoffes ; c’est par là que les règles de la pudeur inspirent au sexe l’amour de la retraite ; c’est par là qu’on sait s’honorer et se respecter les uns les autres ; c’est par là qu’on apprend à ne pas dissiper son bien en procès, à conserver sa vie par l’exacte observation des lois, et payer au prince le tribut qu’on lui doit, ce qui est un devoir de justice indispensable. Enfin c’est là ce qui forme les bonnes mœurs, et ce qui donne du prix à la vertu.

Pour y réussir, le mandarin doit prendre d’abord des voies de douceur ; mais si elles ne suffisent pas, il est forcé d’en venir aux châtiments, afin qu’on se reconnaisse, qu’on se corrige, et qu’on avance dans le chemin de la vertu. Voilà ce qui rend le peuple heureux ; et ce même peuple, étonné du changement de ses mœurs, ne cesse d’exalter le mérite de celui qui le gouverne.

Au contraire, si un mandarin manque de droiture et de sagesse, s’il est sévère à l’excès, si son cœur est fermé à la compassion, s’il raffine sans cesse sur la manière de punir (2), qu’arrive-t-il ? Les méchants s’obstinent dans leur malice, leur vertu ne consiste plus qu’à chercher des artifices pour se dérober aux châtiments qu’ils méritent ; c’est à qui saura mieux l’art de tromper ; les grands et les petits voleurs inonderont les provinces ; en un mot le peuple s’abandonnera au crime et au désordre : c’est ce qui augmente l’indignation et la colère du mandarin. Il tempête, il frappe, il met aux fers, il fait expirer sans pitié les coupables sous les coups. Hélas, dans quelle erreur est ce mandarin ! Il ne va point à l’origine du mal auquel il prétend remédier. Quand dans les siècles passés le grand Yu, ce prince incomparable, rencontrait par hasard un criminel sur son chemin, il descendait de son char, il fondait en pleurs. Ce n’était pas un simple sentiment de compassion pour ce malheureux qui faisait couler ses larmes ; sa douleur avait un autre principe : il pensait que ce qui avait conduit cet infortuné au supplice, c’est que ceux qui gouvernaient n’avaient pas assez de vertu pour changer et réformer les mœurs du peuple ; ce bon prince était désolé de la part que lui et ses magistrats pouvaient avoir à la perte d’un criminel, à qui les salutaires instructions avaient sans doute manqué. Nous avons eu d’autres grands hommes qui ont pris les mêmes sentiments de cet empereur célèbre. Aujourd’hui on voit partout des prisons ; les mandarins exercent la justice et punissent les crimes. Mais ne peut-on pas dire que p.305 les mandarins sont eux-mêmes coupables, puisque le peuple ne pèche que parce qu’il n’est pas instruit ? Voilà quelle est la source du mal. La vraie compassion et le sage gouvernement doivent tendre à y remédier (4).

Remarques

(1) Le gouvernement politique de la Chine roule tout entier sur les devoirs des pères à l’égard de leurs enfants, et des enfants envers leurs pères. L’empereur est appelé le père de tout l’empire, le mandarin, le père de la ville qu’il gouverne, et il donne à son tour le nom de père à celui qui est au-dessus de lui. Les lois de police et de bienséance sont fondées sur ce principe général qui est très simple. Le premier et le quinzième de chaque mois, les mandarins s’assemblent en cérémonie dans un lieu où l’on lit une ample instruction pour le peuple, et cette pratique est ordonnée par un statut de l’empire. Le gouverneur fait en cela l’office d’un père qui instruit sa famille. On joint le nom de père à celui d’oncle paternel. Le frère aîné, quand il n’aurait rien hérité de son père, est chargé d’élever ses cadets et de leur acheter à chacun une femme.

(2) Quand, dans une ville, il s’est commis un grand vol ou un assassinat, il faut que le mandarin découvre les voleurs ou les assassins ; autrement, il est cassé de sa charge. De même s’il se commet quelque crime énorme par exemple, si un fils tue son père, le crime n’est pas plutôt déféré aux tribunaux de la cour, que tous les mandarins sont destitués de leurs emplois, parce qu’ils n’ont pas eu soin de veiller aux bonnes mœurs. Il y a pareillement des cas extraordinaires, où l’on punit de mort les parents avec leurs enfants coupables. Les parents peuvent, avec l’agrément des mandarins, s’assembler dans la salle des ancêtres, et là, condamner et mettre à mort un enfant incorrigible, quand on craint de lui quelque mauvaise action capable de déshonorer sa famille.

(3) Quand un mandarin est trop sévère, il ne manque pas d’être noté dans les informations que les vice-rois envoient de trois ans en trois ans à la cour ; et cette note suffit pour le dépouiller de son emploi. Si un prisonnier vient à mourir dans la prison, il faut une infinité d’attestations qui prouvent que le mandarin n’a pas été suborné pour lui procurer la mort. On meurt quelquefois dans le tourment de la question, qui est très rigoureuse à la Chine : cette question brise les os des jambes, et va jusqu’à les aplatir. On a des remèdes pour diminuer et même pour amortir le sentiment de la douleur. Le mandarin empêche qu’on ne se serve de ces remèdes, et ce n’est qu’après la question qu’il permet de les employer pour guérir le patient qui, en effet, par leur moyen, recouvre en peu de jours le premier usage des jambes. Quand un criminel doit être condamné à mort, on lui donne, avant que de lire sa sentence, un repas appelé hi, semblable à celui qu’on donne pour les ancêtres, Le criminel qui se voit sur le point d’être condamné éclate quelquefois en injures et en reproches contre le mandarin ; celui-ci écoute ces invectives avec patience et compassion ; mais la sentence n’est pas plutôt lue, qu’on met un bâillon à la bouche du criminel. Avoir la tête tranchée, c’est, à la Chine, une mort honteuse, parce que les parties du corps sont séparées ; au contraire, être étranglé à un poteau, c’est une mort douce et presque honorable.

(4) Un bon mandarin met sa gloire à rendre le peuple heureux ; j’en connais un qui a fait venir de son pays plusieurs ouvriers pour apprendre à élever des vers à soie et à faire des étoffes dans tout son district, ce qui va enrichir sa ville. Il y a des mandarins qui font de temps en temps des largesses aux prisonniers. J’en connais un à Jao-tcheou qui leur envoya une fois des habits. Un autre de la même ville dans un jour de fête chinoise, leur fit un régal qui pensa lui coûter cher : il les avait délivrés de leurs fers, afin que la joie fût complète ; eux, après avoir bien bu, se saisirent du geôlier et prirent la fuite, à la réserve d’un seul, qui ne voulut pas profiter de l’occasion ; les fugitifs furent repris, et celui qui resta eut sa grâce. Les prisonniers languissent d’ordinaire dans les fers, parce qu’il faut un temps considérable pour que leur condamnation ait passé dans tous les tribunaux et qu’elle ait été ratifiée par l’empereur.

Les occasions où les mandarins affectent le plus de marquer leur sensibilité pour les malheurs du peuple, c’est lorsqu’on craint que la récolte ne manque, ou par la sécheresse, ou par l’abondance des pluies, ou par quelque autre accident comme par la multitude des sauterelles, qui inondent quelquefois certaines provinces de la Chine. Alors le mandarin, soit par affection, soit par intérêt ou par grimace, n’oublie rien pour se rendre populaire. La plupart, bien qu’ils soient lettrés, et qu’ils détestent les idoles des sectes de Fo et de Tao, ne laissent pas de parcourir solennellement tous les temples, et cela à pied, contre leur coutume, pour demander à ces idoles de la pluie ou du beau temps. Le mandarin, auteur de cet écrit, propose seulement d’invoquer Tchin-hoam selon l’ancien usage et il ne donne de formule de prières que pour cet esprit tutélaire de la ville. Peut-être verra-t-on avec plaisir quelques endroits de cette formule de prières que fait un mandarin pour détourner les calamités publiques, et de quelle manière il s’adresse à l’esprit protecteur de la ville.

Formule de prière à Tchim-hoam (1)

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Esprit tutélaire, si je suis le pasteur et le gouverneur de cette ville, vous l’êtes encore p.306 plus que moi, tout invisible que vous êtes : cette qualité de pasteur m’oblige à procurer au peuple ce qui lui est avantageux, et à écarter ce qui pourrait lui nuire ; mais c’est de vous proprement que le peuple reçoit son bonheur, c’est vous qui le préservez des malheurs dont il est menacé. Au reste, quoique vous soyez invisible à nos jeux, cependant, lorsque vous agréez nos offrandes, et que vous exaucez nos vœux, vous vous manifestez, et vous vous rendez en quelque sorte visible : que si on vous priait en vain, le cœur n’aurait point de part aux honneurs qu’on vous rend ; vous seriez à la vérité ce que vous êtes, mais vous seriez peu connu : de même que moi, qui suis chargé par état de protéger et de défendre le peuple, je ferais douter de mon mandarinat, si je n’agissais jamais en mandarin. Dans les calamités publiques auxquelles on ne voit point de remède, nous devons implorer votre secours, et vous exposer nos besoins. Voyez donc la désolation où est le peuple ; depuis le sixième mois jusqu’au huitième, il n’est point tombé de pluie ; on n’a encore recueilli aucun grain ; si tout périt, comment pourra-t-on l’année prochaine ensemencer les terres ? c’est ce que je dois vous représenter. J’ai ordonné plusieurs jours de jeûne, les bouchers ont défense d’ouvrir leurs boutiques, on s’interdit l’usage de la viande, du poisson et même du vin ; on songe sérieusement à se purifier le cœur, à examiner ses défauts, et à s’en repentir ; mais nos vertus et nos mérites ne sont guère capables de fléchir le Ciel : pour vous, ô esprit gouverneur invisible de cette ville, vous approchez de lui, vous pouvez demander des grâces pour nous autres mortels, et le supplier de mettre fin à nos maux ; une telle faveur obtenue par votre entremise mettra le peuple au comble de ses vœux ; je verrai accompli ce que mon emploi m’oblige de souhaiter avec ardeur ; votre culte croîtra de plus en plus dans cette ville, lorsqu’on verra que ce n’est pas en vain que vous y présidez.

Remarques

(1) Quand le peuple veut louer la pénétration d’un mandarin, à qui les moindres indices font découvrir la vérité, et aux lumières duquel rien n’échappe, il l’appelle, comme je l’ai lu dans quelques-uns de leurs livres, Seng-tching-hoang, c’est-à-dire un Tching-hoang incarné. J’ai lu de même plusieurs traits d’un recueil de jugements rendus avec sagesse, où le mandarin dit au criminel qu’il interroge que Tching-hoang lui a révélé telle on telle circonstance cachée. Ce qui prouve la persuasion où sont les Chinois que les esprits apparaissent et viennent découvrir des crimes secrets, soit pour punir le coupable, soit pour délivrer l’innocent.

J’ai parlé plus haut des sauterelles qui inondent quelquefois certaines provinces : c’est un fléau terrible, à en juger par ce qu’en rapporte l’auteur que je traduit : On en voit, dit-il, une multitude étonnante qui couvre tout le ciel ; elles sont si pressées que leurs ailes paraissent se tenir les unes aux autres ; elles sont en si grand nombre, qu’en élevant les yeux on croit voir sur sa tête de hautes et vertes montagnes, c’est son expression. Le bruit qu’elles font en volant approche du bruit que fait un tambour. Ce que j’ai vu moi-même aux Indes, dans le Bengale, me persuade que cette description n’est pas trop exagérée. L’auteur que je cite remarque qu’on ne voit d’ordinaire cette quantité incroyable de sauterelles que lorsque les inondations sont suivies d’une année de grande sécheresse et, philosophant à sa manière, il prétend que les œufs des poissons qui se sont répandus sur la terre, venant à éclore par la chaleur, produisent cette multitude prodigieuse d’insectes.

Édit pour l’entretien des barques de miséricorde destinées à secourir ceux qui font naufrage, ou qui sont en danger de le faire

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Vous savez sans doute l’histoire de Yam-pao : il trouva en son chemin un oiseau qui traînait avec peine une corde dont on l’avait attaché. Yam-pao, touché de l’embarras où se trouvait l’oiseau, le débarrasse de sa corde, et lui donne la liberté. Il fut bientôt récompensé de ce service : l’oiseau revint peu après tenant en son bec un anneau d’or, qu’il mit entre les mains de son libérateur. L’histoire, en rapportant ce trait d’un cœur aisé à attendrir, ajoute que la famille de Yam-pao devint florissante, et qu’elle a donné des premiers ministres à l’État. C’est ainsi que de petits services attirent du Ciel de grandes récompenses. Si donc on prend de sages mesures pour sauver la vie à tant de malheureux qui font naufrage faute de secours, ou qui sont en danger de le faire, une action si charitable sera-t-elle sans récompense ? Dans le district de cette ville, il y a des lacs et des rivières où l’on navigue sans cesse pour le commerce : on y éprouve souvent des coups de vent terribles et d’affreuses tempêtes. Il faut donc songer comment, à travers les flots, on pourra sauver ces infortunés, qui p.307 s’efforcent en vain de s’attacher aux débris de leurs barques et qui implorent du secours avec des cris capables d’amollir les cœurs les plus insensibles. Des gens vertueux s’uniront sans peine pour l’exécution d’un projet si louable. Il faut pour cela équiper des barques (2) qui soient toujours en état de donner du secours dans les endroits des rivières sujets aux orages, et où le rivage est le plus escarpé et de plus difficile abord. Quand on se verra menacé d’une tempête, les barques se tiendront prêtes pour courir aussitôt au secours de ceux qui en auront besoin. Quand ceux qui sont entretenus dans ces barques auront sauvé la vie à quelqu’un, le mandarin les récompensera d’une bannière qui fasse foi qu’ils ont acquis sept degrés de mérites. Si, au contraire, ils laissent périr quelqu’un par leur faute, ils en répondront vie pour vie, et on les condamnera à périr eux-mêmes dans les eaux. Afin qu’ils s’acquittent bien de leur devoir, il faut être exact à les payer chaque mois, et à ne les pas laisser manquer du nécessaire.

Remarques

(1) Le lac de Po-yang ou de Jao-tcheou est formé par le confluent de quatre rivières aussi grandes que la Loire, qui sortent de la province de Kiang-si ; il a trente lieues de circuit ; on y essuie des typhons comme sur les mers de la Chine : c’est ce que j’y ai éprouvé moi-même. Je passais ce lac ; un typhon, où en moins d’un quart d’heure le vent tourna aux quatre côtés opposés, me fit courir le plus grand danger que j’aie encore couru de ma vie. Tous tant que nous étions, matelots et passagers, nous nous crûmes perdus sans ressource. J’ai lieu de croire que Dieu nous sauva pour conserver à notre Église de Pékin un morceau de la vraie croix, que je portais avec moi et qui m’avait été envoyé par le révérend père Verjus, avec les témoignages authentiques nécessaires pour l’exposer à la vénération publique. Quand on approche de l’endroit le plus périlleux du lac, on voit un temple placé sur un rocher escarpé. Les matelots battent alors d’une espèce de tambour de cuivre pour avertir l’idole de leur passage ; ils allument en son honneur des bougies sur le devant de la barque ; ils brûlent les parfums et sacrifient un coq.

(2) J’ai vu plusieurs de ces barques entretenues pour secourir ceux qui courent quelque risque du naufrage. Me promenant un jour sur le rivage du lac de Jao-tcheou, je fus témoin du prompt secours qu’on donna à une barque qui était sur le point de périr. On me raconta, à cette occasion, que quelquefois ceux qui sont établis dans ces barques pour prêter du secours sont les premiers à faire périr les marchands, afin de s’enrichir de leurs dépouilles, surtout s’ils espèrent de n’être pas découverts. C’est ainsi que la malice des hommes tourne le bien en mal, malgré la vigilance des magistrats, qui est grande à la Chine ; car un mandarin fait consister sa gloire à assister le peuple et à montrer qu’il a pour lui un cœur de père. J’ai su que, depuis peu, dans un temps d’orage, un mandarin ne se contenta pas de défendre qu’on traversât la rivière, mais encore qu’il se transporta sur le rivage et y demeura tout le jour pour empêcher par sa présence que quelque téméraire, se laissant emporter à l’avidité du gain, ne s’exposât au danger de périr misérablement.

Voilà, madame, divers traits de miséricorde que la raison et le sentiment naturel inspirent à des infidèles. Ces œuvres, toutes louables qu’elles sont, n’ont point pour principe la vraie charité ; aussi toute leur récompense se borne-t-elle à l’estime des hommes et à une félicité temporelle. Néanmoins il est étonnant que l’olivier sauvage et inculte produise tant de sortes de fruits, et que l’olivier franc, planté au milieu du christianisme et arrosé du sang précieux de Jésus-Christ, en produise si peu ; qu’une charité toute païenne soit si ingénieuse à secourir le prochain dans ses besoins temporels, et que la charité chrétienne inspire si peu de zèle pour le bien spirituel des âmes, qu’il serait si facile de placer dans le ciel. Le vénérable père de Sanvitores, qui fonda de ses sueurs et de son sang la mission des îles Marianes, écrivait tous les ans, en Espagne, des lettres remplies d’un zèle apostolique, par lesquelles il sollicitait la charité des riches du siècle en faveur des enfants infidèles, dont on pouvait assurer le salut en les régénérant dans les eaux du baptême.

« Combien de personnes puissantes, s’écriait-il, lesquelles, pour conserver la vie à un fils unique, offrent à Dieu, dans les chapelles de dévotion, des figures d’enfants en or ou en argent ! J’approuve leur piété, ajoutait-il ; mais qu’ils feraient une œuvre bien plus glorieuse à Dieu et bien plus utile à la santé de leurs fils, s’ils mettaient dans le ciel un grand nombre d’enfants d’idolâtres, en leur procurant la grâce du baptême ! 

C’est la consolation que vous avez, madame, puisque vous envoyez tous les jours devant vous au ciel plusieurs enfants chinois, qui sont redevables à vos libéralités de leur bonheur éternel ; et c’est principalement de cette sorte d’aumône qu’on fera l’éloge dans l’assemblée des saints : Elecmosynas illius enarrabit omnis ecclesia sanctorum. J’ai l’honneur d’être avec la plus respectueuse reconnaissance, etc.

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Lettre d’un missionnaire de la Compagnie de Jésus

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Ambassade russe — Révolte à Formose.

De Pékin, en l’année 1721

p.308 Quoiqu’on vous ait mandé assez en détail ce qui s’est passé ici au sujet de la solennelle ambassade que l’empereur a reçue de la part du czar, on aura sans doute omis les difficultés que le cérémonial fit naître et dont on ne put vous instruire, parce que cet incident n’arriva que depuis le départ des vaisseaux qui retournaient en Europe. La délicatesse de l’ambassadeur ne put s’accommoder du cérémonial chinois, qui consiste à se mettre à genoux et à frapper la terre du front devant les personnes qu’on veut honorer ; ce qui s’observe, non seulement à l’égard de l’empereur, mais encore à l’égard des princes, des mandarins, des pères, des maîtres, etc.

L’ambassadeur crut que c’était avilir sa dignité que de s’abaisser à une cérémonie si humiliante et si peu conforme aux idées d’Europe. Le refus qu’il fit de s’y assujettir étant venu aux oreilles de l’empereur, devait naturellement produire un mécontentement réciproque, mais la sagesse de ce prince lui suggéra un expédient auquel l’ambassadeur moscovite ne put s’empêcher de se rendre.

— Qu’on lui fasse savoir, dit l’empereur, que mon dessein est qu’on rende à la lettre qu’il m’apporte de la part de son maître les mêmes honneurs que nos coutumes prescrivent pour ma personne. C’est pourquoi je souhaite qu’il pose cette lettre sur une table, et alors un grand mandarin ira, en mon nom, frapper la terre du front devant la lettre.

C’est ce qui s’exécuta, et l’ambassadeur n’eut plus de peine à faire cette cérémonie devant l’empereur, et à rendre civilité pour civilité.

Cette année chinoise étant la soixantième du règne de l’empereur, dès le premier jour on a commencé des réjouissances extraordinaires. Tous les mandarins, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, sont allés se prosterner devant sa tablette, et lui rendre les mêmes hommages qu’on lui rend à Pékin devant la porte intérieure de son palais. Comme cette année est une année de grâce et d’une espèce de jubilé, quelques-uns se figurent que l’empereur pourra rendre la liberté aux deux princes ses enfants ; cela est néanmoins fort douteux, le caractère de l’empereur étant de garder toujours une conduite soutenue, uniforme et invariable, lorsqu’une fois, pour de bonnes raisons, il a pris son parti. Sa politique est de tenir ses enfants dans une parfaite dépendance. D’ailleurs le prince héritier a été privé avec trop d’éclat de son droit à la couronne. On croit qu’il a jeté les yeux sur le fils de ce prince, qui a neuf à dix ans.

Le 14 d’avril, jour de la naissance de l’empereur, fut encore un jour de fête, qu’on célébra avec beaucoup de magnificence. La dépense monta à quatre-vingt mille taels [180]. L’empereur ne daigna pas venir voir cet appareil superbe. Il avait sur le cœur les instances qui lui furent faites de se nommer un héritier.

Le colao [181] chinois qui osa lui faire cette remontrance eut grâce de la vie ; mais son fils aîné, qui était déjà second président d’un des tribunaux, a été condamné à aller servir à l’armée. Les douze yusse chinois ont eu le même sort. Ces yusse sont des mandarins, dont l’emploi est de faire à l’empereur les représentations convenables pour le bien de l’État.

Nous avons vu cette même année en peu de mois l’île de Formose secouer le joug de la domination de l’empereur, et forcée ensuite de rentrer sous son obéissance. Les Chinois du lieu, aidés de ceux de Fo-kien et de Keoumi, avaient égorgé les mandarins, à un seul près qui s’évada, et fait main-basse sur les troupes impériales. Quand la nouvelle s’en répandit à Pékin, on ne manqua pas d’attribuer cette révolte aux Hollandais, qui n’y avaient certainement nulle part : et cela sans doute par un fonds d’opposition qu’il y a entre les Chinois et les étrangers, et dessein de rendre les Européens odieux à la nation chinoise. Mais ce fut un grand sujet de joie quand on apprit, peu après, que les nouvelles troupes impériales qu’on y avait envoyées étaient entrées dans la capitale, avaient tué une partie des rebelles à la réserve de leur chef qui s’était enfui dans les montagnes, et que le reste des révoltés était tout à fait dissipé.

p.309 La secte des mahométans s’étend de plus en plus ; ils se soutiennent principalement par le grand commerce qu’ils font dans les provinces, et par les sommes d’argent qu’ils donnent libéralement aux mandarins, car ils sont fort riches. Mais du reste les Chinois ont pour eux le plus grand mépris. Il y a peu d’années que le peuple détruisit leurs mosquées à Han-kou. Celle de Tchang-te-fou fut de même abattue l’an passé, et cette année au mois de juin la populace s’est soulevée contre eux à Kim-te-tchim, et a renversé leur mosquée. Nous en avons porté le contre-coup, car notre église a eu le même sort, les mutinés criant de toutes parts que nous leurs étions semblables, et que nous étions des mahométans d’Europe. Les mandarins, informés que nos chrétiens n’avaient pas donné la moindre occasion à ce tumulte, ont donné parole de faire rebâtir notre église aux dépens du peuple. L’un d’eux me dit sur cela obligeamment que depuis huit ans qu’il demeurait à Kim-te-tchim, il ne lui était jamais venu la moindre plainte contre les chrétiens.

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Lettre du père d’Entrecolles

au père ***

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Porcelaine. — Notions nouvelles sur la fabrication.

A Kim-te-tchim, le 25 janvier 1722

Mon révérend Père,

La paix de Notre Seigneur.

Quelque soin que je me sois donné pour m’instruire de la manière dont nos ouvriers chinois travaillent la porcelaine, je n’ai garde de croire que j’aie entièrement épuisé la matière ; vous verrez même, par les nouvelles observations que je vous envoie, que de nouvelles recherches m’ont donné sur cela de nouvelles connaissances. Je vous les exposerai, ces observations, sans ordre, et telles que je les ai tracées sur le papier, à mesure que j’ai eu occasion de les faire, soit en parcourant les boutiques des ouvriers, et en m’instruisant par mes propres yeux, soit en faisant diverses questions aux chrétiens qui sont occupés à ce travail.

Du reste, comme je ne dis rien de ce que j’ai déjà expliqué assez au long par une de mes lettres que vous avez insérée dans un des recueils précédents, il sera bon de la relire avec un peu d’application, autrement on aurait peut-être de la peine à comprendre beaucoup de choses, dont je suppose avec raison qu’on a déjà la connaissance.

I. Comme l’or appliqué sur la porcelaine s’efface à la longue, et perd beaucoup de son éclat, on lui rend son lustre en mouillant d’abord la porcelaine avec de l’eau nette, et en frottant ensuite la dorure avec une pierre d’agate. Mais on doit avoir soin de frotter le vase dans un même sens, par exemple, de droite à gauche.

II. Ce sont principalement les bords du la porcelaine qui sont sujets à s’écailler : pour obvier à cet inconvénient, on les fortifie avec une certaine quantité de charbon de bambou pilé, qu’on mêle avec le vernis qui se donne à la porcelaine ; ce qui rend le vernis d’une couleur de gris cendré. Ensuite avec le pinceau on fait de cette mixtion une bordure à la porcelaine déjà sèche en la mettant sur la roue ou sur le tour. Quand il est temps, on applique le vernis à la bordure, comme au reste de la porcelaine, et lorsqu’elle est cuite, ses bords n’en sont pas moins d’une extrême blancheur. Comme il n’y a point de bambou en Europe, je crois qu’on pourrait y suppléer par le charbon de saule, ou encore mieux par celui de sureau, qui a quelque chose d’approchant du bambou.

Il est à observer 1° qu’avant que de réduire le bambou en charbon il faut en détacher la peau verte, parce qu’on assure que la cendre de cette peau fait éclater la porcelaine dans le fourneau ; 2° que l’ouvrier doit prendre garde de toucher la porcelaine avec des mains tachées de graisse ou d’huile, l’endroit touché éclaterait infailliblement, durant la cuite.

III. En parlant des couleurs qu’on appliquait à la porcelaine, j’ai dit qu’il y en avait d’un rouge soufflé, et j’ai expliqué la manière d’appliquer cette couleur ; mais je ne me souviens pas d’avoir dit qu’il y en avait aussi de bleu soufflé, et qu’il est beaucoup plus aisé d’y réussir. On en aura vu sans doute en Europe. Des ouvriers conviennent que si l’on ne plaignait pas la dépense, on pourrait de même souffler de l’or et de l’argent sur la porcelaine, dont le fond serait noir ou bleu, c’est-à-dire, y répandre partout également une espèce de p.310 pluie d’or ou d’argent. Cette sorte de porcelaine, qui serait d’un goût nouveau, ne manquerait pas de plaire.

On souffle le vernis de même que le rouge. Il y peu de temps qu’on fit pour l’empereur des ouvrages si fins et si déliés, qu’on les mettait sur du coton, parce qu’on ne pouvait manier des pièces si délicates sans s’exposer à les rompre, et, comme il n’était pas possible de les plonger dans le vernis, parce qu’il eut fallu les toucher de la main, on soufflait le vernis, et on en couvrait entièrement la porcelaine.

J’ai remarqué qu’en soufflant le bleu, les ouvriers prennent une précaution pour conserver la couleur qui ne tombe pas sur la porcelaine, et n’en perdre que le moins qu’il est possible. Cette précaution est de placer le vase sur un piédestal, et d’étendre sous le piédestal une grande feuille de papier, qui sert durant quelque temps ; quand l’azur est sec, ils le retirent en frottant le papier avec une petite brosse.

IV. On a trouvé depuis peu de temps une nouvelle matière propre à entrer dans la composition de la porcelaine. C’est une pierre, ou une espèce de craie qui s’appelle hoa-che, dont les médecins chinois font une sorte de tisane qu’ils disent être détersive, apéritive, et rafraîchissante. Ils prennent six parts de cette pierre et une part de réglisse qu’ils pulvérisent ; ils mettent une demi-cuillerée de cette poudre dans une grande tasse d’eau fraîche qu’ils font boire au malade, et ils prétendent que cette tisane rafraîchit le sang et tempère les chaleurs internes. Les ouvriers en porcelaine se sont avisés d’employer cette même pierre à la place du kao-lin, dont j’ai parlé dans mon premier écrit. Peut-être que tel endroit de l’Europe où l’on ne trouvera point de kao-lin, fournira la pierre hoa-che. Elle se nomme hoa, parce qu’elle est glutineuse, et qu’elle approche en quelque sorte du savon.

La porcelaine faite avec le hoa-che est rare et beaucoup plus chère que l’autre ; elle a un grain extrêmement fin ; et pour ce qui regarde l’ouvrage du pinceau, si on la compare à la porcelaine ordinaire, elle est à peu près ce qu’est le vélin comparé au papier. De plus, cette porcelaine est d’une légèreté qui surprend une main accoutumée à manier d’autres porcelaines ; aussi est-elle beaucoup plus fragile que la commune, et il est difficile d’attraper le véritable degré de sa cuite. Il y en a qui ne se servent pas du hoa-che pour faire le corps de l’ouvrage, ils se contentent d’en faire une colle assez déliée, où ils plongent la porcelaine quand elle est sèche, afin qu’elle en prenne une couche, avant que de recevoir les couleurs et le vernis. Par là elle acquiert quelques degrés de beauté.

Voici de quelle manière on met en œuvre le hoa-che ; 1° lorsqu’on l’a tiré de la mine, on le lave avec de l’eau de rivière ou de pluie, pour en séparer un reste de terre jaunâtre qui y est attachée ; 2° on le brise, on le met dans une cuve d’eau pour le dissoudre, et on le prépare en lui donnant les mêmes façons qu’au kao-lin. On assure qu’on peut faire de la porcelaine avec le seul hoa-che préparé de la sorte et sans aucun autre mélange ; cependant un de mes néophytes, qui a fait de semblables porcelaines, m’a dit que sur huit parts de hoa-che, il mêlait deux parts de pe-tun-tse, et que pour le reste, il procédait selon la méthode qui s’observe quand on fait la porcelaine ordinaire avec le pe-tun-tse et le kao-lin. Dans cette nouvelle espèce de porcelaine, le hoa-che tient la place du kao-lin ; mais l’un est beaucoup plus cher que l’autre. La charge de kao-lin ne coûte que vingt sous, au lieu que celle de hoa-che revient à un écu. Ainsi il n’est pas surprenant que cette sorte de porcelaine se vende plus cher que la commune.

Je ferai encore une observation sur le hoa-che. Lorsqu’on l’a préparé, et qu’on l’a disposé en petits carreaux semblables à ceux du pe-tun-tse, on délaye dans de l’eau une certaine quantité de ces petits carreaux, et on en forme une colle bien claire ; ensuite on y trempe le pinceau, puis on trace sur la porcelaine divers dessins, après quoi, lorsqu’elle est sèche, on lui donne le vernis. Quand la porcelaine est cuite, on aperçoit ces dessins, qui sont d’une blancheur différente de celle qui est sur le corps de la porcelaine ; il semble que ce soit une vapeur déliée répandue sur la surface. Le blanc de hoa-che s’appelle blanc d’ivoire, siam ya pe.

V. On peint des figures sur la porcelaine avec le chekao [182] de même qu’avec le hoa-che, ce qui lui donne une autre espèce de couleur blanche ; mais le chekao a cela de particulier, p.311 qu’avant que de le préparer comme le hoa-che, il faut le rôtir dans le foyer, après quoi on le brise, et on lui donne les mêmes façons qu’au hoa-che : on le jette dans un vase plein d’eau, on l’y agite, on ramasse à diverses reprises la crème qui surnage, et quand tout cela est fait, on trouve une masse pure qu’on emploie de même que le hoa-che clarifié. Le chekao ne saurait servir à former le corps de la porcelaine ; on n’a trouvé jusqu’ici que le hoa-che qui put tenir la place du kao-lin, et donner de la solidité à la porcelaine. Si à ce qu’on m’a dit, l’on mettait plus de deux parts de pe-tun-tse sur huit parts de hoa-che, la porcelaine s’affaisserait en se cuisant, parce qu’elle manquerait de fermeté, ou plutôt, que ses parties ne seraient pas suffisamment liées ensemble.

VI. Je n’ai point parié d’une espèce de vernis qui s’appelle tse kinveou, c’est-à-dire, vernis d’or bruni. Je le nommerais plutôt vernis de couleur de bronze, de couleur de café, ou de couleur de feuille morte. Ce vernis est d’une invention nouvelle : pour le faire, on prend de la terre jaune commune, on lui donne les mêmes façons qu’au pe-tun-tse, et quand cette terre est préparée, on n’en emploie que la matière la plus déliée, qu’on jette dans de l’eau, et dont on forme une espèce de colle aussi liquide que le vernis ordinaire appelé pe-yeou [183]. Ces deux vernis, le tse-kin et le pe-yeou, se mêlent ensemble, et pour cela ils doivent être également liquides ; on en fait l’épreuve en plongeant un pe-tun-tse dans l’un et l’autre vernis : si chacun de ces vernis pénètre son pe-tun-tse, on les juge également liquides et propres à s’incorporer ensemble. On fait aussi entrer dans le tsekin du vernis ou de l’huile de chaux et de cendres de fougère préparée comme nous l’avons dit ailleurs, et de la même liquidité que le pe-yeou ; mais on mêle plus ou moins de ces deux vernis avec le tse-kin, selon qu’on veut que le tsekin soit plus foncé ou plus clair ; c’est ce qu’on peut connaître par divers essais : par exemple, on mêlera deux tasses de la liqueur tsekin avec huit tasses du pe-yeou ; puis sur quatre tasses de cette mixtion de tsekin et de pe-yeou, on mettra une tasse de vernis fait de chaux et de fougères.

Il n’y a, dit-on, que vingt ans ou environ qu’on a trouvé le secret de peindre avec le tsoui, ou en violet, et de dorer la porcelaine. On a essayé de faire une mixtion de feuille d’or avec le vernis et la poudre de caillou qu’on appliquait de même qu’on applique le rouge à l’huile ; mais cette tentative n’a pas réussi, et on a trouvé que le vernis tsekin avait plus de grâce et plus d’éclat.

Il a été un temps qu’on faisait des tasses auxquelles on donnait par dehors le vernis doré, et par dedans le pur vernis blanc : on a varié dans la suite, et sur une tasse ou sur un vase qu’on voulait vernisser de tsekin, on appliquait en un ou deux endroits un rond ou un carré de papier mouillé, et après avoir donné le vernis, on levait le papier, et avec le pinceau on peignait en rouge ou en azur cet espace non vernissé. Lorsque la porcelaine était sèche, on lui donnait le vernis accoutumé, soit en le soufflant, soit d’une autre manière : quelques-uns remplissent ces espaces vides d’un fond tout d’azur ou tout noir, pour y appliquer la dorure après la première cuite ; c’est sur quoi on peut imaginer diverses combinaisons.

VII. On m’a montré cette année, pour la première fois, une espèce de porcelaine qui est maintenant à la mode : sa couleur tire sur l’olive, on lui donne le nom de long-tsivem : j’en ai vu qu’on nommait tsim-ko, c’est le nom d’un fruit qui ressemble assez aux olives ; on donne cette couleur à la porcelaine, en mêlant sept tasses de vernis tsekin avec quatre tasses de pe-yeou, deux tasses ou environ d’huile de chaux et de cendres de fougère, et une tasse de tsoui-yeou, qui est une huile faite de caillou : le tsoui-yeou fait apercevoir quantité de petites veines sur la porcelaine : quand on l’applique tout seul, la porcelaine est fragile, et n’a point de son lorsqu’on la frappe ; mais quand on la mêle avec les autres vernis, elle est coupée de veines, elle résonne, et n’est pas plus fragile que la porcelaine ordinaire.

Je dois ajouter une particularité dont je n’ai point parlé, et que j’ai remarquée tout récemment, c’est qu’avant qu’on donne le vernis à la porcelaine, on achève de la polir, et d’en retrancher les plus petites inégalités, ce qui s’exécute par le moyen d’un pinceau fait de petites plumes fort fines : on humecte ce pinceau simplement avec de l’eau, et on le passe partout d’une main légère ; mais c’est principalement pour la porcelaine fine qu’on se donne ce soin. p.312

VIII. Le noir éclatant ou le noir de miroir appelé ou-kim, se donne à la porcelaine en la plongeant dans une mixtion liquide composée d’azur préparé ; il n’est pas nécessaire d’y employer le bel azur, mais il faut qu’il soit un peu épais, et mêlé avec du vernis pe-yeou et du tsekin, en y ajoutant un peu d’huile de chaux et de cendres de fougères : par exemple, sur dix onces d’azur pilé dans le mortier, on mêlera une tasse de tsekin, sept tasses de pe-yeou, et deux tasses d’huile de cendres de fougères brûlées avec la chaux : cette mixtion porte son vernis avec elle, et il n’est pas nécessaire d’en donner de nouveau ; quand on cuit cette sorte de porcelaine noire, on doit la placer vers le milieu du fourneau, et non pas près de la voûte, où le feu a le plus d’activité.

IX. Je me suis trompé lorsque j’ai dit dans ma lettre précédente (page 214), que le rouge à l’huile, appelé yeou-lihum, se tirait du rouge fait de couperose, tel qu’on l’emploie pour peindre en rouge la porcelaine recuite : ce rouge à l’huile se fait de la grenaille de cuivre rouge, et de la poudre d’une certaine pierre ou caillou qui tire un peu sur le rouge : un médecin chrétien m’a dit que cette pierre était une espèce d’alun qu’on emploie dans la médecine ; on broie le tout dans un mortier, en y mêlant de l’urine d’un jeune homme, et de l’huile de pe-yeou, mais je n’ai pu découvrir la quantité de ces ingrédients ; ceux qui ont ce secret sont attentifs à ne le pas divulguer : on applique cette mixtion sur la porcelaine, lorsqu’elle n’est pas encore cuite, et on ne lui donne point d’autre vernis, il faut seulement prendre garde que durant la cuite la couleur rouge ne coule point au bas du vase. On m’a assuré que quand on veut donner ce rouge à la porcelaine, on ne se sert point de pe-tun-tse pour la former, mais qu’en sa place on emploie avec le kao-lin de la terre jaune préparée de la même manière que les pe-tun-tse : il est vraisemblable qu’une pareille terre est plus propre à recevoir cette sorte de couleur.

Peut-être sera-t-on bien aise d’apprendre comment cette grenaille de cuivre se prépare. On sait qu’à la Chine il n’y a point d’argent monnayé ; on se sert d’argent en masse dans le commerce, et il s’y trouve beaucoup de pièces qui sont de bas aloi. Il y a cependant des occasions où il faut les réduire en argent fin ; comme par exemple, quand il s’agit de payer la taille ou de semblables contributions. Alors on a recours à des ouvriers dont l’unique métier est d’affiner l’argent dans des fourneaux faits à ce dessein, et d’en séparer le cuivre et le plomb. Ils forment la grenaille de ce cuivre, qui vraisemblablement conserve quelques parcelles imperceptibles d’argent ou de plomb. Avant que le cuivre liquéfié se durcisse et se congèle, on prend un petit balai, qu’on trempe légèrement dans l’eau, puis en frappant sur le manche du balai, on asperge d’eau le cuivre fondu : une pellicule se forme sur la superficie, qu’on lève avec de petites pincettes de fer, et on la plonge dans de l’eau froide où se forme la grenaille qui se multiplie autant qu’on réitère l’opération. Je crois que si l’on employait de l’eau-forte pour dissoudre le cuivre, celle poudre de cuivre en serait plus propre pour faire le rouge dont je parle. Mais les Chinois n’ont point le secret des eaux-fortes et régales ; leurs inventions sont toutes d’une extrême simplicité.

X. On a exécuté cette année des dessins d’ouvrages qu’on assurait être impraticables. Ce sont des urnes hautes de trois pieds et davantage, sans le couvercle qui s’élève en pyramide à la hauteur d’un pied. Ces urnes sont de trois pièces rapportées, mais réunies ensemble avec tant d’art et de propreté, qu’elles ne font qu’un seul corps, sans qu’on puisse découvrir l’endroit de la réunion. On m’a dit, en me les montrant, que de quatre-vingts urnes qu’on avait faites, on n’avait pu réussir qu’à huit seulement, et que toutes les autres avaient été perdues. Ces ouvrages étaient commandés par des marchands de Canton qui commercent avec les Européens ; car à la Chine on n’est point curieux de porcelaines qui soient d’un si grand prix.

XI. On m’a apporté une de ces pièces de porcelaine qu’on appelle yao pien ou transmutation. Cette transmutation se fait dans le fourneau, et est causée ou par le défaut ou par l’excès de chaleur, ou bien par d’autres causes qu’il n’est pas facile de conjecturer. Cette pièce, qui n’a pas réussi selon l’ouvrier, et qui est l’effet du pur hasard, n’en est pas moins belle ni moins estimée. L’ouvrier avait dessein de faire des vases de rouge soufflé : cent pièces furent entièrement perdues ; celle dont je parle sortit du fourneau semblable à une espèce d’agate. Si l’on voulait courir les risques et les frais de p.313 différentes épreuves, on découvrirait à la fin l’art de faire sûrement ce que le hasard a produit une seule fois. C’est ainsi qu’on s’est avisé de faire de la porcelaine d’un noir éclatant qu’on appelle ou-kim ; le caprice du fourneau a déterminé à cette recherche, et on y a réussi.

XII. Quand on veut donner un vernis qui rende la porcelaine extrêmement blanche, on met, sur treize tasses de pe-yeou, une tasse de cendres de fougères aussi liquides que le pe-yeou. Ce vernis est fort et ne se doit point donner à la porcelaine qu’on veut peindre en bleu, parce qu’après la cuite, la couleur ne paraîtrait pas à travers le vernis. La porcelaine à laquelle on a donné le fort vernis peut être exposée sans crainte au grand feu du fourneau. On la cuit ainsi toute blanche, ou pour la conserver dans cette couleur, ou bien pour la dorer, ou la peindre de différentes couleurs, et ensuite la recuire. Mais quand on veut peindre la porcelaine en bleu et que la couleur paraisse après la cuite, il ne faut mêler que sept tasses de pe-yeou avec une tasse de vernis ou de la mixtion de chaux et de cendres de fougères.

Il est bon d’observer en général que la porcelaine, dont le vernis porte beaucoup de cendres de fougères, doit être cuite à l’endroit tempéré du fourneau, c’est-à-dire, ou après les trois premiers rangs, ou dans le bas à la hauteur d’un pied ou d’un pied et demi : si elle était cuite au haut du fourneau, la cendre se fondrait avec précipitation et coulerait au bas de la porcelaine. Il en est de même du rouge à l’huile, du rouge soufflé et du long-tsi-ven, à cause de la grenaille de cuivre qui entre dans la composition de ces vernis. Au contraire, on doit cuire au haut du fourneau la porcelaine à laquelle on a donné simplement le tsoui-yeou ; c’est, comme je l’ai dit, ce vernis qui produit une multitude de veines, en sorte que la porcelaine semble être de pièces rapportées.

XIII. Il y a quelque chose à réformer dans ce que j’ai dit autrefois des couleurs qu’on donne à la porcelaine qui se cuit une seconde fois. Mais avant que d’entrer dans le détail, il est bon d’expliquer quelle est la proportion et la mesure des poids de la Chine, c’est par où je vais commencer.

Le kin ou la livre chinoise est de seize onces qui s’appellent leams ou taels.

Le leam ou tael est une once chinoise.

Le tsien ou le mas est la dixième partie du leam ou tael.

Le fuen est la dixième partie du tsien ou du mas.

Le ly est la dixième partie du fuen.

Le hao est la dixième partie du ly.

Le rouge de couperose qu’on emploie sur les porcelaines recuites, se fait de la manière que je l’ai expliqué avec de la couperose, appelée tsao-fan. Mais comment celle couleur se compose-t-elle ? c’est sur quoi je vais vous satisfaire.

Sur un tael ou leam de céruse, on met deux mas de ce rouge : on passe la céruse et le rouge par un tamis, et on les mêle ensemble à sec ; ensuite on les lie l’un à l’autre avec de l’eau empreinte d’un peu de colle de vache, qui se vend réduite à la consistance de la colle de poisson. Cette colle fait qu’en peignant la porcelaine, le rouge s’y attache et ne coule pas. Comme les couleurs, si on les appliquent trop épaisses, ne manqueraient pas de produire des inégalités sur la porcelaine, on a soin de temps en temps de tremper d’une main légère le pinceau dans l’eau et ensuite dans la couleur dont on veut peindre.

Pour faire de la couleur blanche, sur un leam de céruse on met trois mas et trois fuen de poudre de cailloux des plus transparents, qu’on a calcinés après les avoir lutés dans une caisse de porcelaine enfouie dans le gravier du fourneau, avant que de le chauffer. Cette poudre doit être impalpable. On se sert d’eau simple, sans y mêler de la colle pour l’incorporer avec la céruse.

On fait le vert foncé en mettant sur un tael de céruse trois mas et trois fuen de poudre de cailloux avec huit fuen ou près d’un mas de tom-hoa-pien, qui n’est autre chose que la crasse qui soit du cuivre lorsqu’on le fond. Je viens d’apprendre qu’en employant le tom-hoa-pien, pour faire le vert, il faut le laver et en séparer avec soin la grenaille de cuivre qui s’y trouverait mêlée, et qui n’est pas propre pour le vert : il ne faut y employer que les écailles, c’est-à-dire les parties de ce métal qui se séparent lorsqu’on le met en œuvre.

Pour ce qui est de la couleur jaune, on la fait en mettant sur un tael de céruse trois mas et trois fuen de poudre de cailloux et un fuen huit ly de rouge pur qui n’ait point été mêlé avec la céruse. Un autre ouvrier m’a dit que p.314 pour faire un beau jaune, il mettait deux fuen et demi de ce rouge primitif.

Un tael de céruse, trois mas et trois fuen de poudre de cailloux, et deux ly d’azur forment un bleu foncé qui tire sur le violet. Un des ouvriers, que j’ai consulté, pense qu’il faut huit ly de cet azur.

Le mélange de vert et de blanc, par exemple, d’une part de vert sur deux parts de blanc, fait le vert d’eau qui est très clair.

Le mélange du vert et du jaune, par exemple, de deux tasses de vert foncé sur une tasse de jaune, fait le vert coulou, qui ressemble à une feuille un peu fanée.

Pour faire le noir, on délaye l’azur dans de l’eau : il faut qu’il soit tant soit peu épais ; on y mêle un peu de colle de vache macérée dans de la chaux et cuite jusqu’à consistance de colle de poisson. Quand on a peint de ce noir la porcelaine qu’on veut recuire, on couvre de blanc des endroits noirs. Durant la cuite ce blanc s’incorpore dans le noir, de même que le vernis ordinaire s’incorpore dans le bleu de la porcelaine commune.

Il y a une autre couleur appelée tsiu : ce tsiu  est une pierre ou minéral qui ressemble assez au vitriol romain. Selon la réponse qu’on a faite à mes questions, je n’aurais pas de peine à croire que ce minéral se tire de quelque mine de plomb, et que portant avec soi des esprits, ou plutôt des parcelles imperceptibles de plomb, il s’insinue de lui-même dans la porcelaine sans le secours de la céruse, qui est le véhicule des autres couleurs qu’on donne à la porcelaine recuite.

C’est de ce tsiu qu’on fait le violet foncé. On en trouve à Canton, et il en vient de Pékin ; mais ce dernier est bien meilleur. Aussi se vend-il un tael huit mas la livre, c’est-à-dire 9 livres. Le tsiu  se fond, et quand il est fondu ou ramolli, les orfèvres l’appliquent en forme d’émail sur des ouvrages d’argent. Ils mettront, par exemple, un petit cercle se tsiu  dans le tour d’une bague, ou bien ils en rempliront le haut d’une aiguille de tête, et l’y enchâsseront en forme de pierrerie. Cette espèce d’émail se détache à la longue ; mais on tâche d’obvier à cet inconvénient en le mettant sur une légère couche de colle de poisson ou de vache.

Le tsiu, de même que les autres couleurs dont je viens de parler, ne s’emploie que sur la porcelaine qu’on recuit. Telle est la préparation du tsiu ; on ne le rôtit point comme l’azur, mais on le brise et on le réduit en une poudre très fine ; on le jette dans un vase plein d’eau, on l’y agite un peu, ensuite on jette cette eau où il se trouve quelques saletés, et l’on garde le cristal qui est tombé au fond du vase. Cette masse, ainsi délayée, perd sa belle couleur et paraît au dehors un peu cendrée ; mais le tsiu recouvre sa couleur violette dès que la porcelaine est cuite. On conserve le tsiu aussi longtemps qu’on le souhaite. Quand on veut peindre en cette couleur quelque vase de porcelaine, il suffit de la délayer avec de l’eau, en y mêlant, si l’on veut, un peu de colle de vache, ce que quelques-uns ne jugent pas nécessaire. C’est de quoi l’on peut s’instruire par l’essai.

Pour dorer ou argenter la porcelaine, on met deux fuen de céruse sur deux mas de feuilles d’or ou d’argent, qu’on a eu soin de dissoudre. L’argent sur le vernis sekin a beaucoup d’éclat. Si l’on peint les unes en or et les autres en argent, les pièces argentées ne doivent pas demeurer dans le petit fourneau autant de temps que les pièces dorées ; autrement l’argent disparaîtrait avant que l’or eût pu atteindre le degré de cuite qui lui donne son éclat.

XIV. Il y a ici une espèce de porcelaine colorée, qui se vend à meilleur compte que celle qui est peinte avec les couleurs dont je viens de parler. Peut-être que les connaissances que j’en vais donner seront de quelque utilité en Europe par rapport à la faïence, supposé qu’on ne puisse pas atteindre à la perfection de la porcelaine de la Chine. Pour faire ces sortes d’ouvrages, il n’est pas nécessaire que la matière qui doit y être employée soit si fine : on prend des tasses qui ont déjà été cuites dans le grand fourneau, sans qu’elles aient été vernissées, et par conséquent qui sont toutes blanches et qui n’ont aucun lustre ; on les colore en les plongeant dans le vase où est la couleur préparée quand on veut qu’elles soient d’une même couleur ; mais si on les souhaite de différentes couleurs, tels que sont les ouvrages appelés hoamtlou-houan, qui sont partagés en espèces de panneaux, dont l’un est vert, l’autre jaune, etc., on applique ces couleurs avec un gros pinceau. C’est toute la façon qu’on donne à cette porcelaine, si ce n’est qu’après la cuite on met en certains endroits un peu de vermillon, comme par exemple sur p.315 le bec de certains animaux ; mais cette couleur ne se cuit pas, parce qu’elle disparaîtrait au feu ; aussi est-elle de peu de durée. Quand on a appliqué les autres couleurs on recuit la porcelaine dans le grand fourneau avec d’autres porcelaines qui n’ont pas encore été cuites ; il faut avoir soin de la placer au fond du fourneau et au-dessous du soupirail, où le feu a moins d’activité, parce qu’un grand feu anéantirait les couleurs.

Les couleurs propres de cette sorte de porcelaine se préparent de la sorte : pour faire la couleur verte, on prend du tom-hoa-pien, du salpêtre et de la poudre de caillou. On n’a pas pu me dire la quantité de chacun de ces ingrédients. Quand on les a réduits séparément en poudre impalpable, on les délaye, et on les unit ensemble avec de l’eau.

L’azur le plus commun, avec le salpêtre et la poudre de caillou, forment le violet.

Le jaune se fait en mettant, par exemple, trois mas de rouge de couperose sur trois onces de poudre de caillou et sur trois onces de céruse.

Pour faire le blanc, on met sur quatre mas de poudre de caillou un tael de céruse. Tous ces ingrédients se délaient avec de l’eau. C’est là tout ce que j’ai pu apprendre touchant les couleurs de cette sorte de porcelaine, n’ayant point parmi mes néophytes d’ouvriers qui y travaillent.

XV. Quand j’ai parlé, dans ma lettre précédente, des fourneaux où l’on cuit de nouveau la porcelaine qui est peinte, j’ai dit qu’on faisait des piles de porcelaine, qu’on mettait les petites dans les grandes, et qu’on les rangeait ainsi dans le fourneau. Sur quoi je dois ajouter qu’il faut prendre garde que les pièces de porcelaine ne se touchent les unes les autres par les endroits qui sont peints, car ce serait autant de pièces perdues. On peut bien appuyer le bas d’une tasse sur le fond d’une autre tasse, quoiqu’il soit peint parce que les bords du fond de la tasse emboîtée n’ont point de peinture ; mais il ne faut pas que le côté d’une tasse touche le côté de l’autre : ainsi, quand on a des porcelaines qui ne peuvent pas aisément s’emboîter les unes dans les autres comme sont, par exemple de longues tasses propres à prendre du chocolat, nos ouvriers les rangent de la manière suivante : sur un lit de ces porcelaines qui garnit le fond du fourneau, on met une couverture de plaques faites de la terre dont on construit les fourneaux, ou même des pièces de caisses de porcelaines ; car à la Chine tout se met à profit ; sur cette couverture on dispose un autre lit de ces porcelaines, et on continue de les placer de la sorte jusqu’au haut du fourneau.

XVI. Je n’étais pas assez bien instruit quand j’ai dit qu’on connaît que la porcelaine peinte ou dorée est cuite lorsqu’on voit que l’or et les couleurs saillissent avec tout leur éclat. J’ai été détrompé par des connaissances plus sûres. Les couleurs ne se distinguent qu’après que la porcelaine recuite a eu le loisir de se refroidir. On juge que la porcelaine qu’on a fait cuire dans un petit fourneau est en état d’être retirée lorsque, regardant par l’ouverture d’en haut, on voit jusqu’au fond toutes les porcelaines rouges par le feu qui les embrase, qu’on distingue les unes des autres les porcelaines placées en pile, que la porcelaine peinte n’a plus les inégalités que formaient les couleurs, et que ces couleurs se sont incorporées dans le corps de la porcelaine, de même que le vernis donné sur le bel azur s’y incorpore par la chaleur des grands fourneaux.

Pour ce qui est de la porcelaine qu’on recuit dans de grands fourneaux, on juge que la cuite est parfaite 1° lorsque la flamme qui sort n’est plus si rouge, mais qu’elle est un peu blanchâtre : 2° lorsque, regardant par une des ouvertures, ou aperçoit que les caisses sont toutes rouges ; 3° lorsqu’après avoir ouvert une caisse d’en haut, et en avoir tiré une porcelaine, on voit, quand elle est refroidie, que le vernis et les couleurs sont dans l’état où on les souhaite : 4° enfin lorsque, regardant par le haut du fourneau, on voit que le gravier du fond est luisant. C’est par tous ces indices qu’un ouvrier juge que la porcelaine est arrivée à la perfection de la cuite.

XVII. Quand on veut que le bleu couvre entièrement le vase, on se sert de leao ou d’azur préparé et délayé dans de l’eau à une juste consistance et on y plonge le vase. Pour ce qui est du bleu soufflé appelé tsoui-tsim, on y emploie le plus bel azur préparé de la manière que je l’ai expliqué ; on le souffle sur le vase, et, quand il est sec, on donne le vernis ordinaire, ou seul, ou mêlé de tsoui-yeou, si l’on veut que la porcelaine ait des veines.

Il y a des ouvriers lesquels sur cet azur ; soit p.316 qu’il soit soufflé ou non, tracent des figures avec la pointe d’une longue aiguille : l’aiguille lève autant de petits points de l’azur sec qu’il est nécessaire pour représenter la figure ; puis ils donnent le vernis. Quand la porcelaine est cuite, les figures paraissent peintes en miniature.

XVIII. Il n’y a point tant de travail qu’on pourrait se l’imaginer aux porcelaines sur lesquelles on voit en bosse des fleurs, des dragons et de semblables figures : on les trace d’abord avec le burin sur le corps du vase ; ensuite on fait aux environs de légères entaillures qui leur donnent du relief ; après quoi on donne le vernis.

XIX. Quand j’ai parlé, dans mon premier écrit, de la manière dont le leao ou l’azur se prépare, j’ai omis deux ou trois particularités qui méritent de l’attention : 1° qu’avant de l’ensevelir dans le gravier du fourneau, où il doit être rôti, il faut le bien laver, afin d’en retirer la terre qui y est attachée ; 2° qu’il faut l’enfermer dans une caisse à porcelaine bien lutée ; 3° que lorsqu’il est rôti, on le brise, on le passe par le tamis, on le met dans un vase vernissé ; qu’on y répand de l’eau bouillante ; qu’après l’avoir un peu agité, on en ôte l’écume qui surnage ; qu’ensuite on verse l’eau par inclination. Cette préparation de l’azur avec de l’eau bouillante doit se renouveler jusqu’à deux fois ; après quoi on prend l’azur, ainsi humide et réduit en une espace de pâte fort déliée, pour le jeter dans un mortier, où on le broie pendant un temps considérable.

On m’a assuré que l’azur se trouvait dans les minières de charbons de pierre, ou dans des terres rouges voisines de ces minières. Il en paraît sur la superficie de la terre, et c’est un indice assez certain qu’en creusant un peu avant dans le même lieu, on en trouvera infailliblement. Il se présente dans la mine par petites pièces grosses à peu près comme le gros doigt de la main, mais plates et non pas rondes. L’azur grossier est assez commun, mais le fin est très rare, et il n’est pas aisé de les discerner à l’œil ; il faut en faire l’épreuve, si l’on ne veut pas y être trompé. Cette épreuve consiste à peindre une porcelaine et à la cuire. Si l’Europe fournissait du beau leao ou de l’azur, et du beau tsiu, qui est une espèce de violet, ce serait pour Kim-te-tchim une marchandise de prix et d’un petit volume pour le transport, et on en rapporterait en échange la plus belle porcelaine. J’ai déjà dit que le tsiu se vendait un tael huit mas la livre, c’est-à-dire neuf francs. On vend deux taels la boîte du beau leao, qui n’est que de dix onces, c’est-à-dire vingt sous l’once.

XX. On a essayé de peindre en noir quelques vases de porcelaine avec l’encre la plus fine de la Chine ; mais cette tentative n’a eu aucun succès : quand la porcelaine a été cuite, elle s’est trouvée très blanche. Comme les parties de ce noir n’ont pas assez de corps, elles s’étaient dissipées par l’action du feu, ou plutôt elles n’avaient pas eu la force de pénétrer la couche de vernis, ni de produire une couleur différente du simple vernis.

Je finis ces remarques, mon révérend Père, en recommandant à vos prières la chrétienté. de Kim-te-tchim, qui est composée d’un grand nombre d’ouvriers en porcelaine. Le Seigneur, qui m’en a confié le soin, me donne la consolation, toutes les fois que je m’y transporte, de la voir croître de plus en plus. Pendant un mois du séjour que j’y ai fait depuis peu, j’ai administré les sacrements à un grand nombre de fervents chrétiens, et parmi ceux à qui j’ai conféré le baptême il y avait près de cinquante adultes. Le progrès de la foi y serait beaucoup plus grand si un missionnaire y fixait sa demeure ; il faudrait agrandir l’église et y entretenir deux ou trois catéchistes. Il n’en coûterait pour cela chaque année qu’une somme modique [184].

Je suis, dans la participation de vos saints sacrifices, etc.

Lettre du père Jacques

à M. l’abbé Raphaelis

@

Traversée. — Île Bourbon. — Archipel de Poulo condor. — Camboge, Tsiompa, Cochinchine.

Canton et les pays environnants. — Mœurs et usages.

À Canton, le 1er novembre 1722

Monsieur,

La paix de Notre Seigneur.

C’est un peu tard que je tiens la parole que je vous ai donnée, mais c’est aussitôt qu’il m’a été p.317 possible de le faire. Mon voyage de France à la Chine a duré près de seize mois. La fameuse île d’Orléans, ou Poulo-condor, a été la cause de ce long retardement.

Je partis du Port-Louis le 7 mars de l’année 1721, sur une frégate de la Compagnie des Indes nommée la Danaé, commandée par M. le chevalier de la Vicomté. Nous avions sur notre bord une compagnie de soldats, que l’on devait débarquer à l’île d’Orléans, pour la joindre à une autre que l’on y avait transportée l’année précédente. Nous avions aussi avec nous deux ingénieurs du roi, l’un desquels avait le titre de commandant de l’île.

Je n’eus pas plutôt perdu la terre de vue qu’il me fallut payer le tribut à la mer. Les nouveaux, marins ne furent pas plus privilégiés que moi. C’est pitié de voir en ces sortes d’occasions une quantité de gens couchés ça et là sur des cordages, sur des canons, sur des coffres, sans force, sans consolation, sans soulagement ; tandis que ceux qui sont faits à la mer ne font qu’en rire, parce qu’ils savent que ce mal n’est pas dangereux, et qu’il est sans remède.

Ce ne fut pas sans peine que nous nous tirâmes du golfe de Gascogne, nous n’avions que des vents légers qui nous faisaient peu avancer. Mais aussitôt que nous eûmes doublé le cap Finistère, le vent se fortifia, et le 19 mars nous reconnûmes l’île de Porto-Santo, le lendemain celle de Madère. Nous eûmes ensuite les vents alisés qui nous conduisirent tranquillement à la ligne. Nous la passâmes le 12 avril, à deux degrés ouest de longitude. Ce fut, selon la coutume, un jour de fête pour l’équipage. Ceux qui n’ont pas encore passé, la ligne payent les frais de cette fête, où tout aboutit à les bien mouiller ; c’est ce qu’on appelle le grand baptême. On peut se racheter en mettant de l’argent au bassin mais ceux qui n’en ont point ou qui refusent d’en donner sont plongés dans un baquet plein d’eau, et ensuite inondés d’’un bon nombre de seaux d’eau.

Les mêmes vents alisés qui nous avaient conduit à la ligne nous poussèrent droit à l’île de la Trinité, ensuite assez près des côtes du Brésil, où nous trouvâmes un vent propre à doubler le cap de Bonne-Espérance. La mer était calme quand nous le doublâmes ; mais à peine eûmes-nous sondé sur le banc des Aiguilles, qu’un vent de nord-ouest nous fit rouler et tanguer deux jours entiers d’une manière capable d’effrayer ceux qui ne sont pas accoutumés aux voyages de mer. Il n’est pas trop agréable de se voir pour la première fois sur un fragile vaisseau, tout a coup élevé sur la cime d’une haute montagne, et dans un moment précipité au fond d’un abîme ; de sentir les affreuses secousses que les flots donnent au navire, de sorte que si l’on ne prend ses précautions, on est renversé et jeté d’un bord à l’autre ; de voir le vaisseau presque entièrement couché, au milieu des vagues, les canons plongés dans la mer, et l’eau entrer de toutes parts par les plus hauts sabords ; mais enfin la tempête ne dure pas toujours, le calme lui succède, et l’on raconte avec plaisir ses alarmes passées.

Il y avait déjà trois mois que nous ne voyions que le ciel et l’eau ; il nous fallait encore trois semaines pour nous rendre à l’île de Bourbon, où nous devions relâcher. Le scorbut s’était mis depuis longtemps parmi nos soldats, et plusieurs en étaient morts ; il gagna bientôt tout l’équipage : il se trouvait peu de matelots qui n’en fussent atteints, et plus de soixante de nos gens étaient alités. J’eus là une petite occasion de faire les fonctions de missionnaire. Pour surcroît de misère les vents nous jetèrent jusqu’au quarantième degré de latitude sud, et en arrivant à l’île de Bourbon, nous étions sur le point de voir expirer la moitié de notre monde ; nous avions déjà jeté à la mer dix-sept corps morts.

On trouve dans celle île toute sorte de bons rafraîchissements, l’air surtout y est excellent ; dans l’espace de douze jours tous nos malades furent sur pied, et en état de faire le service ; l’île appartient en souveraineté à la Compagnie française des Indes, qui y tient un état-major pour la gouverner. Elle fut d’abord habitée par quelques Français fugitifs de l’île Dauphine, qui en est assez proche ; elle s’est peuplée peu à peu, surtout par l’amnistie qu’on a donnée de temps en temps aux pirates de ces mers. Il peut y avoir à présent quatre mille personnes qui y ont de belles habitations, et beaucoup de nègres pour les cultiver. Ils vivent très commodément et dans une grande union, qui y est entretenue par l’attention et les soins de M. de Beauvollier, gouverneur de l’île.

Les principaux bourgs ou habitations sont Saint-Denis, Saint-Paul et Sainte-Suzanne ; je vous envoie une carte où j’ai tracé le plan des deux premiers avec toute l’exactitude dont je p.318 suis capable. Il n’y a ni port, ni fortifications ; ainsi on n’y est pas à l’abri des coups de vent, ni des écumeurs de mer. Peu de mois avant notre arrivée, des forbans avaient enlevé dans la rade de Saint-Denis un gros vaisseau portugais démâté et un ostendais dans celle de Saint-Paul.

L’île de Bourbon a environ cinquante lieues de tour ; elle est couverte en plusieurs endroits de hautes montagnes : on en voit une qui vomit des flammes, et qui remplit les environs de matière bitumineuse ; nous en aperçûmes le feu, durant la nuit, de plus de vingt-cinq lieues. Il y a de belles et vastes forêts, où se trouvent quantité d’arbres très propres à la construction des vaisseaux ; elle est remplie de bétail, de volailles et de gibier ; elle est fertile en riz et en sucre, et en grand nombre d’excellents arbres fruitiers ; on y a planté quelques vignes, qui donnent de fort bon vin.

Le meilleur de tous les animaux qu’on y trouve, soit pour le goût, soit pour la santé, c’est la tortue de terre ; et le plus agréable de tous les fruits, c’est l’ananas. La tortue est de la même figure que celle qu’on voit en France ; mais elle est bien différente pour sa grandeur : on assure qu’elle vit un temps prodigieux, qu’il lui faut plusieurs siècles pour parvenir à sa grosseur naturelle, et qu’elle peut passer plus de six mois sans manger ; on en a gardé dans l’île de petites, qui au bout de vingt ans n’avaient grossi que de quelques pouces ; nous en avons conservé dans notre vaisseau quelques-unes des grosses, qui ont vécu trois à quatre mois sans prendre aucune nourriture.

Pour ce qui est de l’ananas, c’est un fruit qui est assez connu en France ; je vous dirai seulement qu’il est d’une figure oblongue et de la grosseur d’un melon, qu’il est couvert de feuilles courtes, disposées à peu près de même que les divisions d’une pomme de pin et qu’il est couronné d’un bouquet de feuilles plus longues ; il vient sur une plante assez semblable à celle de l’artichaut ; il a le goût de plusieurs fruits, mais il me paraît que celui du coing domine.

J’ai vu dans celle île beaucoup d’arbres et de plantes curieuses. L’arbrisseau qui porte le café, le tamarinier, le cocotier, l’arbre d’où découle le benjoin, le cotonnier, l’aloës, l’ébénier. L’ébène noire n’est pas la plus estimée ; la jaune est beaucoup plus belle. Le café sauvage y est très commun et, bien que sauvage, il ne laisse pas d’être bon. On en a fait venir de Moka ; un seul a subsisté, et a fourni de quoi en planter grand nombre d’autres, qui donnent aujourd’hui de grandes espérances.

J’oubliais de vous parler de la chauve-souris de l’île de Bourbon ; on pourrait l’appeler le renard volant. Elle ressemble en effet beaucoup à cet animal ; elle en a la grosseur, le poil, la tête, les oreilles, les dents. La femelle a deux mamelles, et sous chaque aile un sac pour transporter ses petits. Je mesurai la longueur des ailes d’un de ces oiseaux, et je trouvai qu’elles avaient plus de quatre pieds d’un bout à l’autre. La chair, dit-on, en est très bonne a manger, et l’on va ici à la chasse de la chauve-souris avec le même empressement qu’on va ailleurs à la chasse de la perdrix.

Après avoir relâché tant à Saint-Paul qu’à Saint-Denis, et avoir demeuré quinze jours, nous reprîmes le 10 juillet notre route pour la Chine ; et vers la mi-août, nous entrâmes dans le détroit de la Sonde. Nous le passâmes très heureusement et en peu de temps de même que celui de Banca, qui est le plus dangereux. Je n’ai point vu de terre plus agréable que les côtes de Java et de Sumatra ; des plaines couvertes d’orangers, de cocotiers et d’autres arbres fruitiers, avec quantité de ruisseaux qui les arrosent ; des collines ornées de charmants bocages, des forêts toujours verdoyantes, des villages et des habitations où brillent toutes les beautés champêtres ; tout y représente un des plus beaux climats du monde.

Une barque de Javanais vint à nous sur notre passage ; ils souhaitaient fort qu’on leur donnât des haches, des couteaux, et d’autres instruments d’Europe. Ils ne sont ni noirs ni blancs, mais d’un rouge pourpre. Ils sont doux, familiers et caressants. Ils voulaient nous engager à nous arrêter, nous faisant entendre par des signes, que dans leur village, qui n’était pas loin, nous trouverions toute sorte de provisions. Mais nous n’avions alors besoin de rien, et le vent était favorable. Il s’agissait de gagner au plus tôt l’île d’Orléans pour y débarquer les troupes qui étaient sur notre bord. Nous la découvrîmes le 7 de septembre, et le lendemain nous mouillâmes à la vue du havre, que l’on ne connaissait que par la relation et par le plan imparfait de Dampierre, qui se trouvent dans son voyage du tour du monde.

Nous nous flattions que les insulaires, et p.319 surtout les Français qu’on avait déjà transportés dans l’île, à la vue d’un vaisseau à l’ancre avec pavillon blanc, se hâteraient de venir nous voir, et de nous apporter les provisions dont nous commencions à manquer. Personne ne parut. On attendit quelques jours pour leur donner le temps de nous reconnaître ; ce fut inutilement. Enfin l’on envoya dans le canot un officier pour s’informer de l’état des choses. Il rapporta qu’après avoir parcouru tous les environs du port, il n’avait vu personne, et qu’il n’avait découvert que les restes de quelques mauvaises cases, dans l’une desquelles, il avait trouvé des cendres chaudes, des balles de mousquet, et des morceaux d’habits de soldats européens, qui ne pouvaient être que des Français. Le malheur qui arriva aux Anglais dans celle île, il y a vingt ans, nous vint d’abord à l’esprit et plusieurs crurent que nos gens avaient eu le même sort.

A de si tristes nouvelles on ouvrit le paquet secret de la Compagnie ; on y trouva l’ordre de relever un vaisseau, que l’on disait être dans le port de Poulo-condor, d’y demeurer jusqu’à l’arrivée d’un autre navire qui devait y venir l’année suivante, et d’augmenter, autant, qu’il serait possible, l’établissement que l’on prétendait être déjà commencé dans l’île. On exécuta cet ordre autant qu’on le pouvait faire. Ce ne fut pas sans chagrin qu’après avoir fait plus de six mille lieues pour me rendre à la Chine, dont je n’étais éloigné que de trois cents lieues, je me vis obligé de m’arrêter une année entière dans une terre qui me paraissait, et qui est en effet un très mauvais séjour.

Les vents nous étaient contraires pour atterrir, et ce ne fut qu’après dix-sept jours d’efforts jusque-là inutiles que nous entrâmes dans le havre. En y entrant nous aperçûmes une pirogue, qui venait à nous. (La pirogue est un petit bateau de ces contrées, fait d’une seule pièce d’arbre). Il y avait des pêcheurs, qui de fort loin nous firent de grandes civilités à leur manière, et qui, étant montés sur notre bord, nous apprirent le mieux qu’ils purent que de l’autre côté de l’île il y avait des habitants ; qu’un grand vaisseau, dont ils nommaient les principaux officiers, avait hiverné dans l’endroit où nous étions, et qu’au changement de mousson, il avait fait voile pour la Chine. A ce récit nous reconnûmes le vaisseau français : on caressa ces bonnes gens, on les fit boire et manger, et on leur dit d’apporter ce qu’ils avaient à vendre, en leur faisant entendre qu’ils seraient bien payés ; mais l’île de Poulo-condor est si stérile que les habitants eux-mêmes y mourraient de faim, s’ils n’avaient recours à la terre ferme, où ils vont chercher du riz : ainsi, durant près de quatre mois nous n’eûmes d’autres secours d’eux, que quelques poissons qu’ils apportaient de temps en temps, et qu’ils vendaient bien cher, et très peu de volailles, qu’on achetait jusqu’à une piastre la pièce.

Cependant on mit pied à terre la compagnie de soldats ; comme ils avaient leurs cases à faire dans le temps des pluies, qui tombent en ce pays-ci bien plus abondamment qu’en Europe, ils eurent beaucoup à souffrir. La maladie se mit encore parmi eux, et peu de temps après parmi les matelots : les deux hôpitaux étaient remplis, les passagers, les officiers, le capitaine lui-même en furent attaqués, et avec tout cela point de provisions ; je ne manquais pas de consoler nos malades et de les exhorter à la patience : j’eus besoin de m’y exhorter moi-même ; je tombai comme les autres, et durant près d’un mois il était assez incertain si je verrais jamais la Chine.

Enfin le 21 de décembre il arriva trois barques de Camboge chargées de codions et de volailles c’étaient des insulaires de Poulo-condor qui étaient allés chercher pour nous ces provisions, et qui nous les vendirent à assez bon compte. Comme ils partaient, nous leur avions donné des lettres écrites en latin et en portugais, pour les missionnaires de la Cochinchine que nous priions de s’entremettre en notre faveur, dans la nécessité où nous nous trouvions : les lettres furent envoyées assez loin, et pour lors nous n’en eûmes point de réponse.

Les aliments frais rétablirent bientôt l’équipage, et dans le mois de janvier nous eûmes le plaisir de voir arriver de la Chine trois vaisseaux français, qui avaient ordre du directeur de la Compagnie de venir nous reconnaître en retournant en France. Ils nous remirent des farines, des bœufs et de la bière ; ainsi nous n’étions plus à plaindre dans notre exil.

Pour surcroît de biens, il entra dans notre port, au mois de mars, un autre vaisseau de la Compagnie, qui de la Chine allait traiter à Siam ; p.320 et dans le même temps il nous vint une quatrième barque de Camboge, remplie de provisions. Les soins des missionnaires d’une part, et de l’autre les soupçons du mandarin qui commande sur les côtes voisines, nous procurèrent ce nouveau secours. Les insulaires de Poulo-condor avaient publié dans la terre ferme que des étrangers avaient fait une habitation dans leur île, qu’ils paraissaient vouloir s’y établir, et qu’ils avaient même des femmes avec eux. Il y avait en effet trois de nos soldats mariés ; ce rapport détermina le mandarin à envoyer un de ses gens pour tout observer, et lui en rendre compte, et, à la prière des missionnaires, il lui permit sous main de charger une barque pour notre soulagement. Nous avons su cette particularité et beaucoup d’autres choses qui concernent ces contrées, d’un Malais, Portugais d’origine, que les missionnaires chargèrent d’une réponse à nos lettres, et qu’ils envoyèrent sur la même barque, soit pour servir d’interprète, soit pour faire quelques provisions de vin, de remèdes, d’instruments de chirurgie, etc., qu’il croyaient trouver dans notre vaisseau. Avec ce secours nous avons attendu assez tranquillement le changement de la mousson, pour reprendre le chemin de la Chine. Mais je crois, monsieur, que vous serez bien aise de savoir ce que j’ai vu ou ce que j’ai appris dans cette partie de l’Asie.

Poulo-condor est un petit archipel à quinze ou vingt lieues au sud du royaume de Camboge : il est formé de huit ou dix tant îles que rochers ; la plus grande de ces îles n’a pas plus de quatre lieues en longueur ; c’est la seule qui soit habitée, encore n’y a-t-il qu’un village dans presque l’unique plaine qu’on y trouve ; les maisons des insulaires ne sont qu’un assemblage assez informe de bambous, couvert d’une herbe fort longue, qu’ils coupent sur le bord de leurs ruisseaux : il n’y a dans ces cabanes ni porte ni fenêtre ; pour y entrer, et pour y avoir du jour, ils laissent un des côtés de la cabane tout ouvert, et ils font déborder le toit de ce côté-là ; ils les élèvent de terre de quelques pied, par là ils évitent l’humidité et ont où loger leurs animaux domestiques pendant la nuit ; la mauvaise odeur ne les inquiète point. Le plancher, de distance en distance, est rehaussé de quatre ou cinq pouces : ils reçoivent les étrangers dans le fond sur des nattes ; leur réception est douce et affable, et ils ne manquent pas de leur présenter de l’arec, du bétel, et une pipe. Ils sont fort basanés, presque entièrement nus, excepté dans les cérémonies, où ils s’habillent, et quelques-uns même assez proprement ; les dents les plus noires sont chez eux les plus belles, aussi n’oublient-ils rien pour se les noircir. Ils laissent croître leurs cheveux, qui leur viennent communément fort longs ; j’en ai vu à qui ils descendaient plus bas que les genoux.

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Comme les insulaires de Poulo-condor ne sont pour la plupart que des réfugiés de la terre-ferme où il y des missionnaires, plusieurs me parurent avoir été instruits des mystères de notre sainte religion. J’en ai trouvé souvent qui, me voyant en habit d’ecclésiastique (car les missionnaires ne sont pas obligés d’en changer à la Cochinchine) venaient à moi avec confiance, faisaient le signe de la croix et récitaient les prières chrétiennes où je ne comprenais que les noms propres de Jésus, Maria, Pontio Pilato, et le mot final, amen. Je tâchais de me faire entendre par signes autant que je le pouvais ; j’élevais les mains au ciel, je me prosternais ensuite pour leur marquer qu’ils devaient adorer le Créateur et le souverain Maître du ciel et de la terre ; j’étendais les bras en forme de croix pour rappeler dans leur souvenir la mort de l’adorable Rédempteur ; je me frappais la poitrine, pour leur faire connaître qu’ils devaient détester leurs péchés. J’aurais bien souhaité en pouvoir faire davantage mais la langue est difficile, et il n’est pas possible, sans le secours d’un interprète, d’apprendre les termes qui signifient les choses intérieures, lesquelles ne peuvent s’expliquer par des signes sensibles et extérieurs.

Il ne croît dans l’île que très peu de riz, de patates, et quelques ananas assez bons. Les montagnes sont presque partout couvertes de beaux arbres propres à toutes sortes d’ouvrages, et même à mâter des vaisseaux. Il y en a un fort commun d’où découle une résine que les habitants emploient à faire leurs flambeaux. Pour ramasser cette résine, et même pour la faire découler, ils creusent le tronc de l’arbre, et y font une large et profonde ouverture dont le bas représente une espèce de récipient. En certaine saison de l’année, ils allument du feu dans cette concavité ; la chaleur p.321 détermine la liqueur à couler et à remplir le récipient. De cette résine ils enduisent des copeaux de bois fort minces, et ils les enveloppent dans de longues feuilles d’arbres. Quand le tout est sec ces copeaux enduits de résine éclairent parfaitement une chambre ; mais aussi ils la remplissent bientôt de fumée.

Rien de plus commun à Poulo-condor que la noix d’arec et la feuille de bétel. Les insulaires en portent toujours dans de petits paquets qu’ils mâchent continuellement. On n’y a trouvé aucune sorte de gibier, à la réserve des poules sauvages et des ramiers ; mais on y voit beaucoup de serpents et de lézards d’une grandeur monstrueuse. On a tué un serpent long de vingt-deux pieds, et plusieurs lézards, que quelques-uns appellent governos, qui avaient sept à huit pieds de longueur.

Ce qu’il y a de plus curieux dans cette île, c’est le lézard et l’écureuil volants, que j’ai dessinés pour vous en donner une idée plus nette. Le lézard volant est petit et n’a pas plus de sept à huit pouces ; l’écureuil est de la grandeur de ceux qu’on voit en France. L’un et l’autre ont des ailes fort courtes, qui leur prennent le long du dos, depuis les pattes de devant jusqu’à celles de derrière ; l’écureuil les a couvertes d’un poil fort ras et fort fin ; celles du lézard ne sont qu’une pellicule tout unie ; on les voit voler d’arbre en arbre à la distance de vingt à trente pas. Peuvent-ils voler plus loin ? c’est ce que je ne puis vous dire. Le lézard a encore de particulier au-dessous de la tête une bourse assez longue et pointue par le bas, qui s’enfle de temps en temps surtout lorsqu’il vole.

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L’île de Poulo-condor est soumise au roi de Camboge. Les Anglais l’avaient achetée dans le siècle précèdent, et avaient bâti un fort à la tête du village ; mais comme ils étaient en petit nombre, et obligés de se servir de soldats malais, ils furent tous égorgés il y a environ vingt ans, et leur fort fut démoli ; on en voit encore aujourd’hui les ruines. Depuis ce temps-là l’île est rentrée sous la domination des Cambogiens. Cette nation, avec le royaume de Tsiompa, est tributaire du roi de la Cochinchine, qui l’est lui-même, aussi bien que les rois de Tong-king et de Siam, de l’empereur de la Chine. Actuellement les ambassadeurs de Siam sont à Pékin pour payer le tribut.

Les royaumes de la Cochinchine, de Tsiompa et de Camboge sont très peu policés. Ces nations n’ont presque aucun commerce avec leurs voisins et ont très peu d’ordre et d’union entre elles. Les grands, comme autant de petits tyrans, pillent les peuples à toute main. Les rois exercent encore une tyrannie plus cruelle sur les grands pour leur faire rendre gorge. Nous avons été témoins de cette dureté. Le mandarin de qui dépend Poulo-condor, ayant appris que les étrangers avaient répandu quelque argent dans l’île, y a envoyé à diverses fois des collecteurs cruels qui, à force de tortures, se faisaient apporter tout ce que ces malheureux insulaires avaient gagné à la sueur de leur front. Quelques-uns, pour se dérober à leur poursuite, se sauvaient dans les montagnes ou se cachaient dans les forêts ; on en faisait des perquisitions exactes, et ils n’en étaient pas quittes pour livrer leur argent. C’est un malheur pour ceux qui naviguent, d’être dans la nécessité d’aborder à ces côtes ; le vaisseau français qui fut obligé d’y relâcher en 1721, en est un exemple.

Les officiers qui descendirent à terre pour y acheter des vivres, furent d’abord assez bien reçus ; on tacha même, par des invitations et des amitiés feintes, d’engager le capitaine à sortir de son bord ; leur vue était d’avoir une plus grosse rançon les habitants du pays en vinrent jusqu’à former le dessein d’enlever le vaisseau : ils envoyèrent plusieurs fois l’examiner mais ne se trouvant pas assez forts, ils se vengèrent sur ceux qu’ils tenaient à terre ; ils les lièrent, ils les maltraitèrent ; il y en eut qui levèrent la hache sur eux, et ce ne fut qu’aux instantes prières des missionnaires, qui furent avertis de ce barbare procédé, qu’ils leur laissèrent la vie sauve. Mais on fut obligé de payer une somme considérable pour les racheter. Les villes de ces barbares ne sont qu’un amas sans ordre de misérables cases de bois. Le palais même du roi de la Cochinchine n’a presque rien qui le distingue des cabanes des particuliers.

Les mœurs et les coutumes de ces peuples approchent en certaines choses des coutumes indiennes, et en beaucoup d’autres de celles des Chinois. Ils croient la métempsycose comme les Indiens ; ce qui ne les empêche pas de manger toutes sortes d’animaux. Ils sont pleins de vénération pour le cheval et pour l’éléphant, et ils en ont des peintures dans leurs maisons. La plus belle récompense, selon eux, que p.322 puisse avoir un grand homme après sa mort, c’est que son âme passe dans le corps d’une de ces bêtes. Ils regardent Confucius comme le premier docteur de l’univers. Ils rendent de grands honneurs à leurs ancêtres morts, et à ceux de leur nation qui se sont distingués durant leur vie. Ils ont pour cela chez eux et hors de chez eux plusieurs petits oratoires où ils brûlent des pastilles.

Mais le lieu le plus sacré parmi eux est une place publique, au milieu de laquelle est élevée une longue poutre, qui a vers le haut un traversier tant soit peu incliné ; apparemment qu’ils y arborent un pavillon, ils l’appellent touvo. Autour sont placés plusieurs oratoires ; c’est là qu’ils vont faire leurs profondes inclinations ; qu’ils brûlent quantité de petites chandelles, qu’ils offrent du riz, qu’ils immolent des victimes, et surtout des chèvres. Aux fêtes publiques suit un grand repas, où l’on ne manque pas de s’enivrer de rack (c’est une eau-de-vie faite de riz). Viennent ensuite les danses, la comédie, souvent les querelles et les coups.

J’eus à Poulo-condor la curiosité d’aller chez le bonze que je rencontrai par hasard, et qui me conduisit fort civilement dans sa maison. Il y a pratiqué un petit temple, et dans le fond du temple un autel. Sur cet autel sont rangées trois petites statues. Celle du milieu, qui représente un vieillard, est assise et a sur sa tête une espèce de tiare. L’une des deux autres est pareillement assise, et représente une personne plus jeune : la troisième est si informe qu’on n’y peut rien connaître. Les noms de ces trois figures sont Mat-loi, Bot-loi, Con-loi ; c’est-à-dire, le tour du ciel, le roi du ciel, le fils du ciel. Le bonze me fit sur cela un grand discours. Sa femme (car ce bonze-ci est marié) voulut aussi se mêler de prêcher ; mais je ne compris rien à ce qu’ils me dirent l’un et l’autre.

A la vue des trois statues, dont l’une est l’image d’un vieillard couronné, je me rappelai ce qu’on rapporte des brachmanes indiens ; qu’ils ont quelques idées confuses de la Trinité et de l’Incarnation, et je m’imaginai que ce bonze aurait peut-être les mêmes idées. Je lui présentai trois doigts bien distingués je les réunis ensuite pour marquer l’unité. Il fit comme moi, paraissant comprendre ce que je lui représentais. J’étendis les bras en forme de croix, en faisant de la tête quelques signes d’un homme qui soufre et qui meurt. Il fit aussi de même. Ce que je conclus de là, c’est qu’il aurait bien pu avoir quelque connaissance de nos mystères à la terre ferme où il y a des missionnaires. En sortant de chez lui, et envisageant le soleil, il me parut avoir de la vénération pour cet objet : je sais d’ailleurs que ces peuples révèrent la lune, la terre, des esprits, qui, selon qu’ils se l’imaginent, président au feu, à l’air, aux campagnes, aux mers, aux rivières, et qu’ils ont plusieurs sortes d’idoles qui leur sont venues des Indes et de la Chine.

C’est là tout ce que j’ai pu apprendre de la religion et des mœurs de ces nations, où les missionnaires ont pénétré depuis assez longtemps. Il y en a actuellement vingt qui ont à leur tête un évêque avec son coadjuteur : trois sont ecclésiastiques français, deux sont du pays même, trois franciscains, et les autres jésuites. Le roi de la Conchinchine a pris à sa cour deux jésuites, dont l’un est mathématicien, et l’autre se mêle de médecine. Quelques-uns de ces missionnaires sont dans le royaume de Tsiompa et le resta dans celui de la Cochinchine. Il n’y en a point maintenant à Camboge ; on attend des circonstances plus favorables pour y rentrer. Il y a quatre ans qu’il s’y éleva une espèce de persécution, durant laquelle un prêtre japonais fut massacré, et les chrétientés dispersées. Le roi approuva cet attentat, et en récompensa les auteurs. Un autre missionnaire y est mort depuis quelque temps de misère, sans pouvoir rendre aucun service. Il n’y a que Dieu qui puisse changer les esprits et les cœurs, et dissiper les ténèbres qui empêchent ces peuples d’ouvrir les yeux à la lumière de l’Évangile.

Enfin après un ennuyeux séjour de neuf mois entiers dans le havre de Poulo-condor, nous levâmes l’ancre le premier de juin 1722, et nous fîmes voile vers la Chine. Cette traversée n’est guère que de 300 lieues. On la fait communément en huit ou dix jours ; nous y demeurâmes près d’un mois. Les côtes de la partie méridionale de la Chine sont bordées d’une infinité de petites îles, au milieu desquelles il n’est pas aisé de découvrir l’entrée de la rivière de Canton. Ce fut l’embarras où nous nous trouvâmes. Un pêcheur à qui l’on fit voir des piastres nous en tira, et nous conduisit fort adroitement à travers ces p.323 rochers à l’île de Lentin, où nous mouillâmes en attendant un pilote chinois pour nous mener dans le port.

Le pilote arriva, et peine nous eut-il fait avancer quelques lieues, qu’il nous fit échouer sur un banc de sable. Nous ne nous en tirâmes qu’après avoir allégé le vaisseau, en jetant à la mer une grande quantité de bois, et en faisant couler l’eau dont nous avions fait provision, pour ne pas être obligés de boire celle de la rivière, qui n’est pas bonne.

Enfin le 26 de juin, près de seize mois depuis notre départ de France, nous arrivâmes à Vanpou, qui est le port de Canton. On oublie aisément les fatigues passées ; on s’en souvient même avec joie quand on trouve des frères pleins de charité et de tendresse qui tous s’empressent à délasser un voyageur. Tel est l’état où je me trouve aujourd’hui dans notre mission française établie à Canton par les libéralités du feu roi Louis le Grand, dont la piété, le zèle et les bienfaits se font ressentir jusqu’à ces extrémités les plus reculées de l’univers.

Il me reste, monsieur, à vous dire quelque chose de ce que j’ai vu à la Chine depuis le peu de temps que j’y suis arrivé. Rien ne surpasse pour la fertilité et l’agrément le plat pays de cette province : ce sont des plaines charmantes plantées de riz et d’arbres fruitiers, ou de belles prairies terminées par de petites collines bien boisées. Toutes ces campagnes sont arrosées par plusieurs bras de la rivière et par quantité de canaux, et sont remplies de villes et de villages où le peuple fourmille de toutes parts. Mais aussi rien de plus stérile que les montagnes, qui par là sont absolument désertes.

Je n’ai vu Macao que de loin, ainsi je n’en puis rien dire. Canton, où je suis depuis quatre mois, est une grande ville, ou plutôt c’est un composé de trois villes séparées par de hautes et belles murailles, mais tellement jointes, que la même porte sert pour sortir de l’une et pour entrer dans l’autre. Le tout forme une figure à peu près carrée : le circuit ne me paraît pas céder de beaucoup à celui de Paris. Ceux qui sont éloignés du centre marchent quelquefois une heure entière en chaise pour faire une visite. Il n’y a cependant ni vides, ni jardins fort spacieux. Les rues sont longues, droites, et serrées, à la réserve de quelques-unes plus larges, où l’on trouve de distance en distance des arcs de triomphe assez beaux. Les maisons ne sont que des rez-de-chaussée, presque toutes bâties de terre, avec des accompagnements de briques, et couvertes de tuiles. Dans les rues tout est boutiques où règne une grande propreté. Il y a quelques temples d’idoles environnés de cellules de bonzes, qui ont quelque chose de singulier et de magnifique. La salle de Confucius, aussi bien que l’académie où les lettrés s’assemblent pour faire leur composition, sont des morceaux curieux. Les ya-men ou palais des mandarins ont aussi leur beauté et leur grandeur, avec différence néanmoins de ce qu’en ce genre on appelle beau et grand en Europe. La rivière est chargée, le long des deux rivages, d’une quantité prodigieuse de barques à rangs multipliés, qui sont les seules habitations d’un peuple infini, et qui font une ville flottante très considérable. De manière qu’à compter tout ce qui compose Canton, on prétend qu’il y a au moins un million d’âmes : ce qui me rend la chose croyable, c’est l’étendue de la ville et la grande multitude qui remplit sans cesse les rues, où il ne paraît aucune femme.

Mais dans tout ce grand peuple combien de chrétiens ? hélas ! très peu. Il y a cependant à Canton plusieurs églises, et des missionnaires fervents. Mais le fracas continuel d’un grand commerce qui s’y fait, attire toute l’attention des Chinois, qui sont pauvres la plupart, et qui ne vivent que d’un travail assidu, et souvent trompeur. Pour ce qui est des seigneurs et des personnes riches, ils ne sont nulle part plus éloignés du royaume de Dieu que dans ces malheureuses contrées : les voies injustes d’amasser de l’argent, et la liberté d’avoir autant de femmes qu’ils en peuvent entretenir, sont des chaînes trop fortes pour être rompues sans d’extrêmes difficultés. On a plus de consolation dans les campagnes. Les ouvriers évangéliques y envoient leurs catéchistes ; ils s’y répandent eux-mêmes, et la semence salutaire trouve entrée dans des cœurs simples ; et peu à peu le champ du Seigneur se cultive et s’augmente. On commence par instruire quelques habitants d’un village ; on les baptise : ceux-ci attirent leurs parents et leurs amis. Lorsque le nombre des néophytes va à pouvoir former une assemblée, on bâtit dans le lieu une chapelle. Les chrétiens s’y assemblent les p.324 dimanches et les fêtes pour chanter les prières de l’Église. La nouveauté, les instructions, les bons exemples, et surtout la grâce de Dieu produisent des prosélytes. Le catéchiste va leur enseigner le tao-ly, c’est la doctrine chrétienne ; le missionnaire fait sa visite ; il prêche, il confesse, il instruit, il baptise, et l’œuvre de Dieu s’avance.

Il y a deux mois qu’un de nos Pères de cette maison fit avertir les chrétiens d’un village, où il a bâti depuis peu une chapelle, qu’il arriverait chez eux la veille de la Nativité de Notre-Dame. A quelque distance du lieu il trouva ses chers néophytes qui l’attendaient sur le chemin, partagés en plusieurs pelotons. Les plus avancés le voyant arriver se mirent à genoux pour recevoir sa bénédiction, et l’accompagnèrent ensuite jusqu’à la seconde troupe, qui fit comme la première : les autres imitèrent ceux-ci, et tous ensemble le conduisirent à la petite église, où, après les prières et les instructions, le Père leur conféra les sacrements et baptisa quatre catéchumènes. On ne baptisa ce jour-là qu’une seule personne dans notre église de la ville. Il est vrai que, comme il y a toujours à la ville des missionnaires, les baptêmes y sont beaucoup plus fréquents qu’à la campagne. J’eus, il y a peu de jours, la pieuse curiosité d’assister à celui d’un vieillard de près de soixante-dix ans, tout blanc et tout cassé de travail et de fatigue. C’est commencer bien tard à marcher dans le chemin du ciel : peut-être ira-t-il encore plus loin que nous. Un autre missionnaire est revenu depuis peu d’une petite excursion de huit jours. Il a baptisé douze personnes. Un troisième part demain pour une semblable expédition. Je serais ravi de pouvoir l’accompagner pour me mettre devant les yeux un modèle que je puisse imiter dans la suite ; mais, outre que j’y serais inutile, puisque je ne sais pas encore la langue, je suis retenu ici par les préparatifs d’un long voyage qui presse.

Durant le carême dernier, un des missionnaires dont je viens de parler trouva, dans une petite ville, à peu de journées d’ici, un petit nombre de vierges chrétiennes, qui d’elles-mêmes s’étaient rassemblées, et vivaient en communauté. Dieu était bien servi dans cette maison. Les femmes et les filles chrétiennes s’y assemblaient pour leurs exercices de piété : elles y conduisaient leurs parentes et leurs voisines encore infidèles, qui y recevaient de salutaires instructions : ce qui est d’autant plus avantageux à la religion, que les missionnaires ne parlent jamais aux femmes idolâtres. D’autres vierges voulaient se joindre à celles-là ; mais n’ayant ni maison à elles, ni travail ni de fonds suffisants, il ne paraissait pas possible qu’elles pussent subsister. Le missionnaire leur a fait acheter un emplacement assez vaste ; il fait maintenant apprendre un bon métier à quelques-unes qui l’enseigneront aux autres, et l’on espère beaucoup de ce petit établissement.

Nous pleurons la mort toute récente d’un de nos missionnaires [185] de Canton qui, dans le mois dernier, étant allé visiter ses Églises de la campagne, trouva un vaste champ à son zèle, et l’occasion d’une mort précieuse devant Dieu. Après avoir administré les sacrements à un grand nombre de néophytes, et baptisé plusieurs catéchumènes, on l’avertit qu’en un certain endroit écarté, il y avait un hôpital de lépreux chrétiens et infidèles, que tout le monde abandonnait. Il crut devoir secourir ces malheureux, auprès desquels il gagna une maladie qui l’emporta en peu de jours.

C’est ce même missionnaire qui a établi dans cette Église une manière de s’employer au salut des âmes, d’où il résulte à mon avis le plus grand bien qu’on puisse faire : c’est de recueillir avec soin les petits enfants abandonnés de leurs parents, qu’on trouve exposés dans les rues, et quelquefois même déjà mordus des chiens et d’autres animaux, comme j’en ai été témoin depuis que je suis à Canton [186]. Le baptême qu’on donne aussitôt à ces enfants moribonds en fait autant de prédestinés. Cette bonne œuvre se continue depuis la mort du missionnaire avec le même zèle qui l’a porté à l’entreprendre.

Cette moisson se recueille de même en d’autres villes de la Chine ; car partout on y a la détestable coutume d’exposer les enfants. Mais quand on a de quoi gagner les catéchistes, dont le soin est de parcourir les rues tous les jours de grand matin pour baptiser ceux qui se meurent, c’est alors que la moisson est abondante. p.325 On m’a assuré qu’à Pékin on envoyait chaque année au ciel trois ou quatre mille enfants.

La consolation que nous avons de voir le ciel se peupler de la sorte ne laisse pas d’avoir un retour bien chagrinant, quand nous faisons réflexion au grand nombre de ceux qui échappent à notre zèle. Que ne pouvons-nous faire ici, pour le progrès de la vraie religion, une partie de ce qu’y font les mahométans pour étendre leur secte impie et pour se fortifier dans l’empire ; ils ont prêché ailleurs le sabre à la main ; ils font à la Chine des progrès immenses à force d’argent. Ils achètent partout un nombre prodigieux d’enfants idolâtres, ils profitent pour cela de toutes les occasions. Il y a quelques années qu’en la seule province de Chang-tong, dans un temps de famine, on leur en vendit plus de dix mille, qui furent autant d’esclaves pour eux, et autant de victimes pour le démon. Ils les marient, ils leur achètent ou ils leurs bâtissent des quartiers de ville, et même des bourgades entières. Peu à peu ils en sont venus, en plusieurs endroits, jusqu’à ne plus souffrir aucun habitant qui n’aille à leurs mosquées ; et c’est par là qu’ils se sont si fort multipliés depuis un siècle.

Voilà, monsieur, la relation que je vous avais promise à mon départ de France pour la Chine. Si vous voyiez à présent celui qui a l’honneur de vous l’envoyer, je doute que vous pussiez aisément le reconnaître. Une barbe de deux ans, une tête entièrement rasée, excepté dans le seul endroit où les ecclésiastiques en Europe portent la tonsure, des habits tels qu’on ne se les figure point : tout cela change fort un homme ; mais ce changement n’est qu’extérieur, et je m’assure que vous me connaîtrez toujours à mon empressement à vous faire part, ainsi que vous le souhaitez, des choses qui pourront ou vous édifier, ou piquer votre curiosité.

Je n’avais pas jusqu’ici des idées justes sur le vêtement des missionnaires de la Chine : je m’imaginais qu’ils avaient une manière particulière de se vêtir qui les distinguait des Chinois. Je me suis trompé : notre habit est ici l’habit des honnêtes gens ; j’en exclus les bonzes, qui ne portent pas l’habit commun, et qu’on met au rang de la vile canaille. Une longue robe de toile blanche, une autre par-dessus, aussi longue, d’une étoffe de soie ordinairement bleue, avec une ceinture ; sur le tout un petit habit noir ou violet, qui descend aux genoux, fort ample, et à manches larges et courtes, un petit bonnet fait en forme de cône raccourci, chargé tout autour de soies pendantes, ou de crin rouge, des bottes d’étoffe aux pieds, un éventail à la main ; c’est ainsi qu’on doit être ajusté toutes les fois qu’on sort de la maison, ou que l’on rend une visite de conséquence. Dans le domestique on quitte une partie de cet attirail ; mais il faut bien se garder de dire la messe sans avoir la tête couverte d’un bonnet particulier, et sans avoir pris ses bottes.

C’est ici le pays des cérémonies : quoique les Tartares en aient beaucoup aboli, tout s’y fait par poids et par mesure ; c’est partout une affectation de gravité bien opposée à l’air ouvert et dégagé de nos Français. Ce n’est pas là néanmoins ce qui embarrasse le plus : une langue très difficile à parler, et encore plus à lire et à écrire, et cependant qu’il faut apprendre ; une langue qui n’a pas le moindre rapport avec aucune langue d’Europe, soit morte, soit vivante, et dont la prononciation est la pierre d’achoppement pour les plus anciens missionnaires : près de quatre-vingt mille caractères presque tous composés d’une multitude de traits sans ordre, comment venir à bout de tout cela ? On fait ce qu’on peut, et Dieu n’en demande pas davantage : pour devenir habile, il faut bien des années, encore y en a-t-il peu qui y réussissent.

Les caractères de la Cochinchine, du Tong-king, du Japon, sont les mêmes que ceux de la Chine, et signifient les mêmes choses, sans toutefois que les peuples s’expriment de la même sorte. Ainsi, quoique les langues soient très différentes, et qu’ils ne puissent point s’entendre les uns les autres en parlant, ils s’entendent fort bien en s’écrivant, et tous leurs livres sont communs. Ces caractères sont en cela semblables à nos chiffres d’arithmétique ; beaucoup de nations s’en servent, on leur donne différents noms, mais ils signifient partout la même chose.

J’ai tracé la figure d’un animal qui m’a paru singulier, et que je vous envoie : on l’appelle le poisson cornu ou le diable : il a le corps fait comme une caisse à quatre faces, plus petite par un bout, avec une queue plate, fort longue, et presque de la même largeur d’un bout à l’autre. Tout son corps est dur, et marqué p.326 partout de figures hexagones bien rangées, et semées de petits grains comme le chagrin.

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Il y a encore d’autres animaux que j’ai vus avec plaisir, et dont je vous ferais la description, s’ils n’étaient déjà connus par diverses relations qui sont entre les mains du public ; tels sont le requin, le marsouin et le poisson volant ; ainsi je ne vous en dirai qu’un mot.

Le requin est un des plus dangereux animaux de la mer ; il est très gros et extrêmement vorace ; nous en avons pris un qui était long de près de douze pieds. Il a une gueule capable d’engloutir un homme tout entier ; on y voit cinq rangées de dents qui sont comme une forêt de pointes d’acier ; il est toujours accompagné de plusieurs petits poissons, qui le plus souvent marchent devant lui ; c’est pour cela qu’on les appelle pilotes du requin. Il y en a d’autres plus petits et d’une autre espèce qui s’attachent à son corps sans même le quitter lorsqu’il est pris ; on les nomme succais. Un requin suit quelquefois un vaisseau deux ou trois jours, dans l’espérance de quelque proie.

Le marsouin est un vrai cochon marin il a sur tout le corps un lard assez épais et fort blanc ; il n’a point d’ouïes, il a sur la tête une ouverture par où l’on prétend qu’il respire l’air. Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’on le voit de temps en temps lever la tête hors de l’eau et se replonger aussitôt après. Il a des poumons et toutes les parties internes semblables à un cochon ; il a le sang chaud et en grande abondance ; il va d’une vitesse surprenante, et saute quelquefois jusqu’à quinze et vingt pieds au-dessus de la surface de la mer. Le marsouin, aussi bien que le requin, porte et met bas ses petits comme les animaux terrestres. Nous avons pris un requin femelle, qui portait dans son ventre six petits requins pleins de vie et fort gras.

Il y a deux sortes de poissons volants, l’un plus petit qui n’a que deux ailes, l’autre plus grand, qui en a quatre. Le plus grand n’a guère de longueur qu’un pied ou quinze pouces. Ils volent assez loin l’un de l’autre, et lorsque la bonite ou la dorade les poursuit, on les voit sortir de la mer, de même que s’élève dans un champ une compagnie de perdrix et aller replonger à cent ou cent cinquante pas plus loin. La bonite saute après fort haut, et si elle a manqué son coup, elle suit à fleur d’eau le vol de sa proie pour l’attraper en retombant. J’ai eu le plaisir de voir une fois cette chasse, qui est très agréable surtout lorsqu’il y a grand nombre de poissons qui poursuivent et qui sont poursuivis. L’agrément est entier lorsque les oiseaux de proie, comme cela arrive, se mettent de la partie ; alors le poisson volant n’a plus de retraite, ni dans l’eau, ni dans l’air.

On a gravé depuis peu à la Chine une estampe qui représente quatre croix qui ont paru en l’air dans différents temps et en différents lieux de cet empire. Je vous envoie cette estampe avec l’explication des caractères chinois qui marquent le lieu où ont paru ces phénomènes, leur durée et le nombre de personnes qui en ont été témoins.

Un triste évènement mettra fin à cette lettre ; Dieu qui l’a permit, en tirera sans doute sa gloire. La persécution contre les chrétiens est générale dans le Tong-king. Les églises abattues, les catéchistes maltraités, les missionnaires fugitifs et errants dans les forêts, les néophytes forcés d’adorer les idoles ; voilà le malheureux état où cette chrétienté est réduite. Nous avons appris que deux de nos Pères ont été arrêtés ; M. l’évêque ne s’est sauvé que par une adresse assez singulière ; il était chez un chrétien, lorsqu’on l’avertit que des soldats venaient pour le prendre ; sur-le-champ il dit au chrétien de mettre le feu à sa maison : le prélat fut obéi, et il s’échappa à la faveur du tumulte et du désordre que causa l’incendie.

Notre supérieur général dans ces contrées vient de faire une tentative pour secourir cette Église désolée. Il a pris des lettres de recommandation du premier mandarin de cette province, qui confine avec le royaume de Tong-king. Il a ramassé quelques présents, et il s’est mis en chemin pour la cour de Tong-king. Son dessein n’est d’abord que de demander au roi la permission de mettre une personne pour servir de gardien au tombeau d’un de nos Pères, enterré autrefois dans ce pays-là avec beaucoup d’honneur, par ordre du prince qui régnait alors. Ce serait toujours là un missionnaire qui ne serait pas inquiété, et vous pouvez bien juger que dans ce qu’il pourra faire pour la consolation des chrétiens persécutés, il ne s’épargnera pas.

Voici ce qui a donné lieu à cette persécution. Un chrétien fils d’un riche marchand, entretenait une concubine. Les missionnaires lui représentèrent sa faute si vivement, qu’il la p.327 chassa. Cette malheureuse, pour se venger, alla accuser le père de ce chrétien d’avoir chez lui des marchandises de contrebande. On fit la visite de sa maison, on trouva les marchandises, et comme on fouilla partout, on y trouva aussi des ornements d’autel et beaucoup d’autres choses propres des chrétiens. La religion n’est que tolérée au Tong-king, et ce n’est qu’en secret qu’on y prêche ; ainsi, l’avidité du pillage, d’autres disent encore la crainte que le roi a eue quand il a appris le nombre des fidèles qui est dans ses États, a fait porter des arrêts terribles et a causé les maux dont cette chrétienté est affligée. Je recommande à vos saintes prières et à celles de votre pieuse et noble maison ces régions si fort ensevelies dans les ombres de la mort. Je m’y recommande en particulier moi-même, et suis avec beaucoup d’estime et de respect etc.

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Lettre du père Gaubil

à monseigneur de Normond,

archevêque de Toulouse

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Désolation dans les chrétientés. — Remarques sur les enfants exposés.

De la province de Canton, à la Chine,

ce 4 novembre 1722

Monseigneur,

Il n’y a que peu de mois que je suis arrivé à la Chine, et en y arrivant j’ai été infiniment touché de voir le triste état où se trouve une mission qui donnait, il n’y a pas longtemps, de si belles espérances. Des églises ruinées, des chrétientés dissipées, des missionnaires exilés et confinés à Canton, premier port de la Chine, sans qu’il leur soit permis de pénétrer plus avant dans l’empire ; enfin, la religion sur le point d’être proscrite, voilà, monseigneur, les tristes objets qui se sont présentés à mes yeux à mon entrée dans un empire où l’on trouvait de si favorables dispositions à se soumettre à l’Évangile.

Deux de nos missionnaires qui sont retenus à Canton, ont profité de leur exil pour faire un bien solide et qui mérite l’attention de ceux qui ont du zèle pour le salut des âmes ; il n’y a point d’années qu’ils ne baptisent un grand nombre d’enfants moribonds.

Connaissant, comme je fais, les sentiments de Votre Grandeur, j’ai cru qu’elle verrait avec plaisir les bénédictions dont le Seigneur a favorisé l’industrie et les soins de ces deux missionnaires. L’un d’eux nommé le père du Baudory, m’en a fait le détail dans une lettre qu’il m’a écrite et que je prends la liberté d’envoyer à Votre Grandeur : je le fais d’autant plus volontiers, monseigneur, que j’ai été le témoin du zèle dont vous êtes rempli pour tout ce qui concerne l’avancement de la religion : je m’en rappelle sans cesse le souvenir, pour m’animer moi-même à soutenir les travaux attachés au ministère apostolique, auquel Dieu, par son infinie miséricorde, a bien voulu me destiner. Je pars incessamment pour Pékin, où je suis appelé, et c’est avant que de partir que je donne à Votre Grandeur cette légère marque de mon respect et de mon dévouement. Ce qui suit est la lettre du père du Baudory, telle qu’il me l’a écrite depuis peu de jours :

Vous m’avez témoigné que je vous obligerais sensiblement de vous donner un détail exact de la bonne œuvre que Dieu nous a inspiré de faire à Canton, en assistant les enfants exposés, et en leur procurant le baptême. C’est une consolation que je n’ai garde de vous refuser. Il y a ici deux sortes d’enfants abandonnés : les uns se portent à un hôpital que les Chinois appellent Yio-gin-tang, c’est-à-dire ̃maison de la miséricorde. Ils y sont entretenus aux frais de l’empereur. L’édifice est vaste et magnifique ; l’on y trouve tout ce qui est nécessaire pour l’entretien de ces pauvres enfants : des nourrices pour les allaiter, des médecins pour les traiter dans leurs maladies, des directeurs pour veiller au bon ordre de la maison. Les autres enfants exposés sont portés dans notre église ; on les baptise et on les confie à des personnes sûres pour les nourrir, ainsi que je vous l’expliquerai dans la suite de celle lettre.

« Les enfants de l’hôpital ne se baptisent que lorsqu’on les voit près de mourir ; on en donne avis à mon catéchiste qui demeure dans le voisinage de l’hôpital, et qui va aussitôt leur conférer le saint baptême. C’est, comme vous voyez, un Chinois qui est chargé de cette fonction. Il ne serait pas de la bienséance qu’un Européen, et surtout un missionnaire, entrât dans une maison remplie de femmes : d’ailleurs p.328 les mandarins ne manqueraient pas d’en être informés, et l’expérience nous a appris qu’il est important que les mandarins ignorent l’accès que nous avons dans cette maison. Ce que je ne puis donc faire par moi-même, je le fais par le moyen d’un catéchiste zélé, qui est bien instruit de la manière d’administrer le sacrement de baptême. On a soin d’écrire les noms de ceux qu’on baptise, et qui meurent après le baptême. 

Vous me demanderez peut-être à quoi montent les frais que je suis obligé de faire pour soutenir cette bonne œuvre. Ils ne sont pas aussi considérables que vous pourriez l’imaginer. Il s’agit d’entretenir un catéchiste, de faire quelques présents aux directeurs et aux médecins, de payer deux personnes qui ont soin d’avertir le catéchiste dès qu’il se trouve quelque enfant dans un pressant danger de mort ; de donner quelque chose aux nourrices qui ont soin d’apporter et de remporter les enfants qu’on baptise. Le tout ne monte à guère plus de vingt taels qui font cent francs de notre monnaie ordinaire, et avec une si légère somme, distribuée de la sorte, on a la consolation de placer chaque année un grand nombre d’enfants dans le ciel. 

Ce fut l’année 1719 qu’on commença à établir cette œuvre de charité et on conféra le baptême à cent trente-six enfants. Depuis le commencement d’avril jusqu’à la fin du mois de décembre, on en baptisa cent quatorze ; on en baptisa pareillement deux cent quarante un en l’année 1721, et en cette année de 1722, je compte déjà deux cent soixante-sept enfants qui sont morts après avoir reçu le baptême : comme il y a encore deux mois pour arriver à la fin de l’année, j’espère que le nombre de ces prédestinés ira au delà de trois cents. Ce nombre des enfants régénérés dans les eaux du baptême, qui augmente chaque année, est une preuve assez sensible du soin que la divine Providence prend de ces pauvres orphelins. 

Un autre trait de cette même Providence ne vous touchera pas moins : lorsqu’on tourna ses vues du côté de cet hôpital, on crut que le moyen d’y réussir était de s’adresser au mandarin qui en avait l’administration. On le visita ; on lui fit des présents, on lui proposa le dessein qu’on avait. Il parut l’approuver ; il promit tout ce qu’on voulut, et ne tint rien de ce qu’il avait promis. Nous commencions déjà à perdre toute espérance, lorsqu’une prompte mort enleva tout à coup le mandarin. Nous jugeâmes à propos de prendre d’autres mesures, et, au lieu de nous adresser à son successeur, nous fîmes parler aux directeurs de l’hôpital. Nous convînmes avec eux d’une somme que nous leur donnerions chaque année, moyennant quoi l’entrée dans l’hôpital nous a été libre.

Une difficulté se présente d’abord à l’esprit, sur laquelle je dois vous donner quelque éclaircissement. Quoiqu’on ne baptise à l’hôpital que les enfants moribonds, il est vraisemblable que tous ces enfants ne meurent pas après le baptême reçu et qu’il y en a quelques-uns qui échappent à la mort. En ce cas-là, que deviennent-ils ? S’ils passent entre les mains des infidèles, la grâce du baptême leur est inutile : marqués du sang de l’Agneau, il est difficile qu’ils profitent de ce bienfait, puisqu’apparemment ils n’en connaîtront jamais le prix.

Cet inconvénient est grand, je l’avoue ; mais il n’est pas sans remède. Le catéchiste et moi nous avons une liste exacte des enfants baptisés et de ceux qui meurent après le baptême : on examine de temps en temps cette liste, et s’il y a quelques-uns de ces enfants qui reviennent de leur maladie, les économes, qui ont pareillement leurs noms, sont avertis de ne les pas donner aux infidèles qui viendraient les demander. Nous avons soin de les retirer de l’hôpital et de les placer chez des chrétiens : ce sont de nouveaux frais qu’il faut faire ; mais ils sont indispensables. Par là on met le salut de ces enfants en sûreté, et l’œuvre de Dieu se fait sans inquiétude, et sans scrupule.

Les enfants exposés qu’on nous apporte ne sont pas à beaucoup près en si grand nombre : cependant la dépense qu’on est obligé de faire pour leur entretien est incomparablement plus grande. Je baptisai, l’année dernière, dans notre église, quarante-cinq de ces enfants qui moururent peu de jours après la grâce qu’ils venaient de recevoir. J’en ai baptisé cette année trente en dix mois. Au commencement, nous n’en baptisions guère que cinq ou six par an ; mais j’ai lieu de croire que désormais le nombre montera tous les ans à soixante et davantage.

Si j’avais des fonds suffisants, j’entretiendrais des catéchistes, comme on fait à Pékin, et je p.329 les enverrais dans tous les quartiers de la ville où l’on a accoutumé d’exposer les enfants. Je pourrais même, avec une somme assez modique, procurer le baptême aux enfants des infidèles qui sont sur le point d’expirer. Ce sont là les seules occasions où ma pauvreté me fait une véritable peine.

Dès qu’on apporte un enfant, on le baptise et on lui cherche une nourrice. On ne donne que vingt-cinq sous par mois à chaque nourrice : outre cela il faut fournir le linge, et les remèdes quand ils sont malades. Au commencement c’était une affaire que de chercher des nourrices : maintenant j’en trouve plus que je n’en veux. De même, il fallait autrefois envoyer chercher les enfants dans les endroits où on les expose ; au lieu qu’à présent les infidèles nous les apportent eux-mêmes, parce qu’ils voient que leur peine est payée. Cela n’empêche pas que plusieurs n’échappent à notre vigilance. Rien de plus ordinaire que de les voir flotter sur la rivière ou entraînés par le courant. Les uns sont secourus, les autres sont abandonnés, Il y a quelques mois que je fus témoin d’une chose en ce genre assez singulière. On portait un enfant qui était encore en vie pour l’enterrer : un chrétien, qui s’en aperçut, demanda l’enfant, et promit de le nourrir : on n’eut pas de peine à le lui livrer : il l’apporte aussitôt à l’église ; on le baptise, et au bout de deux jours il meurt.

Ce n’est pas assez de placer ces enfants et de leur procurer des nourrices, il faut de temps en temps les visiter, et surtout s’assurer de la probité et de la bonne foi de ceux à qui on en confie le soin. Faute de cette précaution on s’expose quelquefois à de fâcheux inconvénients.

Quand un enfant se porte bien et qu’il y a lieu d’espérer qu’il vivra, je m’en délivre le plus tôt qu’il m’est possible, soit en le donnant à quelqu’un qui veut bien s’en charger, soit en l’engageant par quelque gratification à le prendre. Mais ce n’est qu’aux chrétiens que je les confie, et par là je suis moralement sûr que, lorsqu’il croîtra en âge, il sera élevé dans les principes de notre sainte religion. 

Je ne vous marque point ce qu’il en coûte par an pour l’entretien des enfants qu’on nous apporte, et il ne serait pas aisé de le faire : cela dépend de leur nombre, et de certains frais qui surviennent de jour à autre, auxquels on ne s’attend pas. Mais comment fournir à ces frais ? me direz-vous. Ah ! mon cher Père, qu’il est difficile qu’en ces occasions un missionnaire ne donne pas une partie de son nécessaire ! d’ailleurs, quelques personnes pieuses qui cherchent à s’attirer des protecteurs dans le ciel, procurent par leurs libéralités à ces petits innocents l’application du sang de l’adorable Rédempteur, et vous m’avouerez que leurs aumônes ne sauraient être plus sûrement employées. 

Comme je mets toute ma confiance en la divine Providence, je ne refuse aucun des enfants qu’on m’apporte, et actuellement j’en ai dix-huit que je fais nourrir. Ce qu’il y a de consolant dans une occupation si sainte, c’est que l’on pratique en même temps les œuvres de miséricorde spirituelle et corporelle, et que la charité qui s’exerce à l’égard de ces infortunées victimes de la cruauté de leurs parents, regarde directement la personne du Fils de Dieu, ainsi qu’il nous l’assure lui-même, en nous disant « Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de mes frères que voilà, vous me les avez faites à moi-même. » Quandiu fecistis uni ex his fratribus meis, mihi fecistis. 

Ici, Monseigneur, finit la lettre du père du Baudory. Comme je suis nouveau venu à la Chine, je n’ai encore rien fait dont je puisse vous rendre compte. J’y supplée par ce petit détail que j’ai l’honneur de vous envoyer. Je me flatte que Votre Grandeur voudra bien l’agréer ; du moins je tâcherai par là de lui persuader que je porte jusqu’à l’extrémité du monde le souvenir et la reconnaissance des bontés dont elle m’a honoré, et de l’assurer que je ne cesserai jamais d’être, avec le plus profond respect, etc.

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[1] Asham.

[2] Malacca.

[3] L’île de Java qui est au midi du royaume de Siam, forme, avec l’île de Sumatra, le détroit de la Sonde, qu’on appelle aussi le détroit de Java.

[4] C’est la ville capitale des États que les Hollandais ont aux Indes Orientales, elle est située sur la côte septentrionale de l’île de Java.

[5] Saint François-Xavier prêcha l’Évangile dans les Indes pendant dix ans, et c’est en mémoire de ces dix années qu’on fait quelques prières ou quelque autre dévotion, dix vendredis de suite, en l’honneur de ce grand saint. On a fixé cette dévotion au vendredi, parce que saint François-Xavier mourut en l’île de Sancian un vendredi 2 de décembre 1552.

[6] C’est la ville capitale du royaume d’Achen, en l’île de Sumatra.

[7] Ce sont les plus grands seigneurs du pays.

[8] C’est une machine de bois qui tourne sur un pivot et qui sert ordinairement à lever les ancres du fond de la mer.

[9] Une passe est un espace de mer entre des terres ou des bancs de sable, par où les vaisseaux passent.

[10] C’est un terme de marine qui signifie aller tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, au plus près du vent que l’on peut.

[11] Un grain, en terme de marine, est un nuage qui passe promptement, et qui en passant cause un grand vent et de grosses ondées de pluie.

[12] Chang tchuen-chan sur la côte de la province de Canton.

[13] Appareiller, en terme de marine, c’est mettre à la voile.

[14] Ce sont les prêtres des idoles.

[15] C’est un royaume qui est entre la Chine et le Japon, et qui paye tribut à l’empereur de la Chine.

[16] Au commencement de 1685.

[17] Les pères de Fontaney, Tachard, Gerbillon, Le Comte et Visdelou.

[18] Celle ville appartient aux Anglais ; elle est sur la côte orientale du détroit qui porte son nom.

[19] Les pères Bouvet, Dolzé, Parnon, de Broissia, de Prémare, Regis, Parennin, Geneix, et le frère de Belleville.

[20] Ville de la Chine, qui appartient aux Portugais.

[21] La petit nation des Mantcheous s’est rendue fameuse par la conquête de la Chine.

[22] Cette église avait été réduite en cendres peu de temps auparavant, avec une partie de la ville de Ham-tcheou, comme on le peut voir dans l’Histoire du l’édit de l’empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne, page 65 de la 3e édition.

[23] Roi des Éleuthes, ou Mongols rancuniers.

[24] Il n’y a point de loi à la Chine qui permette l’exposition des enfants ; elle n’est que tolérée, comme nous l’expliquerons dans la suite de cet ouvrage.

[25] C’est un port de mer et la ville capitale d’une des provinces méridionales de la Chine.

[26] C’est la ville capitale de la Chine.

[27] Ce royaume est situé au sud du Tonkin.

[28] Ce sont les prêtres des idoles.

[29] C’est un instrument composé de deux ais fort pesants, échancrés vers le milieu de leur union, pour serrer le cou.

[30] C’est ainsi qu’on appelle les vaisseaux de la Chine.

[31] C’est la ville capitale d’une des provinces de la Chine, du même nom.

[32] C’est la seconde ville de la Chine.

[33] Cette île est sur la côte d’Afrique.

[34] Ce cap est à la pointe la plus occidentale de l’Espagne, dans la province de Galice.

[35] Ce sont des vents qu’on trouve vers les tropiques, sur la côte occidentale d’Afrique. Ces vents soufflent presque toujours entre le nord-nord-est et l’est.

[36] C’est la plus occidentale des îles Canaries.

[37] M. le maréchal d’Estrées prit cette île sur les Hollandais le 1er novembre 1617.

[38] C’est le nom que les nègres donnent à leurs prêtres.

[39] Ce sont deux royaumes d’Afrique, où l’on fait un grand trafic de nègres.

[40] Ce banc est au-delà du cap de Bonne-Espérance, à la pointe la plus méridionale de l’Afrique.

[41] Ces montagnes séparent la Lorraine de l’Alsace.

[42] Elle est près de l’île de Java, à l’entrée du détroit de la Sonde.

[43] Bantan, qui était la principale ville de commerce. n’a plus d’importance aujourd’hui. C’est Batavia qui est la capitale.

[44] C’est-à-dire qu’on plia le pavillon autour de son bâton.

[45] Appareiller signifie, en terme de marine, mettre à la voile.

[46] Javanais.

[47] Leur principal pays est cette grande péninsule qu’on voit dans les cartes entre l’île de Sumatra et le golfe de Siam, c’est-à-dire la presqu’île de Malacca.

[48] C’est un vaisseau pirate qui n’a commission d’aucun prince, et qui exerce ses brigandages indifféremment sur tous les vaisseaux qu’il rencontre, de quelque nation qu’ils soient.

[49] Le Paracel est un archipel qui dépend de l’empire d’Annam.

[50] Ce royaume a le Tonkin au nord, les royaumes de Tsiampa et de Cambodje au sud et à l’ouest.

[51] C’est un radeau qu’on fait de planches et autres bois liés ensemble.

[52] Cette île est au sud de la Chine, vis-à-vis la partie occidentale de la province de Canton.

[53] Golfe du Tonkin, célèbre par ses typhons et ses trombes.

[54] C’est le mât qui est couché sur la proue du vaisseau.

[55] C’est le second mât du vaisseau, il est vers la proue, entre le grand mât et le mât de beaupré.

[56] Le mât d’artimon est entre le grand mât et la poupe du vaisseau.

[57] En ce pays-là le vent souffle pendant six mois de l’ouest à l’est, et pendant six autres mois de l’est à l’ouest, et c’est ce qu’on appelle mousson.

[58] Ces îles, qui sont à l’entrée du golfe de Macao, sont bien différentes des îles des Larrons, auxquelles la feue reine d’Espagne, Marie-Anne d’Autriche, a donné son nom, et qu’on appelle aujourd’hui les îles Mariannes.

[59] Ville de la Chine qui appartient aux Portugais.

[60] Ce sont des voiles triangulaires qui se mettent sans vergues aux étais du vaisseau.

[61] C’est la voile du mât de beaupré.

[62] C’est un lettré qui sert de catéchiste au père de Fontaney.

[63] Ce sont des retranchements qu’on fait au bas étage du vaisseau.

[64] C’est une espèce de brancard ou de chaise à porteurs.

[65] Les laoyés, à la Chine, sont des lettrés du premier ordre qui accompagnent par honneur les mandarins dans certaines cérémonies publiques.

[66] Canton forme deux villes ; l’une toute chinoise et fermée de murailles ; l’autre ouverte, et où sont admis les étrangers. La ville chinoise est l’ancien Canton ; l’autre s’appelle à juste titre la ville neuve, car, incendiée il y a dix-huit ans, elle a été depuis presque entièrement reconstruite à neuf. La population de Canton pour les deux villes et leurs faubourgs, est évaluée à un million d’âmes.

[67] Le frère de Belleville.

[68] C’est la seconde ville de la Chine.

[69] C’est un ancien royaume, aujourd’hui simple district dans la province de Karnatik, au milieu de la grande péninsule qui est en deçà du Gange.

[70] L’histoire du martyre de ce grand serviteur de Dieu est dans le Recueil des Mémoires des Indes.

[71] Liampo, ou Ning-pho-fou.

[72] Le gouvernement envoie tous les matins des chariots qui parcourent les rues, recueillent les enfants qui respirent, et les transportent dans un hôpital où des médecins et des matrones sont chargés de les soigner, et où ceux qui échappent à la mort sont élevés.

[73] Koueï-tcheou.

[74] Portion de la Mandchourie réunie à la province de Tchyli.

[75] Ce sont les États tributaires Turkestan, Kalmoukie, Mongolie, etc.

[76] Prêtres des idoles.

[77] Espèce de bonze.

[78] Psal. 91.

[79] Lib. II, epist. IX.

[80] Lib. IV, epist. IX.

[81] Lib. IV, epist. I.

[82] Ville qu’on nomme aussi Hia-men, située dans une île, et ayant un port très fréquenté.

[83] Ces îles sont au nombre de quatre cents. Les principales sont Kintam et Tcheou-chan.

[84] Isaïe, 40.

[85] Ning-pho-fou.

[86] Lib. IV, epist. I.

[87] Lib. III, epist. V.

[88] Benedictus Deus qui fecit nobiscum misericordiam suam. Liberavit vos à naufragio, ut prope naufragam missionem nostram operariis destitutam vestra opera ac laboribus ab aquis lacrymarum summique mœroris eriperet.

[89] Marc, chap. XI, v. 22.

[90] II Tim. , chap. III, v. 12.

[91] La capitale de la Corée est Hang-yang.

[92] La Corée a trois rivières principales, savoir : Le Yalou, qui a deux cents lieues de cours, sépare le royaume du Liao-toung de la Mandchourie, et se jette dans la mer Jaune ; Le Toumen, qui a un cours de quatre-vingt dix à cent lieues, et se jette dans la mer du Japon ; le Han, qui coule au sud, et, après un cours de soixante-dix à quatre-vingts lieues, se jette dans le détroit de Corée.

[93] Comme aujourd’hui.

[94] Act. 20.

[95] Le fleuve Séghalica, ou Amour, vient des monts Kentaï et se jette dans la Manche de Tartarie.

[96] L’Histoire de l’édit de l’empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne.

[97] Esther, chap. IV, v. 5.

[98] Judith, XVIII.

[99] Isaïe, chap. V.

[100] Kiamnam, ou Kiang-nan, forme aujourd’hui deux provinces, savoir, celle de Kiang-sou et celle d’An-hoeï. Nankin, ou Kiang-ning, est dans la première.

[101] Tchy-li, anciennement Pe tche li, dont la capitale est Pékin.

[102] C’est un mandarin qui est au-dessus du vice-roi.

[103] Ce prélat, connu auparavant sous le nom d’évêque d’Argolis, était de l’ordre de Saint-François.

[104] C’est une des provinces occidentales de la Chine, aussi bien que celle de Sou-tchouen.

[105] Kiang-si.

[106] Le pire Turcotti, nommé par le saint-siège évêque d’Andreville et vicaire apostolique de la province de Koueï-tcheou.

[107] C’est le nom chinois de M. de Lyonne, évoque de Rosalie.

[108] C’est ce qu’on appelle le Jesumi : le baron Onno-Swier de Haren, dans ses Recherches historiques sur l’état de la religion au Japon, relativement à la nation hollandaise, réfute les auteurs qui ont assuré que les Hollandais s’étaient assujettis à cette affreuse profanation ; il prétend qu’on ne l’exige que des catholiques romains. (Page 71.) (Note de l’ancienne édition.)

[109] C’est le nom chinois du père Domenge.

[110] Liv. I, epist. VII.

[111] Liv. II, epist. V.

[112] Deut. , chap. IV.

[113] Isaïe, chap. LV.

[114] Rom., chap. XIV.

[115] II Cor., chap. VI. v. 8.

[116] Philip., chap. IV.

[117] II Cor. , chap. XII, v. 15.

[118] Peintre italien.

[119] La délicatesse de ces missionnaires est une preuve du moins qu’ils ne favorisaient pas l’idolâtrie, comme on les a accusés.

[120] Les soupes à la Rumfort vinrent de cet exemple.

[121] Traduite du portugais.

[122] Koueï-te-fou est un chef-lieu de département.

[123] Ce sont des villes de la province de Ho-nan, qui est presque au milieu de la Chine.

[124] Les originaux des pièces dont on parle ici furent trouvés dans les archives du collège de Pékin le 30 juillet, veille de la Saint-Ignace, de l’année 1704. Les jésuites de la Chine ont fait imprimer ces pièces à Pékin même, après en avoir montré les originaux à un vicaire apostolique et au secrétaire de M. l’évêque de Pékin.

Voici le catalogue de ces pièces, qui sont écrites en portugais :

1° Lettre du révérend père Dominique Navarrette, jacobin, écrite le 29 de septembre 1669, au révérend père Antoine de Govea, vice-provincial de la Compagnie de Jésus à la Chine. Cette lettre est imprimée en français à la page 275 de la première édition de l’éclaircissement donné à M. le duc du Maine, sur les honneurs que les Chinois rendent à Confucius et aux morts.

2° Copie de quelques points arrêtés dans une assemblée des pères de la Compagnie de Jésus en la ville de Ham-tcheou, capitale de la province de Tche-kiam, au mois d’avril de l’année 1642. Cette pièce est imprimée en français dans le même éclaircissement, page 278.

3° Réponse du révérend père Antoine de Govea, vice-provincial des jésuites de la Chine, sur les deux précédents écrits du révérend père Navarrette, jacobin. Cette pièce est imprimée en français dans le même éclaircissement, page 284.

4° Lettre du révérend père Dominique-Marie de Saint-Pierre, jacobin, écrite le 4 d’octobre 1669, au révérend père Antoine de Govea, vice-provincial de la Compagnie de Jésus à la Chine. Cette pièce est imprimée en français dans le même éclaircissement, page 293. On trouve cet éclaircissement à la fin de l’Histoire de l’édit de l’empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne, imprimée chez Anisson en 1698.

5° Lettre du révérend père Michel de Angelis, de l’ordre de Saint-Augustin, gouverneur de l’évêché de Macao, au révérend père Antoine de Govea, vice-provincial de la Compagnie de Jésus à la Chine, sur la fuite du révérend père Navarrette de sa prison de Canton.

6° Attestation donnée le 16 de décembre 1680, par le seigneur dom Vasco Barbosa de Mello, contre quelques faussetés rapportées dans les livres du même père Navarrette. Ces deux dernières pièces n’ont point encore été traduites en français, ni imprimées en Europe.

[125] C’est le Pentateuque.

[126] Hoang-ho, ou fleuve Jaune, est une des plus grandes rivières de la Chine. Il prend sa source entre les montagnes qui sont à l’occident de la province de Sou-tchouen, et après avoir parcouru une partie des provinces septentrionales de ce grand empire, il passe par celles de Ho-nan, de Chan-toung et de Nankin, où il se jette dans la mer orientale, vis-à-vis du Japon.

[127] Le Talmud est un livre fort estimé des Juifs, qui contient leurs lois, leurs coutumes et les traditions de leurs rabbins. On appelle talmudistes ceux qui suivent la doctrine de ce livre.

[128] La famille de Taming commença de régner à la Chine en 1368, et gouverna cet empire pendant deux cent soixante-seize ans. Elle le perdit par l’irruption des Tartares orientaux, qui s’en rendirent les maîtres en 1644.

[129] C’est la famille de Tai-cim, qui règne aujourd’hui à la Chine en la personne de Cam-hi, un des plus grands et des plus sages princes qui aient gouverné ce vaste empire. (Note de l’ancienne édition.)

[130] Des vingt-deux familles qui ont possédé l’empire de la Chine depuis le grand Hoam-ti, c’est-à-dire depuis l’an 2697 avant la naissance de Jésus-Christ jusqu’à présent, la famille de Han est la cinquième, et l’une des plus illustres, puisqu’elle a donné vingt-sept empereurs à la Chine, et qu’elle a gouverné cet empire pendant quatre cent vingt-six ans, depuis l’année 206 avant la naissance de Jésus-Christ, jusqu’à l’année 220 après sa naissance.

[131] Schethikah japha beschahath hathephillag. Silentium pulchrum est orationis tempore.

[132] Chap. VI, v. 10.

[133] Cette manière de s’exprimer leur est si ordinaire, que souvent au lieu d’écrire le mot entier, ils se contentent d’en marquer la première lettre, le Ciel, c’est-à-dire, au nom du Ciel ; faites toutes vos œuvres au nom du Ciel, c’est-à-dire, pour Dieu. Chol maasecha iheiou le schem schammaïm. Omnia opera tua fiant in nomine Cæli.

[134] Les anciens docteurs, comme Rabbi Eliezer et Rabbi Jochanam, s’étaient servis d’une semblable expression, et plusieurs autres avant eux, car ils assurent qu’ils l’avaient apprise de leurs pères ; schaninou, didicimus.

[135] Pater, peccavi in Cælum et coram te. Luc, cap. XV, v. 19.

[136] E Cælo ista possideo. II, Mach. , cap. XI, v. 7.

[137] Caph, mem, nun, phe, tsade.

[138] Prêtres tartares.

[139] Ego dixi : Dii estis, et sicut homines moriomini.

[140] Palais du mandarin.

[141] La coudée chinoise est au pied du Châtelet de Paris comme à peu près 29 sont à 30. (Note de l’ancienne édition.)

[142] Gin-seng, ou gensen, plante jadis en grande réputation et dont parlent souvent les missionnaires. On croyait qu’elle ne croissait que dans les forêts de la Tartarie, et on la vendait en Chine au poids de l’or. Mais depuis on a découvert qu’elle était commune en Virginie, au Canada, et dans toute la partie orientale de l’Amérique du Nord. Le prix en a donc considérablement diminué, et de plus, on en fait, en médecine, infiniment moins d’usage qu’autrefois. On la cultive dans nos jardins d’Europe, mais elle n’y réussit que médiocrement quand on veut la multiplier autrement que par des graines qu’on fait venir des pays mêmes où elle croit naturellement.

[143] Son nom veut dire reine des plantes.

[144] On en a effectivement découvert dans les forêts du Canada, dont on fit d’abord beaucoup de bruit ; mais cette première vogue ne s’est pas soutenue.

[145] Suivre le même rumb, c’est suivre la même direction de vent.

[146] Ce noyau n’a pas le bord tranchant comme nos lentilles, il est presque partout également épais.

[147] Tchy-li, province de la cour, parce qu’en effet Pékin, résidence de l’empereur, est au centre.

[148] Chef lieu de département dans la province de Kiang-si.

[149] Le mot chinois tchim, qu’on rend ici par celui d’esprit, signifie proprement génie tutélaire.

[150] Cela ressemble aux annuaires que le gouvernement français a recommandé aux départements de publier.

[151] Je-ho, nom mongol du département de Tching-te, situé au nord de la grande muraille, et réuni en 1778 à la province de Tchy-li.

[152] Unus assumetur et alter relinquetur. Luc., cap. XVII, v. 35.

[153] L’inoculation et la vaccine ont successivement pénétré en Chine, et y sont en honneur.

[154] Mercedem prophetæ accipiet. Matth., cap. X, v. 41.

[155] Per arma justitiæ, a dextris et a sinistris. Cor., cap. VI, v. 7.

[156] Tribunal des rits.

[157] Ministres d’État.

[158] Cette province en forme deux aujourd’hui : celle de Kiang-sou, et celle d’An-hoeï.

[159] Cette abondance n’est-elle pas préférable à l’or, pour lequel on commet partout tant de cruautés et de perfidies ?

[160] Des recherches nouvellement faites ont appris que les Chinois connaissaient l’île Thai-ouan, ou Formose, sous les Han, un peu avant l’ère chrétienne. Elle était comprise dans les Man-ty, ou pays des barbares méridionaux. Les historiens en font rarement mention, parce que ses habitants n’envoyaient ni ambassades ni tributs à l’empereur ; mais enfin ils savaient que l’île existait. Les Japonais en furent d’abord les maîtres ; puis ce furent les Portugais, à qui les Hollandais l’enlevèrent. Elle a été déclarée dépendante de la Chine en 1683.

[161] C’est-à-dire tout le monde habitable. Les Chinois divisent les terres en neuf espèces : 1° montagnes de bonne terre ; 2° montagnes pierreuses ; 3° terres et collines ; 4° terres noires et sèches ; 5° terres humides ; 6° terres sablonneuses ; 7° terres grasses ; 8° terres jaunes ; 9° terres rouges.

[162] La charité, la justice, l’honnêteté ou les cérémonies, la prudence, la fidélité ou la bonne foi.

[163] Royaume ancien qui confinait avec la province du Sse-tchuen ; les peuples de ce royaume étaient des barbares très difficiles à policer. (Note de l’ancienne édition.)

[164] Le ki-ling est un animal fabuleux et mystérieux de l’antiquité chinoise : il est né d’une vache ; sa charité est si grande, qu’il n’ose pas même fouler aux pieds le moindre brin d’herbe. Il ne paraît que lorsque l’empire est gouverné par un saint empereur.

[165] Gouverneur de la ville.

[166] Temples d’idoles.

[167] Chef-lieu de parlement dans la province de Ho-nan.

[168] Mandarin de guerre du second ordre.

[169] Lieu de la juridiction de ce mandarin.

[170] Les Chinois mettent toujours à la tête de leurs requêtes le sujet dont ils veulent parler.

[171] Il y a dans l’original chinois, des vaisseaux de cheveux roux ; c’est ainsi que les Chinois appelèrent les Hollandais, lorsqu’ils prirent sur eux l’île de Formose. Tchin-mao comprend aussi sous ce nom les Anglais.

[172] Deux anciens empereurs de la Chine, regardés des Chinois comme des modèles que doivent imiter les princes qui veulent gouverner sagement.

[173] Noms qui nous sont inconnus ; peut-être au lieu de Yakoueli a-t-il voulu mettre Ynkeli, nom que les Chinois donnent aux Anglais.

[174] Laholansi et Holan sont deux noms qu’on donne indifféremment aux Hollandais. L[pic]- '(2356?îáÍî½î³¦‘jUj@j@j(h™%¤h™%¤5?B*CJ8OJQJaJ8phÿ(h™%¤h‚zÜ5?B*CJ8OJQJaJ8phÿ(h™%¤hÞUÀ5?B*CJ8OJQJaJ8phÿ"hH_-5’accusateur en fait deux royaumes.

[175] Il y a environ deux ans qu’un marchand chinois, après avoir reçu l’argent d’un Anglais, refusa de lui donner sa marchandise. Celui-ci se fit justice lui-même, en s’emparant d’une barque qui appartenait au marchand chinois.

[176] Il est aujourd’hui le premier de nos juges, et sollicite fortement contre nous.

[177] C’est un tribunal inférieur.

[178] Une mesure de riz suffit et au-delà pour la nourriture d’un jour.

[179] Ouen-Ouam est un des anciens rois de la Chine.

[180] Un tael vaut 5 livres de la monnaie d’Europe.

[181] Mandarin du premier ordre, du conseil appelé nuy-yuen, c’est-à-dire la cour du dedans, parce qu’il est au-dedans du palais.

[182] Pierre ou minerai semblable à l’alun.

[183] Vernis qui se fait de quartiers de roche.

[184] Ces notes des missionnaires furent dans le temps très utiles aux fabriques d’Europe. Sèvres a depuis fait des porcelaines qui ont remplacé celles de la Chine.

[185] Le père Philippe Cazier.

[186] Ce n’est guère que dans les villes qu’on expose des enfants ; les habitants des campagnes, plus simples et moins cruels, ne se portent presque jamais à cette affreuse extrémité.

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