L'ethnicité et ses frontières. - Les Classiques des ...



Danielle JUTEAUPROFESSEURE ?M?RITE, D?PARTEMENT DE SOCIOLOGIEUNIVERSIT? DE MONTR?AL(2015)L’ETHNICIT?ET SES FRONTI?RES2e édition revue et mise à jourLES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QU?BEC Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès, fondée au Cégep de Chicoutimi en 1993 et développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQ?C) depuis 2000. En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anniversaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.Politique d'utilisationde la bibliothèque des ClassiquesToute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles.Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est également strictement interdite.L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs. C'est notre mission.Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel: classiques.sc.soc@ Site web pédagogique?: à partir du texte de?:Danielle JuteauL’ethnicité et ses frontières.Montréal?: Les Presses de l’Université de Montréal, 2015, 2e édition revue et mise à jour, 306 pp.L’auteure nous a accordé, le 27 ao?t 2019, l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales. Courriel?: Danielle Juteau?: danielle.juteau@umontreal.ca Police de caractères utilisés?:Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page?: Times New Roman, 12 points.?dition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.Mise en page sur papier format?: LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.?dition numérique réalisée le 22 septembre 2019, révisée le 19 avril 2021 à Chicoutimi, Québec.Danielle JUTEAUPROFESSEURE ?M?RITE, D?PARTEMENT DE SOCIOLOGIEUNIVERSIT? DE MONTR?ALL’ethnicité et ses frontières.Montréal?: Les Presses de l’Université de Montréal, 2015, 2e édition revue et mise à jour, 306 pp.L’ethnicité et ses frontières.Quatrième de couvertureRetour à la table des matièresBien des choses ont changé depuis la publication de L'ethnicité et ses frontières en 1999. Le marxisme a perdu de son lustre, le tournant constructiviste s'est imposé, les recherches et revues scientifiques se sont multipliées. Mais l'ethnicité demeure un objet polémique qui attire et inquiète à la fois. Dans le domaine de la recherche, on s'interroge sur sa pertinence?: penser l'ethnicité reviendrait à plaquer sur le réel des catégories fictives qui, tel un mauvais génie, sèmeraient la pagaille en ce bas monde. Dans le champ politique, l'option pluraliste bat de l'aile un peu partout en Occident.Pourtant l'ethnicité est plus que jamais au c?ur des dynamiques sociétales dans un contexte caractérisé par la redéfinition des frontières et la réapparition du marqueur religieux. Danielle Juteau le montre de fa?on magistrale dans cet ouvrage entièrement mis à jour, en proposant une analyse constructiviste, relationnelle, matérialiste et transversale d'un phénomène historiquement construit, tout à la fois concret et idéel. Dans cette perspective, les revendications ethniques n'apparaissent plus comme les survivances d'un autre ?ge, mais bien plut?t comme les indices des rapports de domination qui se sont instaurés avec la modernité.Danielle Juteau est professeure émérite au Département de sociologie de l'Université de Montréal. Pionnière des études ethniques et féministes au Canada et à l'étranger, elle a occupé la Chaire en relations ethniques de l'Université de Montréal et la Chaire d'études canadiennes à la Sorbonne Nouvelle-Paris?3.Note pour la version numérique?: La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.[4]Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et?Archives CanadaJuteau, Danielle, 1942L’ethnicité et ses frontières2e édition revue et mise à prend des références bibliographiques.ISBN 978-2-7606-3529-61. Ethnicité. 2. Relations interethniques. 3. Groupes ethniques. 4. Minorités. 5. Frontières ethniques. 6. Canadiens fran?ais – Identité ethnique. I. Titre. II. Collection.GN495.6.J87 2015 305.8 C2015-941588-8Dép?t légal??: 3e trimestre 2015Bibliothèque et Archives nationales du Québec? Les Presses de l’Université de Montréal, 2015ISBN (papier) 978-2-7606-3529-6 ISBN (PDF) 978-2-7606-3530-2ISBN (ePub) 978-2-7606-3531-9Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).imprimé au canada[305]L’ethnicité et ses frontières.Table des matièresAvant-propos [5]Introduction à la nouvelle édition [9]PREMI?RE PARTIE.Un processus de communalisation [31]Chapitre 1.La sociologie des frontières ethniques en devenir [33]Chapitre 2.Fran?ais d’Amérique, Canadiens, Canadiens fran?ais, Franco-Ontariens, Ontarois?: qui sommes-nous?? [41]Chapitre 3La production de l’ethnicité ou la part réelle de l’idéel [63]DEUXI?ME PARTIE.Une frontière à deux faces [89]Chapitre 4.Les communalisations ethniques dans le système-monde [91]Chapitre 5.Quelques réflexions sur ??Le refus de l’ethnique dans la République fran?aise?? [115]Chapitre 6.L’ethnicité et la modernité [131]Chapitre 7.L’option pluraliste?: un défi pour la ??nation?? [145]Chapitre 8.L’ethnicité comme rapport social [157]TROISI?ME PARTIE.Un rapport transversal [165]Chapitre 9.?De la fragmentation à l’unité [167]Chapitre 10.??Nous les femmes???: catégorie hétérogène, classe homogène?? [189]Chapitre 11.Un paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité [211]Chapitre 12.Les ambigu?tés de la citoyenneté québécoise?: exit le pluralisme?? [235]En guise de conclusion [263Bibliographie [271]Notes sur la provenance des chapitres [295]Index des auteurs [299][306][5]L’ethnicité et ses frontières.AVANT-PROPOSRetour à la table des matièresQuinze ans après la première édition de ce livre, l’ethnicité demeure un objet polémique, qui attire et qui repousse, qui fascine et qui inquiète. Dans le champ scientifique d’abord, l’on interroge sa pertinence, même aux ?tats-Unis, qui représentent pourtant le berceau de la sociologie des relations ethniques. Penser l’ethnicité serait, dans le meilleur des cas, quasi indissociable du substantialisme ou de l’essentialisme??; dans le pire, cela reviendrait à créer un objet inexistant, à plaquer sur le réel des catégories fictives qui sèmeraient la pagaille en ce bas monde.Dans le champ politique, l’idéologie pluraliste bat de l’aile un peu partout en Occident. Les attaques contre le World Trade Center à New York en 2001 et plus récemment sur la colline parlementaire à Ottawa en octobre 2014, ou contre Charlie Hebdo en janvier 2015, nourrissent une opposition qui se conjugue à celle des détracteurs qui défendaient, au nom de l’égalité, de l’universalisme et du républicanisme, un modèle de type assimilationniste. Ainsi, l’idéologie pluraliste, qui était liée à une vision nouvelle de la coexistence ethnique, se voit assaillie tant sur sa gauche que sur sa droite.Et pourtant… l’ethnicité se retrouve au c?ur des dynamiques sociétales et transnationales, dans un contexte caractérisé par la redéfinition des frontières ethniques et la réapparition du marqueur religieux. Partout, elle imprègne les débats, sur la migration, l’intégration, les capacités d’absorption des sociétés dites d’accueil, les bienfaits ou les méfaits du multiculturalisme. Les frontières opposent désormais un Eux à un Nous se sentant de plus en plus menacé par l’Autre qui est souvent musulman.[6]C’est pourquoi j’ai préparé une deuxième édition de l’ouvrage paru aux Presses de l’Université de Montréal en 1999, qui a rejoint un large public, suscité de fructueux échanges et continue à orienter les travaux et enseignements de chercheurs au sein de l’univers scientifique francophone.Pour appréhender les formes nouvelles, multiples et changeantes de l’ethnicité, je suis partie, comme par le passé, à la recherche des relations et rapports sociaux qui en orientent le mouvement. Je persiste à faire de l’ethnicité un objet d’analyse, une question sociologique centrale qu’il faut cerner et approfondir, une préoccupation partagée par les nombreux chercheurs que nous aborderons dans ce livre. J’y poursuis le même projet intellectuel, qui récuse l’essentialisme et le réductionnisme, privilégie les processus constitutifs des frontières, des identités et des collectivités ethniques. Le groupe ethnique y appara?t comme un fait social qu’il faut expliquer, en fonction notamment des relations de communalisation et des rapports à l’intérieur desquels elles se cristallisent.Si cet ouvrage reprend dans ses grandes lignes l’approche relationnelle, constructiviste, matérialiste et transversale échafaudée auparavant, je cherche à l’actualiser et, au besoin, à l’infléchir, à l’approfondir et à l’élargir. Pour l’actualiser, j’examine les principales thèses explorées dans les travaux contemporains?: le nouvel essentialisme (Modood), le substantialisme (Brubaker), l’occultation des rapports de pouvoir et de domination (Stone), l’absence d’agentivité (Bastenier), le fondationnalisme (Back et Spivak), les niveaux d’étanchéité des frontières (Alba), le paradigme de la construction des frontières — boundary making paradigm — (Wimmer), l’intersectionnalité (Bilge, Collins, Falquet) et les critical race theories sur l’articulation de la pensée décoloniale et antiraciste.Pour l’infléchir, je fais un retour sur les concepts fondamentaux de l’approche constructiviste matérialiste, sur l’analyse transversale des rapports sociaux ethniques et sur la primauté accordée aux frontières collectives de préférence à leur traversée individuelle.En troisième lieu, j’approfondis le lien entre le processus de communalisation et la construction (Weber) de la face externe des frontières ethniques, de même qu’entre la formation historique de la nation (Bauer) et sa face interne?; je cherche aussi à creuser l’imbrication des dimensions concrètes et symboliques de l’ethnicité. Je précise ma démarche méthodologique, de [7] type diachronique plut?t que synchronique, la théorisation renvoyant ici à un objet empirique qui se transforme et se déplace dans le temps.Et, enfin, j’élargis ma recherche par l’ajout d’articles qui rejoignent des préoccupations contemporaines?: les formes nouvelles d’imbrication des rapports sociaux, les débats concernant l’homogénéité des catégories sociales, l’incessante redéfinition des frontières nationales et la transformation des frontières de la citoyenneté.Au terme de cet exercice, ce livre diffère sensiblement de L’ethnicité et ses frontières de 1999. Des chapitres ont été supprimés, d’autres modifiés et d’autres encore ajoutés. Ils sont regroupés en sous-sections et leur ordre de présentation suit un ordre thématique plut?t que temporel, faisant ainsi ressortir la logique de l’argumentation.Dans une nouvelle introduction, j’évoque mes questions de départ et signale mon insatisfaction face aux réponses alors offertes par la sociologie, je présente les objectifs poursuivis, retrace l’essentiel de mon cheminement intellectuel, y précise mon approche et l’évalue à l’aune des travaux contemporains. Mais avant de passer à cette étape, je tiens à remercier ceux qui ont rendu ce livre possible, en premier lieu l’équipe des Presses de l’Université de Montréal, dont Sylvie Brousseau pour un travail d’une rare qualité, et son directeur Antoine Del Busso, pour la confiance qu’il m’a toujours témoignée et l’aide d’exception qu’il m’a apportée. Je remercie tout autant ceux et celles avec qui j’ai poursuivi mes discussions sur l’ethnicité et ses frontières, ou qui encore l’ont utilisé dans leurs travaux et disséminé auprès des étudiant.es. Enfin, plus près de moi, mes filles Alexandra et Natasha, et Boris, qui m’ont accompagnée et soutenue pendant toutes ces années.[8][9]L’ethnicité et ses frontières.INTRODUCTIONà la nouvelle éditionRetour à la table des matièresBien des choses ont changé depuis la publication de L’ethnicité et ses frontières en 1999. Le marxisme n’a plus la cote, ou si peu, le tournant constructiviste s’est imposé, les recherches et revues scientifiques se sont multipliées. Mais il y a aussi des constantes, dont le malaise que provoque souvent l’ethnicité, sur le plan concret et sur le plan discursif. En France, où le champ a du mal à s’imposer, on le récuse pour des raisons politiques et idéologiques. Alors que Schnapper le rejette en vertu de l’idéal républicain?, Bourdieu et Wacquant (1998) y voient un instrument de l’impérialisme culturel américain qui impose à l’échelle internationale ses propres objets et cadres d’analyse. Pour d’autres encore, toute référence à l’ethnicité renverrait à une analyse fallacieuse qui remplace le social par du non-social. Comme si l’appréhension des rapports ethniques en écartait les dimensions économiques, politiques, culturelles et idéologiques.Plus près de nous, il y a ceux qui préfèrent enclaver l’ethnicité dans un concept plus large, tel celui de la diversité. Dans les débats autour du port du voile ayant cours depuis plus de vingt ans, au Québec et en France notamment, on oppose souvent le pluralisme religieux à l’égalité des sexes, faisant rarement appel à la sociologie des frontières ethniques. Mais ce qui étonne davantage — les réticences dans l’univers francophone n’étant pas [10] récentes? — ce sont les offensives en provenance des ?tats-Unis, berceau de cette sociologie. Au-delà des critiques plus anciennes d’Omi et Winant (1986) qui voyaient dans le paradigme de l’ethnicité une analyse édulcorée des relations raciales, Brubaker (2002) s’en prend aux théories contemporaines de l’ethnicité qui, malgré leur profession de foi constructiviste, sombreraient dans le substantialisme. Non seulement remet-il en question la notion de groupe ethnique, il en vient à s’interroger sur la pertinence du champ.La volonté d’appréhender et de définir un objet aussi fuyant que l’ethnicité semble relever du défi, voire de la provocation. Pourtant…De la décolonisation aux luttes pour l’indépendance, du combat en faveur des droits civiques aux ?tats-Unis à Mai 68 en France, d’une configuration hiérarchisée des groupes ethniques au Canada (Porter, 1965) à l’affirmation d’une société multiethnique égalitaire, les minoritaires revendiquent l’abolition de la domination économique, politique et culturelle. Un peu partout, l’assimilationnisme? appara?t comme une idéologie imposée par les dominants au nom de l’universalisme ou du républicanisme, une idéologie qui promeut en fait davantage l’inégalité que l’égalité?. ? cette première condition structurelle, propice à une réflexion sur les relations ethniques s’en ajoute une deuxième, plus subjective. ?voluer dans un environnement où le ??Nous les Canadiens fran?ais?? se muait en ??Nous les Québécois??, où on laissait tomber avec fracas un marqueur, la religion catholique, qui en fut longtemps le noyau, et où les Canadiens fran?ais se scindaient en collectivités distinctes, tout cela ne pouvait qu’orienter vers ce champ? l’étudiante en sociologie que j’étais.[11]Deux premiers constats se dégagent?: c’est au sein d’une relation à l’autre que l’ethnicité émerge, d’où l’importance d’une perspective relationnelle. Ensuite, les frontières ethniques ne sont pas fixes, elles fluctuent, se transforment, s’élargissent et se rétrécissent, aussi faut-il rejeter toute orientation fixiste et adopter une perspective constructiviste, apte à en cerner le mouvement et la fluidité. D’autres indices appara?tront au fur et à mesure des recherches, dont une sur les francophones de Toronto. ?parpillés aux quatre coins de la métropole (Maxwell, 1977), provenant d’origines géographiques et culturelles diverses, appartenant à des classes sociales distinctes, ces francophones ne forment pas une collectivité ethni?que homogène, qui existe en soi.Toute démarche scientifique s’enracine dans l’interaction entre l’observation des faits, les interrogations qui en résultent et les outils conceptuels et théoriques à sa disposition. Au Canada, la sociologie américaine des relations ethniques fut capitale, gr?ce notamment à l’influence d’Everett C. Hughes, spécialiste des relations ethniques à l’Université de Chicago. Sa recherche à la fin des années 1930 sur les relations entre Canadiens fran?ais et Canadiens anglais dans une petite ville industrielle des Cantons de l’Est?, assurera le démarrage de ce domaine aux universités Laval et McGill notamment. De nombreuses études sur la division ethnique du travail seront effectuées et plusieurs chercheurs canadiens seront formés dans ce champ au sein d’universités américaines, dont l’Université de Chicago?. Gr?ce à eux, l’on a pu découvrir les travaux sur le cycle des relations raciales et ethniques et l’aspect transformationnel des frontières (Park, 1950 [1939])?; la dimension subjective de l’ethnicité dont l’identification par soi-même et par les autres (Hughes, 1984 [1971])?; l’importance d’inclure le point de départ des immigrants au même titre que leur point de chute (Thomas et Znaniecki, 1918), les dynamiques internes et externes du ghetto (Wirth, 1928)?; les liens entre colonialisme et racisme (Cox, 1948)?; la présence d’une [12] double-conscience (Du Bois, 1903), la domination inhérente à tout système de relations sociales (Frazier, 1962).? partir des années 1970?, le champ des relations ethniques connut un essor considérable au Canada, à l’exception du Québec, où les chercheurs se préoccupèrent davantage de la question nationale et des théories marxistes. Mais qu’il s’agisse des relations entre les peuples colonisateurs ou des immigrants, tout semble se passer sur un terrain vierge, inhabité avant leur arrivée. Les Autochtones sont en effet les grands absents de la sociologie des relations ethniques de l’époque, et même encore de nos jours?, en vertu d’un découpage initial de l’objet entre sociologues et anthropologues, chacun mettant l’accent sur des groupes déjà là au détriment de leurs relations constitutives. C’est pour cette raison, entre autres, que la sociologie des relations ethniques au Canada a fait peu de cas de l’impérialisme et des relations raciales, qu’on considérait na?vement propres à la dynamique états-unienne marquée par l’esclavagisme et l’économie des plantations?. Cet aveuglement face aux rapports coloniaux à l’origine du Canada explique en partie l’occultation du racisme et l’absence d’une perspective critique.Appréhender la transformation de la nation canadienne-fran?aise en nation québécoise nécessitait l’élargissement du coffre à outils. Aussi fallait-il se tourner vers d’autres auteurs, des Américains notamment, qui relient nationalisme et modernisation (Deutsch, 1966?; Geertz, 1963?; Smelser, 1968), auxquels s’ajouteront, entre autres, Smith (1971), Rex (1970) et Wallerstein (1974), puis des travaux marxistes dont l’influence grandissait au Québec.En fait, l’analyse marxiste de la question nationale ne m’a jamais emballée. Son réductionnisme l’amenait à établir une équation entre l’infrastructure, le matériel et l’économique, puis à reléguer les nations et les groupes ethniques à une forme idéologique déterminée en dernière instance par l’économique. L’ethnicité correspondrait à une fausse conscience, ou à une pseudo-identité communautaire (Bernier et Elbaz, 1978) qu’il faudrait, dans le meilleur des cas, mettre à la disposition des luttes ouvrières?. Ainsi [13] disparaissaient les fondements matériels propres aux autres formes de collectivités. Un raisonnement semblable caractérise le débat entre féministes marxistes et féministes matérialistes, qu’on examinera dans la section sur l’articulation des rapports sociaux. Alors que les premières rattachent l’oppression des femmes à leur place spécifique dans les rapports de production capitalistes, les deuxièmes théorisent le rapport spécifique constitutif des classes de sexe.La théorie des systèmes, plus spécifiquement la distinction établie entre le maintien des frontières du système (boundary-maintenance) et le maintien des configurations culturelles (cultural maintenance) éclaire certains mécanismes à l’?uvre au Canada fran?ais. Au moment même où l’éradication des anciens modèles culturels rendait caduque une conception figée des frontières ethniques, le maintien des frontières se détachait du maintien des configurations culturelles pour être remplacé par la volonté de contr?ler l’orientation de la collectivité et de son destin. De toute évidence, il fallait abandonner toute conception fixiste et rigide de la collectivité ethnique ou nationale?: la perte de certains traits autrefois distinctifs n’équivaut pas à la disparition du Nous. Les frontières ethniques se transforment tout en se maintenant, elles se maintiennent tout en changeant de contenu et d’amplitude. Ainsi, la persistance des unités ethniques renvoie au maintien des frontières et non pas au maintien des traits culturels.Mon cheminement théorique a surtout été marqué par Weber, dont les écrits sur la communalisation ethnique constituent la première approche constructiviste dans le champ. Le déplacement du contenu vers la frontière opéré par Barth, par exemple, dont les travaux demeurent fondateurs d’un nouveau constructivisme, abandonnait trop facilement le ??cultural stuff???. Plus encore, Barth laisse dans l’ombre les processus plus vastes qui sous-tendent les changements de frontières, s’intéressant surtout aux choix effectués [14] par les individus qui construisent les frontières ethniques sur le plan microsocial et qui choisissent, ou non, de les traverser?. Ses analyses portent de surcro?t sur des sociétés sans ?tat, alors qu’au Québec la redéfinition des frontières provenait en grande partie d’un gouvernement provincial en voie de modernisation. Une perspective relationnelle et constructiviste doit être matérialiste, en d’autres mots, elle doit tenir compte des rapports sociaux en amont des frontières.Une perspective constructivisteLe caractère fluide et mobile des frontières ethnico-nationales au Canada et leur profonde transformation après la Seconde Guerre mondiale ont suscité de nombreuses interrogations, dont celle, cruciale, de leur fluctuation. Comment appréhender les processus situés en amont des frontières?? Sur quoi reposent ces dernières, pourquoi et comment se construisent-elles?? Sans faire table rase de la sociologie américaine des relations ethniques, il m’apparaissait important de surmonter son empirisme et son substantialisme. Le groupe ethnique restait peu théorisé, son existence semblant aller de soi, tandis que l’appartenance ethnique était principalement un explanans et non un explanandum, pour reprendre l’expression de Wimmer (2009, p.?244), à savoir un facteur qui en explique d’autres, comme le revenu, le niveau d’éducation, l’emploi, les valeurs et les croyances, mais qui ne requiert quant à lui aucune explication.Pour discerner ce qui se dissimulait derrière les formes visibles observées, il fallait envisager l’ethnicité comme un produit à figures variables, délaisser l’analyse descriptive des groupes ethniques pour en examiner la formation, approfondir ses dimensions objectives et subjectives et distinguer sa spécificité par rapport aux classes sociales et aux catégories de sexe-genre. Ne restait qu’à échafauder systématiquement une approche relationnelle, constructiviste, matérialiste et transversale de l’ethnicité et de ses frontières.[15]Enfin, l’analyse d’un objet se dépla?ant dans le temps m’a amenée à privilégier une analyse diachronique. Cette dernière capte ce qui se cache derrière les formes visibles, élucide leur transformation, analyse la trajectoire des frontières et en explicite les attributs. Tout au long de ma démarche, je me suis attardée à la construction historique d’un phénomène social et sur son ancrage local et me suis éloignée d’une approche chronologique fondationnaliste (Jacobs, 2012). On me fera probablement remarquer que la théorisation d’un phénomène social doit dépasser le cadre spécifique de sa construction historique et inclure une approche comparative apte à cerner les facteurs responsables des différences observées et à en mesurer l’impact. Ce à quoi je rétorquerai que l’analyse diachronique saisit elle aussi la variabilité des formes sociales, elle retrace leur cheminement à travers le temps et en identifie les facteurs-clés. Dans un mouvement constant entre l’objet d’étude — la transformation des frontières ethniques — et sa théorisation, j’ai pu identifier les caractéristiques multiples, de fixes à mouvantes, des frontières au Canada fran?ais, appréhender les facteurs qui opèrent simultanément à l’échelle du système-monde et à l’intérieur des frontières. D’autant plus qu’avec la situation canadienne comme toile de fond, l’analyse inclut en filigrane l’impact différentiel de rapports sociaux ethniques distincts — issus de la colonisation et de l’immigration notamment —, sur la perméabilité des frontières, les enjeux matériels et idéels, les perspectives de vie des agents et leurs revendications.Un processus de communalisationDans la première section du livre, je présente ma théorisation de l’ethnicité et des frontières ethniques, dont les travaux de Weber et de Bauer constituent la pierre angulaire.La conceptualisation wébérienne des groupes ethniques se démarque de celles qui ont pignon sur rue dans les années 1970?, tra?ant une voie pour théoriser les frontières ethniques et l’ethnicité de manière relationnelle et [16] constructiviste?. Tout tient, ou presque, dans sa distinction entre communauté (Gemeinschaft) et communalisation (Vergemeinschaftung). Le regard se déplace alors de la chose vers les processus qui en sont constitutifs, d’où une perspective constructiviste.Chez Weber, le partage de qualités et de situations communes ne suffit pas à créer un groupe ethnique. Son émergence passe obligatoirement par des acteurs qui orientent mutuellement leurs comportements et se mobilisent à l’intérieur de relations sociales. Son examen des relations sociales ouvertes et fermées, qui opèrent par le truchement de la fermeture monopolistique, rend compte de l’établissement des frontières. Les marqueurs sont choisis dans le cadre de la relation et varient dans le temps et dans l’espace. Finie la recherche d’un groupe ethnique qui inclut tous ceux qui s’en réclament, balayée du revers de la main l’idée d’un groupe sui generis que le partage de qualités communes suffirait à constituer. En distinguant les groupes de statut des classes sociales, il s’éloigne d’une analyse réductionniste et différencie les groupes économiques d’autres groupes dont la dynamique n’en demeure pas moins économiquement informée.Rappelons que Weber n’a jamais utilisé le concept d’ethnicité, inexistant à l’époque, pas plus que celui d’ethnie, s’intéressant avant tout à l’attribut ethnique (Winter, 2004, p. 72, note 19). Il offre une définition spécifique du groupe ethnique qui le distingue d’autres catégories, en ce que celui-ci nourrit une croyance en une communauté d’origine, cette croyance étant à son tour le fruit de la vie en commun et de l’interaction sociale. J’ai adopté cette définition, qui inclut l’idée d’un construit dont il faut élucider les dynamiques sous-jacentes, ce qui revient à dire que le groupe ethnique ne représente pas une entité fixe et bien délimitée, attendant d’être découverte par les chercheurs. Dès le début, j’ai tenu à intégrer l’idéel et le matériel, le subjectif et l’objectif, l’agent et le système, qui se conjuguent dans un mouvement de communalisation spécifique producteur d’ethnicité. Le temps a confirmé la pertinence de cette filiation et aujourd’hui la sociologie des relations ethniques ne saurait en faire l’économie (Jenkins, 1997?; McAll, 1990?; Wimmer, 2013?; Winter, 2004).[17]La séparation entre les Canadiens fran?ais du Québec et les Canadiens fran?ais des autres provinces canadiennes et la redéfinition des frontières et des identités qui s’ensuivit correspondent à un processus de scission (differentiation)-division. Horowitz (1975) distingue deux processus, dont le premier, la fusion, prend la forme soit de l’amalgamation, quand le groupe perd son identité, ou de l’incorporation, quand il la conserve. Le second processus, qui en est un de division, comporte lui aussi deux modalités?: dans le cas de la prolifération, un nouveau groupe se constitue sans que le groupe parent perde son identité, tandis que pour le cas de la scission-division, le groupe original se scinde en parties constituantes possédant chacune son identité. Quand une collectivité ethnique ou nationale se scinde-t-elle?? Dans quelles conditions?? Comment et à partir de quoi se redéfinit la partie qui en a été écartée?? Sur quoi reposent ces changements identitaires et à partir de quoi se définissent les identités émergentes??Si la perspective wébérienne esquissée au premier chapitre conserve toute sa pertinence, l’émergence d’une collectivité franco-ontarienne suscite de nouvelles interrogations sur la théorisation de la communauté nationale, le lien entre les formes diverses des communautés de la tradition culturelle, la distinction entre relations sociales et rapports sociaux, la centralité des rapports sociaux inégaux dans la formation des frontières ethnico-nationales. Trois auteurs joueront un r?le décisif?: Bauer, contemporain de Simmel, T?nnies et Weber?; plus près de nous, Guillaumin, sur les rapports sociaux constitutifs des majoritaires et des minoritaires, et Simon, sur les diverses formes de communautés d’histoire et de culture et sur une sociologie transversale des relations ethniques?.L’Histoireau fondement des collectivitésCommen?ons par Otto Bauer, dont la contribution à ma perspective constructiviste et antiréductionniste est restée implicite dans la première [18] édition. Je vais m’attarder à certains éléments-clés de sa théorie critique du psychologisme, de l’idéalisme et du substantialisme qui ont par la suite plombé l’étude des relations ethniques et nationales. Tout en se distinguant de Weber, son approche constructiviste n’en est pas pour autant dissociée. Rattaché à l’école austro-marxiste?, ce théoricien et intellectuel engagé s’intéresse avant tout à la question des nationalités et publie à 25?ans un livre remarquable sur la nation, un objet qu’il désigne également comme une communauté de la tradition culturelle.En vertu de sa conception matérialiste de l’Histoire, il définit la nation non comme une chose rigide mais comme un processus du devenir, déterminé par les conditions dans lesquelles les hommes luttent pour leur subsistance et la conservation de l’espèce (Bauer, 1987 [1907], pp. 147-151). Elle ne représente pas pour lui ??un certain nombre d’individus liés entre eux d’une manière extrinsèque quelconque?: mais elle existe plut?t dans chaque individu en tant qu’élément de son individualité propre, en tant que sa nationalité???; ??la nation est ce qu’il y a d’historique en nous??. Ainsi, il récuse trois types d’explications?: les théories métaphysiques?, les théories psychologiques, ??qui tentent de trouver le fondement de la nation dans la conscience ou la volonté d’appartenance commune?? et, enfin, les théories empiristes qui dressent ??une liste d’éléments, censés par leur co?ncidence constituer la nation??. Aussi rejette-t-il toute approche descriptive de la nation qui se contente d’énumérer les traits d’une entité fixe et parfaitement délimitée. Tout en reconnaissant la présence d’éléments spécifiques aux communautés de la tradition culturelle, il envisage cette dernière comme un système de parties interdépendantes forgé par une histoire commune qui constitue la force agissante.[19]Enfin, par sa distinction entre la communauté de destin et la communauté de caractère, Bauer appréhende la spécificité de la nation par rapport à d’autres collectivités. ? l’instar de Weber, il se situe en amont de la communauté pour mieux en appréhender la formation. Comme lui également, il distingue la similitude du sort de l’orientation mutuelle des comportements et de l’interaction réciproque, profonde et constante entre compatriotes?. Dans cette conception dialectique où l’Histoire comme force agissante produit la nation et où la nation est ce qu’il y a d’historique en nous, Bauer omet toutefois la relation aux autres. En effet, il s’intéresse davantage à la dynamique interne du groupe, alors que Weber rappelle, à juste titre, que le sentiment commun d’appartenance, ce catalyseur essentiel entre la situation, les qualités communes et la communauté, émerge avec l’apparition d’oppositions conscientes à des tiers.En combinant les apports de ces deux auteurs qui constituent la pierre angulaire de mon édifice théorique, j’ai pu théoriser les frontières ethniques en fonction de leurs deux faces, l’une externe et renvoyant au rapport aux Autres (Weber), l’autre interne et renvoyant au rapport à l’Histoire (Bauer).J’étais dès lors en mesure de proposer une analyse complexe de l’ethnicité et des frontières ethniques, qui transcende les théories empiristes de l’époque et contre le réductionnisme. Mais quelques touches restaient à apporter pour consolider ce cadre.La transformation des frontières nationales et des collectivités passent certes par des individus, mais elles les dépassent largement. Comment capter de manière plus globale ces changements, dont l’examen du Québec fait découvrir leurs liens avec les colonialismes fran?ais et britannique, l’expansion du capitalisme anglo-américain, l’industrialisation et l’urbanisation de la province, qui provoquèrent à leur tour le renforcement de l’?tat provincial et sa redéfinition des frontières collectives??[20]Une approche plus large, ancrée dans les rapports sociaux?, me semblait désormais plus pertinente que celle se limitant aux relations interethniques. Car les positions relatives des groupes en présence, sur les plans économique, social et institutionnel, relèvent de la structure globale et s’arriment historiquement à la division sociale et internationale du travail. Leur compréhension déborde largement l’espace des relations sociales interethniques, qui supposent le contact et ??s’inscrivent au sein de ces rapports, qu’elles formalisent et réalisent concrètement?? (De Rudder, 1990, p. 6). Comme ces dernières ne peuvent pas vraiment modifier l’ordre international, elles ne permettent guère d’en subvertir la structure, du moins à court terme. Aussi est-il essentiel d’enraciner l’approche constructiviste dans les rapports sociaux, sans toutefois envisager les relations ethniques comme déterminées mécaniquement par les rapports de production capitalistes et l’identité ethnique comme une fausse conscience. Essentiel également de conceptualiser la diversité des rapports sociaux, chacun d’entre eux produisant des catégories sociales spécifiques, analytiquement distinctes.Cette voie exige de dépasser Weber qui, tout en rattachant les relations sociales à des processus plus globaux liés au souvenir de la migration, de la colonisation et de l’annexion, théorise peu ces rapports. Quant à Bauer, sa définition de la nation ??comme un produit jamais achevé d’un processus constamment en cours?? (ibid., p.?149) réduit la formation de cette dernière aux rapports sociaux de production.C’est ici qu’interviennent les travaux de Guillaumin (1972) sur l’idéologie raciste et le rapport constitutif des majoritaires et des minoritaires?. S’inspirant d’une tradition sociologique moins positiviste qu’en Amérique du Nord, cette auteure parle de statut minoritaire et non de groupe minoritaire. [21] Les spécificités concrètes des groupes racisés l’intéressent moins que les caractères communs à la minorité (ibid., p. 86). Ce que les minoritaires ont en commun, écrit-elle, c’est la forme de leur rapport avec la majorité?: ??Ils sont, au sens propre du terme, en état de minorité. Minorité?: être moins.?? Ce rapport qui unit à l’intérieur du même univers symbolique minoritaires et majoritaires, a deux faces, l’une concrète, qui peut inclure l’appropriation, l’exploitation et l’oppression, l’autre, idéologico-discursive, en l’occurrence l’idéologie raciste.On ne peut à aucun moment affirmer qu’il existe des groupes ou des systèmes hétérogènes, mais bien un système de référence par rapport auquel les groupes réels — tant minoritaires que majoritaires — se définissent différemment (ibid., p. 90). Si Guillaumin écrit que les groupes sont réels, c’est pour souligner qu’en de?à de l’idéologie qui impute à tort une causalité à la différence biologique, il existe bel et bien des catégories concrètes, des esclaves, par exemple, qui sont appropriés et des propriétaires d’esclaves qui en tirent des bénéfices. En d’autres mots, récuser l’existence de catégories biologiquement différenciées ne revient pas à rejeter l’existence de catégories sociales issues d’un rapport de domination à l’intérieur duquel sont choisies les marques qui les délimitent.Cette approche constructiviste ne réduit pas les classes à l’économique ni les groupes ethniques ou nationaux à la culture. Une évidence s’impose désormais, ce ne sont pas des groupes qui entrent en relation, ces derniers étant constitués par la relation.Rejetant une approche empiriste qui se contente de proposer un continuum allant du groupe ethnique au groupe nationalitaire et à la nation à partir d’une énumération de traits, je distingue les collectivités à partir de leurs projets politiques spécifiques (Simon, 1999). Cette dimension historico-politique n’est d’ailleurs pas sans lien avec la forme initiale de leur rapport constitutif?: migration volontaire ou involontaire, esclavage, colonisation. Selon que leurs membres visent à se doter de leur propre ?tat (nation), ou à acquérir une plus grande autonomie à l’intérieur des frontières établies (groupe nationalitaire), ou qu’ils ne se situent pas d’emblée sur le plan politique?, les communautés d’histoire et de [22] culture? épouseront des formes distinctes. Enfin, je traite la race? comme un sous-type du groupe ethnique. Ce qui distingue le groupe racial du groupe ethnique — qui sont tous deux des constructions sociales —, c’est que la race? implique l’idée d’une nature indélébile, un comportement endo-déterminé, une permanence, des frontières supposément infranchissables. La présence de phénotypes m’appara?t secondaire, car le racisme peut en fabriquer, comme dans le cas des Juifs.Bref, au-delà de la diversité des formes, ces collectivités partagent un même fond incluant l’idée d’ancêtres communs, d’une histoire commune, de qualités objectives communes, un sentiment subjectif d’appartenance. Ainsi ai-je pu transposer l’analyse de Bauer à l’ethnicité, le groupe ethnique constituant une communauté de la tradition culturelle, le substrat pour ainsi dire à partir duquel se forge la nation. Dans cette perspective, j’envisage le groupe ethnique comme le produit jamais achevé d’un processus toujours en cours, comme un phénomène social, et l’ethnicité, comme ce qu’il y a d’historique en nous.Mais comment l’Histoire s’inscrit-elle en nous et quand cette historicité se mobilise-t-elle?? C’est la question posée au chapitre?3. ? l’instar de Bauer, qui délaisse la piste de l’héritage naturel pour privilégier l’héritage culturel, j’examine de plus près le processus de transmission culturelle, qui laisse entrevoir la part réelle de l’idéel. Car la socialisation s’avère être plus qu’un processus de transmission culturelle?; c’est par un procès de travail effectué principalement par les femmes que l’Histoire accomplit sa détermination. En effet, l’??enculturation??, la transmission de la culture matérielle et non matérielle, est indissociable d’une relation d’entretien matériel, corporel, intellectuel, affectif et psychique des êtres humains. Ce travail, gratuit et [23] invisible, humanise les nouveau-nés et en fait des êtres humains qui sont culturellement spécifiques, ce qui m’a amenée à écrire que leur humanisation correspond aussi à leur ethnicisation. Or si tous les êtres humains possèdent une spécificité historico-culturelle, elle s’appelle habituellement humanité chez les majoritaires et ethnicité chez les minoritaires, d’où ma phrase ???l’ethnicité, c’est l’humanité des Autres??.Je reviens sur cette phrase pour approfondir le lien complexe entre l’humanité des uns et l’ethnicité des autres, entre une ethnicité pour ainsi dire ??latente?? et l’ethnicité qui se mobilise à l’intérieur des relations sociales. Car c’est dans le contexte d’un rapport social inégal que l’humanité des minoritaires devient ethnicité, pendant que les majoritaires se définissent comme incarnant l’universel. Ainsi, l’ethnicité peut être appréhendée comme un produit forgé par le destin historique des générations précédentes, mais aussi par le travail accompli en grande partie par les femmes dont dont la t?che est de socialiser les nouveau-nés.En rendant visible la contribution des femmes à la production de l’ethnicité, j’ai pu réfuter les arguments de type sociobiologique que défendait alors van den Berghe (1981) et expliquer pourquoi l’ethnicité para?t omniprésente et demeure si facile à mobiliser. Si on a l’impression, comme le soutient Geertz (1963), que ces liens sont primordiaux et proviennent plus d’une affinité naturelle ou spirituelle que de relations sociales, c’est qu’on a occulté depuis toujours dans l’étude de l’ethnicité le procès de travail que constitue la socialisation responsable de la production de l’ethnicité-humanité.Les frontières ethniques?:un cadre d’analysePenchons-nous maintenant sur la construction des frontières? ethniques, pour en expliciter la dynamique. Cette dernière est envisagée comme résultant de rapports inégalitaires opérant dans le système-monde et qui agissent sur les interactions individuelles, souvent à l’insu des acteurs dont l’agentivité reste cependant primordiale.[24]Le cadre d’analyse proposé dans la deuxième partie du livre rejoint sur plusieurs points le paradigme de la construction des frontières (boundary making paradigm), qui a pris son envol depuis quelques années (Alba, 2005?; Lamont et Bail, 2005?; Nagel, 2003?; Zolberg et Woon, 1999) pour être plus récemment réarticulé par Wimmer (2008a, 2008b, 2009, 2013). Rappelant que les recherches portent désormais sur la formation et la transformation des frontières, Wimmer (2008b) propose une typologie de cinq stratégies visant à transformer les frontières ethniques, dont l’expansion, la contraction, la remise en question de la hiérarchie ethnique (normative inversion), le changement de positionnement (crossing) et l’atténuation de l’ethnicité au profit d’autres divisions (blurring).Macrosociologique, mon analyse est davantage axée sur les rapports sociaux et la transformation des frontières collectives que sur les stratégies d’adaptation des acteurs. Elle examine l’effritement de la collectivité canadienne-fran?aise en collectivités distinctes comme un processus de scission-division, une instance de la contraction des frontières qui constitue un changement topographique. Elle se rapproche du paradigme du boundary making sur un deuxième point, à savoir le rejet de l’ontologie herdérienne, qui envisage un monde composé de peuples possédant une culture unique, dont les membres partagent une identité commune et sont liés par une solidarité communautarisée (Wimmer, 2009). En revanche, je suis en désaccord avec sa critique du multiculturalisme car il néglige les travaux d’orientation sociologique? qui en proposent une perspective critique (Fortier 2008) et l’appréhendent en fonction de projets et de revendications visant à contrer les inégalités sociales (Gilroy, 2004?; Martiniello, 2011).Le cadre explicité dans ce livre co?ncide avec un troisième aspect du paradigme du boundary making, à savoir qu’il problématise la distinction, autrefois acceptée comme allant de soi, entre minorités immigrantes et majorité nationale?. Plut?t que d’envisager les groupes ethniques comme des entités indépendantes les unes des autres, je considère que majoritaires [25] et minoritaires construisent simultanément des frontières qui sont variables, comme le sont les formes d’incorporation.Enfin, à l’instar des tenants du paradigme de la construction des frontières du boundary making, j’insiste sur le caractère politique de la construction des frontières, laquelle se rattache aux rapports de pouvoir se déployant dans le système-monde. Mais au-delà de ses correspondances avec le nouveau paradigme du boundary making, le cadre d’analyse que j’élabore depuis plus de trois décennies possède ses spécificités sur lesquelles je vais maintenant me me on le verra principalement aux chapitres?4 et 6, les frontières ethniques ne correspondent pas à une ligne qui se trace automatiquement sur le pourtour d’un groupe. Elles se construisent à l’intérieur d’un double rapport, que les acteurs entretiennent avec les autres et avec leur Histoire. Alors que le premier rapport, indissociable du colonialisme et de la migration, est constitutif de la frontière externe (Nous et Eux), le second, qui met en jeu la relation du groupe à son histoire, construit sa face interne. Ainsi, chaque groupe nouvellement constitué possède une frontière composée d’une face interne et d’une face externe. Ma théorisation diffère de ce fait de celles, plus sommaires, qui établissent une équation entre la face externe de la frontière et le Eux d’une part et, d’autre part, entre la face interne et le Nous.Le rapport entre les faces externe et interne de la frontière appara?t d’autant plus complexe que les minoritaires nomment eux aussi l’Autre, mais surtout parce que les majoritaires redéfinissent l’Autre, abolissant souvent son historicité?. La reconnaissance des deux faces de la frontière de chaque groupe éclaire également le rapport entre catégorisation et identification ethniques. Plut?t que d’envisager une dichotomie entre Nous et Eux, j’entrevois l’imbrication de diverses composantes dont la catégorisation des minoritaires par les majoritaires et inversement.Je place les rapports de domination au centre de la dynamique entre catégorisation et auto-identification, entre la capacité du majoritaire à [26] imposer ses catégories et l’usage qu’en font à leur tour les minoritaires?. J’approfondis un autre aspect de la relation entre les faces externe et interne des frontières, à savoir leur poids respectif. L’identité, individuelle ou collective, peut se rattacher davantage à l’une ou à l’autre, à l’intérieur d’une collectivité souvent fractionnée en segments multiples et différenciés.Enfin, dans le cas de l’ethnicité, et c’est ici qu’intervient le rapport à l’Histoire, le choix des marques n’est pas aléatoire. Par l’introduction de la frontière interne, j’écarte les approches qui semblent réduire la construction d’un groupe ethnique à la domination et à l’Autre, comme le fait Sartre dans Réflexions sur la question juive (1946)?. Je refuse de reprendre à mon compte l’explication des dominants qui effacent l’historicité des ???ethniques???, provoquant l’essentialisation, biologique ou culturelle, des minoritaires et l’occultation du lien entre histoire, culture, origine et ascendance commune.La théorisation des frontières ethniques n’est pas sans lien avec le pluralisme, qu’on doit envisager plus largement que le multiculturalisme, qui n’en représente qu’une expression. J’en expose les dimensions philosophiques et sociologiques au chapitre?7, pour me pencher ensuite sur la fluctuation des frontières de la ???nation?? québécoise. Au-delà du mouvement d’expansion et de contraction des frontières du Nous québécois, je m’interroge sur les conditions nécessaires à l’institutionnalisation de l’égalité entre tous les Québécois. Le pluralisme comme idéologie se distingue de l’assimilationnisme en ce que la diversité est per?ue comme désirable, voire encouragée. Pour certains, il s’agit de louer les mérites de la ??différence??, sa richesse pour ainsi dire. Pour d’autres, il s’agit d’un droit profond à la reconnaissance identitaire (Taylor, 1992). Pour d’autres encore, et j’en suis, cette réflexion touche principalement à la redistribution des ressources et ne peut faire l’économie des rapports inégalitaires.[27]L’assimilationnisme ne peut être détaché de la domination exercée par ses défenseurs, comme son rejet est indissociable de la décolonisation et de la contestation des minorités. De même, le multiculturalisme et l’interculturalisme ne sauraient être appréhendés en dehors des rapports inégaux au sein desquels ils se constituent. Tout comme Sayad (1999, p. 9), je pense qu’il ne faut pas traiter les immigrants comme des invités et ??que cette insistance sur la politesse obligée des invités sert à faire oublier et à évacuer le politique, à savoir les rapports inégaux constitutifs des nationaux et des non-nationaux??.Le dernier chapitre de cette partie théorise l’ethnicité comme double rapport opérant sur les plans macro et microsocial. En reprenant à un niveau d’abstraction plus élevé les analyses sociohistoriques présentées antérieurement, on voit comment cette théorisation de l’ethnicité éclaire d’autres situations empiriques. Relié à la division internationale du travail, le premier rapport de domination trace une frontière entre Nous et Eux, constituant des groupes distincts composés de membres qui ont le sentiment de partager une origine commune, une histoire commune, des traits communs. L’occultation de ce rapport, ignoré à la fois par les marxistes qui n’avaient d’yeux que pour les classes sociales, et par les non-marxistes peu enclins à la théorisation des rapports sociaux, explique pourquoi les attributs des groupes sont rattachés à la nature ou la culture.Quand le double rapport au fondement de la communalisation ethnique demeure invisible, on pense que l’ethnicité se construit par la seule action des minoritaires englués dans la prémodernité. Ainsi conclut-on qu’il faut à tout prix l’extirper du champ politique et scientifique. Or, ce qu’il y a de pervers dans cette man?uvre, c’est qu’on impute aux minoritaires des actes comme l’ethnocide, qui s’enracinent au contraire dans la domination.Ayant appréhendé l’ethnicité comme rapport social spécifique, je me penche dans la troisième partie du livre sur son articulation avec d’autres rapports. J’ai conservé l’ancien chapitre sur l’articulation des rapports sociaux, auquel viennent s’ajouter des chapitres rédigés plus récemment sur les frontières du ??Nous les femmes?? et celles du ??Nous les Québécois??, ainsi qu’un inédit sur le paradigme intersectionnel et la contribution spécifique qu’apporte une perspective féministe matérialiste.[28]? la lumière des réflexions de Hall sur l’articulation des instances (1986), j’élabore au chapitre 9 une perspective matérialiste, critique du réductionnisme horizontal et vertical et ne limitant pas l’édifice social à un seul rapport. J’ai approfondi, dans cette nouvelle édition, la pensée de Hall sur l’hétérogénéité du sujet. Je propose de ne pas envisager les catégories comme déjà là, mais en fonction de rapports spécifiques s’articulant les uns aux autres. Ainsi mon analyse dépasse-t-elle la simple addition de diverses oppressions pour examiner le fondement des catégories sociales à imbriquer. Chaque rapport de différenciation et de hiérarchisation est envisagé comme traversant la société dans son ensemble, il exhibe plusieurs dimensions et ne peut être réduit au seul rapport capital-travail.Dans l’examen des débats ayant cours au Canada, aux ?tats-Unis et en Grande-Bretagne notamment, je me penche sur deux polémiques qui se sont déroulées parallèlement et relativement isolées l’une de l’autre. Un point intéressant ressort de cette comparaison entre le modèle libéral et le modèle radical des catégories sociales (Miles, 1984). Dans le modèle libéral, les catégories raciales et sexuelles sont considérées comme somatiquement ou biologiquement différenciées. Ce qui ne revient pas à dire que le biologique détermine le social, mais qu’on travaille sur les relations entre des catégories qui seraient déjà là sans s’interroger sur leur formation. En revanche, dans le modèle radical, on cherche ce qui fonde cette différenciation raciale ou sexuelle. S’apparentant au modèle radical, les travaux de Guillaumin et de Miles sur l’idéologie raciste ont dévoilé les rapports d’appropriation constitutifs de catégories sociales qui sont par la suite naturalisées. On reconna?t que ces dernières se construisent à l’intérieur des rapports de domination. Or l’analyse féministe se limite souvent à la construction culturelle de la catégorie ???femmes??? — le genre — sans examiner de fa?on critique la différenciation sexuelle, à savoir la construction du sexe social. Ainsi, les féministes radicales, marxistes et postcoloniales se rapprochent du modèle libéral, alors que les féministes matérialistes, qui théorisent les rapports de domination constitutifs du sexe social, se rapprochent du modèle radical.Si l’on s’entend maintenant pour dépasser l’examen des catégories sociales et en identifier les fondements, les voies empruntées restent multiples, comme on le voit au chapitre 10 au sujet de la définition du [29] ??Nous les femmes??. Affirmer que les femmes constituent une catégorie, un groupe ou une classe ne revient pas à postuler leur homogénéité. Car, et voilà où réside la source du problème, il faut distinguer les niveaux d’abstraction et d’analyse. Affirmer que les êtres humains construits comme femelles et femmes se distinguent de ceux qui sont construits comme m?les et hommes, en vertu de leurs places respectives dans un rapport de domination spécifique, ne revient pas à nier que ces mêmes êtres humains possèdent d’autres attributs produits par d’autres rapports sociaux.Il est par ailleurs instructif que les critiques concernant une homogénéisation réductrice de la catégorie ???femmes??? prolifèrent alors qu’on ne rencontre pas de semblables inquiétudes pour les classes ou les groupes racisés. En effet, leurs divisions internes n’empêchent pas de reconna?tre leurs intérêts communs, ainsi qu’une certaine unité groupale dans la lutte antiraciste ou anticapitaliste. Je suggère que cette différence renvoie à la sous-théorisation de la catégorie ??femmes?? — pour ne pas dire à sa mauvaise théorisation.Avan?ant que l’analyse intersectionnelle ne peut faire l’économie des rapports sociaux constitutifs des sexes, je propose au chapitre?11 un paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité. Si l’on a compris que les classes sont plus que des groupes appréhendés en fonction d’attributs empiriques, ou que les groupes racisés ne renvoient pas à la couleur de la peau, on continue à penser que les femmes partagent une différence biologique qui au pire détermine leur comportement et, au mieux, constitue le socle sur lequel se construit le genre. Ainsi, on se contente, dans le cas des femmes, d’une approche empiriste ou encore d’un constructivisme culturel. Or, c’est en théorisant le rapport constitutif des classes de sexe que le féminisme matérialiste accomplit un véritable travail d’articulation.Ce qui traverse également cette troisième partie, ce sont les enjeux liés à l’élargissement et au rétrécissement des frontières d’une collectivité, à leur transformation et à leur renouvellement. J’examine au chapitre?12 la redéfinition de la collectivité québécoise, qualifiée tour à tour d’ethnique, de civique, d’interculturelle, de linguistique et, plus récemment, de la?que, dans un mouvement où l’option pluraliste semble quitter l’horizon politique.Enfin, en conclusion, je présente la contribution spécifique de mon cadre d’analyse à la compréhension des dynamiques sociales contemporaines. [30][31]L’ethnicité et ses frontières.Première partieUN PROCESSUSDE COMMUNICATIONRetour à la table des matières[32][33]L’ethnicité et ses frontières.PREMI?RE PARTIE.Chapitre 1La sociologiedes frontières ethniquesen devenirIl se pourrait bien que le concept de groupe ethnique — qui se dérobe à toute tentative de définition — se révèle pour le sociologue un concept aussi frustrant et chargé d’émotivité que celui de nation. (Weber, 1978 [1968], p. 395. Ma traduction.)Retour à la table des matièresD’abord Fran?ais d’Amérique, puis Canadiens, les Canadiens fran?ais ont progressivement cédé la place aux Québécois, aux Franco-Ontariens, et autres ??franco???. Saint Jean-Baptiste? ne sait plus pour qui intercéder??: patron des Canadiens fran?ais ou des Québécois, des Québécois francophones ou des francophones canadiens?? Ainsi qu’en témoigne notre histoire, une parmi tant d’autres, ce qui est constant, au sujet des frontières ethniques?, c’est leur fluctuation.[32]Ce mouvement incessant des frontières ethniques, qui résulte de changements dans les critères d’inclusion et d’exclusion, entra?ne des transformations au chapitre de l’identification, de l’appartenance, du Nous collectif??. Quant aux facteurs à l’origine de ces changements, ils sont encore peu connus et mal compris. De fait, l’analyse macrosociologique des groupes ethniques, de leur spécificité et de leur formation, du maintien et de la fluctuation de leurs frontières, ainsi que des relations entre ces groupes, reste à faire, ce que je me propose d’accomplir dans ce chapitre.Constats et premier bilanEn résumé, les frontières ethnico-nationales ne sont pas disparues?; la résurgence des mouvements nationalistes et nationalitaires n’est pas simple soubresaut. Les modèles explicatifs, toujours en voie d’élaboration, n’ont pas atteint leur pleine maturité. Mais il y a des acquis, dont on ne peut désormais faire l’économie et qui tracent la voie d’une perspective fluide et anti-essentialiste?:?L’ethnicité, qui fait référence à la descendance d’ancêtres communs, réels ou putatifs, n’est pas un donné défini une fois pour toutes et transmis héréditairement (Vallee, 1975).?Les groupes ethniques, et leurs frontières, ne sont ni immuables ni figés (Barth, 1969?; Horowitz, 1975?; Juteau-Lee et Lapointe, 1979).[35]?Si les frontières ethniques fluctuent, elles se maintiennent aussi relativement bien. Il faut cerner les facteurs responsables de ce phénomène, tels les intérêts, matériels et idéels, des dominants et des dominés.?L’importance des différences culturelles ne doit pas être sous-estimée, puisqu’elles servent à délimiter les frontières et à définir l’identité collective. Parce que ces différences font intervenir un jugement, une dimension évaluative, il est facile de leur imputer le conflit. Or, les conflits opposant les groupes ne peuvent en aucun cas être réduits aux seules différences culturelles ni à des facteurs psychologiques.?Ce sont les inégalités réelles, économiques, politiques et sociales, qui doivent servir de toile de fond à l’analyse des relations ethniques.?Les conflits ethniques, et leur recrudescence, doivent être situés à l’intérieur d’un contexte plus global, à savoir celui du système-monde, où interagissent des ?tats nationaux inégaux.L’apport de la sociologie wébérienneForte de ces observations, trouvant dans la sociologie de l’époque peu de réponses satisfaisantes, ma rencontre avec Max Weber fut heureuse. M’inspirant de sa sociologie telle qu’elle est articulée dans ?conomie et société (1971 [1921-1922]), en particulier de son analyse des processus de communalisation ethnique, je fus à même d’élaborer les fondements d’une approche constructiviste et relationnelle, que j’expose présentement.?mergence et spécificité des groupes ethniques1. Toute relation sociale (orientation mutuelle des comportements) est une relation de communalisation, quand elle repose sur n’importe quel fondement affectif, émotionnel ou traditionnel, ou de sociation, quand elle est fondée sur un compromis d’intérêts. Cependant, ??la grande majorité des relations sociales ont en partie le caractère d’une communalisation, en partie celui d’une sociation??? (ibid., p. 41).2. La communauté nationale constitue un type de communalisation, puisque l’organisation de l’activité sociale se fonde sur le sentiment subjectif d’appartenir à une même communauté.[36]3. Le fait pour des individus d’avoir en commun certaines qualités (couleur de la peau, religion, langue), de vivre une même situation, de partager un même sentiment pour cette situation, ne constitue pas une communalisation?; c’est quand le sentiment commun engendre l’orientation mutuelle de leurs comportements, qu’une relation sociale de communalisation s’établit.4. Ce sentiment commun d’appartenance (catalyseur essentiel entre la situation, les qualités communes et la communauté) émerge avec l’apparition d’oppositions conscientes à des tiers. Il peut être alimenté par de multiples sources, telles les ??différences des articulations économiques et sociales et celles de la structure interne du pouvoir avec leurs influences sur les “m?urs”?? (ibid., p. 426).5. La délimitation des groupes ethniques, et donc l’émergence des frontières, est souvent un produit artificiel de l’action de la communauté politique.6. La communauté de langue ne constitue pas une communalisation, mais elle en rend plus aisée la naissance, parce qu’elle facilite la compréhension réciproque, donc l’établissement de relations sociales.7. Ce ne sont pas les habitudes divergentes en soi qui entra?nent l’éclosion d’une communauté de relations sociales, mais le fait que le ???sens??? subjectif de la coutume (sitte) ne soit pas compris. Les différences de coutume sont engendrées par les différentes conditions d’existence, économiques et politiques, auxquelles un groupe de personnes doit s’adapter.8. La vie en commun ethnique n’est donc qu’un élément qui favorise l’éclosion de la communalisation, et cela dans certaines circonstances?:Nous appellerons groupes ??ethniques??, quand ils ne représentent pas des groupes de ??parentage??, ces groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des m?urs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation — peu importe qu’une communauté de sang existe ou non objectivement (ibid., p. 416)?.[37]9. Une relation sociale de communalisation, c’est-à-dire une communauté de relations sociales, peut donc émerger?; mais puisque son contenu reste indéterminé, Weber (ibid., p. 423) suggère qu’on jette par-dessus bord le concept d’ethnie? parce que c’est un terme fourre-tout.10. Bref, il est inutile de définir une fois pour toutes un groupe ethnique, car les critères utilisés varient. Comme les critères distinctifs ne donnent pas naissance ipso facto au groupe, il faut cerner les facteurs économiques, politiques et culturels qui déclenchent le processus de communalisation.Maintien et fluctuation des frontières ethniques11.Puisque les groupes ethniques ne peuvent être définis par l’addition d’un certain nombre de traits, et puisque le choix de ces critères est socialement déterminé, les frontières ethniques ne sont pas fixes. Leur fluctuation renvoie entre autres à la modification de ces critères, à la suite notamment de transformations plus globales affectant l’organisation sociale.12.Pour appréhender l’expansion et la contraction des frontières, leur érosion et leur multiplication, il faut tenir compte des transformations économiques et politiques qui sous-tendent la modification des critères d’inclusion ou d’exclusion.13. Les frontières ethniques sont aussi caractérisées par leur persistance, laquelle renvoie à des intérêts matériels, comme les bénéfices économiques, et à des intérêts non matériels, idéels, comme la réalisation de certaines valeurs. Comme le précise Weber, les relations sociales peuvent être ouvertes ou fermées, le degré d’ouverture ou de fermeture d’une relation sociale influant sur les chances de vie des protagonistes. En général, les groupes dominants ont intérêt à maintenir des relations sociales fermées sur les plans économique et politique, afin de garantir des chances monopolisées à leurs membres.[38]14. Au chapitre des intérêts non matériels, l’honneur ethnique occupe une place centrale?; il s’agit d’un honneur (catégorie de prestige) spécifique dont sont exclus les étrangers?:? c?té des différences vraiment marquantes de la conduite économique de la vie, les différences des reflets extérieurs ont, de tout temps, joué un r?le important dans la croyance à la parenté ethnique?: différences dans la fa?on typique de se vêtir, de se loger, de se nourrir, différences dans la division du travail entre les sexes et entre hommes libres et non libres. En somme, toutes les choses au sujet desquelles on se demande ce qui est considéré comme ??convenable??, et surtout celles qui touchent au sentiment de l’honneur et de la dignité de l’individu. En d’autres termes, toutes ces choses que nous retrouvons plus loin comme objets de différences spécifiques de la ??condition sociale?? (st?ndisch). En réalité, la conviction — dont se nourrit l’honneur ethnique — de l’excellence des propres coutumes et de l’infériorité des coutumes étrangères est tout à fait analogue aux concepts d’honneur du ??rang social?? (st?ndisch). L’honneur ??ethnique?? est l’honneur spécifique de masse parce qu’il est accessible à tous ceux qui appartiennent à la communauté d’origine à laquelle ils croient subjectivement. Le poor white trash, les Blancs des ?tats du sud des ?tats-Unis qui ne possédaient rien et qui menaient très souvent une vie misérable lorsque manquaient les occasions de travail libre, étaient à l’époque de l’esclavage les véritables porteurs de l’antipathie raciale — totalement étrangère aux planteurs — parce que leur ??honneur?? social (sozial) dépendait directement du déclassement des Noirs. Et derrière toutes les oppositions ethniques se trouve naturellement, sous une forme quelconque, l’idée de ??peuple élu?? qui est simplement, transférée sur le plan horizontal, le pendant des différenciations ??sociales?? (st?ndisch). Par contraste avec ces dernières, qui reposent toujours sur la subordination, l’idée de peuple élu tire précisément sa popularité du fait que chacun des membres de tous ces groupes qui se méprisent réciproquement peut, dans la même mesure, la revendiquer [39] subjectivement pour lui-même. C’est pourquoi la répulsion ethnique se cramponne à toutes les différences imaginables en matière de ??convenances?? et en fait de ??conventions ethniques?? (Weber, 1971 [1921-1922], pp. 418-419).15.Ce qui lie les membres d’une même communauté ethnique, ce n’est pas une culture commune (puisqu’elle varie en effet selon les classes, les générations, les catégories de sexe-genre…), mais bien l’honneur ethnique, qui sert de fondement à la solidarité, à l’affinité sociale.16. Pour comprendre le maintien des groupes ethniques, il faut aussi approfondir les processus de socialisation et d’identification. S’il est vrai que l’individu na?t de la société et non l’inverse, le nouveau-né devient ??ethnique?? au fur et à mesure de son humanisation. En d’autres mots, la socialisation et l’ethnicisation des êtres humains constituent des processus inséparables. Cette perspective a l’avantage d’éclairer le r?le toujours négligé des femmes dans la construction et le maintien des frontières ethniques. Aussi faut-il examiner ce processus dans un cadre plus large que celui auquel on l’a confiné — le public, le cognitif, le rationnel — et y inclure le domaine de l’expressif et de la gratification.Relations entre les groupes ethniques17. Il s’ensuit que les relations entre groupes ethniques ne se comprennent qu’à l’intérieur d’un cadre d’analyse plus vaste, dont les transformations économiques et politiques liées au développement du système capitaliste mondial (Wallerstein, 1974).18. ? l’ère de l’impérialisme, les nations sont subordonnées les unes aux autres et leurs frontières économiques sont sapées alors que le r?le de l’?tat cro?t. Cette centralisation accrue subjugue les groupes, les nations, les ?tats à la périphérie, entra?nant dans son sillage la résurgence et l’intensification des mouvements nationalistes et nationalitaires.19. L’objet d’étude de ce livre sur l’ethnicité et ses frontières, ce n’est pas les relations entre des groupes économiques, mais les relations, de plus en plus économiquement déterminées, constitutives des groupes ethniques qui sont des groupes de statut.[40][41]L’ethnicité et ses frontières.PREMI?RE PARTIE.Chapitre 2Fran?ais d’Amérique,Canadiens, Canadiens-Fran?ais,Franco-Ontariens, Ontarois?:Qui Sommes-Nous??Retour à la table des matièresDeux cents ans après la capitulation de Montréal qui mit fin à la Nouvelle-France, la Révolution tranquille démarrait au Québec. La rupture faisait suite à la continuité et s’y entremêlait. La nation? canadienne-fran?aise, qui avait survécu à deux siècles de domination économique, politique et culturelle commen?ait à s’effriter sous la montée, au Québec, d’élites, de visées, d’idéologies et d’identités nouvelles. Ainsi s’amor?ait la scission du Canada fran?ais en communautés distinctes bien qu’interdépendantes?: québécoise, franco-ontarienne, franco-manitobaine, etc. Si les multiples facettes de la Révolution tranquille ont déjà fait l’objet d’analyses poussées, on conna?t peu et mal les processus qui ont marqué l’évolution des Canadiens fran?ais vivant à l’extérieur du Québec. C’est pour combler en partie ce vide que j’amorce, dans cet article, l’étude de la communauté? canadienne-fran?aise de l’Ontario.[42]Ce qui frappe, à première vue, c’est le changement d’identité?: les Canadiens fran?ais de l’Ontario sont devenus des Franco-Ontariens et, plus récemment, des Ontarois. Or, l’analyse du statut symbolique de la communauté renvoie, t?t ou tard, à celle de son statut concret. Le questionnement sur le changement d’identité, et c’est bien là tout son intérêt, dévoile la situation minoritaire de la communauté et le rapport social qui l’engendre. Par le travail de démystification qu’elle poursuit, l’analyse sociologique devient un instrument de lutte, puisqu’une meilleure compréhension de l’oppression constitue un élément indispensable à son abolition. Je n’ai pas l’intention de prouver que la collectivité canadienne-fran?aise de l’Ontario a le droit à l’existence ni de le justifier ??scientifiquement?? puisque ??la volonté de vivre n’a pas à démontrer son droit à la vie?? (Marienstras, 1975, p. 61). Ma réflexion constitue une manifestation de ce vouloir-vivre, une contribution à sa réalisation.Identité, collectivité, frontières ethniques?:des phénomènes interactifsL’identité collective renvoie à la communauté ethnique et à ses membres. Les interrogations initiales sur les attributs des communautés en soulèvent de nouvelles, axées d’abord sur leurs fondements matériels puis sur leurs rapports constitutifs et leur situation objective. C’est par l’approfondissement des dimensions suivantes que nous comprendrons l’évolution de la communauté canadienne-fran?aise de l’Ontario?:?L’identité ethnique et la communauté ethnique, qui est à la fois produit et producteur.?Les éléments constitutifs de la communauté ethnique, notamment un passé historique commun (Bauer) et une relation sociale de communalisation (Weber).?La situation matérielle et idéelle de la communauté, situation de minoritaire engendrée par le rapport d’oppression (Guillaumin).[43]?La transformation du rapport entre dominés et dominants et la modification subséquente des frontières, de l’identité, des projets et des aspirations de la communauté ethnique (Simon).S’interroger sur l’identité ethnique, c’est se pencher sur une conscience commune, un sentiment d’appartenance à une collectivité ethnique. Quels en sont les fondements et quelle en est l’extension??Qui se sent breton, ou franco-ontarien, ou québécois et pourquoi se définit-on ainsi?? Il y a à la fois une communauté d’appartenance et un sentiment d’appartenance?; il y a l’action d’identifier (qui est franco-ontarien??) et l’action de s’identifier (qui se sent franco-ontarien??). ? première vue, il semble assez facile de déterminer qui se sent franco-ontarien. On n’a qu’à poser la question. Mais à qui la poser?? Aux Franco-Ontariens, bien s?r??! Mais qui est franco-ontarien?? Quels sont les critères d’inclusion et d’exclusion et sur quoi reposent-ils?? Faut-il inclure les francophones dont les ancêtres ne sont pas Canadiens fran?ais, tels que les Fran?ais, les Ha?tiens, etc.?? Parmi les Canadiens fran?ais, faut-il exclure les natifs du Québec?? Et une fois résolu le problème du choix des critères objectifs, que faire de la dimension subjective?? Faut-il, oui ou non, la prendre en considération?? Après avoir longtemps cherché une réponse à cette question, j’ai compris que l’on ne pouvait ??recenser avec précision des êtres définis par leur sentiment d’appartenance, leur ascendance naturelle et leur statut juridique?? (Marienstras, 1975, p. 59). Néanmoins, dans le cas à l’étude, il y a sentiment d’appartenance et communauté, et l’on ne peut comprendre l’un sans l’autre. La communauté ethnique inclut le sentiment, le sentiment renvoie à la communauté qui en constitue à la fois l’assise, le point de départ et le point d’arrivée. Mais l’on a tort d’opposer communauté à identité, comme objectif à subjectif. La structure psychologique est, elle aussi, concrète et objective, c’est-à-dire extérieure à l’action de l’individu, elle repose sur une base matérielle, en l’occurrence ??la structure sociale contraignante pour tout le monde, à la fois extérieure aux relations interpersonnelles et cadre de celles-ci?? (Delphy, 1977, p. 31). Bref, l’identité ethnique n’est pas quelque chose qui existe seulement dans nos têtes, elle renvoie à la communauté et à ses rapports ment décrire une communauté ethnique?? D’une manière générale, trois dimensions ont été privilégiées. Certains auteurs, tels que van den [44] Berghe (1978 [1967]), mettent l’accent sur la dimension culturelle, en ce qu’ils considèrent un groupe ethnique comme un groupe défini socialement à partir de critères culturels distinctifs. Barth (1969) en signale deux?: les caractéristiques saillantes, telles que la langue, la religion et le style de vie, ainsi que les critères de moralité et d’excellence comme les valeurs et les attitudes. D’autres auteurs, tel Breton (1964), insistent sur les dimensions structurelle et interactionnelle et tentent de définir les contours, les frontières de la communauté. Enfin, la dimension subjective est considérée comme essentielle par des sociologues (Hughes, 1971) pour qui un groupe ethnique existe lorsque ses membres se définissent comme tel et sont ainsi per?us par les autres.Malgré leur mérite, chacune de ces perspectives comporte des lacunes. Si un groupe ethnique se définit par rapport à sa culture, dispara?t-il quand cette dernière se modifie?? Quant à la dimension structurelle du groupe, comme son système institutionnel, ne constitue-t-elle pas elle aussi un attribut dont on doit tenir compte?? Vallee (1975) établit pour sa part une distinction entre ethnicité et groupe ethnique. L’ethnicité renverrait à la descendance commune?, à des ancêtres partageant une même culture, exprimée dans différentes formes de langage et de comportement. Le groupe ethnique serait composé pour sa part de personnes qui possèdent une même ethnicité, qui partagent un sentiment d’appartenance au même groupe et sont ainsi per?ues par les autres, et qui entretiennent des relations significatives au-delà de la famille nucléaire. Si l’ethnicité n’entra?ne pas automatiquement l’émergence d’un groupe ethnique, elle en constitue, selon cet auteur, l’élément de base. Mais quelles sont les conditions qui favorisent l’éclosion d’un tel groupe?? Quand l’ethnicité donne-t-elle naissance au groupe ethnique??Les éléments d’une problématiqueL’identité ethnique renvoie à la communauté ethnique qui, elle, peut être définie en fonction de ses attributs culturels et institutionnels. Aussi faut-il [45] s’interroger sur les facteurs qui les ont engendrés et les ont rendus pertinents, à savoir les rapports constitutifs des collectivités.C’est en m’inspirant de Bauer (1987 [1907]), de Weber (1971 [1921-1922]), de Guillaumin (1972) et de Simon (1975) que j’articule une problématique éclairant les processus liés à l’émergence, au maintien et à la transformation des communautés et des frontières ethniques.Pour Bauer, la simple énumération des éléments de la nation doit être remplacée par un système?. Les éléments communs qui constituent la communauté nationale, tels que le territoire, l’origine, la langue, les m?urs, les coutumes, l’expérience, le passé historique, les lois et la religion, entretiennent entre eux un rapport bien précis. Comme les éléments interdépendants du système que représente la nation se manifestent dans des combinaisons très diverses, on comprend que cette dernière épouse différentes formes selon la présence ou l’absence de certains éléments.Produites par l’histoire, les nations ne sont pas des corps inaltérables. Elles sont en perpétuel devenir et se développent dans des situations spécifiques. Combinant le matérialisme historique avec une sociologie des formes, Bauer (1974 [1907], p. 254) définit la nation comme ??l’ensemble des hommes liés par la communauté de destin en une communauté de caractère??. Et il ajoute que ???la communauté de caractère […] cesse de signifier pour nous la ressemblance des individus mais veut dire qu’une même force a exercé son influence sur le caractère de chaque individu?? (Bauer, 1987 [1907], p. 150). La communauté de destin ne repose pas seulement sur l’identité de sort ni sur la soumission au même sort, mais sur l’expérience commune d’un même sort?, c’est-à-dire que ??c’est seulement le destin vécu dans l’interaction réciproque profonde et en rapport mutuel constant qui engendre la nation?? (Bauer, 1974 [1907], p.?235)?. Bauer avance aussi, ce qui est très important pour notre propos, que ??les causes [46] agissantes, les conditions de la lutte pour l’existence, fondent les hommes dans une communauté nationale de destin par l’entremise de deux moyens, soit l’héritage naturel — la communauté d’origine — et la transmission des biens culturels?? (ibid., pp. 236-237). La communauté naturelle et la communauté culturelle ne co?ncident pas nécessairement?: ???la communauté de culture relie tous ceux qui sont soumis, dans une interaction constante, à une influence culturelle commune […]. Inversement, des personnes de même origine, mais qui ne sont pas réunies par une communauté de culture, ne forment pas une nation?: il n’y a pas une nation sans l’interaction mutuelle des compatriotes?? (ibid., pp. 238, 241).On verra, en effet, que la diminution des interactions entre les Canadiens fran?ais du Québec et ceux de l’Ontario et la différenciation progressive de leur situation objective et de leur destin ont entra?né l’érosion des frontières de la nation canadienne-fran?aise.C’est néanmoins vers Weber qu’il faut se tourner pour mieux comprendre les facteurs qui engendrent cette expérience commune d’un même sort et la rendent pertinente. Sur certains points d’ailleurs, son analyse s’apparente à celle de Bauer. Weber, nous l’avons vu au chapitre précédent, définit les groupes ethniques comme ??groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des m?urs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devienne importante pour la propagation de la communalisation — peu importe qu’une communauté de sang existe ou non objectivement?? (1971 [1921-1922], p. 416). Il ajoute que ??les coutumes qui fondent la croyance subjective résultent des différentes conditions d’existence, économiques et politiques, auxquelles un groupe doit s’adapter?? (ibid., p. 418). Il s’ensuit que le contenu d’un groupe ethnique reste indéterminé, puisque ses attributs varient d’une situation à l’autre. Pour Weber, le fait d’avoir en commun certains traits tels que la couleur de la peau, la religion, la langue, ou encore de vivre une même situation et d’éprouver un même sentiment pour cette situation commune, ne constitue pas une communalisation?; ce sentiment doit donner naissance à l’orientation mutuelle des comportements. Ce processus, qui émerge avec l’apparition d’oppositions conscientes à des tiers, est alimenté par ??les différences des articulations économiques [47] et sociales et celles de la structure interne du pouvoir avec leurs influences sur les “m?urs”?? (ibid., p. 426). Ainsi, c’est uniquement dans le cadre d’un rapport social? que le sentiment commun donne lieu à une relation sociale de communalisation. Tout comme Bauer, Weber récuse l’essentialisme et le biologisme au profit de l’analyse historique. Mais son analyse relationnelle présente un ajout essentiel?: le groupe ne se constitue et ne se définit comme tel qu’en présence d’un rapport (inégal) à l’autre.Ainsi, un passé historique commun constitue le premier élément constitutif des communautés d’histoire et de culture. Mais ce n’est qu’en présence d’oppositions conscientes à des tiers que cet élément devient opératoire et favorise la communalisation. C’est alors que sont choisies les marques servant à définir le groupe, des marques qui, à plus ou moins longue échéance, viennent à être per?ues comme le fondement, et non la conséquence, des communalisations ethniques?.Mais à qui revient le privilège de la définition?? Qui est différent de qui?? Après avoir rejeté toute analyse de type essentialiste, laquelle ??voit dans les objets concrets eux-mêmes et leurs caractéristiques les causes des mouvements sociaux?? (1972, p. 7), Guillaumin précise que ??majoritaires et minoritaires évoluent au sein d’un seul et même système?? (ibid., p. 90). C’est ce rapport social objectif qui engendre, tant sur le plan concret que sur le plan symbolique, les statuts de minoritaire et de majoritaire, ??le groupe minoritaire étant défini dans et par son rapport au majoritaire?? (ibid., p. 218). Il occupe ainsi, face au sujet social, une position antithétique, puisqu’il est défini en fonction de sa ??différence?? (ibid., p. 112).C’est en examinant ce rapport que l’on peut comprendre l’établissement des marques et leur pertinence. Et c’est la transformation de ce rapport qui conduit les dominés à prendre la parole, à laisser tomber leur masque et à se [48] nommer. Les changements d’identité qui en résultent correspondent à de nouvelles consciences et à de nouveaux projets collectifs. D’après Simon (1975), le groupe ethnique, véhicule de la tradition, accède à l’historicité et commence à définir plus clairement ses aspirations d’ordre politique. Selon le projet choisi, rattaché à une situation objective donnée, le groupe ethnique devient groupe nationalitaire, ou nation?. Le rapport social objectif entre les Canadiens fran?ais de l’Ontario et la majorité canadienne-anglaise différant du rapport entre les Canadiens fran?ais du Québec et les Canadiens anglais, des projets collectifs distincts? se dessineront.Bref, le changement d’identité ethnique chez les minoritaires, qui est souvent l’apanage des élites montantes et des futurs gestionnaires de la collectivité, exprime le changement, sur le plan de la conscience et du projet politique, faisant suite à la transformation des rapports entre minoritaires et majoritaires. Cette dernière renvoie à son tour à des processus sociaux plus globaux, dont l’industrialisation, l’urbanisation et la modernisation, liés au développement du capitalisme. Car c’est l’expansion du capitalisme anglo-américain qui a modifié les rapports entre Canadiens fran?ais et Canadiens anglais, provoquant l’effritement du Canada fran?ais et l’émergence de collectivités et d’identités nouvelles québécoise, franco-ontarienne, franco-manitobaine.Canadiens et Canadiens fran?aisMalgré leur origine commune, les Fran?ais d’Amérique se sont progressivement différenciés des métropolitains (Lacoursière et Bouchard, 1972). Une expérience particulière de la colonisation, la spécificité de leur mode de vie et de leur environnement social et géographique représentent quelques-unes des causes agissantes qui ont fondé ces personnes dans une communauté nationale de destin (Bauer). Avant même la conquête de 1760, les [49] dissimilitudes entre ceux qu’on appelait déjà les Canadiens et leurs ancêtres vivant en France frappaient les visiteurs. Ainsi, à la suite de son voyage en Nouvelle-France, le père de Charlevoix, s.j., pouvait-il écrire, en 1744?:Mais la légèreté, l’aversion d’un travail assidu et réglé et l’esprit d’indépendance en ont toujours fait sortir un grand nombre de jeunes gens et ont empêché la colonie de se peupler. Ce sont les défauts qu’on reproche le plus et avec le plus de fondement, aux Fran?ais Canadiens. C’est aussi celui des sauvages. On dirait que l’air qu’on respire dans ce vaste continent y contribue?; mais l’exemple et la fréquentation de ses habitants naturels, […] sont plus que suffisants pour former ce caractère […]. Ils seraient des hommes parfaits si, avec leurs vertus, ils avaient conservé celles de leurs ancêtres (cité dans Lacoursière et Bouchard, 1972, pp.?274-275).D’après l’historien Michel Brunet, le traité de Paris (1763) mettait fin à l’existence du Canada, mais non à celle des Canadiens?:Le Canada, en un mot, c’était leur patrie. Le Conquérant lui-même les encouragea dans cette croyance en leur réservant le nom de Canadiens. C’est ainsi que les documents officiels de l’époque désignent les ??nouveaux sujets de sa Majesté Britannique??. Les vaincus de 1760 avaient encore conscience de former une nation distincte?: la ???nation??? canadienne (Brunet, 1954, p. 18).On est ainsi en présence d’une communauté, les Canadiens, qui partage un passé historique commun, une origine commune, une situation objective de subordination et une conscience commune d’appartenance. Ce n’est qu’après la Révolution américaine (1775-1782) que s’accrut au Canada la population anglophone. L’arrivée des loyalistes marqua l’instauration de nouveaux rapports économiques et politiques entre les Canadiens et les British Americans, transformant le sens assigné au terme ??Canadiens??. Après l’abolition, en 1840 et par l’Acte d’Union, de la séparation administrative du Bas-Canada (Québec) et du Haut-Canada (Ontario), consacrée par l’Acte constitutionnel de 1791, le leader des Canadiens, Louis-Hippolyte La Fontaine, invite ses compatriotes ??à partager avec d’autres leur territoire et à renoncer à porter seuls le nom de Canadiens??? (ibid., p. 22). Selon Brunet, ??le canadianisme tout court était né [et] les Canadiens, après avoir perdu le contr?le de leurs destinées, s’étaient fait enlever jusqu’à leur nom??? (ibid.). Le statut concret de minoritaire s’est manifesté sur le plan idéologique. En devenant des Canadians, les British [50] Americans affirmaient leur statut de sujet social et se constituaient en norme référentielle. Le nom de Canada donné à l’?tat fédéral constitué en 1867 venait consacrer le nouveau sens, d’ordre juridique, de ce terme qui s’appliquait désormais à tous les habitants de l’?tat-nation Canada.Plusieurs attributs caractérisaient la collectivité minoritaire, notamment la langue fran?aise, la religion catholique et un mode de vie rural et autarcique. Mais certains anglophones étaient, eux aussi, catholiques et agriculteurs. La langue fran?aise, l’attribut distinctif du groupe minoritaire, fut le critère retenu pour signifier sa ???différence????: les Canadiens fran?ais étaient nés. Par la suite, ces attributs en vinrent à être considérés, autant par les minoritaires que par les majoritaires, comme éléments constitutifs du groupe et servirent de fondement au sentiment d’appartenance. Aussi la lutte des Canadiens fran?ais visa-t-elle souvent à maintenir ces attributs plut?t qu’à abolir le rapport de domination lui-même.Pendant les décennies qui ont suivi l’établissement de la Confédération canadienne par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, les Canadiens fran?ais ont conjugué leurs efforts pour résister à l’assimilation, c’est-à-dire à la perte de ce qu’ils considéraient être leur noyau dur, leur ??essence??. Mais au moment où se déroulait cette lutte contre leur statut symbolique de minoritaires, leur situation objective se modifiait rapidement. Le taux très élevé de natalité de la population canadienne-fran?aise, combiné à l’absence de terres arables et au mode de transmission de ces terres, a créé un surplus de population en quête de travail. Cet excès de population se dirigea d’abord vers les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre. Ainsi, entre 1870 et 1910, quelque 307?000 Canadiens fran?ais ont émigré aux ?tats-Unis (Paquet, 1964)?; d’autres se rendaient ailleurs au Canada et venaient grossir les petits centres établis depuis longtemps. En 1911, 113?100 personnes nées au Québec vivaient ailleurs qu’au Canada. En 1921, ce nombre atteignait 145?000 (Juteau-Lee, 1974). En 1971, on établissait à 144 160 le nombre de Québécois de langue maternelle fran?aise vivant ailleurs au Canada, dont 107?475 en Ontario (Fédération des francophones hors Québec, 1977).J’examinerai maintenant les grandes lignes de l’histoire des Canadiens fran?ais qui se sont établis en Ontario.[51]Les Canadiens fran?ais de l’OntarioSelon Brodeur et Choquette (1979), l’étude de la colonisation de l’Ontario par les Canadiens fran?ais? doit porter sur trois régions principales, le Sud-Ouest, l’Est et le Nord. La première communauté canadienne-fran?aise en Ontario aurait vu le jour en 1701, lors de l’établissement du fort Pontchartrain, tout près de Détroit. ? cette colonie, qui comprenait environ 2?500 habitants en 1760, sont venus s’ajouter, presque un siècle plus tard, des Canadiens fran?ais du Québec en quête de travail?; ainsi, en 1871, 14?000 francophones vivaient dans les comtés d’Essex et de Kent, près des ?tats-Unis (ibid.). D’autres francophones ont émigré ailleurs dans le Sud-Ouest, au milieu du xixe siècle et dans les régions industrielles. ? l’instar du Sud-Ouest, l’Est ontarien accueille depuis le xviie siècle les Canadiens fran?ais du Québec?: traite des fourrures avant 1760, exploitation forestière au milieu du xixe siècle, achat de terres durant la deuxième moitié du xixe siècle (ibid.). L’établissement des francophones dans l’Est ontarien s’est effectué principalement pendant la deuxième moitié du xixe siècle, et cette population représente toujours, dans les comtés limitrophes du Québec, une très forte proportion de l’ensemble. Dans des villes telles que Hawkesbury, par exemple, environ 80% des habitants sont d’origine fran?aise?; des comtés tels que Prescott et Russell sont peuplés à 78,6% et 76,8% de personnes de langue maternelle fran?aise?. C’est également à partir de la seconde moitié du xixe siècle que les francophones s’établissent dans le nord de l’Ontario, où ils forment quelquefois une majorité démographique.[52]tableau 1?volution démographique de la population ontarienne d’origine fran?aise*, de 1851 à 197113AnnéePopulationtotalePopulation d’originefran?aise% desfrancophones1851949?90226?4172,818611?382?42533?2872,418711?620?85175?3834,718811?926?922102?7435,319012?182?947158?6717,319112?523?274202?4428,019212?933?662248?2758,519413?787?665373?9909,919616?236?092647?94110,419717?703?106737?3609,6*Au moment de la collecte des données présentées dans ce tableau, Statistique Canada définissait l’origine ethnique en fonction de l’ancêtre paternel. La langue maternelle, quant à elle, correspond à la première langue apprise et encore comprise par une personne alors que la langue d’usage est la langue utilisée au foyer.Source?: D’après R. Brodeur et R. Choquette, Villages et visages de l’Ontario fran?ais, Toronto et Montréal, Office de la télécommunication éducative de l’Ontario et Fides, 1979, p. 16?.[53]C’est à partir de la seconde moitié du xixe siècle que l’émigration vers l’Ontario prend de l’ampleur. En effet, la contradiction, au sein de la société canadienne-fran?aise, entre un taux de natalité très élevé et l’absence de terres arables, a entra?né un vaste mouvement migratoire des Canadiens fran?ais du Québec dépourvus de moyens de subsistance vers les ?tats-Unis et le reste du Canada. Soulignons que la très grande majorité des émigrants s’établira aux ?tats-Unis, puisque les politiques d’immigration du gouvernement canadien ne favorisaient pas l’établissement des francophones ailleurs au Canada. On voulait faire du Québec le seul territoire des francophones. Les déplacements de cette main-d’?uvre disponible se comprennent à la lumière du développement de l’économie canadienne?: à la traite des fourrures ont succédé l’exploitation forestière avec ses scieries, la construction des chemins de fer et l’exploitation minière. Au gré des ans, les Canadiens fran?ais s’installèrent un peu partout en Ontario, attirés par les emplois et débouchés.Les Canadiens fran?ais de l’Ontarioet ceux du QuébecAu moment de leur émigration, les Canadiens fran?ais de l’Ontario appartiennent à la même communauté d’origine et de culture que ceux du Québec. Puisque les communautés d’histoire et de culture se forment à partir des conditions de la lutte pour l’existence et d’un passé historique commun, d’un ??destin vécu dans l’interaction réciproque profonde?? (Bauer, 1974 [1907], p. 235), je me pencherai sur leurs expériences historiques respectives, afin d’en dégager les ressemblances et les dissimilitudes. ? partir de quel moment celles-ci ont-elles divergé et quand leurs différences sont-elles devenues significatives??Ces collectivités avaient tout d’abord en commun leur statut concret et symbolique de minoritaires. Leurs membres étaient souvent agriculteurs et vivaient en autarcie, à l’écart des réseaux d’échange capitaliste. Un travail [54] saisonnier en forêt venait quelquefois augmenter les revenus de la ferme. Certains d’entre eux travaillaient en tant qu’ouvriers non spécialisés dans le secteur primaire, notamment dans l’exploitation minière ou forestière. D’autres constituaient une main-d’?uvre à bon marché pour les entreprises se développant dans les centres urbains. D’une manière générale, cette population habitait en milieu rural, exploitant des fermes ou vivant dans de petites agglomérations appelées paroisses de préférence à villages. Cette ressemblance entre Canadiens fran?ais du Québec et de l’Ontario au chapitre de la vie économique se manifeste dans leur organisation sociale, leurs valeurs, leurs croyances (le catholicisme est à l’honneur), leur langue et leur identité. Leur reproduction en tant que communautés d’histoire et de culture s’accomplit au moyen d’appareils comme la famille?, l’?glise et l’école. Sans socialisation des nouveau-nés, pas d’humanisation, pas d’ethnicisation des êtres humains. En Ontario comme au Québec, les femmes ont contribué à la production, à la reproduction matérielle et culturelle de la collectivité ethnique? et sont les artisanes, à part entière, de son existence.Mais la communauté ethnique déborde le cadre de la communauté domestique. Aussi faut-il examiner les autres dimensions de son organisation sociale ainsi que les appareils idéologiques assurant sa reproduction. Nicole Laurin-Frenette (1980, p. 6?) montre bien que la nation parle dans l’?tat ou dans ??tout appareil fonctionnellement équivalent à l’?tat — c’est-à-dire au sein duquel s’organise la centralisation de la régulation, du contr?le??. Au Québec, ajoute-t-elle, la communauté a parlé dans l’?glise et a fondé le pouvoir de ces appareils. Le nationalisme s’est manifesté par l’adhésion à la religion catholique, plus secondairement à la langue fran?aise?: ??Appartiennent à la nation, les fidèles, c’est-à-dire les sujets de l’?glise?? (ibid., p. 8). Or ces remarques s’appliquent à tous les Canadiens fran?ais? et [55] c’est l’?glise qui assure l’unité de la communauté indépendamment de la province de résidence. En Ontario aussi, le r?le de l’?glise a dépassé le cadre de la vie religieuse. Le clergé s’impliquait dans tous les domaines de la vie communautaire, qui était indissociable de la paroisse, à laquelle étaient rattachés les activités et les organismes socioculturels.Néanmoins, si les Canadiens fran?ais du Québec et de l’Ontario, issus de la même communauté d’origine et de culture, ont connu certaines expériences historiques communes, on ne peut parler d’identité de sort. En effet, le contr?le exercé par le clergé sur l’ensemble de la société différait sensiblement. Contrairement au Québec où les élites cléricales et politiques partageaient certains intérêts liés à l’ethnicité, le clergé canadien-fran?ais de l’Ontario possédait peu de pouvoir par rapport à l’élite politique et exer?ait peu d’influence sur les représentants de l’?tat. En Ontario, la séparation plus étanche entre les pouvoirs cléricaux et les pouvoirs étatiques ainsi que le contr?le de l’appareil d’?tat par la communauté dominante WASP (White Anglo-Saxon Protestants) ont créé une autre situation?: vivre en Ontario constituait une expérience fort différente, comme en témoignent les luttes scolaires.La trilogie famille-?glise-école si bien enracinée au Québec n’a pu se maintenir en Ontario. Si la Constitution de 1867 garantissait le respect des droits religieux, elle ne reconnaissait pas les droits linguistiques des francophones à l’extérieur du Québec?. Par conséquent, l’histoire des Canadiens fran?ais de l’Ontario s’est résumée, pour beaucoup, à l’histoire de leurs luttes scolaires dont on ne peut ici relater la totalité. Amorcée en 1912, lors de ce qu’on appelle désormais ??l’inf?me règlement 17?? qui abolissait l’usage du fran?ais comme langue d’enseignement et de communication à l’école, la lutte se poursuit à d’autres niveaux de nos jours (Brodeur et Choquette, 1979). Après quinze années de lutte, l’amendement du règlement 17 en 1927 permit aux Canadiens fran?ais de l’Ontario de recevoir leur éducation primaire en fran?ais. Ce n’est que depuis 1968 que le groupe francophone a, dans certaines régions, accès à l’éducation secondaire en fran?ais dans le secteur public. Les luttes scolaires visent maintenant l’obtention d’écoles [56] secondaires de langue fran?aise dans toutes les régions où les intéressés en font la demande (le gouvernement répond d’habitude par un non) et l’exercice d’un plus grand contr?le administratif dans le secteur scolaire par la création des conseils homogènes de langue fran?aise?.C’est surtout par le biais des luttes scolaires que l’on peut comprendre ce en quoi l’expérience des Canadiens fran?ais de l’Ontario diffère de celle des Canadiens fran?ais du Québec. Si leur organisation économique, sociale et culturelle se ressemble, le rapport spécifique des élites canadiennes-fran?aises de l’Ontario à leur gouvernement provincial sera décisif. Aussi longtemps que l’?glise a constitué l’appareil de régulation et de contr?le de la communauté, les Canadiens fran?ais étaient considérés, à titre de sujets de l’?glise, comme membres d’une même communauté. L’appui des Canadiens fran?ais du Québec aux Canadiens fran?ais de l’Ontario lors du règlement?17, envisagé comme une manifestation de l’oppression exercée par les ??Anglais?? sur l’ensemble de la communauté canadienne-fran?aise, en témoigne.Mais à partir du moment où le contr?le des institutions éducatives, de services sociaux et de santé passa aux mains du gouvernement provincial, les Canadiens fran?ais ne partagèrent plus, en tant que résidents de provinces distinctes, un destin commun. Car au Québec, les gestionnaires de ce qui fut appelé l’?tat du Québec appartenaient à la communauté -canadienne-fran?aise et promouvaient ses intérêts. Ainsi fut entamé le douloureux processus de séparation qui se solda par l’émergence de deux collectivités ne partageant plus ni le même sort ni le même destin, un processus qui affectera leurs frontières, leurs projets collectifs et leur identité.[57]Les Franco-OntariensLe r?le accru de l’?tat dans la gestion et la régulation des communautés vivant sur ??son?? territoire a transformé le rapport des Canadiens fran?ais aux Canadiens anglais et, par voie de conséquence, les liens entre Canadiens fran?ais de chaque province. Je m’attacherai aux points suivants?: les transformations sociales qui ont modifié les rapports constitutifs de la collectivité?; les nouvelles frontières et identités engendrées par ce processus, québécoises d’une part, franco-ontariennes de l’autre?; l’articulation entre la situation objective des Franco-Ontariens, leur projet collectif et les agents qui le véhiculent?. L’apparition de l’identité franco--ontarienne renvoie ainsi à des facteurs externes, l’émergence de l’identité québécoise, et à des facteurs internes, la transformation de la structure sociale ontarienne.Dans ma thèse de doctorat, j’ai montré comment l’expansion du capitalisme anglo-américain avait provoqué l’industrialisation et l’urbanisation du Québec et bouleversé les rapports entre les groupes fran?ais et anglais. L’érosion du mode de production petit marchand avait propulsé les Canadiens fran?ais hors d’un système économique autarcique pour les ??intégrer??, à titre de prolétaires, au système capitaliste. La disparition des frontières économiques entre les collectivités (une classe ouvrière francophone servant les intérêts d’un patronat anglophone) rendait caducs les anciens mécanismes de protection. Après une certaine période de lutte, le contr?le de la collectivité, et son sort, passèrent des mains du clergé aux mains des gestionnaires du gouvernement provincial. Ce fut la Révolution tranquille?: l’?tat du Québec, comme il fut désigné, assuma un r?le actif, devint un instrument de transformations sociales et multiplia ses actions dans tous les secteurs. Ses projets, ses réformes, ses interventions ont renforcé le fondement territorial de l’identification. C’est dans ce sens que l’???tat?? du Québec a engendré la nation québécoise et donné naissance à la collectivité et à l’identité québécoises. Le déplacement de l’appareil de régulation de l’?glise à l’?tat en modifia les frontières et l’identité. Cette nouvelle conscience d’appartenance sera porteuse d’un projet politique visant non [58] plus à maintenir le passé et la tradition, mais à contr?ler, face aux outsiders, l’orientation du groupe et son développement. Elle devint, en d’autres mots, porteuse d’historicité.Le ??Nous les Québécois?? renvoyait à une collectivité dont étaient exclus tous les Canadiens fran?ais vivant à l’extérieur du Québec, marquant ainsi la disparition de l’ancienne communauté nationale de destin. On assiste alors à un processus de scission-division, selon les modes d’ethnogenèse distingués par Horowitz (1975), où le groupe (Canadiens fran?ais) se sépare en plusieurs parties composantes (Québécois, Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, etc.). Il diffère de la prolifération qui comporte la création de nouveaux groupes sans que le groupe souche perde son identité. Ce processus, qui représente l’une des formes qu’emprunte la fluctuation des frontières ethniques, apparut clairement lors de la tenue des ?tats généraux en 1966, 1967 et 1969 et fut entériné, après d’?pres et douloureux débats, en 1969, avec l’acceptation de collectivités et de solidarités parallèles. Le projet d’autonomie accrue des Québécois, allant de la thèse des deux nations à la souveraineté, n’inclut pas les Canadiens fran?ais des autres provinces. C’est dans ce sens que leurs destins, bien qu’interdépendants, ne se recouvrent plus.Mais ce facteur externe ne peut à lui seul tout expliquer. En effet, les Canadiens fran?ais de l’Ontario auraient pu conserver leur identité canadienne-fran?aise. Mais ils subissaient eux aussi de nombreuses transformations alors que l’?glise perdait son pouvoir d’antan aux mains d’élites montantes. Examinons d’abord la répartition des Canadiens fran?ais sur le territoire ontarien.Tout comme les Québécois, les Canadiens fran?ais de l’Ontario furent de plus en plus insérés dans l’économie capitaliste et vinrent grossir les rangs de la classe ouvrière. En 1971, 76,6% des francophones de l’Ontario vivaient dans des centres urbains (Fédération des francophones hors Québec, 1977). Leur revenu est alors légèrement inférieur à celui des anglophones, puisque parmi la population ?gée de 15?ans et plus, 68?% des francophones comparativement à 64% des anglophones ont un revenu inférieur à 5000?$ par année (ibid.). Ils sont beaucoup moins scolarisés que l’ensemble de la population?: ??71% des Franco-Ontariens ont une scolarité de 10e année et moins alors que 56% de la population tombe dans cette catégorie?? [59] (ibid., p. 38). On note aussi que 40,3% des Franco-Ontariens actifs économiquement travaillent à l’exploitation et au traitement des matières premières?.Ces changements sur le plan économique se sont répercutés dans tous les domaines de la vie sociale, entra?nant l’érosion des frontières de la collectivité et modifiant ses rapports au groupe dominant. Ainsi, le destin de la communauté fran?aise de l’Ontario se voyait davantage lié au gouvernement provincial — et à son élite anglophone —, dont le r?le accru affaiblissait les pouvoirs des notables canadiens-fran?ais. Ces transformations d’ordre concret se sont subséquemment manifestées sur le plan de l’identité collective?: les Canadiens fran?ais de l’Ontario se nommèrent Franco-Ontariens.Les manifestations de l’identité franco-ontarienneCette nouvelle identité s’est manifestée à partir des années 1960 (Juteau-Lee et Lapointe, 1979)?: le terme ??franco-ontarien?? fut adopté par les nouvelles associations, qu’elles soient mises sur pied par le gouvernement ou la collectivité, ainsi que par la plupart des anciens organismes. La même tendance appara?t dans les discours des organisations nationales alors qu’artistes, poètes et chansonniers formulent et diffusent cette nouvelle identité. ? la fin des années 1970, la prédominance de l’identité franco-ontarienne est bien établie et son enracinement progressif témoigne de l’existence d’une communauté distincte, définie par son rapport avec l’?tat ontarien.L’incidence de ce rapport ressort lorsqu’on cherche à en découvrir les agents, ce que laissait entrevoir notre recherche (ibid.). Se définissaient comme Franco-Ontariens des informateurs actifs dans la vie politique ou engagés dans l’action, dans le domaine de l’éducation ou d’autres services communautaires. Leur lutte pour la reconnaissance des droits de la collectivité les a placés dans le champ politique, et leur identité s’est fa?onnée dans le cadre de leur rapport antagonique au gouvernement [60] ontarien. On retrouve aussi cette identité chez ceux dont la vie est étroitement liée à celle de la collectivité?: enseignants, commentateurs à la radio et à la télévision, journalistes, animateurs, étudiants inscrits aux écoles fran?aises, etc. Se définissaient comme Canadiens fran?ais les individus moins impliqués dans ces revendications, ou ceux qui travaillaient en dehors des sphères étroitement liées au pouvoir étatique, notamment les personnes engagées dans le secteur religieux, paroissial ou domestique.Les ??Ontarois????Des processus semblables, notamment l’expansion du capitalisme anglo-américain, l’industrialisation et l’urbanisation, ont entra?né, en Ontario comme au Québec, la désagrégation des anciennes formes communautaires (paroissiales) d’organisation, le transfert du pouvoir de l’?glise vers l’?tat, de nouveaux rapports sociaux, de nouvelles frontières, communautés et identités collectives. L’identité canadienne-fran?aise, liée à une forme spécifique de rapports entre dominants et dominés, et porteuse de tradition, représentait le statu quo. L’avènement d’une nouvelle situation a engendré une nouvelle conscience davantage orientée vers l’action dans le champ politique proprement dit. Ce passage à l’historicité provoqua, dans chacune des provinces, des conséquences fort différentes. La situation d’homologie entre les Québécois et l’?tat provincial ne se retrouvait nulle part ailleurs au Canada. Plus que jamais, le sort des Fransaskois, des Franco-Manitobains, des Franco-Ontariens était lié à un ?tat sur lequel ils ne pouvaient guère compter. La diversité de leurs situations objectives influe à son tour sur leurs projets collectifs. Comme le précise Simon (1975), c’est par son projet que la communauté d’histoire et de culture se définit, c’est à travers lui qu’elle prend sa forme. Si l’accession à l’historicité transforme un groupe ethnique en groupe nationalitaire, ce dernier ne devient nation qu’au moment où le projet historico-politique vise la création d’un ?tat national.La communauté canadienne-fran?aise du Québec parle dans son ?tat provincial qui recherche la souveraineté, sous diverses formes?: c’est la nation québécoise. Celle de l’Ontario lutte contre un ?tat qui a jadis [61] souhaité sa disparition?: ce sont les Franco-Ontariens. Ils sont incapables, même sur le plan du rêve, de se l’approprier. Leur éparpillement les empêche même d’imaginer la création d’une nouvelle province, d’un ?tat franco-ontarien. Que reste-t-il?? Une diaspora, diront certains, pouvant et devant compter sur l’appui d’un Québec fort. Mais au-delà des regards fixés sur l’extérieur et de la soumission à un ?tat hostile, au-delà des incessantes et abrutissantes luttes dont les résultats ne se comparent en rien aux énergies déployées, un nouveau projet pointe à l’horizon.On parle, on réfléchit, on agit. Artistes, écrivains, intellectuels, une activité fébrile les anime tous?: programmes d’action, subventions, manifestations, revendications, dans un même mouvement une nouvelle communauté se crée et redécouvre sa propre histoire, son oppression, sa précarité mais aussi sa vitalité. Le projet franco-ontarien commence à se préciser, la conscience nationalitaire à se définir?: vers l’autogestion. Dans un document soumis à ses membres à des fins d’étude, la Fédération des francophones hors Québec (1979) en présente les points saillants. On est loin de son adoption, mais l’idée est lancée et commence à faire son chemin. La communauté veut fixer ses propres objectifs et avoir prise sur son devenir. Dans l’impossibilité de formuler les vieux rêves de l’?tat-nation, elle se voit, fort heureusement, contrainte à élaborer des solutions nouvelles. Or la définition et l’adoption d’un projet autogestionnaire apparaissent des plus souhaitables puisqu’un tel projet est susceptible d’éliminer, ici et ailleurs, les rapports inégaux entre diverses communautés d’histoire et de culture. Tant que la régulation repose entre les mains de l’?tat, même d’un ?tat géré par les membres de la collectivité, cette dernière ne peut définir d’une manière autonome son développement.Parallèlement à l’élaboration de ce projet (il est en fait trop t?t pour parler de lien causal), certains membres de la collectivité ont commencé à se nommer Ontarois, une désignation qui reflète des transformations profondes. Elle exprime le refus de la situation symbolique de minoritaire, la collectivité ne voulant plus se définir par sa différence (Franco-Ontarien) mais exister en dehors de ce rapport d’oppression. ? quand la rencontre entre ce projet autogestionnaire et la conscience ontaroise?? Si en 2015 le [62] terme ??Ontarois??? et le projet autogestionnaire ont quasi disparu du paysage politique et socioculturel, la collectivité franco-ontarienne demeure vibrante, soucieuse de défendre ses droits et d’élargir ses frontières, de manière à inclure les francophones venus d’ailleurs. La nouvelle définition des Franco-Ontariens adoptée en 2009 en témoigne.[63]L’ethnicité et ses frontières.PREMI?RE PARTIE.Chapitre 3La production de l’ethnicitéou la part réelle de l’idéelRetour à la table des matièresSi le débat passionné qui a entouré la question nationale commence à provoquer un certain ennui parmi ses protagonistes?, le débat non moins passionné portant sur l’ethnicité, son origine, sa nature, son fondement, semble plut?t occasionner des étourdissements, parfois jusqu’au vertige, cet état propre à la personne qui ne sait plus où elle en est. ? peine réussit-on à échapper à ce mouvement incessant qui nous entra?ne de l’ethnicité au groupe ethnique, du groupe ethnique aux relations ethniques, puis des relations ethniques au groupe ethnique et à l’ethnicité que l’on doit affronter le trio groupe ethnique, groupe nationalitaire et nation. Après avoir multiplié les prouesses en vue de relever leurs traits distinctifs, on doit trouver ceux qui leur sont communs et en font des communautés d’histoire et de culture. Ces obstacles franchis, les coureurs qui restent en ligne cherchent à découvrir les fondements réels de cette fuyante ethnicité?; deux pelotons se détachent alors, le premier se dirigeant vers les idées de la superstructure, le second vers la prétendue ???base réelle???, matérielle et économique qu’est l’infrastructure.Cet article veut conduire le lecteur et la lectrice à travers tous les méandres de la sociologie des relations ethniques où surgissent tour à tour des visions [64] naturalistes, culturalistes, économistes, écologistes, et j’en passe, pour les amener à découvrir, cachés derrière les formes visibles observées, les rapports qui produisent l’ethnicité. On verra alors que ceux-ci s’insèrent dans d’autres rapports qui, eux aussi, furent cachés, et cela, en dépit de leur visibilité, l’invisibilité du visible provoquant à la fois l’éblouissement et l’aveuglement des producteurs du discours sur l’ethnicité.La production du discours sur l’ethnicitéSi certains chercheurs affirment que l’ethnicité donne naissance au groupe ethnique (1), d’autres prétendent qu’au contraire, c’est le groupe ethnique qui engendre l’ethnicité (2). N’est-ce pas plut?t à l’intérieur d’un système de relations qu’émergent les groupes ethniques?? se demande un troisième camp. Mais non, ce sont des groupes déjà constitués qui entrent en relation, rétorque un quatrième. Et tandis qu’un cinquième dit que ce sont les relations qui créent la marque, un sixième répète que, sans ethnicité, il ne peut y avoir de relations ethniques. Ne perdons pas ici un temps fou à choisir notre option car, d’une certaine manière, chacune contient sa part de vérité. Examinons ce triangle de plus près en commen?ant par la relation groupe ethnique-ethnicité.figure 3.1Le triangle RE, GR, ET?: relations ethniques, groupe ethnique, ethnicitéGroupe ethnique et ethnicité L’examen rigoureux du lien entre ethnicité et groupe ethnique, lien pensé comme simple ou double relation, dialectique ou non dialectique, comme interaction ou interpénétration, exige que l’on aborde sans plus tarder [65] l’épineuse question de la définition de l’objet. Rappelons, en premier lieu, que les débats se sont rarement déroulés, de manière explicite, sur le terrain de la théorie de la connaissance. On peut néanmoins affirmer qu’aux ?tats-Unis la très grande majorité des spécialistes en relations ethniques a adopté une position plus proche de l’empirisme que du constructivisme?, les groupes ethniques et l’ethnicité étant per?us comme existant dans la réalité, attendant d’être repérés, classés et ordonnés. Face à cet ultra-réalisme, quelques chercheurs affirment que le groupe ethnique est un construit, scientifique ou idéologique?, mais ils en négligent la matérialité.Cela dit, dans leur ensemble, les discussions ont davantage opposé les défenseurs du subjectivisme aux défenseurs de l’objectivisme, ces deux camps reprenant à leur compte l’éternel débat en sociologie où s’affrontent les tenants d’une approche phénoménologique et ceux qui favorisent une approche structurelle (Isajiw, 1980 [1970])?. D’une manière générale, chez les défenseurs de l’approche subjectiviste, l’ethnicité correspond à l’identité individuelle, à la conscience d’appartenance, à l’identification de l’agent à un groupe ethnique. Pour les plus malins d’entre eux?, l’identité ethnique constitue un rapport social, les ???ethnies??? relevant d’un procès d’appropriation symbolique de la nature. Quant au groupe ethnique, il renvoie soit à la somme des Moi, des identités et des consciences ethniques, soit à un Nous collectif, cette conscience du groupe s’exprimant quelquefois dans des activités ou des projets politiques divers, soit à des dimensions de la culture non matérielle, telles les croyances, les valeurs, les représentations. Dans l’approche objectiviste, l’ethnicité renvoie soit à des traits biologiques (origine [66] commune, ancêtres, sang, hérédité), soit à la culture matérielle et à des pratiques observables. Qu’ils privilégient la tendance naturaliste ou culturaliste, les partisans de l’objectivisme échappent difficilement à un certain essentialisme, car ils proposent une définition anhistorique du vrai Canadien fran?ais, du vrai Juif, du vrai Portugais…, un modèle figé à partir duquel il est facile d’exclure ou de reléguer dans l’anormalité toute personne qui n’afficherait pas les qualités ??véritables?? de son groupe ethnique. Celui-ci correspondrait alors à la somme des individus possédant une essence ethnique, ou encore une culture qui se manifeste dans des coutumes et des traditions, alimentaires, vestimentaires, artistiques, folkloriques, etc. D’autres auteurs, négligeant quelque peu la dimension d’ethnicité, contribuent néanmoins de manière fort éclairante à l’analyse des relations ethniques en insistant sur les dimensions institutionnelles du groupe, ses réseaux et les liens de sociabilité qui s’y créent, ses frontières, sa capacité organisationnelle?.Ces précisions apportées, on voudrait, on devrait procéder à une classification de ces auteurs, classification qui, malheureusement, ou devrais-je plut?t dire heureusement, reste quasi impossible à effectuer?. Car rares sont les chercheurs qui optent carrément pour l’ultra-subjectivisme ou pour l’ultra-objectivisme? et nombreux ceux qui allient une définition objective du groupe ethnique à une définition subjective de l’ethnicité et inversement. Cherchons néanmoins à dégager les grandes voies qui se dessinent au milieu de ce qui ressemble à un inutile piétinement?:?L’adoption d’une position intermédiaire combinant les approches subjectiviste et objectiviste car les perceptions subjectives se cristallisent autour de traits objectifs qui deviennent alors des critères d’inclusion et d’exclusion (van den Berghe, 1978 [1967]). On tend d’ailleurs [67] à reconna?tre que les classements effectués par les sociologues sont tributaires des classements qui existent dans la tête des agents, classements qui sont eux-mêmes des produits sociaux (Bourdieu, 1984 [1980]?; Pouillon, 1982).?L’abandon de toute tentative visant à proposer une définition d’un groupe ethnique qui inclurait tous ceux qui s’en réclament.?Le rejet du primordialisme, selon lequel l’ethnicité engendre ipso facto le groupe ethnique, qui s’accompagne de la recherche du lien dynamique entre ces deux éléments.?Une utilisation plus fréquente du concept d’ethnicité? sans que l’on assiste pour autant à un effort sérieux de le cerner. Il y a de quoi s’interroger sur cet étrange oubli, car comment expliquer que la très grande majorité des spécialistes en relations ethniques traitent d’un objet, de leur objet, sans chercher à le définir (Isajiw, 1980 [1970])???? ce problème non résolu de la définition théorique de l’ethnicité, problème auquel nous reviendrons puisqu’il s’agit du point central de ce chapitre, s’ajoute celui de son explication, puisqu’il faut bien comprendre les mécanismes provoquant l’étourdissant va-et-vient qui nous mène de l’ethnicité au groupe ethnique, du groupe ethnique à l’ethnicité, de la conscience à sa base objective, et ainsi de suite. Il faut alors se propulser hors de cette dyade et examiner le troisième p?le du triangle RE, GR, ET, à savoir les relations ethniques.Relations ethniquesLes groupes ethniques ne sont pas immuables, il n’y a qu’à regarder pour le constater?: leurs frontières fluctuent sans cesse. Certains groupes perdurent, d’autres non?; certains groupes ethniques conquis disparaissent et s’assimilent, d’autres survivent, s’épanouissent même et parfois se [68] libèrent?; des immigrants ou groupes immigrants se fondent dans le creuset, d’autres tissent de nouveaux liens de sociabilité, créent des réseaux institutionnels, quelquefois dès leur arrivée, quelquefois après plusieurs générations. Nombre d’entre eux, qu’ils soient majoritaires ou minoritaires, se transforment, les critères définissant l’appartenance ethnique et les attributs du groupe se modifiant constamment. De toute évidence, l’ethnicité n’est pas une marque indélébile qui engendre naturellement les groupes ethniques, aussi faut-il chercher à rendre compte de leur émergence et examiner les relations et rapports qui les constituent. Dans les premiers écrits, que l’on se réfère à Park, Thomas et Znaniecki, Frazier, Hughes, ou aux représentants de l’école du pluralisme dont Schermerhorn et van den Berghe, ce sont d’abord des groupes déjà constitués qui retien?nent l’attention puis, subsidiairement, les relations qui s’établissent entre eux. Si les causes de cette mise en relation peuvent être diverses — déséquilibre écologique, rareté des ressources, expansion économique, conquête, migrations volontaires ou involontaires — il en est de même pour ses conséquences, notamment les ??problèmes?? d’adaptation, d’intégration, d’acculturation, d’effritement du tissu social, de la division ethnique du travail.Dans les analyses plus récentes, la logique est inversée, les relations étant considérées comme produisant l’ethnicité et les groupes ethniques. Le terme ??rapport constitutif?? fait son entrée en scène (Guillaumin, 1972). Simon (1983), pour sa part, ne réduit pas le champ des relations ethniques à un secteur particulier car il englobe les relations raciales, ethniques, la question nationale et régionale, celle des minorités et de l’immigration. Il introduit l’idée d’une sociologie transversale qui porte sur une forme de la différenciation et de la hiérarchisation sociales et, plus généralement, sur les classements sociaux.Mais les nouveaux venus vont plus loin. Rapports économiques, rapports politiques, rapports de domination font leur apparition, toute explication à tendance culturaliste étant vigoureusement rejetée. L’émergence des groupes ethniques, la mobilisation de l’ethnicité ne peuvent être appréhendées, nous informe-t-on, qu’en fonction de processus plus globalisants, soit l’expansion du capitalisme monopolistique et l’accroissement de la domination étatique?: pénétration accrue de l’appareil d’?tat, dislocation de la [69] société civile, effritement du tissu social et des anciennes formes de sociabilité, surexploitation de la main-d’?uvre immigrante, division ethnique du travail, formation de niches occupationnelles, poursuite d’intérêts matériels par les agents ethniques?. Voilà les ??véritables?? fondements, c’est-à-dire économiques, des relations entre groupes ethniques.L’importance de cette perspective, à laquelle je souscris en grande partie, réside dans sa volonté farouche d’éviter le ghetto de la nature ethnique, dans son rejet d’une approche concevant le groupe ethnique comme un ensemble d’agents possédant une ethnicité qui crée ipso facto des liens primordiaux, ces agents produisant, en vertu de la kin affinity?, d’innombrables petits ethniques qui seront à leur tour naturellement liés les uns aux autres et à leur groupe, et ainsi de suite. Et pourtant… Si l’on ne peut nier qu’il y a du politique et de l’économique dans les rapports ethniques, en quoi ces derniers se distinguent-ils d’autres rapports sociaux, les rapports de classe par exemple?? Remplacer l’essentialisme et le culturalisme par l’économisme, cela revient à évacuer l’histoire ou à réduire dangereusement ce qui en constitue la matérialité. Car ces rapports sociaux ne sont-ils pas précisément des rapports ethniques, rapports qu’on ne peut appréhender en évacuant leur spécificité?? Que renferme au juste l’attribut ??ethnique??, au-delà d’une croyance subjective en une communauté d’origine?? Et nous voilà de nouveau devant la question posée en début de chapitre, question centrale pour la sociologie des relations ethniques. Mais avant de partir à la recherche de cet objet, il faudra, au préalable, sortir du triangle RE, GR, ET (le regrettable triangle??) et emprunter un nouveau détour.Le trio groupe ethnique,groupe nationalitaire, nationEn quoi les groupes ethniques diffèrent-ils des nations?? Les deux objets renvoient, malgré leur fonds commun, à des traditions sociologiques [70] distinctes, l’une américaine, idéaliste diront les uns, l’autre européenne et davantage marxiste. La nation n’est-elle qu’un gros groupe ethnique?? Mais quand s’arrête le second et commence la première?? Smith (1971) propose l’existence d’un continuum, allant de la tribu jusqu’à l’?tat-nation, continuum auquel correspond implicitement une hiérarchie de pouvoir et de prestige. Mais les théoriciens de la nation font alors face à une difficulté qu’ils parviennent rarement à résoudre, puisque les éléments censés appartenir à la nation se manifestent dans des combinaisons très diverses. Ici une communauté qui semble constituer un groupe ethnique possède un élément propre à la nation, là, il manque à une communauté qui semble constituer une nation l’un de ses éléments constitutifs, telles une religion commune, une langue commune, etc. C’est Bauer qui a apporté la réponse la plus satisfaisante à ce problème, ce penseur de l’école austro-marxiste qui a su dépasser, de manière fort ingénieuse, le matérialisme vulgaire de ses contemporains (Freitag, 1981)?. L’originalité et l’utilité de sa démarche résident dans le fait qu’il cherche moins à définir la nation qu’à la théoriser?: à la simple énumération des éléments empiriques qui constituent la nation, à savoir le territoire commun d’habitation, l’origine commune, la langue commune, les m?urs et les coutumes communes, l’expérience commune et le passé historique commun, les lois communes et la religion commune, il substitue une théorie qui con?oit la nation comme système, l’histoire commune en constituant l’élément-clé, la force agissante?:C’est elle qui détermine les autres, qui les produit. C’est uniquement l’histoire commune qui donne à l’origine commune sa détermination fondamentale, en séparant les qualités à transmettre et celles qui sont éliminées. L’histoire commune crée les m?urs et les coutumes communes, les lois et la religion communes, donc — pour conserver notre usage linguistique — la communauté de la tradition culturelle (Bauer, 1987 [1907], p. 156).Bauer rejette ainsi une approche descriptive de la nation qui se contente de cerner ses formes visibles et d’énumérer un ensemble statique de traits observables, pour privilégier les liens entre ses parties et le processus historique [71] qui l’engendre. Si le groupe ethnique et la nation représentent tous deux des communautés d’histoire et de culture, celles-ci se distinguent par la formulation de projets politiques spécifiques. En effet, le concept de groupe ethnique est habituellement réservé aux communautés d’histoire et de culture minoritaires?, ces dernières possédant une histoire mais pas d’historicité, d’où l’incapacité d’élaborer un projet politique susceptible de modifier leur rapport au groupe majoritaire qui assure le fonctionnement de l’?tat et ses appareils idéologiques. Le contr?le qu’exerce le groupe dominant lui permet d’assurer plus facilement sa reproduction en tant que communauté d’histoire et de culture alors que les groupes ethniques, eux, ne peuvent souvent compter que sur la famille, les réseaux de parenté, quelques associations volontaires et les élites qui s’y rattachent. Le concept de nation quant à lui est surtout réservé aux communautés qui contr?lent l’appareil d’?tat ou à celles qui sont en mesure de formuler un projet (nationaliste) en vue de se l’approprier. Entre les deux, le groupe nationalitaire (Simon, 1975) remet en question le cadre institutionnel sans pour autant définir un projet politique requérant l’indépendance ou la souveraineté?. C’est le degré de capacité organisationnelle? des communautés d’histoire et de culture qui rend compte de l’absence ou de la présence d’un tel projet, et de son ampleur. Enfin, la race est un sous-type du groupe ethnique, caractérisé par l’idée d’immuabilité et de frontières infranchissables.Si l’on peut maintenant, à partir de leurs projets politiques respectifs, différencier les groupes ethniques des groupes nationalitaires et des nations, si l’on peut comprendre que ces formes de communautés d’histoire et de culture [72] sont produites par l’histoire, encore faut-il distinguer les communautés d’histoire et de culture des autres types de communautés humaines, ce qui nous ramène encore une fois à la spécificité des groupes ethniques, des groupes nationalitaires et des nations, en d’autres mots, à la nébuleuse ethnicité.La production de l’ethnicitéCette longue incursion du c?té des théories et du métadiscours sur les groupes ethniques fait ressortir l’importance des efforts visant à libérer l’analyse des relations ethniques des postulats naturalistes et culturalistes qui l’ont trop longtemps caractérisée. L’ethnicité n’est pas une donnée biologique, mais un fait social comportant une part d’objectif, une part de subjectif?: elle est une production?. Il n’en reste pas moins que ce louable discours occulte souvent la spécificité des groupes ethniques et, plus largement, celle des communautés d’histoire et de culture. En effet, ces derniers ne sont pas des groupes comme les autres. Ils ne se fondent ni sur l’?ge, ni sur le sexe, ni sur la place occupée dans les rapports de production. Il faut bien reconna?tre qu’ils renvoient, j’ose dire ??en dernière instance??, à cette ethnicité dont on parle si souvent sans jamais la définir. Puisqu’on semble avoir ???jeté le bébé avec l’eau du bain???, il faudra partir, dans le sens le plus littéral du terme, à la recherche du bébé et regarder encore du c?té de l’ethnicité, mais en y posant, cette fois-ci, un nouveau regard.On ne na?t pas ethniquePour Vallee (1975), l’ethnicité est un attribut qui renvoie à des ancêtres communs, réels ou putatifs, ancêtres qui partageaient une culture commune se manifestant dans leurs comportements. Dans tous les cas, ajoute-t-il, les réseaux de parenté constituent les véhicules, les porteurs cruciaux de cette culture. Pour sa part, van den Berghe (1978 [1967]) considère que le caractère distinctif des groupes ethniques réside dans le fait qu’ils passent par la famille?: on na?t dans ce groupe, on y grandit, on a tendance à s’y marier et [73] à y mourir. Le groupe ethnique constitue en quelque sorte l’extension de la famille, la parenté y occupant une place prépondérante. Ce sont des réflexions semblables qui ont amené Isajiw (1980 [1970]) à écrire qu’il s’agit d’un groupe involontaire, puisqu’on ne choisit pas son groupe ethnique, ce qui est vrai dans la majorité des cas. Affaire de sang?? Non, répondraient ces auteurs. Les groupes ethniques, les groupes nationalitaires, les nations culturelles sont composés de personnes qui partagent, à des degrés divers, une culture, une identité et une mémoire communes, qui descendent ou croient descendre d’ancêtres qui avaient eux aussi une culture commune. Ancêtres, réseaux de parenté, groupes involontaires… Il semble bien que l’ethnicité soit affaire de naissance. Et voilà que surgit le précipice essentialiste que je veux, on l’a certainement compris, à tout prix éviter. Il ne suffit pas, en effet, d’affirmer que l’ethnicité se rattache à la transmission de la culture et non à celle du sang??; il faut aussi poser la question du mode de transmission de la culture, question qui trouve sa réponse dans la parenté, point charnière entre le passé et le présent. Or la famille, les sociologues ne l’ont-ils pas maintes fois réitéré, est effectivement le lieu principal où s’effectuent la reproduction biologique et la socialisation des êtres humains. Aussi faut-il chercher à approfondir les mécanismes qui permettent à chacun d’entre nous d’acquérir ces qualités, définies avec plus ou moins de précision, que partagent, à des degrés divers, les membres de la communauté d’histoire et de culture au sein de laquelle le nouveau-né fait irruption. Or, comment devient-on ethnique??La détermination historique de l’ethnicité?Bauer? appréhende la nation comme le produit jamais achevé d’un processus toujours en cours. ??Selon cette conception, la nation est ce qu’il y a [74] d’historique en nous?? (1987 [1907], p. 149). Aussi peut-il ajouter qu’??en comprenant ainsi l’élément national dans notre caractère comme l’élément historique en nous, nous pouvons concevoir la nation mieux encore comme un phénomène social, un phénomène de l’homme socialisé?? (ibid., p. 151). Et à ceux qui lui reprocheraient une conception primordialiste de l’élément national comme trait marquant du caractère national?, il rétorque que ce dernier ??est le produit de qualités héritées et de biens culturels transmis, produits par les ancêtres de chaque compatriote dans une interaction constante avec les autres citoyens, il est lui-même un produit social?? (ibid.). Dans cette conception dialectique où l’histoire comme force agissante produit la nation et où la nation est ce qu’il y a d’historique en nous, Bauer omet toutefois la dimension, essentielle et bien théorisée depuis Weber par les spécialistes du champ?, du rapport à des tiers.L’analyse bauérienne de la nation et de la nationalité peut être transposée au groupe ethnique, qui constitue lui aussi une communauté de tradition culturelle, le substrat pour ainsi dire à partir duquel se forge la nation. On peut alors, pour paraphraser Bauer, concevoir le groupe ethnique comme le produit jamais achevé d’un processus toujours en cours, comme un phénomène de l’homme socialisé, comme ce qu’il y a d’historique en nous. Poursuivons ce raisonnement. Le groupe ethnique se traduirait dans l’ethnicité de l’individu, cette dernière n’étant rien d’autre que la manifestation de la détermination qu’opère le groupe ethnique en chacun de nous. Or comment (s’)opère ce phénomène?? Si son rejet du matérialisme national et du spiritualisme national représente une avancée significative, encore lui faut-il expliquer comment l’histoire qui produit le groupe ethnique se fixe en nous. Bauer répond qu’il existe deux voies, celle de l’héritage naturel, le ??plasma germinatif??, et celle de [75] l’héritage culturel, la transmission des biens culturels. Reconnaissant que les héritiers naturels et les héritiers culturels ne co?ncident pas toujours (ce n’est donc pas affaire de sang), il privilégie l’interaction mutuelle des compatriotes et la transmission des biens culturels, qui renvoient au processus par lequel l’histoire s’inscrit en nous. Or, je ferai remarquer que ce processus correspond à la socialisation, et que cette socialisation première, qui se fait dès la tendre enfance au sein de la famille, gr?ce surtout au travail de la mère?, constitue l’outil permettant à l’histoire de s’inscrire en chacun de nous. Mais qu’est-ce que la socialisation??La transmission de l’ethnicité?:la socialisation comme éducation et poésiePour les fonctionnalistes, qui en ont beaucoup parlé, la socialisation consiste essentiellement en un processus qui assure la transmission et l’intériorisation des normes, des valeurs et des représentations propres à une société, et qui permet à l’être humain de vivre en société. Les marxistes, qui en ont moins parlé, mettent l’accent sur la production des agents… de production, car la mère forme de futurs bourgeois ou de futurs prolétaires. Leur famille, famille orbite?, est le lieu où se reproduit la force de travail, gratuitement ajouteront les féministes, marxistes et non marxistes. C’est [76] aussi, les féministes nous l’ont fait découvrir, un lieu où se produit l’identité de genre et, par conséquent, où se reproduisent les catégories de sexe, car la mère, entre autres, produit, à part des m?les et des femelles, de la masculinité et de la féminité, cette production s’articulant ??quelque part?? aux véritables rapports de la non moins véritable production. Et voilà que le fonctionnalisme tant décrié retrouve une place d’honneur (Kuhn, 1978)?.Il faudrait ajouter, et je m’empresse de le faire, que la famille est aussi le lieu où se transmet l’ethnicité, puisque la mère forme non seulement des bourgeois et des prolétaires, des hommes et des femmes, mais aussi des personnes appartenant à une communauté d’histoire et de culture spécifique. Or, si les nouveaux sociologues ont quelque peu oublié cette dimension de l’??éducation maternelle???, les idéologues nationalistes l’ont pour leur part bien comprise, eux qui ont toujours placé les femmes, tout particulièrement les mères, au centre de la nation. Dans un texte, ancien je vous le concède, mais remarquable par sa transparence, Fadette? écrivait?: ??Il me semble qu’au-dessus de tous ceux qui sont appelés à servir, celles qui, par leur nature et leur vocation, doivent servir davantage notre pays et la cause fran?aise au Canada, ce sont les mères?? (Fadette, 1920, p. 289). Les mères, dit l’auteure, doivent faire aux enfants des ?mes fran?aises, accentuer les qualités de la race fran?aise, envelopper l’?me de l’enfant de l’esprit fran?ais, en utilisant leur intelligence, leur volonté et leur conscience. Cette création chez l’enfant d’un fonds fran?ais le protégeant de l’Autre, nécessite l’oubli de soi. On exhorte la mère à ne pas envoyer ses filles dans des collèges, car il faut surtout les préparer à devenir des mères dévouées et de bonnes ma?tresses de maison?; ma?tresses de maison qui auraient tort ??de se trouver diminuées par ces soins domestiques [car] la poésie n’est pas [77] toute dans les anthologies…?? (ibid., p. 302). C’est en faisant de sa fille une vraie femme, conclut l’auteure, que la mère (la vraie femme par excellence) rend le plus beau service à son pays.Ce discours, où l’idéologie s’exprime avec une limpidité inhabituelle, est fort révélateur. Les mères doivent former de futures mères et toutes ces vraies femmes (discours naturaliste) forgeront l’?me de la race (autre discours naturaliste) et assureront ainsi sa survivance (transmission d’un esprit, spiritualisme national). Il faut néanmoins leur rappeler leur devoir (contrainte), tout en ayant soin de préciser que les t?ches domestiques, qui n’ont rien d’avilissant (valorisation de la différence), constituent une forme de poésie (occultation du travail) et un service rendu à la nation (sans mères, pas de pays, pas de nation ou de groupe ethnique, pas de transmission de la nationalité ou de l’ethnicité). ? ceux qui objecteraient la désuétude de ce texte pour rejeter l’argument proposé, je rétorquerai qu’un tel discours réappara?t avec une constance remarquable dans l’histoire (que l’on pense aux nouvelles politiques natalistes) à chaque fois qu’un groupe ethnique, ou national, se sent menacé, par une conquête, par des pressions assimilatrices, par une immigration dite sauvage… Si ce discours se retrouve davantage au sein des groupes ethniques minoritaires?, c’est précisément parce que ces derniers, possédant un faible niveau de ??complétude?? institutionnelle, doivent compter surtout sur la famille (les mères) pour assurer leur reproduction.Examinons de plus près cette poésie ??qui se cache partout et embellit les plus modestes détails de la vie quotidienne?? (ibid.) ou, comme diraient les sociologues, la socialisation, ce processus par lequel la culture d’un groupe, son histoire et son identité sont transmises à l’enfant, et ce, au sein de la famille, ce microcosme de la société, où règne la complémentarité des r?les masculins et féminins, régis par des normes et valeurs, etc.[78]La transmission de l’ethnicité, deuxième version?:la socialisation — procès de travailComment s’effectue cette valse de l’idéel??? Par quel biais la culture matérielle et non matérielle du groupe, son histoire et son identité, de l’idéel, viennent-elles à passer dans la tête de l’enfant, de l’idéel encore, et cela, dans un lieu où tout ne serait qu’idéel?? Car, on le sait, le matériel, entendre ici le réel, renvoie aux rapports sociaux de production, à l’économie, à l’infrastructure, à l’usine…Pensons à deux enfants, ?gés respectivement de trois et cinq ans, qui viennent de se réveiller. Puisque j’y reviendrai, je vous ferai gr?ce pour l’instant des cinq années précédentes, essentielles à leur formation, mais vous m’accorderez qu’il a fallu quotidiennement les nourrir, les vêtir, les laver?; leur apprendre à parler, à manger, à marcher, à jouer, et que la mère, selon sa propre appartenance ethnique, a posé chaque geste selon certaines normes qu’elle inculque ainsi à ses enfants. Revenons donc à notre mère qui, dans sa hutte, son appartement, sa maison, éduque ses deux enfants et leur transmet un héritage culturel. J’imagine un tableau? fort émouvant?: vêtue de mousseline blanche, assise dans sa berceuse de fabrication artisanale canadienne-fran?aise au milieu d’une chambre impeccable où l’on retrouve des sculptures de la famille Bourgault et des lithographies de Lemieux, la mère canadienne-fran?aise raconte, la musique de Leclerc en sourdine, à ses enfants, propres, vêtus et sages comme des images, l’histoire de leurs valeureux ancêtres?; descendants de Frontenac et de Montcalm, ils doivent parler fran?ais, respecter le clergé, sauver leur ?me plut?t que gagner l’univers, lutter contre l’anglicisation et l’anglicanisation… Mais cette image s’embrouille sans cesse, car la mère, la vraie mère, qu’elle soit célibataire, séparée, ou mariée à un bourgeois ou à un prolétaire, ne transmet pas ainsi l’ethnicité. Parce que cette fa?on d’être et d’agir conformément à [79] certaines règles constituent du travail, un travail qui produit du sens, j’en conviens, mais un travail qui représente la part réelle de l’idéel?, car c’est toujours à l’intérieur d’une relation d’entretien matériel que la mère transmet à ses jeunes enfants les valeurs de la société (de la classe, du sexe, du groupe ethnique). Elle habille l’enfant en rose ou en bleu, avec des vêtements achetés chez Holt Renfrew ou chez Dupuis, mais encore faut-il qu’elle achète les vêtements et qu’elle l’habille.Les habiller ou ne pas les habiller, c’est de la culture, car dans certaines sociétés, l’on s’est promené tout nu?; les habiller en jeans et en t-shirt plut?t qu’en kilt ou en sari, c’est de la culture?; mais les habiller, passer le pull, mettre les chaussettes, attacher les boutons et nouer les lacets, c’est du travail. Faire ou ne pas faire sa toilette, c’est de la culture, brosser ses dents avec une brosse à dents plut?t qu’avec un pic, c’est de la culture, se laver avec un gant de toilette plut?t qu’avec une débarbouillette, c’est de la culture?; mais laver les enfants, les débarbouiller, brosser leurs dents, nettoyer derrière les oreilles, brosser leurs cheveux, les tresser, les friser, c’est du travail. Nourrir les enfants, c’est du travail. Il faut non seulement acheter les aliments et les préparer, mais aussi faire manger les enfants?: ??une bouchée pour maman, une bouchée pour toi, ouvre la bouche, l’avion va rentrer, vite essuyons ton visage, ramassons le lait renversé…??. Servir du café au lait et des croissants plut?t que des toasts ou des bagels, c’est de la culture?; tartiner les r?ties de beurre d’arachides plut?t que de Marmite?, c’est de la culture. Enseigner à l’enfant comment manger, avec des ustensiles, avec des baguettes, avec ses doigts, c’est culturel?; ??sers-toi de ta fourchette, ne parle pas la bouche pleine, n’échappe pas ton assiette??, c’est bien s?r transmettre des normes, mais cette transmission s’effectue à l’intérieur d’un procès de travail. La mère parle à ses enfants et leur apprend à parler, c’est l’apprentissage de la langue maternelle??; elle leur raconte des histoires, faisant appel à sa mémoire historique et leur transmettant ainsi la mémoire du groupe??; elle leur parle des plaines d’Abraham et de la Conquête, ou du [80] Grand Dérangement, ou de Washington et de Lincoln?; elle leur raconte les exploits de Gordie Howe ou de Maurice Richard?; elle leur décrit les luttes de Nellie McClung ou de Thérèse Casgrain?; elle leur chante la Marseillaise ou God Save The Queen ou ? Canada ou, plus tard, Mon pays?; elle les prépare pour la Saint-Jean-Baptiste, pour le 1er?Juillet, pour le 4 ou le 14 Juillet?; elle organise ou non la Bar Mitzvah de son fils ou le Bat Mitzvah de sa fille?; elle peint ou elle ne peint pas des ?ufs de P?ques?; elle célèbre ou non l’A?d el-Fitr?; elle emballe les cadeaux le 25?décembre ou le 6 janvier?; elle prépare des tourtières ou du plum-pudding?. Non, il n’y a pas de doute, elle moule les petites ?mes de ses enfants, mais en effectuant des t?ches qui accaparent son temps, car c’est dans le cadre d’une relation d’entretien matériel que la culture, une culture spécifique, est transmise, que la socialisation s’accomplit et qu’une identité se construit. Voilà la part réelle de l’idéel, une activité matérielle et idéelle qui, malgré sa poésie, épuise les mères pendant que se fabrique un autre être humain, une activité qui implique leur totale mobilisation physique et qui est accomplie gratuitement par les reines du foyer, pendant que les époux, eux, vont travailler?.Je pourrais m’attarder sur le rapport d’appropriation des femmes, le rapport de sexage qui fait des femmes des êtres appropriés assurant gratuitement, au sein de la famille notamment, le travail d’entretien matériel et affectif des membres de la société (Guillaumin, 1978), mais là n’est pas mon propos. Il s’agissait de faire ressortir ce qui est tellement évident qu’on s’étonne de son oubli?: l’???enculturation??, la transmission de la culture matérielle et non matérielle du groupe à chaque nouveau-né est indissociable d’une relation d’entretien corporel, physique, affectif, intellectuel, cette dernière constituant un procès de travail, car nous sommes bien en présence d’une suite d’actions encha?nées au sein desquelles sont mis en ?uvre des moyens matériels et des moyens intellectuels?: moyens matériels, à savoir la mère elle-même, son propre corps et ses capacités physiques (on aime que nos mères soient des femmes fortes)?; moyens intellectuels, son cerveau et ce qu’il contient, entre autres sa mémoire [81] historique, les normes propres à son groupe et son identité. C’est par le biais de ce procès de travail bien réel, qui contient sa part d’idéel et de matériel, qui produit du matériel et de l’idéel, des activités, des actions, des comportements, des représentations, des identifications et des identités, en l’occurrence des petits Canadiens fran?ais qui penseront et se comporteront en vrais petits Canadiens fran?ais, que l’histoire accomplit sa détermination. La socialisation-humanisation des nouveau-nés renvoie donc, je le répète, à un procès de travail, ce dernier ayant été occulté, comme le fut d’ailleurs l’ensemble du travail effectué par les femmes (travail domestique, travail reproductif) par une sociologie qui a réduit le travail à la production et à la reproduction des moyens d’existence, réductionnisme dont je parlerai plus loin. Ce procès de travail, qui transmet l’ethnicité, entendue ici dans son sens objectif et subjectif?, crée des liens qu’on a appelés primordiaux, dans le sens qu’on les croit, à cause de leur invisibilité justement, dérivés des prétendues données de l’existence (Geertz, 1963). Ayant découvert ce qui se produit au sein du procès de travail socialisation, voyons maintenant ce qu’il produit.La production des êtres humainsL’ethnicité nous appara?t maintenant comme un produit social, un produit forgé par le destin historique des générations précédentes et ??fixé?? en nous par la socialisation. Or ce procès de travail semble se distinguer de celui qui vise à reproduire les moyens d’existence, en ce qu’il implique, entre autres, une relation entre deux êtres humains, à savoir la mère et le nouveau-né. Mais le nouveau-né est-il un être humain?? ? cette question brutale, je répondrai par un non tout aussi brutal. Et j’apporte cette réponse en songeant à Victor de l’Aveyron, cet enfant sauvage trouvé au début du xixe siècle et pris en charge par le Dr Itard, cet enfant dont toute l’existence se réduisait à une vie purement animale (Itard, 1964 [1801]). Rejetant la conclusion du Dr Pinel, qui y voyait le résultat de l’idiotisme, Itard avan?ait que cet état résultait d’une autre cause, à savoir ??la privation de toute [82] éducation et la séparation d’avec les individus de son espèce?? (ibid., p.?134). Des années de travail lui permettront de vérifier son hypothèse initiale et d’en déduire?:?que l’homme est inférieur à un grand nombre d’animaux dans le pur état de nature?; état de nullité et de barbarie, qu’on a sans fondement revêtu des couleurs les plus séduisantes??; état dans lequel l’individu, privé des facultés caractéristiques de son espèce, tra?ne misérablement, sans intelligence comme sans affections, une vie précaire et réduite aux seules fonctions de l’animalité?;?que cette supériorité morale, que l’on dit être naturelle (c’est moi qui souligne) à l’homme, n’est que le résultat de la civilisation qui l’élève au-dessus des autres animaux par un grand et puissant mobile (ibid., pp. 185-186).? la suite de ses observations, Jean Itard peut conclure à l’absence d’une nature humaine, d’un comportement naturel de l’espèce. Il n’existe ni hérédité psychologique, c’est-à-dire une nature psychique individuelle, ni hérédité de l’espèce, c’est-à-dire un fonds spécifique de dispositions et d’élans propres à l’espèce humaine. L’être humain n’a pas de nature, il a, il est une histoire. Le travail effectué par Jean Itard et par Mme Guérin (gouvernante de l’enfant) a humanisé le petit Victor. Bien que le Dr Itard lui-même ne puisse s’empêcher de verser dans l’explication naturaliste quand il souligne ???l’influence majeure qu’ont sur l’esprit de l’enfant ces complaisances inépuisables, ces petits riens officieux que la nature a mis dans le c?ur d’une mère?? (ibid., p. 157), il est clair que le procès de socialisation fabrique des êtres humains et que, par conséquent, la socialisation, c’est l’humanisation. En effet, chaque être humain, à sa naissance, pose la question de l’irruption du naturel et de sa nécessaire socialisation, à l’ensemble de la société (Mathieu, 1977). Problème que ??la société??? a résolu en affectant les femmes, en vertu de leur ??instinct?? maternel, à la socialisation des nouveau-nés puis en occultant le travail que nécessite cette humanisation.On peut donc affirmer que la socialisation des nouveau-nés produit des êtres humains et que ces êtres humains sont destinés à occuper certaines places au sein du procès de production-reproduction. Or, si un certain optimisme nous permet d’envisager le jour où, les classes sociales et de sexe [83] ayant été abolies, le procès d’humanisation ne fabriquera plus ni agents de sexe ni agents de classe, peut-on pour autant conclure à la disparition éventuelle d’une agentivité ethnique?? Il me semble que non.L’humanisation des êtres humains,c’est leur ethnicisationCes êtres qui doivent être humanisés appartiennent à une espèce dont l’apparition découle d’une modification importante de l’appareil cérébral?. ? partir du déblocage de l’appareil préfrontal, l’être humain n’est plus un être zoologique soumis aux lois normales de l’espèce, et les rapports qu’il entretient avec le biologique se transforment. En effet, ce déblocage rend possible un accroissement de la faculté de symbolisation correspondant à l’apparition de l’intellectualité réfléchie, laquelle saisit les rapports entre les phénomènes et en projette vers l’extérieur un schéma symbolique. Propre à l’être humain, cette propriété physiologique rend possible la fabrication d’outils et de symboles?; elle entra?ne à la fois une transformation du rythme d’évolution technique et ??l’apparition d’un dispositif social fondé sur les valeurs culturelles qui fractionnent en ethnies? l’espèce humaine?? (Leroi-Gourhan, 1964, vol. 1, p. 205). ? partir de ce stade, l’évolution culturelle n’est plus dominée par des rythmes biologiques mais par des phénomènes sociaux. Or, et il importe de le souligner, Leroi-Gourhan n’affirme jamais, lui qui répète pourtant que l’évolution commence par les pieds, que les symboles sont le reflet des outils. Il montre plut?t que ???le geste et la parole recourent dans le cerveau au même équipement fondamental, étant l’expression de la même propriété physiologique??? (ibid., p.?162). Chez l’Homo sapiens, conclut-il, les coupures des espèces et des races sont submergées par celles des ethnies, l’ethnie étant la forme caractéristique des groupements humains. Pour le dire autrement, chez Leroi-Gourhan, l’espèce est la forme caractéristique du groupement animal et l’ethnie, celle du groupement des hommes, chacune avec sa forme de mémoire particulière. ? l’espèce zoologique ethnique correspond une [84] mémoire sociale dominée par le langage, la physiologie des ethnies se fondant alors sur l’organisation d’une mémoire collective qui s’extériorise dans son contenant, la collectivité ethnique (ibid.). Ainsi, les groupes humains revêtent nécessairement diverses formes correspondant à la diversité ethnique.Or chaque individu doit acquérir, et cela durant les premières années de sa vie, ces cha?nes opératoires machinales (ibid.) qui constituent chez l’être humain l’élément essentiel de sa survie et qui sont à la base de son comportement humain qua ethnique. Ce sont précisément ces cha?nes opératoires machinales qui sont acquises par l’expérience et l’éducation (le procès de travail-socialisation), de préférence dans des cellules sociales restreintes, notamment la famille?:Ce sont les pratiques élémentaires, dont les cha?nes se constituent dès la naissance, qui marquent le plus fortement l’individu de son empreinte ethnique. Les gestes, les attitudes, la manière de se comporter dans le banal et le quotidien, constituent la part de liaison au groupe social d’origine dont l’individu ne se libère jamais complètement lorsqu’il est transplanté dans une classe différente ou dans une autre ethnie (ibid., p. 30).L’humanisation-ethnicisation, c’est donc l’inscription, dans la mémoire motrice du nouveau-né, des programmes élaborés au cours de l’évolution du groupe et qui se situent sur un plan profond de la mémoire collective. Si l’ethnicité-humanité est en quelque sorte une empreinte, cette dernière n’a rien à voir avec le sang ni avec la naissance, car encore faut-il, après sa naissance, être pris en charge par un membre du groupe au sein duquel on fait irruption. ? quelques exceptions près (n’oublions pas les nouveaux pères), cette t?che est dévolue aux mères (ou aux grand-mères, aux belles-mères, aux s?urs, aux tantes, aux religieuses), et cela en vertu de la place que les femmes occupent dans les rapports de sexage, ces rapports qui font d’elles des êtres appropriés auxquels revient cette charge matérielle qu’est la production de l’ethnicité-humanité, une charge d’autant plus contraignante qu’elle implique un face-à-face constant avec des êtres qu’elles humanisent à même leur propre humanité.Revenons sur le lien entre humanité et ethnicité. Pour le Dr Itard, l’homme a, l’homme est, une histoire?; pour Bauer, la nationalité est ce qu’il y a d’historique en nous?; et pour Leroi-Gourhan, l’humanisation du [85] nouveau-né requiert l’acquisition de cha?nes machinales opératoires qui sont nécessairement spécifiques à son ethnie. C’est dans ce sens que l’on peut affirmer qu’être humain c’est être ethnique et que, par conséquent, l’humanisation et l’ethnicisation ne constituent qu’un seul et même processus. Aussi longtemps que nous serons humanisés, nous serons par le fait même ethnicisés, car en chacun de nous l’on retrouve la présence, construite, de l’ethnicité-humanité. L’adéquation que je propose entre humanité et ethnicité ne manquera pas de surprendre, car dans le discours, de sens commun et parfois scientifique, l’ethnicité ou l’attribut ethnique désignent les traits propres à certains individus ou certains groupes et non à tous. Or cette désignation n’est pas neutre, elle représente la face idéologico-discursive du rapport de domination constitutif des communautés d’histoire et de culture.Car si nous sommes tous porteurs d’ethnicité, une ethnicité dormante, latente pour ainsi dire, qui fournit en fait le substrat à partir duquel se construit l’ethnicité tout court et les groupes ethniques, nationalitaires ou nationaux, j’ajoute du même souffle que c’est dans le contexte de rapports sociaux et de relations avec des tiers que naissent les communalisations dites ethniques, que se mobilisent les identités et que sont choisies les marques délimitant les frontières. Et c’est justement au sein de ce rapport inégal que les dominants, croyant incarner l’universel, imputent la spécificité, la différence aux dominés et la nomment ethnicité. L’ethnicité constitue, en quelque sorte, l’humanité des Autres. Et c’est ainsi qu’au sein d’un rapport inégal, l’humanité des uns devient l’ethnicité des Autres, les uns soi-disant universels restant aveugles à leur spécificité historique et à la construction de leur propre ethnicité?.[86]La production des moyens d’existenceCette réflexion sur le procès de travail qui produit l’ethnicité-humanité nous amène, cela était presque inévitable, à la célèbre phrase d’Engels (1976 [1884]) sur la double nature de la production et de la reproduction de la vie immédiate, production des moyens d’existence, d’une part, production des êtres humains, propagation de l’espèce d’autre part. D’un c?té, du travail, de l’autre, la famille, lieu principal où s’effectuent la reproduction de l’espèce (du biologique) et la socialisation des enfants (du culturel). Si la quasi-totalité des producteurs masculins du discours sociologique ont adopté une perspective similaire, les féministes ont, en revanche, rendu visible l’invisible??: elles ont montré que la production et la reproduction de l’espèce exigeaient du travail (travail domestique, travail reproductif, travail-?socialisation) et qu’il était effectué gratuitement par les femmes. Pour rendre compte de ce silence qui a caractérisé le discours dominant dans les sciences humaines, il serait par trop simpliste d’évoquer la mauvaise volonté de ses producteurs?; il suffira de rappeler que ce discours, comme tout discours, est lié à la place occupée par ceux qui le formulent. Cette occultation du travail féminin reste lourde de conséquences, et cela à plusieurs titres. Elle provoque, en premier lieu, ce réductionnisme tant déploré qui fait correspondre le travail à l’économique, l’économique au matériel, le matériel au réel. Ce réductionnisme se manifeste ensuite chez les producteurs du discours sur l’ethnicité, car il engendre les conceptions naturaliste, primordialiste, culturaliste ou économiste de l’ethnicité, et partant, du groupe ethnique, de l’identité ethnique, de la question nationale et du nationalisme. Si l’on définit le travail comme l’ensemble des activités matérielles — contenant une part d’idéel — qui nécessitent la mobilisation corporelle et intellectuelle des agents sociaux et qui produisent à la fois des moyens d’existence et des êtres humains, la famille appara?t davantage comme le lieu où les femmes, majoritairement, fournissent dans le cadre de l’appropriation privée, un travail produisant l’humanité-ethnicité.L’articulation des rapports ethniqueset des rapports de sexeSi la production des moyens d’existence se fait principalement hors de la communauté domestique, cette dernière demeure le lieu privilégié de la [87] production de l’espèce?; aussi faut-il examiner les liens entre ces deux types de production, la production des moyens d’existence renvoyant aux classes sociales et la production des êtres humains renvoyant aux communautés ethniques et à leur substrat, la famille, chacune de ces productions comprenant de l’idéel et du matériel. L’articulation complexe des rapports entre classes sociales, classes de sexe et collectivités ethniques ne peut être envisagée à la lumière de schèmes d’analyse fondés sur une définition restrictive du concept de production. Une problématique qui prend en considération le rapport des femmes à la production et à la reproduction des moyens d’existence et des êtres humains peut envisager l’histoire comme résultant du travail, un travail accompli par des générations successives d’êtres humains qui produisent des moyens d’existence et des générations successives de mamans qui produisent l’humanisation. Elle échappe à l’économisme et dévoile le fondement matériel de l’ethnicité.En effet, ramener l’économique uniquement aux rapports sociaux de production, c’est réduire les communalisations ethniques et l’ethnicité à de simples éléments de la superstructure et dissoudre la production-reproduction de la vie immédiate dans la production économique. Qui plus est, analyser l’existence et la mobilisation des liens ethniques exclusivement en fonction des sentiments primordiaux ou des rapports sociaux de la production économique, c’est avoir recours à des explications mécanistes et déterministes incapables de rendre compte de la complexité de la vie sociale. On ne peut postuler a priori que la production des êtres humains est déterminée par la production des moyens d’existence?; on peut, en revanche, affirmer que ceux qui produisent les moyens d’existence contr?lent celles qui produisent l’humanité-ethnicité. Par ailleurs, les liens qui s’établissent entre la famille et la communauté ethnique doivent, eux aussi, être considérés dans toute leur complexité. En outre, il est manifeste que l’ethnicité, je paraphrase ici Weber, ne s’épanouit pas comme une fleur. C’est dans le contexte des relations qui s’établissent à la suite de conquêtes, de migrations volontaires ou involontaires, d’annexions, que l’humanité des autres devient ethnicité, cette dernière engendrant quelquefois des relations sociales de communalisation. C’est ainsi que se constituent les relations ethniques, c’est-à-dire des relations entre des individus qui ont le sentiment de partager une origine commune, [88] ou entre des groupes humains historiquement et culturellement spécifiques, composés de personnes possédant des qualités propres au groupe et qui sont acquises, durant la tendre enfance, par la transmission des cha?nes opératoires machinales. L’ethnicité se confondant presque avec notre humanité, l’émergence et le maintien des liens ethniques, la facilité avec laquelle ils se mobilisent, la virulence des antagonismes qu’ils suscitent, n’ont rien de surprenant. C’est, effectivement, une question de vie ou de mort.Empreinte ethnique, oui, mais fa?onnée au sein de la famille et de la parenté, et dont on peut, en principe, s’affranchir, car l’être humain peut, gr?ce à son appareil cérébral, participer à la mémoire collective d’un autre groupe ethnique, cette mémoire sociale s’extériorisant en dehors du groupe qui la produit. Reste à savoir s’il le veut ou s’il ne le veut pas?; si on le lui permet (pluralisme culturel), si on le lui impose (acculturation, assimilation), si on l’en empêche (ségrégation, apartheid). Reste à savoir si le premier réseau ethnique peut se déployer à l’extérieur de la communauté domestique (complétude institutionnelle) et par quels moyens ce déploiement s’effectue (niches occupationnelles, division ethnique du travail, articulation des modes de production, domination étatique, etc.). Reste à savoir si le groupe peut et veut contr?ler ses institutions (capacité organisationnelle), s’il peut ou non modifier son rapport avec la communauté qui contr?le l’?tat, s’il peut ou non définir un projet collectif visant à s’approprier cet appareil (nation)?; reste à cerner les facteurs influant sur ces décisions. Reste à savoir s’il est manipulé ou non, par qui et comment. Reste à savoir quels intérêts, matériels et idéels, sont en jeu. Bref, reste à savoir quand, pourquoi et comment se mobilise l’ethnicité-humanité. C’est en répondant à ces questions que se constitue le champ des relations ethniques, dont l’objet porte spécifiquement sur les relations constitutives de groupes et personnes dont l’action repose sur le sentiment de posséder une origine commune, cette dernière étant fondée sur une histoire commune, sur le rapport à cette histoire, sur l’intériorisation de cette histoire, qui fait de nous des êtres humains, d’une humanité se confondant, dès qu’elle est confrontée à d’autres humanités, avec notre ethnicité. [89]L’ethnicité et ses frontières.Deuxième partieUNE FRONTI?RE? DEUX FACESRetour à la table des matières[90][91]L’ethnicité et ses frontières.DEUXI?ME PARTIE.Chapitre 4Les communalisations ethniquesdans le système-mondeRetour à la table des matièresNe voulant pas participer à la construction d’une idéologie ou d’un discours qui peut servir à nourrir ou à légitimer des pratiques de subordination, d’absolutisme et de purification ethnique, plusieurs sociologues récusent le concept d’ethnicité, trop souvent associé à des explications essentialistes ou naturalistes?. Mais on a beau rejeter ce concept, les communalisations ethniques, elles, n’en existent pas moins. Aussi vais-je chercher à montrer que le concept d’ethnicité non seulement nous aide à rendre compte de plusieurs pratiques, politiques, idéologies et significations à l’?uvre dans le monde contemporain, mais favorise la mise à nu des rapports inégalitaires qui l’engendrent.Dans ce chapitre, je propose d’abord une analyse des formes mouvantes et changeantes de la communalisation ethnique au Québec. Sous l’impulsion de revendications diverses, la ??nation??? québécoise s’est vue incitée à redéfinir ses frontières de fa?on plus inclusive. Ce cas permet d’approfondir deux questions importantes dont, en premier lieu, la pertinence du mode dominant de classification qui oppose les nations ethniques aux nations [92] territoriales?. Plut?t que d’essayer à tout prix de faire correspondre des données empiriques à des idéaltypes, il vaut mieux reconna?tre et explorer la multiplicité des formes de la nation. Dans le contexte québéco-canadien, diverses formes nationales ont coexisté, ont été contestées et modifiées. C’est en accordant une place centrale à la communalisation ethnique qu’on sera en mesure de comprendre la redéfinition de la nation en cours au Québec, et ailleurs dans le monde.J’aborde ensuite la deuxième question et examine la construction des deux faces?, interne et externe, des frontières ethniques, ainsi que leurs interrelations. Cette approche dépasse aussi bien les conceptions statique, primordialiste, empiriste, essentialiste, naturaliste et absolutiste de l’ethnicité que d’autres, plus récentes, où l’ethnicité est per?ue comme illusoire ou arbitraire. La présence d’un groupe ethnique présuppose une vie en commun, qui facilite le processus de communalisation et la formation, éventuelle, d’une communauté. Ce qui est fondamental, c’est la relation qui s’établit entre la culture, la mémoire historique et la croyance subjective en une communauté d’origine, ainsi que les facteurs favorisant la communalisation. Dans la troisième et dernière partie, j’examine comment les communalisations ethniques sont envisagées dans divers contextes nationaux et découvre, chemin faisant, que la théorisation de l’ethnicité est indissociable de rapports sociaux et de la place occupée, par divers pays et chercheurs, dans le système-monde.Les Québécoiset les formes changeantes de la nation?? la suite de l’expansion du capitalisme anglo-américain, l’?tat québécois a remplacé l’?glise catholique comme appareil définissant et contr?lant la communauté nationale. Deux conséquences découlent de ce fait. La [93] première touche à l’idéologie nationaliste qui, de statique, essentialiste et passéiste, se transforme pour pr?ner la modernité et la ma?trise de son destin. La seconde renvoie à la redéfinition, par l’?tat? du Québec, des frontières de la collectivité canadienne-fran?aise. Dorénavant axé sur la modernisation, le nouveau nationalisme s’intéresse avant tout à l’autonomie économique, politique et culturelle du Québec. Les débats concernant l’homogénéité de la nation portent initialement sur les classes sociales, en vertu du lien entre ce nouveau nationalisme et les intérêts de la nouvelle classe moyenne (Breton et Breton, 1963?; Guindon, 1968). L’articulation entre la question nationale et les classes est également au c?ur des débats politiques et théoriques, souvent houleux, au sein des milieux marxistes (Bourque et Laurin-Frenette, 1970?; Ryerson, 1972). Puis ce sera la relation entre libération nationale et libération des femmes qui soulèvera des discussions tout aussi vives. Plusieurs Québécoises, convaincues qu’il ne peut y avoir de libération du Québec sans libération des femmes, ni de libération des femmes sans libération du Québec, quittent les associations féministes anglophones?.Mais personne, ou presque, ne soulève à cette époque la question de l’homogénéité ethnique de la nation. Il ne fait aucun doute que le ???nous??? du slogan électoral ??Ma?tres chez nous?? du Parti libéral en 1962 désigne les Canadiens fran?ais du Québec, descendants des Fran?ais qui ont colonisé la Nouvelle-France avant sa conquête par l’Angleterre en 1760. La croyance subjective en une origine commune, fondée sur un passé historique commun, dont principalement l’expérience de la migration et de la colonisation, donne lieu à un processus de communalisation revêtant une forme ethnico-nationale?: ??Nous les Québécois??. Les projets qui y sont rattachés visent un pouvoir accru, allant du fédéralisme renouvelé à la séparation.Les formes multiples de la nationLa transformation du ??Nous les Canadiens fran?ais?? en ??Nous les Québécois?? signale le passage d’une nation de type ethnique à une nation de type [94] territorial (Smith, 1986) ou encore de type culturel à civique. L’?tat du Québec constitue l’instrument privilégié de l’émancipation, voire de la libération, nationale. Politiciens et technocrates comptent sur les liens ethniques préexistants, ce que Bauer (1987 [1907]) nomme ??l’indestructible communauté nationale de caractère??, pour obtenir l’adhésion des membres de la société. Si d’une certaine manière la nation fonde l’?tat, ce dernier à son tour en redéfinit les frontières, puisque les Canadiens fran?ais des autres provinces sont exclus d’emblée. Ce processus ne fait que débuter.Ce nationalisme progressiste repose en fait sur des critères territoriaux et ethniques, puisqu’en l’occurrence la communauté nationale se rapporte aux Canadiens fran?ais (ethnicité) du Québec (territoire). D’autres groupes partagent cependant ce territoire et se définissent ou sont définis également à partir d’une origine et d’une histoire communes, migration, colonisation ou expérience spécifique d’incorporation?: les Autochtones, les Britanniques et les Néo-?Canadiens, qui évoluaient en grande partie au sein d’espaces institutionnels distincts et relativement autonomes?. Les années 1960 représentent, au Canada comme ailleurs dans le monde, une décennie de remises en question, de contestations et de transformations sociales qui conduiront à la reconfiguration des rapports et des frontières ethniques. Du Livre rouge préparé par les Premières Nations? en réponse au Livre blanc du gouvernement fédéral (1969), à la Commission royale d’enquête sur les rapports entre Canadiens anglais et Canadiens fran?ais en réponse aux nouvelles aspirations du Québec, aux demandes formulées par les Néo-Canadiens dans le contexte de cette commission d’enquête — qui veulent voir leur contribution à l’édification du Canada et leur culture reconnues —, des communalisations qu’on peut qualifier d’ethniques se mettent en branle, car la disposition de l’activité sociale se fonde sur le sentiment commun d’appartenir à une même communauté.Les rapports servant à délimiter les frontières varient selon les enjeux, et cette définition sert à instaurer une certaine fermeture des relations sociales. Par exemple, la lutte pour les ressources économiques et les postes de [95] commande engendre une relation sociale de communalisation opposant les Québécois canadiens-fran?ais aux Canadiens anglais??; les débats sur la langue dessinent des frontières entre francophones et anglophones, cette dernière catégorie englobant les Canadiens anglais et les membres des groupes ethniques parlant anglais. Les conflits relatifs aux droits territoriaux opposent Autochtones et non-Autochtones. L’indépendance?, défendue initialement par certains membres de la nouvelle nation québécoise, se rattache elle aussi à ces frontières?: si tous les ??Québécois de souche??? ne sont pas indépendantistes, la plupart des indépendantistes sont ??Québécois de souche???.? ce stade, dans la nation civique et territoriale en devenir, en l’occurrence la québécoise, les anciennes frontières sont remplacées par de nouvelles, rétrécies. Les habitants du Québec ne sont pas tous des Québécois, les frontières de la collectivité nationale étant définies selon des critères restreints, ainsi qu’en témoigne le préambule original du projet de loi 1, rédigé en 1976 par le parti indépendantiste nouvellement élu. Dans ce texte, le Québec se composerait de Québécois, à savoir la nation québécoise francophone, et de non-Québécois, à savoir tous les groupes minoritaires?.La ??fin de l’innocence??Le projet visant à accéder démocratiquement à la souveraineté par voie de référendum relance l’interrogation sur la définition de Québécois. Ce qui allait de soi est remis en question?; la nation, qu’on disait ??tricotée serrée??, se voit obligée de desserrer ses mailles pour accueillir de nouvelles ethnicités [96] dans le tissu national. Ainsi commence la désagrégation du sujet québécois, homogène et défini de manière essentialiste, ou, comme le dit Hall (1992, p. 254) en parlant des Noirs, ??la fin de l’innocence??.Les indépendantistes doivent convaincre l’ensemble des habitants du Québec que leur projet les avantagera tous, au moment même où l’accroissement des ressources économiques, politiques et culturelles de certains Québécois se fait aux dépens des autres, comme dans le cas de la Charte de la langue fran?aise (Levine, 1990). L’opposition entre différentes définitions des frontières nationales se poursuit, se dépla?ant sur un nouveau terrain. Car le succès de ce nationalisme ethnique et territorial reposera sur sa capacité à devenir plus inclusif, à élargir sa base, moins ethnique et davantage territoriale. Les débats porteront alors sur la relation entre les frontières de la collectivité et la culture. L’appartenance à la nation est-elle compatible avec la diversité ethnique??En 1975 entre en vigueur la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, qui reconna?t aux membres des minorités ethniques le droit de conserver et de développer leur culture. Dans le livre blanc La politique québécoise du développement culturel, on affirme qu’il ne saurait y avoir de culture sans minorités et on stipule que ???tous les citoyens sont en droit d’attendre de l’?tat les outils culturels et les équipements collectifs nécessaires à leur plein développement??? (Gouvernement du Québec, 1978, p.?64). Dans Autant de fa?ons d’être Québécois (Ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration, 1981), le gouvernement du Québec rejette le modèle américain du melting-pot et le modèle canadien du multiculturalisme, qu’il per?oit — ce qui est discutable — comme la simple juxtaposition de différents groupes. Il tente d’éviter les pièges de l’homogénéité culturelle sans toutefois adhérer aux principes du multiculturalisme. Ce texte distingue deux catégories de personnes?: les membres de la nation ??québécoise?? et les membres des ??communautés culturelles???, qui comprennent toutes les minorités ethniques (Anglais, ?cossais, Irlandais, Italiens, Grecs, etc.), cette catégorisation différenciant en fait les Québécois [97] de souche qui font partie de la nation et les Autres, qui n’en feraient pas partie. On y affirme également que le développement des divers groupes culturels du Québec dépend de la vitalité du fran?ais au Québec. Autrement dit, on encourage le pluralisme culturel dans le cadre d’une société francophone, ce pluralisme n’empêchant en rien l’adoption de mesures propres à garantir la place du fran?ais.Lors de la création du ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration en 1981, le gouvernement québécois affirme qu’il mettra en place des mécanismes pour assurer le respect et, le cas échéant, la protection des droits des communautés culturelles non francophones (ibid.). Il doit protéger non seulement les Québécois mais aussi les membres des communautés culturelles puisque ces derniers ont le droit de conserver leur propre culture. Pour vivre au Québec, il faut apprendre le fran?ais, mais il ne faut pas nécessairement s’assimiler à la culture majoritaire. Suivant l’exemple du Canada, le Québec célèbre la diversité culturelle. Il se distingue toutefois de l’?tat fédéral en choisissant l’interculturalisme? comme forme privilégiée du pluralisme. Ainsi appara?t une troisième forme de la nation, un modèle pluraliste, distinct du modèle assimilationniste habituellement associé aux nations de type territorial. Ce type d’?tat-nation ne nie pas le pluralisme culturel, et l’appartenance à la nation ne suppose pas l’assimilation culturelle.Mais comme on l’aura certainement observé, les membres des communautés culturelles, quoique habitant le Québec, ne sont pas inclus dans cette définition de Québécois. La formation de deux catégories mutuellement exclusives suppose l’existence d’un noyau central ferme, constitué des ??Québécois de souche??, entouré de cercles plus petits formés des multiples [98] cultures (Fontaine et Juteau, 1996). Il faudra dix ans pour que les frontières nationales soient redéfinies en vertu de critères plus inclusifs et que l’expression ??Québécois des communautés culturelles??, adoptée dans l’?noncé de politique en matière d’immigration et d’intégration (Ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration, 1990), efface l’ancienne opposition entre deux catégories mutuellement exclusives. Désormais, tous les résidents du Québec, quelle que soit leur origine ethnique, sont des Québécois. Cela ne veut pas dire, toutefois, que l’inclusion se réalise à tous les niveaux.La redéfinition des frontières nationales est loin d’être achevée et elle demeure l’objet de discussions acharnées. L’expression ??Québécois de souche?? signale la persistance des frontières entre différents groupes de Québécois. Nous sommes tous Québécois, mais certains Québécois le sont plus que d’autres. Si le pluralisme fait office de norme, des divergences se manifestent notamment par rapport au projet indépendantiste, qui met en évidence différentes réactions face à cette communalisation spécifique. Pour les indépendantistes, les Britanniques sont de facto des adversaires, tandis que les immigrants et les ??ethniques?? demeurent des alliés potentiels qu’on devra convaincre. Cela explique en grande partie le bouillonnement actuel? des idées et des pratiques autour de l’interculturalisme. Mais certains événements, dont la gaffe de M. Parizeau?, révèlent qu’on continue de placer les communautés culturelles en dehors des frontières de la communauté nationale?. Les Québécois qui ne sont pas canadiens-fran?ais seraient en marge du processus de communalisation que représente le mouvement indépendantiste. Ce qui n’a rien de surprenant, puisque ce dernier fonde sa légitimité sur l’expérience historique d’un seul groupe, les Canadiens fran?ais, dont les ancêtres ont subi la conquête et le colonialisme britannique.[99]Il n’est pas étonnant qu’une certaine opposition au projet indépendantiste vienne aussi des Autochtones qui ont été colonisés par les Fran?ais et dont les droits territoriaux ont été reconnus par la Proclamation royale de 1763, la même qui a assujetti les habitants de la Nouvelle-France à la couronne britannique. Les Premières Nations, comme on dit maintenant, mettent elles aussi en avant un projet d’autonomie fondé sur des droits ancestraux et historiques, ainsi que sur leur expérience du colonialisme et de la dépossession. Leurs positions sont tributaires du rapport initial, colonialisme ou migration, qui influe sur les formes souhaitables, ou du moins acceptables, que devrait prendre la coexistence.Le terme de Québécois, on vient de le voir, appara?t d’abord avec l’émergence d’un nouveau projet nationaliste. Quand ce dernier est défini en fonction de l’expérience historique du groupe majoritaire préexistant (les Canadiens fran?ais), les frontières nationales sont tracées à partir de critères plus restreints. Dans d’autres cas, comme dans l’?noncé de politique en matière d’immigration et d’intégration, on élargit les frontières de la collectivité pour inclure tous les résidents du Québec. Deux positions s’affrontent ici?: soit une définition des frontières nationales fondée sur des catégories mutuellement exclusives, Nous et Eux, soit une définition qui fait davantage penser à des poupées gigognes. Chaque position intègre, quoique dans des proportions différentes, des éléments des modèles ethnique, territorial et pluraliste.La redéfinition des frontières et des identités ethniques résulte des diverses formes de communalisation. Or le Québec et le Canada dans son ensemble sont aussi caractérisés par leur persistance, un fait qui mérite notre attention et sur lequel nous nous pencherons maintenant.Nous et Eux?:le maintien des frontières ethniquesComme l’a observé Barth (1969), les frontières entre les groupes ethniques peuvent persister malgré l’évolution des traits culturels qui les définissent?: les attributs culturels des membres peuvent changer et certains individus peuvent traverser les frontières. Le caractère perdurant de l’ethnicité (Gilroy, 1993) dans le contexte canadien permet d’observer ce phénomène et de mieux le comprendre. C’est d’autant plus [100] important que les nouvelles frontières semblent séparer, aussi bien au Canada qu’au Québec, à peu de choses près, les mêmes groupes qu’auparavant. Ainsi, le terme ??Indiens?? servait à désigner les Amérindiens ou les Premières Nations?; le terme ??Néo-Canadiens??, les membres des groupes ethniques?; le terme ??Canadiens fran?ais du Québec??, les Québécois, les ??Canadiens fran?ais de l’Ontario??, les Franco-Ontariens, etc. La frontière reposant sur la langue et qui réunit, indépendamment de l’ethnicité, les anglophones d’une part et les francophones de l’autre, est plus récente?; mais elle se construit à partir de la vieille division entre Canadiens fran?ais et Canadiens anglais.Ces frontières découlent des relations, passées et présentes, qu’ont engendrées le colonialisme fran?ais et le colonialisme anglais, les politiques gouvernementales telles la Loi sur les Indiens en 1876, les nombreuses lois sur l’immigration au Canada, dont celles de 1876, de 1952, de 1976 et de 2001, la Loi sur les langues officielles en 1969, la politique du multiculturalisme en 1971, la Charte de la langue fran?aise en 1977, etc. Ces frontières reposent autant sur des situations et des expériences économiques, politiques et culturelles objectives que sur des réalités subjectives, d’ordre identitaire. L’appartenance à un groupe ou à une catégorie possède des incidences matérielles et idéelles. De nos jours, être Autochtone veut dire être minoritaire et se définir en fonction d’ancêtres qui ont été dépossédés?; mais cela veut aussi dire revendiquer l’égalité, à savoir l’institutionnalisation des composantes juridiques, politiques et sociales de la citoyenneté, et un statut spécial (citizenship plus), à savoir la reconnaissance de certains droits collectifs?. ?tre un Anglais né au Québec signifie avoir subi une perte de pouvoir politique, culturel et, possiblement, économique. Cela octroie aussi le droit d’envoyer ses enfants à l’école anglaise. Par contre, immigrer au Québec implique que ses enfants doivent fréquenter l’école fran?aise et [101] que la probabilité de travailler à son compte est plus élevée?. Ceux qui se disent ???Québécois de souche??? ou qu’on reconna?t comme tels sont, statistiquement parlant, plus favorables à l’idée de l’indépendance du Québec. Autrement dit, les frontières ethniques comptent?: elles influent sur la position occupée sur l’échiquier social, les chances dans la vie et les projets envisagés.La définition des frontières et des critères d’inclusion et d’exclusion est capitale. La communalisation ethnique n’est pas aléatoire, elle a un sens et ses propres règles. Elle ne repose ni sur une essence ni sur l’imaginaire, elle comporte des expériences historiques qui produisent des effets matériels et symboliques tout à fait réels (Hall, 1990). La question de savoir si les frontières sont rigides ou si elles sont perméables reste ouverte. J’affirmerai néanmoins qu’il y a un rapport entre l’expérience historique et le degré de liberté des individus et des collectivités?: plus l’histoire d’un groupe est marquée par l’oppression et la discrimination, moins l’ethnicité semble être choisie de fa?on purement volontaire.Constitution des frontières?:leurs faces interne et externe Les frontières ethniques ne se tracent pas automatiquement sur des contours que viendraient délimiter des différences ou des ensembles culturels (Barth, 1969), pas plus qu’elles ne se créent spontanément, à partir d’une dynamique interne ou externe qui leur serait spécifique (Gilroy, 1993). Ce qui pose la question de leur production, examinée en fonction de deux processus liés mais analytiquement distincts, qui agissent sur les plans macro et microsocial.Le premier processus producteur des frontières est celui qui distingue le Eux du Nous. C’est le rapport aux Autres, à partir duquel se constitue la face externe de la frontière. Elle se construit dans le cadre de rapport sociaux liés, par exemple, à la colonisation ou à la migration, lesquels engendrent à leur tour des relations de communalisation englobant des [102] intérêts matériels et idéels comme le contr?le de l’économie et de l’?tat, des institutions comme l’éducation et les services sociaux, des pratiques culturelles et des normes, des représentations et des valeurs, de l’honneur et du prestige. Au Canada, les colonialismes fran?ais et britannique sont des rapports de pouvoir qui ont créé des frontières et des groupes nouveaux??: les ???Indiens???, les Canadiens et les Anglais. Les Canadiens, qui furent d’abord des Fran?ais d’Amérique, en vertu de leurs liens spécifiques à la France et aux ??Indiens??, ont subi un changement d’administration coloniale. Le pouvoir dominant, britannique, impose, entre autres, ses intérêts économiques, son système politique, sa langue, sa religion et ses lois?. C’est alors que les caractéristiques communes et une situation commune engendrent une communalisation ethnique, puisque celle-ci repose sur une croyance subjective en une origine commune. De nouvelles relations sociales s’établissent, fondées sur un sentiment subjectif d’appartenance à la même collectivité, ce sentiment d’avoir quelque chose en commun s’alimentant à plusieurs sources, économiques, politiques et sociales. Chez les Canadiens fran?ais, l’imposition de la domination favorisera l’émergence de nouvelles frontières qui seront ensuite définies à l’aide de marques préexistantes?: la religion, la langue, les pratiques culturelles, les valeurs, etc.La relation entre la frontière et les traits qui la délimitent est fondamentale. Bien qu’initialement, le colonialisme, ou la migration, n’ait pas grand-chose à voir avec la culture, les relations entre les catégories et les groupes constitués agissent sur leur position sociale et leurs traits culturels au fur et à mesure qu’apparaissent de nouveaux récits, mythes et symboles. Dans le cas des groupes minoritaires, les traits choisis sont fixés et détachés des processus historiques les ayant produits. Ils sont souvent dépréciés et marginalisés et, dans la plupart des cas, ??essentialisés?? et biologisés. On construit alors la ??Différence??, et des frontières plus ou moins étanches qui [103] assurent la reproduction d’autres formes d’inégalités liées à la fermeture monopolistique des relations sociales. Or, la relation entre la frontière et ce qu’elle contient n’est pas arbitraire.Ce qui est mobilisé se trouve à l’intérieur de la frontière??: les expériences passées, les aspects matériels et non matériels de la culture, les souvenirs et les mythes accumulés au fil des années, ces éléments dont l’existence est antérieure aux nouveaux rapports sociaux. La communalisation ethnique renferme plus que des références dépourvues de sens. Au Québec par exemple, la langue représente un enjeu économique, politique et culturel. La matière à partir de laquelle sont constituées les frontières ethniques ne renvoie pas à une essence, à un trait indélébile, bien qu’elle soit souvent per?ue ainsi??; elle comprend des éléments engendrés par l’Histoire qui sont rattachés, sans qu’on sache trop comment, à l’idée d’une origine commune. J’en élargis aujourd’hui (2015) le contenu pour inclure d’autres éléments à partir desquels se dessine et se définit la frontière interne. Dans sa thèse de doctorat, Jacobs (2012) approfondit les liens entre flux, frontière et hybridité. Dans la foulée des travaux postcoloniaux sur le concept de youthscape qui oriente notre regard vers la ???glocalisation??? et celui de ???culture intermezzo??? (Back, 1996) qui rappelle la culture fluide et syncrétique du youthscape, elle traite de manière fort convaincante la culture jeune comme un répertoire symbolique appartenant à la face interne de la frontière ethnique (ibid.), ce qui ajoute un élément novateur à la théorisation de l’ethnicité. Le second processus producteur des frontières renvoie ainsi à leur face interne, à des éléments matériels et idéels qui sont historiquement produits et qui se retrouvent, par le biais de la socialisation qua procès de travail, à l’intérieur des individus qui en sont les porteurs. Ce qui m’a fait écrire au chapitre précédent que la socialisation représente à la fois un processus d’humanisation et d’ethnicisation, dans la mesure où il nous constitue en tant qu’êtres humains, soit des êtres avec une histoire, une culture et une identité spécifiques. L’humanité de tousou seulement celle des Autres??La diversité historique et culturelle étant une caractéristique propre à l’espèce humaine, on est tenté d’appeler ??ethniques?? les groupes culturellement [104] spécifiques?. Ce que fait Leroi-Gourhan (1964, 1965) en soulignant que la transition de l’état primitif à l’humanité entra?ne une diversification de notre espèce zoologique qui correspond à son fractionnement en ??ethnies???. Ce que Bauer (1987 [1907]) soutient, quand il affirme que la nationalité est ce qu’il y a d’historique en nous. Ce que Hughes et Hughes (1952) proposent, en écrivant que nous sommes tous ??ethniques??. Ce que Smith (1986) laisse entendre quand il définit les groupes ethniques à partir d’un certain nombre d’attributs qui n’incluent pas la relation avec les autres. Ce qu’affirme Hall (1992) en écrivant que l’ethnicité traduit la place de l’histoire, de la langue et de la culture dans la construction des subjectivités, qu’elle signifie que nous sommes tous construits historiquement, culturellement et politiquement. Ils ont raison certes, mais partiellement. Inspirée par les travaux du Dr Itard sur l’humanisation des êtres humains et de Leroi-Gourhan sur le fractionnement de notre espèce zoologique en ??ethnies??, j’ai moi-même soutenu que nous sommes tous ethniques dans le sens où nous sommes tous des êtres historiquement situés, mais j’ai pris soin d’ajouter que ???l’ethnicité, c’est l’humanité des Autres???, cette dimension relationnelle étant centrale.Il y a plusieurs avantages à considérer que nous sommes tous ethniques, le principal étant de rappeler aux majoritaires qu’ils sont eux aussi culturellement spécifiques et que leurs projets prétendument universels correspondent à leur histoire, à leur culture, à leur identité et à leurs intérêts matériels et idéels. Comme le mentionne Hall (ibid., p. 227), ??we all speak from a particular place, out of a particular history, out of a particular experience, out of a particular culture???.Cependant, réduire d’emblée l’ethnicité à la spécificité historique revient à dire que les frontières tracent automatiquement les contours d’un groupe, que la face interne de la frontière existe en soi. Or, comme nous le rappelle [105] pertinemment Simon (1999, p. 31, note 1), en citant Bateson, ??parler d’ethnicité pour des groupes en situation de totale isolation serait aussi absurde […] que de parler d’applaudissement à une seule main??. En effet, plusieurs auteurs (Eriksen [1998] cité par Simon, ibid.?; Hughes et Hughes, 1952???; Jenkins, 1997) rappellent que l’ethnicité implique d’abord et avant tout une distinction entre Nous et Eux. Or, s’il n’est pas faux de dire qu’habituellement le terme ???ethnique??? renvoie aux Autres?, cela laisse dans l’ombre le rapport social. Car c’est à l’intérieur d’un rapport que se constituent les majoritaires et les minoritaires, que ces derniers sont relégués à la spécificité et que les majoritaires en viennent à incarner l’Universel. Comme l’écrit Guillaumin, ??ils ne sont différents de rien, ils sont??. C’est alors que l’humanité des minoritaires, leur spécificité historico-culturelle, est per?ue comme différence et nommée ethnicité tandis que celle des majoritaires est occultée, effacée… En d’autres mots, l’adéquation entre humanité et ethnicité passe obligatoirement par le rapport constitutif d’un Nous et d’un Eux, ??[l’ethnicité] ne se pose qu’en s’opposant aux Autres?? (Simon, 1999, p. 30). D’où mon expression?: l’ethnicité, c’est l’humanité des Autres.On fait donc fausse route en établissant machinalement une équation entre groupes ethniques et groupes culturellement spécifiques. Si la communalisation ethnique repose en grande partie sur une culture et une mémoire historique communes, ces éléments ne produisent pas à eux seuls des frontières. Aussi faut-il expliquer comment, quand et pourquoi émerge cette conscience d’appartenir à un groupe avec lequel notre humanité est étroitement imbriquée, ce ???consciousness of belonging to a group with whom one’s humanity is inextricably intertwined??? (Nash, 1989, p. 115). Les frontières ethniques se construisent quand les relations avec les autres font na?tre un sentiment commun face à une situation commune et un sentiment subjectif d’appartenance face à une origine commune, ce sentiment engendrant une communalisation fondée sur des souvenirs partagés et des caractéristiques semblables, lesquelles sont historiquement produites. Ce qui est fondamental [106] pour comprendre la construction de l’ethnicité, c’est la face externe de la frontière, qui s’établit à partir de relations telles que le colonialisme, la migration, l’annexion. Car le rapport à une situation commune (même passé, même humanité) passe nécessairement par le rapport aux autres. Plut?t que d’affirmer comme Isajiw (1980 [1970]) que la face interne de la frontière ethnique se construit avant sa face externe, je soutiens le contraire. C’est la face externe de la frontière qui commande la construction d’une face interne spécifiquement ethnique et convertit la spécificité culturelle, une ethnicité qui est alors ??latente???, en ethnicité. L’ethnicité se présente comme une frontière à deux faces? rattachée à des processus qui sont, empiriquement parlant, inextricables, la dimension externe de la frontière commandant la définition de sa dimension interne.Je tiens également à préciser (2015) que ma distinction entre frontières interne et externe n’équivaut pas à celle, plus courante (par ex. Isajiw, 1980 [1970]), entre l’auto-identification, qui correspondrait à une frontière interne, et la catégorisation par les autres, qui correspondrait à une frontière externe?. Il ne s’agit pas d’une dichotomie entre l’endogroupe et l’exogroupe, ou encore, entre majoritaires et minoritaires, que séparerait une frontière bien délimitée. En effet, il m’appara?t réducteur de rattacher les majoritaires à la frontière externe et les minoritaires à la frontière interne, ou inversement. Car chacun possède une frontière interne et une frontière externe. En effet, pour chaque groupe nouvellement constitué, il faut distinguer, sur le plan analytique, un double rapport, à Autrui et à l’Histoire. Le rapport à Autrui construit la frontière externe tant chez les majoritaires que chez les minoritaires, puisque chacun d’entre eux se définit dans son rapport à l’autre. Ensuite, contrant ainsi divers réductionnismes qui limitent la construction de l’ethnicité à la domination — par ex. ??la bourgeoisie et le capital construisent à eux seuls et à partir de rien les minoritaires??, ??c’est [107] l’?tat qui fabrique l’ethnicité de toutes pièces??, ??c’est l’antisémite qui fait le Juif?? —, je fais ressortir la dynamique propre à la frontière interne. Dans mes travaux, j’ai davantage mis l’accent sur les minoritaires?, sur leur rapport à l’histoire — et non sur leur histoire car cela figerait l’analyse — et à la mémoire, sur leurs pratiques, leurs valeurs et leurs projets. Il fallait rappeler par exemple que la construction des ??Indiens?? tient à la fois du colonialisme fran?ais (frontière externe) et de leur propre historicité, du rapport à leur Histoire, leurs institutions et autres pratiques (frontière interne)?. Mais les majoritaires eux aussi se construisent une frontière interne et de surcro?t ils s’immiscent dans celle des minoritaires, quand par exemple ils réinterprètent leur passé et leurs traditions. Bref, autant les majoritaires que les minoritaires entretiennent un rapport à leur histoire et à celle de l’autre.J’ai pour ma part examiné la frontière interne principalement sur le plan microsocial. Comme la socialisation ne s’effectue plus désormais à l’intérieur de collectivités isolées, en vase clos, elle renvoie à un processus qui simultanément humanise et ethnicise les nouveau-nés, dans la mesure où ces derniers acquièrent à la fois une culture spécifique, un rapport à cette culture et un rapport aux Autres. Cette identité se redéfinit au gré des fluctuations de la face externe de la frontière, sujette aux interactions entre collectivités et individus.Bref, mon analyse de la communalisation met au jour les relations sociales sous-tendant la construction de l’ethnicité et de ses frontières, ainsi que les rapports économiques, politiques, culturels et idéologiques qui les accompagnent. Elle dévoile les relations de domination internes, certains sous-groupes imposant leur définition des frontières, des attributs du groupe et des objectifs à fixer. Ensuite, en rattachant la construction de la face interne de la frontière au travail de socialisation-humanisation des êtres humains, elle rend visibles les processus fabriquant la matière première de l’ethnicité et contrecarre le primordialisme. Enfin, cette analyse favorise [108] l’approfondissement des relations sociales qu’elle a révélées. Nous sommes ainsi en mesure d’appréhender l’effet des rapports de domination s’exer?ant à l’échelle du système-monde sur la production de l’ethnicité, dans ses dimensions discursives et matémunalisations ethniques,modernité et système-mondeQuand on reconna?t le double rapport constitutif des frontières ethniques, on peut, en premier lieu, expliquer pourquoi certains groupes sont considérés comme culturellement spécifiques et d’autres pas, une situation imputable à la place occupée au sein des rapports sociaux ethniques à l’échelle locale et internationale. Alors que la spécificité culturelle est assignée aux minoritaires, celle du groupe dominant passe inaper?ue parce qu’elle a valeur de norme, d’universel. On s’attend à ce que les minoritaires abandonnent leur ethnicité au profit de celle, érigée en norme nationale, en valeur absolue, des majoritaires, ce qui correspond au processus d’assimilation auquel tiennent habituellement les dominants. Les minoritaires étant coupés, aux yeux des autres et quelquefois aux leurs, du rapport à leur histoire spécifique, leurs traits sont per?us comme figés et naturels. Ces derniers sont ensuite utilisés pour opérer la fermeture, plus ou moins grande, des frontières, ce qui renforce la domination économique, politique et culturelle des majoritaires. Ils servent aussi à expliquer les inégalités?: on dit que vous êtes au ch?mage parce que vous êtes musulman et non parce qu’on pratique une discrimination systémique.Cette approche aide aussi à comprendre pourquoi on ??essentialise?? souvent l’ethnicité?: la domination, nous rappelle Sa?d (1991 [1978], 1993), engendre une vision statique de l’identité. Lorsqu’on occulte les rapports déclencheurs de la communalisation ethnique, l’ethnicité est envisagée comme un donné, un facteur explicatif qui rend compte de tout le reste, y compris le statut politique et économique.La prise en compte du double processus de construction des frontières aide à saisir l’interaction complexe entre histoire, culture, origine commune et ascendance. Bien qu’on ne puisse douter de la grande persistance des traditions, des lieux d’habitation, des langues nationales et des géographies culturelles, il n’y a pas de raison, écrit Sa?d (1993), sauf la peur et les préjugés, [109] de mettre l’accent sur leurs différences et leurs particularités. Cette perception des dominants à l’égard des dominés amène ces derniers à se penser comme entités homogènes, aux frontières fixes et imperméables. Ce qui n’empêche pas, dans certains contextes, les groupes ethniques de se réapproprier l’Histoire qui leur est refusée. ? cet égard, René Lévesque, leader indépendantiste et chef du Parti Québécois, prononcera le soir de sa première élection en 1976 ces mots révélateurs?: ??notre rencontre avec l’Histoire??. Mais en cherchant à s’affranchir et à se réapproprier leur propre histoire, les groupes ethniques ont quelquefois tendance à la figer, à la purifier d’influences et d’éléments extérieurs. Leurs luttes s’articulent alors autour d’attributs signalant les frontières du groupe, et non en fonction des relations, invisibles à leurs yeux, qui en sont constitutives. Voilà comment la face externe de la frontière influe sur la construction de sa face interne.Bref, l’occultation des processus historiques construit un sujet homogène et statique qui repose sur l’origine commune, la généalogie et l’ascendance. Quand les processus sociaux sont cachés ou masqués, les groupes se définissent ou sont définis en dehors de l’histoire, ramenant leur situation commune à des qualités culturelles et naturelles. Comme le souligne Roosens (1989), c’est parce que la culture, l’histoire et le passé sont des concepts élastiques que les composantes de l’ethnicité paraissent tout à fait naturelles?:[D]escent, biological origin, belonging together, land, culture, and history all seem eminently real and constitute what people consider to be palpable realities […]. Nobody can deny that a given group has ancestors, that they have a past, a culture, a biological origin, or that they have been living somewhere, on some piece of land… But who exactly these ancestors were, where they lived, what type of culture they transmitted, and the degree to which this culture was an original creation, and what their relationships were with other, similar ethnic groups in the past—all these are frequently open questions for the open mind (ibid., p. 160).L’exploration de ces questions dans un esprit ouvert pourrait nous éclairer sur les relations constitutives des groupes ethniques dans un système-monde caractérisé par des relations inégales. La définition essentialiste de ??l’autre?? et l’essentialisation par l’autre de sa propre histoire reposent sur ces relations.La dernière raison pour mettre au jour le double rapport constitutif des frontières ethniques, c’est qu’on peut alors découvrir l’effet pervers qu’engendre [110] l’essentialisation des groupes ethniques à laquelle n’échappent pas toujours les sociologues et autres scientifiques. Parce qu’on a tendance à penser que les relations ethniques sont déterminées par l’ethnicité en tant que donné (biologique ou culturel), plusieurs sociologues rejettent un concept qui, selon eux, conduit à des analyses essentialistes et culturalistes. Ce genre de raisonnement amène certains chercheurs à concevoir les conflits ethniques et les luttes de pouvoir comme des catégories mutuellement exclusives. Une telle conception est erronée, puisque les rapports ethniques sont économiques et politiques. Dit autrement, ce sont les rapports constitutifs d’inégalités économiques et politiques qui produisent l’ethnicité, les groupes et les revendications ethniques. Tant que les chercheurs n’auront pas compris comment se construit l’essentialisme, ils auront beau le décrier, il n’en sera que renforcé. De plus, en rejetant le concept d’ethnicité, ils se privent d’un instrument d’analyse qui met en lumière les relations de domination et déconstruit les modes dominants d’explication. Or le rejet de ce concept, on le découvrira maintenant, n’est pas fortuit car la théorisation des relations ethniques est indissociable de la place qu’occupe dans le système-monde la société qui la produit.Penser l’ethnicité à partir de la margeLes processus de communalisation ethnique examinés dans ce chapitre appartiennent à une histoire qui remonte au xviie siècle. On ne peut désormais comprendre la construction des frontières ethniques sans tenir compte du colonialisme et de la formation d’?tats-nations (Nash, 1989) reliés entre eux de fa?on inégalitaire dans le système-monde. Tout en multipliant les interactions sociales entre collectivités historiquement spécifiques, la dynamique propre à ce système comporte la négation de l’Autre?, l’imposition de l’homogénéité comme forme sociale dominante et l’homogénéisation comme objectif et processus. Si bien que c’est à l’intérieur d’un seul et même système de domination que les communalisations ethniques sont produites, que l’ethnicité est rejetée comme identité rétrograde conduisant à la purification ethnique et que la conception essentialiste [111] de l’ethnicité est engendrée. C’est ainsi que la frontière externe influe sur la construction de la frontière interne?: l’impérialisme, les communalisations ethniques et la construction statique des identités sont interdépendants.Après avoir exploré ces interconnexions sur le plan concret, mon analyse se déplace vers le discursif. La conceptualisation et la théorisation de l’ethnicité sont ancrées dans des sociétés qui occupent des positions différentes, lesquelles influent sur la manière dont les chercheurs théorisent et conceptualisent l’ethnicité. La position passée et présente d’un ?tat-nation dans le système-monde, et ses relations avec les autres nations, ont un effet sur les idéologies, les discours et les pratiques concernant l’ethnicité, sur la fa?on dont cette dernière est con?ue et expliquée. Elles déterminent quand le concept d’ethnicité est utilisé, par qui et à propos de qui.Un examen même sommaire de divers corpus nationaux suffit pour percevoir le lien entre l’étude de l’ethnicité et le positionnement dans le système-monde. Si aux ?tats-Unis le champ se développe avec la sociologie?, l’ethnicité comme fait et comme concept ne fut pas reconnue, au moins jusqu’à très récemment, dans l’Hexagone et en Belgique francophone. Cette notion servait à désigner les colonisés, les ???ethnies??? étant définies de fa?on statique et essentialiste. Sa connotation raciste se conjuguant à la prégnance des idéologies jacobine et assimilationniste, les scientifiques ont délaissé ce concept. En Grande-Bretagne, on n’étudie que la nouvelle ethnicité, afin d’échapper aux vieilles formes d’essentialisme liées aux définitions de la Britishness, de ce qui est British (Gilroy, 1987?; Anthias et Yuval-Davis, 1992?; Hall, 1992)?. Dans les deux anciens empires coloniaux, l’Autre et son ethnicité relèvent de la nature et de l’exotisme. On en vient à suggérer que ce dernier doit être repensé comme construit idéologique, fausse conscience, masque voilant les relations politiques et économiques réelles, ou crise dans le tissu social. Dans certaines tendances postmodernes, les ethnicités ne seraient que des subjectivités librement choisies, des jeux [112] identitaires volontairement construits. Or, si les identités ethniques peuvent quelquefois se détacher en partie de leurs fondements concrets, cela reste, comme le montre l’exemple étatsunien, une question ouverte.Il est vrai, comme l’indique Alba (1990), que les fondements structurels de la différenciation ethnique traditionnelle aux ?tats-Unis, qu’il s’agisse du marché du travail ou des organisations, se sont considérablement affaiblis. L’??ethnicité blanche?? (white ethnicity), c’est-à-dire l’identité des descendants d’immigrants ??blancs?? (Italiens, Grecs, Ukrainiens, etc.), se construirait volontairement et uniquement de fa?on subjective. Nous serions désormais en présence d’une ??conception of a European-American group that defines itself in terms of a history of immigration and mobility?? (Alba, 1990, p. 314). Et pourtant, à la lecture d’Alba, on voit que la construction d’une ??ethnicité blanche?? est associée au facteur objectif que représentent les inégalités de pouvoir entre racisés et non-racisés. Cette ethnicité est en fait celle du groupe majoritaire qui se forge en fonction des minoritaires non-Blancs, les Afro-Américains dont les corps et la force de travail furent appropriés dans le régime esclavagiste et, plus récemment, les Hispaniques. Ainsi, l’??ethnicité blanche?? est plus qu’une identité subjective et volontaire?: elle se rattache à des structures matérielles, dont un meilleur accès au marché du travail, à l’immobilier, à l’éducation et aux services de santé, et à des revenus supérieurs. Plus large et plus inclusive certes, elle remplace néanmoins les identités fondées sur le pays d’origine, et elle traduit la transformation des fondements objectifs de l’ethnicité sans les faire pour autant dispara?tre.L’examen comparatif du champ des relations ethniques au Québec et dans le reste du Canada dévoile un autre aspect du lien entre les conditions de production d’un champ et la définition de l’objet. ? la fluctuation des rapports entre Canadiens fran?ais et Canadiens anglais correspond celle du champ des relations ethniques, laissant conjecturer un lien entre la face concrète des rapports ethniques et leur face discursive. Au moment même où les Canadiens fran?ais se redéfinissent comme Québécois, ils abandonnent la sociologie des relations ethniques pour se tourner vers celle du nationalisme et de la question nationale?; simultanément et dans la foulée de la politique du multiculturalisme, ce champ conna?tra un essor sans précédent au Canada anglais. Ce ne sera que plus tard, autour des années 1980, [113] quand les Canadiens fran?ais du Québec chercheront à redéfinir les frontières de la collectivité québécoise, que la sociologie des relations ethniques se développera.Pour une sociologie critiquedes rapports ethniquesCependant, un pas important reste à franchir pour que les Canadiens fran?ais du Québec comprennent pleinement la construction de leurs frontières et de leur identité collective. Ils doivent regarder leur histoire en face et se rappeler que les colonisés sont aussi des colonisateurs, qu’ils se sont eux-mêmes constitués dans le cadre de relations colonisatrices ayant donné lieu à l’expropriation des Autochtones, une prise de conscience qui est désormais entamée (Del?ge, 2000). Mais il faut aussi se repositionner face aux Québécois qui n’appartiennent ni aux peuples autochtones ni aux peuples colonisateurs, retracer l’histoire de leur présence et de leur contribution à l’édification de la société québécoise et poursuivre ainsi le processus de redéfinition du Nous québécois amorcé, mais toujours haletant, après le référendum de 1980. On discernera alors que les Québécois d’ethnicité canadienne-fran?aise sont définis non par l’histoire monolithique des Fran?ais venus s’établir sur les rives du Saint-Laurent, mais, pour paraphraser Hall (1990, p. 230), par ??la présence autochtone, la présence fran?aise, les présences anglaise, écossaise et irlandaise, la présence américaine, la présence immigrante, la présence canadienne?? et s?rement plusieurs autres, de manière à reconna?tre la mouvance, la perméabilité des frontières ethniques et leur hétérogénéité. Au Québec comme ailleurs?: ??all cultures are involved in one another?; none is single and pure, all are hybrid, heterogeneous, extraordinarily differentiated, and unmonolithic?? (Sa?d, 1993, p. xxv).En résumé, ce qui ressort est la diversité et la multiplicité des communalisations ethniques et leur persistance. Les frontières ethniques possèdent deux faces reliées entre elles, elles ne sont ni fixes ni imperméables, elles ne se créent pas ex nihilo, mais se constituent à partir de situations et de trajectoires historiques concrètes (xe "Hall"Hall, 1990). Enfin, la position occupée par divers pays à l’intérieur du système-monde influe sur les traditions sociologiques nationales et, par ricochet, sur la manière [114] dont les scientifiques appréhendent le champ des relations ethniques. Ce qu’explorera au prochain chapitre notre approfondissement du cas fran?ais. [115]L’ethnicité et ses frontières.DEUXI?ME PARTIE.Chapitre 5Quelques réflexions sur?Le refus de l’ethniquedans la République fran?aise.??Retour à la table des matièresL’absence d’abord, puis la constitution, encore ardue, du champ des relations interethniques en France a fait l’objet de plusieurs analyses, de la part de ses défenseurs et de ses détracteurs. Alors que les premiers se penchent sur les facteurs politiques, scientifiques et idéologiques (Simon,1982-1983) qui en ont retardé l’apparition et l’implantation, les seconds y voient un champ qui mettrait en péril le modèle fran?ais d’intégration, voire la République elle-même (Schnapper, 1998). Mon analyse portera sur les conditions sociales de sa production, les structures symboliques et matérielles qui le sous-tendent. Mais plus important encore, je veux déceler les conditions sociales de production qui ont été occultées, oubliées, l’inconscient d’une discipline et qui correspond à son histoire et à la manière de construire cet objet (Bourdieu, 1984). On sera alors en mesure de cerner ce qui est visible — les concepts, hypothèses, théories et corpus — mais également le ??ce qui va de soi??, ces choses que personne ne voit, ce que l’appareillage de pensée ne permet pas de penser?.Après avoir présenté quelques résultats d’une étude explorant le champ des relations ethniques dans cinq contextes nationaux, lesquels s’insèrent différemment dans l’espace social, je retrace, à la lumière des pistes d’analyse dégagées, les principales étapes de son évolution en France et les explications [116] qui en ont été fournies. J’examinerai ensuite les structures symboliques — appareillages idéologique et scientifique — et matérielles qui l’ont fa?onné, dont les liens, étroits mais souvent occultés, entre ces différents facteurs. On découvrira alors comment et pourquoi le champ des relations interethniques fut soit ignoré soit rejeté dans une République que d’aucuns ont nommée coloniale (Bancel, Blanchard et Vergès, 2003). Puis, je présenterai une analyse des rapports ethniques où se rejoignent l’ethnique et le social.Un examen transversalde la sociologie des relations ethniquesMon étude exploratoire? de la sociologie des relations ethniques, envisagée comme un champ scientifique? relativement autonome, cherche à identifier les facteurs responsables de sa présence ou de son absence, de son développement ou de son blocage. Cinq différences sont apparues. En premier lieu, les contextes qu’on appelle nationaux varient considérablement les uns des autres. Alors qu’aux ?tats-Unis, sa présence est indissociable de la sociologie dont elle fait partie intégrante dès les débuts, en France, qui est aussi un pays d’immigration, elle fut quasi absente, voire rejetée, comme dans d’autres pays francophones, notamment en Wallonie (Martiniello, 1995?; Bastenier, 2004). En Angleterre, il a fallu des pionniers — dont certains nés à l’étranger —, tel Rex, pour développer le champ des relations ethniques et ??raciales??, et toute l’autorité de Hall pour valider l’étude de l’ethnicité, qu’il a qualifiée de ??new ethnicities??. Deuxièmement, les concepts, hypothèses et théories circulent d’un contexte à l’autre. Au Canada, par exemple, la sociologie étatsunienne occupa une place importante, gr?ce à l’influence des Hughes, chercheurs rattachés à l’école de Chicago, qui effectuèrent une étude remarquable sur les relations entre [117] Canadiens fran?ais et Canadiens anglais dans une petite ville industrielle à une centaine de kilomètres de Montréal. Ces travaux ont aussi circulé en France, par l’entremise de Halbwachs et de Bastide, puis de l’équipe publiant la revue Pluriel qui les a traduits, enseignés et disséminés, ce qui ne fut pas sans provoquer des réticences.Derrière ces constats portant sur ce qui est visible, la comparaison transversale a fait appara?tre un autre niveau d’information, le non-dit — ce qui a été caché, oublié ou déformé. Elle a mis au jour, et c’est ma troisième observation, des niveaux différents d’omission, de distorsion ou de dissimulation. Au Canada par exemple, les anthropologues étudiant les ??Indiens?? et les sociologues, les relations entre Canadiens fran?ais, Canadiens anglais et immigrants, l’impact des colonialismes fran?ais et britannique sur la dynamique ethnique canadienne, dont la subordination et la dépossession des Autochtones, n’a pas été intégré au paradigme des relations ethniques, pas plus que la présence de l’esclavage. Aux ?tats-Unis, société d’établissement (settler society) elle aussi, le rapport colonial fut également évacué par les sociologues qui se sont penchés sur les relations raciales et ethniques. D’ailleurs, si les sociologues américains ont examiné les relations raciales et décrié le racisme scientifique, les rapports constitutifs de la race leur ont longtemps échappé. Quatrièmement, cette étude a éclairé le r?le déformant des structures idéologiques. Différentes selon les contextes, partout elles obscurcissent les dynamiques ethniques et en affectent l’appréhension. Alors qu’un certain discours multiculturel canadien affirmant ???nous sommes tous des immigrants??? a masqué les rapports coloniaux fondateurs du pays, aux ?tats-Unis, l’idéologie assimilationniste a occulté le fondement matériel des inégalités sociales. Au Québec, la primauté de l’idéologie nationaliste a longtemps dissimulé le premier rapport colonial et ultérieurement, le statut majoritaire des Québécois d’ethnicité canadienne-fran?aise par rapport aux minoritaires ethnicisés. En fait, ce qui est partout occulté, ce sont les rapports inégalitaires rattachés au contact initial. Enfin, une différence notable distingue ou sépare le Canada anglais — où la sociologie des relations ethniques connut un essor au moment de la politique du multiculturalisme (1971) — et le Québec, où cette dernière fut remplacée par la question nationale dans une société obnubilée par cet enjeu. Mais après le premier référendum [118] sur la souveraineté (1980), les Québécois commencèrent à se préoccuper eux aussi des relations ethniques (Juteau et Maheu, 1989). Leur regard se détourna du rapport entre le Nous, collectivité dominée, et le Eux, les Canadiens anglais qui la dominaient, vers les relations entre un Nous nouveau majoritaire et un Eux les minorités ethniques, d’où l’affluence de documents gouvernementaux et de pratiques sociales, de groupes de recherche et d’enseignement. Cette transformation de l’objet laisse entrevoir un lien entre la sociologie des relations ethniques et les rapports qui la sous-tendent.Ainsi, pour comprendre et expliquer l’évolution de la sociologie des relations ethniques, il est important d’examiner les orientations théoriques et paradigmes dominants, la logique institutionnelle de la discipline et sa trajectoire (Noiriel), les idéologies nationales concernant le vivre-ensemble, des facteurs qui tous entravent la construction de l’objet. Ces structures symboliques s’enracinent à leur tour dans des structures matérielles — dont le système-monde — qui définissent la position sociale des producteurs de savoir et, par le fait même, orientent leur production scientifique.Le champ des relations ethniques en France a rencontré de nombreux obstacles et son établissement fut laborieux, comme en témoigne l’absence d’une sociologie des relations ethniques et raciales jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Quand Siegfried, par exemple, étudie l’assimilation, il le fait dans le contexte étatsunien (Noiriel, 2001), alors que Halbwachs, dans ses travaux par ailleurs fort éclairants, examine la mixité ou le mélange ethnique à Chicago, un ???problème??? qui serait typiquement américain et aurait nourri la sociologie de l’école de Chicago. Or, à la même époque, entre les deux guerres, le taux de croissance de la population étrangère en France est le plus élevé au monde (ibid.)?; 20% de la population à Marseille est d’origine italienne et 18% des habitants de Grenoble sont étrangers. Comment expliquer cette omission, qu’on ne saurait imputer à l’absence d’hétérogénéité ethnique (Cuche, 1998), chez des chercheurs qui se passionnent pour cet objet?? Simon attribue cette cécité à une tradition sociologique axée sur la question sociale. Alors que le marxisme privilégie les classes sociales, le structuralisme accentue les invariants et le fonctionnalisme, les causes internes. Il fait aussi intervenir d’autres facteurs symboliques (1982-1983), dont l’idéologie républicaine avec son mythe de ??l’une [119] et indivise?? qui nie la diversité interne à la République et le mythe de la mission civilisatrice qui occulte les conflits de type colonial. Ensemble, ces derniers constituent des verrous idéologiques qui génèrent une vigoureuse opposition au champ des relations ethniques en France où l’?tat centralisateur et jacobin impose le fran?ais à la nouvelle nation, écrasant de ce fait l’expression d’autres vies et identités nationales.? la suite de la Seconde Guerre mondiale, de la décolonisation, de Mai?68, le champ des relations ethniques commence à prendre forme. Timidement, au début, avec des études sur les relations entre les Fran?ais et les immigrés (Stoetzel et Girard, 1953) et sur la situation économique des Algériens (Michel, 1956). Avec des travaux également sur le racisme antisémite plut?t que colonial — qui fut négligé sauf par ceux qui en souffraient (Césaire, 1950?; Fanon, 1952?; Memmi, 1973 [1957])?, avec Sartre sur la question juive? et Poliakov sur la Shoah (1951)?. Comme le notait De Rudder (1991), ces deux domaines évolueront parallèlement.C’est sous l’impetus de Bastide, un ethnologue qui avait étudié l’interpénétration des civilisations au Brésil (Cuche, 1998), que l’étude des relations interethniques — le préfixe inter indiquant la centralité de la relation constitutive des groupes ethniques — prendra son élan. Avec ses étudiants et collègues, il construit ce champ d’étude?: il propose d’analyser ces processus en termes de déstructuration et de restructuration plut?t que de survivance culturelle, il édifie des structures institutionnelles, une Chaire des relations raciales et des contacts culturels est créée à son intention à l’?cole pratique des hautes études (EPHE), une Commission nationale pour les études et les recherches interethniques, qui dépend du ministère de l’?ducation nationale, est établie en 1966. Il fonde la même année le Centre d’étude des relations interethniques de Nice (CERIN) et la revue Ethnies est publiée à partir de 1971. Ce centre contribue à l’organisation d’un premier [120] colloque en 1968, qui s’est tenu au Centre for Multi-Racial Studies à Brighton en Angleterre (ce qui en dit long sur la situation??!). Il plaide alors pour une science autonome des relations interethniques qui transcenderait les disciplines existantes et appréhenderait dans leur globalité les phénomènes se rattachant à l’hétérogénéité des populations. Son approche constructiviste, sa définition des relations interethniques comme à la fois spécifiques et globales, comportant des dimensions économiques, politiques et sociales, sa création de structures institutionnelles, son interaction avec des chercheurs évoluant en France et à l’extérieur de ses frontières, tout cela augurait fort bien. La revue Pluriel, fondée en 1975, se donne comme mission de ???réunir en un même ensemble d’études mais toutefois sans les confondre les recherches en sciences sociales sur les relations interethniques, les relations raciales, les contacts culturels, les problèmes de minorité et la question nationale??? (ibid., p. 165).Tout était en place pour assurer le décollage d’un champ d’étude sur les contacts interculturels avec des problématiques et outils théoriques spécifiques au paradigme des relations interethniques?. Comme le suggèrent De Rudder et Gendrot, le champ n’est pas per?u comme légitime alors que l’étude du racisme s’envole. Les activités scientifiques continueront à se multiplier pendant les années 1980? et elles se poursuivront pendant la décennie suivante, alors que Poutignat et Streiff-Fenart publient un livre [121] important sur les Théories de l’ethnicité (1995) suivi de la traduction de l’article de Barth sur la construction des frontières ethniques. Si la conscience d’avoir été et d’être un pays d’immigration existe dorénavant, c’est aussi à cette époque que se renforce l’idéologie républicaine et que se multiplient les débats autour du multiculturalisme, du foulard islamique et des crises dans les banlieues — qu’on ne devrait pas réduire aux banlieues car c’est bien de la France qu’il s’agit.Les structures scientifiqueset idéologiquesMalgré l’accélération des travaux sur les relations ethniques en France — conflits dans les banlieues, multiculturalisme, inégalités raciales, situation des sans-papiers, intégration en milieu scolaire, port du foulard islamique — une certaine fragilité perdure, fortement attribuable comme par le passé à l’appareillage scientifique et idéologique, sur lesquels je vais de nouveau me pencher.Si dans certains cas, les chercheurs s’identifient explicitement ou implicitement au paradigme des relations interethniques et envisagent ces dernières comme sociales, dans d’autres cas, l’on postule une opposition entre le social et l’ethnique, ce qui n’est pas sans poser problème. Dans les articles et autres commentaires journalistiques autour des conflits en 2005, on pouvait lire que les émeutes étaient causées soit par le désavantage lié à la classe et à la marginalisation économique ou spatiale, soit par la culture ethnico-religieuse, deux facteurs présentés comme antinomiques, le premier étant social et le second ne l’étant pas, ou l’étant moins. ? ceux qui suggéraient que ces conflits étaient ethniques, des mouvements antiracistes tels SOS racisme et le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) rétorquaient que la droite ethnicisait le débat et fournissait une explication non sociale des événements en naturalisant l’analyse par le recours à l’attribut ethnique.On retrouve également cette dichotomisation, partiellement du moins, dans les écrits universitaires. Si Cesari (2005) reconna?t l’existence d’une forme d’appartenance ethnique dans les banlieues, ces personnes, ajoute-t-elle, ne partagent pas une culture ethnique commune et, par conséquent, on ne saurait imputer les conflits à la culture. Ce faisant, elle établit à tort une [122] équation entre le culturel et l’ethnique, une association rejetée par plusieurs sociologues du champ qui clament sur toutes les tribunes l’hétérogénéité culturelle et sociale des groupes ethniques. Pour Wihtol de Wenden (2005), le recours à l’immigration, à l’islam et à la polygamie comme éléments explicatifs ne fait qu’ethniciser le débat, détournant notre attention des vrais enjeux tels l’échec des politiques publiques et les pratiques discriminatoires au sein de la police. Si elle n’a pas tort, elle n’a pas tout à fait raison. Or, que veut dire ethniciser?? Car il faut distinguer ethnicisation? des rapports sociaux et analyse des rapports sociaux ethniques, laquelle explore des rapports sociaux spécifiques — le colonialisme, par exemple — comportant des dimensions économiques, politiques et culturelles constitutives de groupes inégaux appelés ethniques — immigré, arabe, musulman. On sera alors en mesure de faire l’histoire des processus macropolitiques, trop longtemps occultés — colonialisme, migrations vers le pays colonisateur, relations sociales inégales dans un contexte postcolonial — et des soulèvements dans les banlieues (Poupeau, 2005). En pla?ant les rapports sociaux ethniques au centre de l’analyse, l’ethnique sera théorisé comme du social produit par du social et l’opposition entre les deux sera abolie.Une difficulté semblable appara?t dans l’analyse des ???nouveaux??? mouvements sociaux, qui seraient structurés autour de l’identité, de la reconnaissance, de la subjectivité, de la mémoire et de la différence. Pour Wieviorka (1993), l’ethnicité ne peut conduire à un mouvement social parce que les demandes identitaires ne sont pas rattachées à un accès égal aux chances et droits individuels et parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans une relation de domination autorisant le conflit. Comme l’acteur ethnique n’est pas opposé à un adversaire mais à un système qui le marginalise et le rejette, il est défini par une relation non sociale et sa rage exprime son incapacité de transformer la révolte en conflit. Bref, le désir d’un mouvement social est incapable, sauf de manière sporadique et violente, de se transformer en action collective et en mouvements structurés. Or, comme l’observe Bastenier (2004), si Wieviorka situe l’ethnicité dans le registre de l’action et non de l’essence et du repli identitaire, cette action demeure désarticulée et réactive à leur exclusion des bénéfices [123] de la modernité. Son approche laisse dans l’ombre l’aspect réciprocitaire de l’ethnicité, à savoir les relations et rapports interethniques. L’économique et le politique, qui relèvent du social, sont à nouveau dissociés de l’ethnique, qui n’en relèverait pas. Or les revendications des minoritaires dans les banlieues prennent tout leur sens quand elles sont appréhendées en fonction de l’histoire, passée et présente, des rapports politiques qui les unissent aux majoritaires.Si le marxisme, avec sa primauté du social, a entravé le développement du paradigme des relations interethniques en France, il n’a pas empêché, à la même époque, l’essor de ce champ en Angleterre. Au contraire, il semble l’avoir nourri comme en témoignent les débats sur l’articulation entre la race et la classe, et la classe et le sexe-genre. Aussi est-ce sur l’appareillage idéologique qu’il faut de nouveau se pencher. Si pendant les années 1990, le champ conna?t une certaine vitalité, ces années sont également caractérisées par la défense renouvelée des valeurs morales républicaines (Schnapper, 1998), dont on vante la supériorité éthique (Weil, 1991), dotant la France d’une mission historique, la réalisation de l’universalisme (Todd, 1994). Tout en reprochant au modèle républicain fran?ais d’être arrogant, répressif en matière policière et quasi terroriste du point de vue intellectuel, Wieviorka (1996) écrit que son livre ne constitue en aucune fa?on un plaidoyer pour le multiculturalisme, qu’il n’oppose pas, aux principes de la République, le différencialisme outrancier. L’idée d’intégration républicaine aurait-elle, comme l’affirme Bastenier, intellectuellement joué dans la sociologie fran?aise un r?le semblable à la dictature du prolétariat dans le marxisme orthodoxe, se transformant en un nationalisme méthodologique qui interdit l’étude des relations ethniques??La relation à l’autre. Au c?ur de la pensée sociologique (Schnapper, 1998), qui porte sur la manière dont les sociologues pensent les relations interethniques, offre des pistes de réponse?: ici plus que dans d’autres champs, affirme Schnapper, les sociologues sont englués dans le social. Dans ce livre? de 562 pages réparties sur 5 sections et 12 chapitres?, un [124] seul chapitre (43 pages) est consacré à l’étude des relations entre des populations d’origines nationales diverses en France, et en particulier aux travaux se situant à l’intérieur du paradigme de l’intégration et portant sur les ??problèmes?? soulevés par la présence d’immigrés nombreux. Je m’en tiendrai à ce chapitre, où l’auteure examine successivement la sociologie républicaine, l’intégration des immigrés, pour ensuite s’interroger sur la citoyenneté (10 pages), ses autres formes et enfin, le racisme.Observons en premier lieu le titre de chapitre ??Le refus de l’ethnique dans la République fran?aise?? et non ??Le refus du champ de la sociologie des relations ethniques en France??. Car différence il y a. Après avoir présenté divers travaux — sans mentionner explicitement leurs auteurs, à l’exception de Sayad, Tripier et Tribalat? —, elle observe que ces rares études seront remplacées par des travaux davantage théoriques, sur la citoyenneté, le racisme et la nation. S’intéressant à l’intégration des immigrants, ces dernières sont menées à l’intérieur du paradigme de la sociologie et de la politologie fran?aise de l’intégration plut?t qu’au sein du paradigme des relations ethniques. Plus révélateur est le non-dit, l’absence de références à ceux qui travaillent à l’intérieur du paradigme des relations inter?ethniques et qui sont identifiés en France et à l’étranger comme des spécialistes du champ. On n’y trouve d’ailleurs pas plus mention de leurs centres et équipes de recherche, des programmes d’études et de formation des étudiants, du corpus qu’ils ont construit ou de leurs revues. Pourquoi ceux qui travaillent à l’extérieur du paradigme dominant de l’intégration sont-ils rejetés, voire répudiés?? Servons-nous de Schnapper pour mieux comprendre Schnapper.Dans la sous-section sur la sociologie républicaine, cette dernière écrit (ibid., p. 350) que dans la sociologie fran?aise, et cela à partir de Durkheim, ??les travaux sur les relations entre les populations d’origines diverses ont été effectués à l’intérieur du paradigme de l’intégration nationale??. Durkheim, un Juif assimilé ajoute-t-elle, est acquis à l’universalisme, à une évolution qui libérerait l’homme d’attachements ancrés dans le passé [125] et des liens primordiaux. En outre, si le marxisme s’intéresse peu aux relations interethniques, c’est qu’il se préoccupe ???d’abord et avant tout des affaires économiques et politiques et non des attributs hérités du passé??? (ibid., p. 396).Ainsi, elle affirme que l’étude des relations interethniques n’a rien à voir avec des relations économiques et politiques et qu’elle porte sur des liens traditionnels et des identités prémodernes. Ce champ ne peut exister, conclut-elle, parce que sa présence même, et celle du concept d’ethnicité, sont en opposition à la tradition républicaine en sociologie et en politique?: ??Mais il est clair que ce refus du concept d’ethnicité s’inscrit dans la manière dont la tradition républicaine, à la fois sociologique et politique, traite de l’intégration nationale, de son sens et de sa valeur?? (ibid., pp. 411-412).Désormais, la réponse appara?t plus clairement. L’adoption du paradigme des relations interethniques correspond au rejet du paradigme de la sociologie et de la politologie fran?aise de l’intégration, à la répudiation du modèle républicain de la citoyenneté, au désaveu de l’universalisme, à la remise en question du principe de l’égalité des citoyens, au choix de la différence de préférence à l’égalité, au rejet de la modernité et de l’individualisme moderne. Choisir le paradigme des relations interethniques, cela revient à enfreindre le modèle fran?ais d’intégration, c’est un assaut contre la société fran?aise et la ??Francité??. Et pis encore. Puisque les catégories sociologiques fa?onnent la communauté imaginée, symboliquement et concrètement (Bourdieu, 1987), les sociologues des relations ethniques déstabilisent doublement le modèle fran?ais de l’intégration républicaine. Par conséquent, ce paradigme n’a pas sa raison d’être?: ??sa présence va à l’encontre du sens et des valeurs inhérents à la tradition républicaine, sociologique et politique?? (Schnapper, 1998, pp. 411-412).Il s’ensuit que le paradigme des relations ethniques n’est pas scientifique, mais idéologique, comportant l’adoption inappropriée d’approches anglophones, principalement des ?tats-Unis, là où effectivement elles correspondent au paradigme dominant d’intégration. Ce qui semble supposer qu’il serait dans ce cas approprié, voire légitime. Or depuis quand doit-il y avoir correspondance entre le paradigme dominant d’intégration et le paradigme sociologique?? Pratiquer cette sociologie reviendrait à adopter les modèles étrangers d’intégration. Désormais, l’on comprend pourquoi un [126] paradigme est scientifique tandis que l’autre est idéologique?: le bon choix idéologique est scientifique alors que le mauvais ne l’est pas.Deux commentaires s’imposent. D’abord, sa conception du paradigme des relations interethniques m’appara?t unilatérale et désuète. Depuis un demi-siècle au moins, l’ethnicité est définie comme fluide, mobile, construite, politique et indissociable de la modernité. La construction des groupes ethniques, nationaux et racialisés est dorénavant théorisée en fonction de rapports sociaux inégaux et transversaux, non réductibles aux rapports de classe sociale et de sexe avec lesquels ils s’articulent néanmoins, et comportant des dimensions économiques, politiques, culturelles et idéologiques. Bref, plut?t que d’être séparés ou opposés, le culturel et le social sont réunis dans un paradigme qui saisit leur interaction et échappe au réductionnisme. Enfin, l’opposition entre égalité et différence repose sur de fausses prémisses. Car dans la majorité des cas, ce n’est pas de différence, mais d’égalité de facto qu’il s’agit, et de programmes d’accès à l’égalité pour des groupes socialement différenciés?.Bref, la tradition républicaine d’intégration nationale a servi, et sert encore, à entraver, voire à rejeter le champ des relations interethniques en France. Au-delà de son effet sur l’appareillage scientifique, elle sert à justifier l’opposition à une certaine vision disons pluraliste du vivre-ensemble. Gallissot (1997) soutient que le multiculturalisme se manifeste comme l’envers de l’identité nationale fran?aise alors que la nationalité fran?aise est fondée sur sa négation. L’appui au multiculturalisme est per?u comme non fran?ais, son rejet correspondant à une forme de résistance nationaliste. En outre, on introduit une fausse dichotomie entre le républicanisme, qui est assimilé à l’égalité, et sa critique, qui est assimilée à la ??Différence??, synonyme d’inégalité, de communautarisme, et, quelquefois, de l’oppression des femmes et du terrorisme. Bertheleu (1997) signale également l’existence [127] d’une résistance politique qui s’enracine dans une idéologie nationaliste républicaine. Amselle (1996) considère que les avocats du multiculturalisme sont les défenseurs du métissage, ce qui présuppose des frontières rigides et revient à défendre l’agrégation de communautés refermées sur elles-mêmes, le communautarisme tant vilipendé. Pour Khosrokhavar, ??le simple fait d’afficher une volonté particulariste suffit en France pour être accusé de porter atteinte à l’essence même du lien social défini par le primat de l’universel dans l’espace public?? (1996, p.?123). Ajoutant que l’universalisme rend difficile la gestion concrète de la différence, il écrit que ??[l’]islamisme est vécu comme une altérité à l’égard de la nation?? (ibid., p. 146). Ce qui l’amène à poser que le républicanisme avec son ??universel abstrait?? comporte ??un ethnocentrisme inavoué et le refus du dialogue?? (ibid., p.?151). Aussi est-il impératif d’examiner plus attentivement les liens entre cette idéologie et le contexte qui l’a vue na?tre.Les structures objectivesde la sociologie des relations interethniquesen FranceLa Troisième République représente l’?ge d’or de l’universalisme fran?ais, co?ncidant avec ce que Nora (dans Schor, 2001, p. 47) appelle l’invention de la France. Ce que les Fran?ais ont institué, écrit Schor, c’est l’association entre l’universalisme et les droits humains. Cette doctrine humaniste et moderne des droits universels, qui fut instituée par la Révolution fran?aise, envisage la nature humaine comme un universel imperméable aux différences culturelles et historiques. L’identité nationale fran?aise demeure rattachée aux droits humains universels, dont la France se considère comme la dépositaire inaliénable. L’idéologie révolutionnaire républicaine se serait implantée pendant le xixe siècle pour atteindre son apogée sous la Troisième République, qui représente, et cela dépasse la simple co?ncidence, l’apex du colonialisme fran?ais (ibid.).L’universalisme dans une République colonisatriceBancel et Blanchard (2005) ont approfondi ce lien entre la République et la colonisation. Les valeurs de la Troisième République, le progrès et l’égalité, [128] sont associées à la grandeur de la Nation et à l’expansion coloniale. Loin d’être un événement fortuit et malencontreux, cet engagement dans un projet colonial était parfaitement intégré? à un système idéologique qui à la fois justifiait et masquait la domination coloniale. Ainsi?:Il s’opère donc une rupture épistémologique qui fait de l’acte de conquête l’un des prolongements naturels de la République — muée dès lors en République colonisatrice — et de la différenciation entre blancs et populations extra-européennes un principe de discrimination essentiel de l’application des principes républicains. Cette conjoncture est absolument fondamentale puisqu’elle institue l’inégalitarisme racial au c?ur du dispositif républicain colonial, de fa?on mécanique, juridique, institutionnelle, littéraire et iconographique (ibid.,?p. 28)?.Désormais, la Troisième République peut être envisagée comme une République colonisatrice qui comprend la France métropolitaine, où sont implantés l’idéologie républicaine et l’universalisme, et les colonies, où ces principes sont dévoyés et rendus inapplicables (ibid.). En présentant ces deux entités comme distinctes et indépendantes plut?t qu’inégales et interdépendantes, la mission civilisatrice masque la domination, cet impensable de facto ??que l’appareillage de pensée ne permet pas de penser?? (Bourdieu, 1984, p. 82). En rattachant les structures symboliques aux structures matérielles, qui correspondent à un espace défini par des relations objectives et les positions occupées au sein de cet espace, on est en mesure de mieux capter les conditions de production de la sociologie des relations inter?ethniques en France.Ces rapports dévoilés, l’on commence à entrevoir le lien entre la colonisation — des rapports de domination et d’exploitation ethniques et ??raciales?? qu’on ne saurait réduire aux classes sociales —, les structures symboliques qui y sont intriquées et l’absence ou le rejet du champ des relations interethniques en France. Ce qui appara?t alors, ce sont les conditions sociales de production occultées, oubliées, qui constituent l’inconscient d’une discipline et, dans ce cas-ci, de la sociologie en France. Quand [129] on commence à saisir ???comment ont été faits historiquement les problèmes, les outils, les méthodes, les concepts qu’on utilise??? (ibid.), on peut en entrevoir les conséquences.Penser les relations aux autresdans une République colonisatriceEn vertu de l’occultation du lien entre la République et la colonisation, la situation des immigrants et de leurs descendants fut trop souvent dissociée des relations passées et actuelles entre la France et leur pays d’origine, le colonialisme, la migration vers la Métropole, les relations présentes dans un contexte postcolonial?.Examinons maintenant quelques conséquences d’un savoir situé, qui se construit à partir d’un point de vue (standpoint) qui reste invisible. En premier lieu, si l’anthropologie fut reconnue comme ??fille du colonialisme??, la sociologie fut (re)présentée comme scientifique, neutre et objective. Et pourtant, elle aussi se construit et se pratique à partir d’un p?le dominant dans le système-monde. Or ce p?le influe sur ce qu’on voit et sur ce qu’on ne voit pas (Bourdieu, 1987), par exemple l’immigration et la diversité qui passeront longtemps inaper?ues. Masqué également est le lien entre la construction de l’universalisme qui se fait à partir d’un p?le dominant, la place des chercheurs qui s’y situent, et leur rapport au modèle d’intégration républicain. Car, et c’est ma deuxième observation, le majoritaire s’attribue la généralité sociale et psychologique, assignant la particularité aux minoritaires, qui eux, sont différents (Guillaumin, 1972). Ainsi, Geisser (2005) remarque que dans la République fran?aise?, on oublie que la construction nationale-étatique repose sur une dimension plus ou moins explicitement ethnique, une ethnicité républicaine qui survalorise l’universalisme républicain et produit, à son tour, des ethnicités minoritaires. Aussi n’est-il pas étonnant qu’on ait négligé les dynamiques ethniques dans l’Hexagone et écarté, voire rejeté, ce champ [130] d’étude. Ce qui produit trop souvent des analyses sur des populations de diverses origines per?ues comme des catégories déjà là plut?t que construites dans un rapport social qui demeure invisible. Ou encore mène à réduire les relations inter?ethniques au racisme et à la racialisation, dimensions importantes certes mais qui n’épuisent pas la question. En mettant l’accent sur le rapport à l’Autre et la catégorisation qu’en fait le dominant, on laisse dans l’ombre l’autre dimension de la construction ethnique, effectuée principalement par les minoritaires et qui correspond à la face interne de la frontière?: les relations sociales et les pratiques constitutives d’un groupe, de ses structures institutionnelles et identitaires, à l’intérieur d’espaces variés — quartier, voisinage, ville — et à travers le temps. Car le dominant ne construit pas à lui seul le minoritaire.Enfin, il appara?t désormais que la situation économique, politique et culturelle des immigrés d’aujourd’hui et des descendants des immigrés en provenance notamment des anciennes colonies est indissociable de leurs rapports passés et présents avec la Métropole. Or, ce sont ces rapports inégaux et spécifiques qu’il faut élucider et théoriser. La transition vers l’articulation des rapports sociaux semble avoir été plus difficile à franchir en France — qui ont pourtant été les premiers à proposer une analyse matérialiste des rapports sociaux ethniques (Simon) et de sexe (Delphy, Guillaumin, Kergoat) —, en vertu peut-être de la conjugaison du marxisme à l’idéologie républicaine.Au terme d’analyses formulées en fonction des rapports sociaux ethniques, dans leur relation à d’autres rapports, l’étude des dynamiques ethniques ne sera ni culturaliste ni essentialiste, mais d’abord et avant tout sociale, capable de capter les inégalités, concrètes et idéelles, liées au statut immigrant et, plus généralement, à l’immigration. On sera alors en mesure d’éclairer les obstacles à la réalisation des idéaux républicains dans la République.[131]L’ethnicité et ses frontières.DEUXI?ME PARTIE.Chapitre 6L’ethnicité et la modernitéRetour à la table des matièresL’ethnicité ne constitue pas un donné. C’est un fait social qui est par conséquent socialement déterminé. Pour mieux cerner ce fait social et en saisir le fonctionnement, j’ai rejeté d’emblée toute explication qui voit dans l’ethnicité un attribut inéluctable et indélébile enraciné dans la nature ou la culture. J’ai évité de considérer l’ethnicité comme une variable indépendante, puisque je tiens plus à élucider son émergence qu’à en mesurer les conséquences. J’ai écarté toute analyse qui en fait le reflet ou l’expression d’autres phénomènes sociaux. La conscience ethnique n’est pas une fausse conscience et sa dynamique n’est pas réductible à celle des classes sociales.Gr?ce à l’examen des relations sociales de communalisation, j’ai pu remédier à plusieurs lacunes inhérentes à d’autres approches. Ces relations, comme le suggère Weber, émergent quand un sentiment commun pour une situation commune engendre l’orientation mutuelle des comportements. L’ethnicité renvoie à une communalisation spécifique, qui repose sur une croyance subjective en une communauté d’origine.La migration, la colonisation, l’annexion créent des rapports inégalitaires à l’intérieur desquels les acteurs donnent un sens à certaines qualités qui orientent leur action. Ces qualités — pratiques culturelles, mémoire et identité collectives, histoire commune, langue, religion — ne sont pas créées de toutes pièces par la relation, puisqu’elles peuvent lui préexister. Si l’on peut par exemple avancer que le colonialisme a engendré les ??Indiens??, on ne peut affirmer que les ???visages p?les??? ont généré les rites, les formes organisationnelles et les identités antérieures à la domination, qui viendra les transformer. Les frontières ethniques comportent ainsi deux faces qui s’établissent [132] de fa?on simultanée?: la première, externe, se construit dans le rapport inégalitaire constitutif du Nous et du Eux. L’émergence des ??Indiens?? en représente un exemple. La seconde, interne, renvoie au rapport que le groupe nouvellement formé ou reconfiguré établit avec sa spécificité historique et culturelle, à laquelle s’ajoutent d’autres marqueurs empruntés à l’extérieur des frontières groupales?.Voyons maintenant la contribution spécifique de mon approche, qui théorise l’ethnicité comme un double rapport, à ??autrui?? et à son histoire, qui insiste sur les deux dimensions, interne et externe, des frontières ethniques et en approfondit l’articulation.Les faces externe et internedes frontières ethniquesQuand on reconna?t la relation de communalisation fondatrice des groupes ethniques, on peut écarter d’entrée de jeu les perspectives empiristes et statiques qui se contentent de décrire les groupes ethniques et d’en énumérer les traits. En pla?ant ce processus au centre de l’analyse, on énonce clairement que tout groupe et toute identité sont relationnels, que Nous se définit par rapport à Eux et inversement. On évite alors l’essentialisme, dans la mesure où l’on discerne que les marques choisies pour définir les frontières et les groupes se modifient et se transforment.Une analyse fondée sur les relations de communalisation échappe également aux nombreuses lacunes inhérentes au ??groupism???. Pour Brubaker (2002), les travaux sur les relations ethniques, ??raciales?? et nationales utilisent des catégories réificatrices où les groupes ethniques, les nations et les ??races?? font figure d’unités fondamentales, d’entités auxquelles on peut attribuer des intérêts et de l’agentivité. Or, la catégorie analytique fondamentale, écrit-il, ce n’est pas le groupe mais la formation du groupe (groupness) en tant que variable conceptuelle fluctuant selon les contextes. Il faut penser l’ethnicité, la race et la nation comme ??un événement à expliquer, en [133] termes relationnels, processuels, dynamiques et désagrégés??? (ibid., p.?167), il faut les conceptualiser non comme des entités groupales mais comme des catégories pratiques, des idiomes culturels, des schèmes cognitifs, des cadres discursifs, des routines organisationnelles, des formes institutionnelles, des projets politiques et des événements contingents. Or, une conception wébérienne? de l’ethnicité la considère comme la résultante de rapports sociaux comprenant des structures objectives et subjectives, des places et des classements, des chances de vie inégales. Si le chercheur conceptualise le groupe, le conflit et les alliances comme ethniques, ce n’est pas en vertu d’une croyance en une qualité qui leur serait inhérente mais d’une définition rigoureuse qui renvoie à une communalisation rattachée à une croyance en une origine commune. Enfin, si Brubaker n’a pas tort de souligner que la prégnance du cadre ethnique et national comme schéma interprétatif peut biaiser l’encodage des données, je ferai remarquer que le biais inverse, à savoir le rejet du paradigme de l’ethnicité — en France notamment — provoque aussi des effets pervers, dont le réductionnisme économiciste.En montrant que les frontières possèdent deux faces, on se soustrait également au primordialisme et au réductionnisme. Ne voyant que la face interne des frontières ethniques, les tenants du primordialisme croient que l’histoire et la culture créent ipso facto des identités, des groupes et des frontières. Cette perspective est d’autant plus présente qu’un des processus responsables de la construction individuelle de l’ethnicité est longtemps demeuré invisible. On a vu (au chapitre 3) que le travail d’entretien matériel et affectif des êtres humains fa?onne leurs identités et forge des pratiques sociales associables à des cha?nes opératoires machinales, dont ils peuvent par ailleurs se défaire. L’occultation du travail d’humanisation et d’ethnicisation accompli en grande partie par les femmes, et qui sert à inscrire tant les pratiques que les identités ethniques dans nos corps et dans nos esprits, a renforcé la conception d’une ethnicité fixée en nous dès avant la naissance [134] par les liens du sang, d’une mobilisation qui semblerait reposer sur les donnés ??supposés?? de l’existence (Geertz, 1963).En revanche, ceux qui ne se préoccupent que de la frontière externe soutiennent que le rapport de domination construit, à lui seul, le groupe et l’identité ethniques. Une telle approche pose plusieurs problèmes. En premier lieu, on postule que le groupe ethnique ne résulte que de la seule action des majoritaires, ce qui occulte l’action, collective et individuelle, des minoritaires. Qui plus est, ajoutant ici l’injure à l’opprobre, on fait table rase de l’historicité des groupes ainsi constitués, de leur mémoire collective et de leur culture. Prenons pour exemple le célèbre Réflexions sur la question juive de Sartre. Après avoir démontré (à sa satisfaction et non à la mienne) que le semblant d’unité que conserve la communauté juive de France ne repose ni sur le passé, ni sur la religion, ni sur le territoire, l’auteur affirme que c’est ??l’antisémite qui fait le Juif?? (Sartre, 1997 [1946], p. 84). C’est dans ce sens qu’il soutient que ??[l]e Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif?? (ibid., p. 83). Voici un exemple éclatant de la négation de l’histoire d’un groupe et de sa frontière interne?. Je n’entamerai pas ici la critique approfondie de ce texte?; qu’il me suffise de dire que sa conception des communautés historiques concrètes est loin d’être satisfaisante. La communauté juive ne serait pas historique ???parce qu’elle ne peut garder mémoire que d’un long martyre?? (ibid., p. 81) et ??parce qu’elle n’est pas nationale?? (ibid., p. 80). En d’autres mots, les collectivités qui subissent la domination et l’oppression, de même que celles qui ne possèdent pas leur ?tat, n’auraient pas d’histoire. Et comme elles ne seraient pas historiques, elles seraient nécessairement construites par le Dominant. Ce serait donc leur disparition qui serait garante de la libération de leurs membres et de leur avenir. C’est un vieil argument, qui avait cours au xixe siècle et qui fut invoqué par Lord Durham au début des années 1840 pour préconiser l’assimilation des Canadiens fran?ais. Il eut également droit de cité dans la théorie marxiste qui opposait les bons nationalismes, celui des nations historiques justement, aux mauvais.[135]Un tel raisonnement est, je le répète, profondément pervers. Car s’il est vrai que le Dominant construit l’Autre, le Juif par exemple, il ne construit pas, tel un dieu, à lui seul et à partir de rien, les Juifs et les Autres. L’approche que je propose échappe à ce réductionnisme. Elle rend compte de la formation des collectivités ethniques dans leur double rapport aux autres et à l’histoire et ne les réduit pas à la seule définition, essentialiste — culturaliste? ou naturaliste — de surcro?t, qu’en propose le Dominant. Elle tient compte de l’acte par lequel les acteurs assignent une signification à certains attributs, se constituent comme sujets, se mobilisent et construisent un groupe. Elle con?oit l’ethnicité dans ses dimensions concrètes et idéelles, objectives et subjectives. La relation de communalisation inclut nécessairement l’idée d’acteurs qui interprètent leur situation, se mobilisent et donnent un sens à leur action. Comme ces derniers appartiennent, entre autres, à des classes sociales et de sexe différentes, les collectivités ethniques n’y apparaissent ni homogènes, ni fixes, ni unifiées à tout jamais par des valeurs et intérêts communs. Elles le sont, temporairement, dans le rapport qui construit le Nous et le Eux, comme le sont les Canadiens par rapport aux Américains, les Blancs par rapport aux Noirs, les Québécois par rapport aux Canadiens, encore que tous les Québécois, de souche, immigrés récents…, ne se définissent pas de la même manière par rapport au Canada.Il y a d’autres avantages à distinguer les deux faces des frontières ethniques, que révèle l’analyse de leur relation. L’examen d’une frontière interne souligne le lien entre culture et ethnicité tout en marquant la distance qui les sépare. Comme Vermeulen et Govers (1996), je crois que la séparation établie par Barth (1969) entre culture et ethnicité, aussi salutaire f?t-elle, a conduit à sous-estimer les phénomènes culturels dans les relations ethniques. Je pense aussi que la culture représente ??une des dimensions de l’action, une potentialité utilisée par les individus pour forger leur monde, […] une action constructrice des rapports sociaux?? (Bastenier, 2004, pp. 42-44), dont il faut tenir compte.[136]Il est aussi éclairant de s’attarder sur l’importance relative des faces interne et externe des frontières ethniques. Dans certains cas, la construction et la dynamique d’un groupe ou d’une identité ethnique reposent principalement sur le rapport inégalitaire et l’exclusion. On pense ici à certains Juifs russes, dont l’identité juive est forte, en dépit d’une faible connaissance des textes sacrés, des fêtes, des pratiques et de la langue, que ce soit le yiddish ou l’hébreu. D’autres groupes, comme les Mennonites au Canada, vivent en quasi-autarcie et se définissent presque uniquement de l’intérieur. Bien entendu, ces deux faces sont imbriquées et indissociables. Les Juifs russes, par exemple, se construisent aussi en fonction de leur rapport à l’Histoire, que ce soit les pogroms sous les tsars ou l’ostracisme sous les Soviets.La reconnaissance des deux faces des frontières ethniques présente un intérêt additionnel. Un débat animé, sur l’étendue du concept ??ethnique??, traverse depuis toujours le champ des études ethniques. Faut-il inclure ou exclure les membres du groupe dominant?? Comme le souligne Sollors (1986), le terme grec ethnikos est employé dans la Bible pour traduire le mot hébreu goyim (non-Juifs) tandis que le nom ethnos ne désigne souvent que les Autres?; si on respecte ce sens premier, les ???ethniques???, ce sont les autres. En revanche, des spécialistes tels Hughes et Hughes (1952) ont préféré lui réserver un sens inclusif, affirmant que nous pouvons tous être ??ethniques??. Warner et Lunt (1941, 1942), qui sont les premiers scientifiques à utiliser aux ?tats-Unis le terme d’ethnicité, oscillent entre les deux sens, réservant parfois la catégorie d’ethnique à l’ensemble des citoyens de la ville étudiée (Yankee City) et excluant dans d’autres cas les Yankees. J’ai moi-même hésité, voulant éviter de présenter la spécificité et la différence comme le propre des minoritaires, mais voulant également souligner la présence d’un rapport inégal. Si on se situe du c?té interne de la frontière, tant les majoritaires que les minoritaires sont ethniques, parce que, dans les deux cas, il y a spécificité historique et culturelle. Mais cette ethnicité demeure en quelque sorte latente et se mobilise uniquement dans le rapport aux Autres. Or, en vertu de l’inégalité du rapport constitutif des majoritaires et des minoritaires, seuls les minoritaires sont définis comme ethniques, comme l’Autre incarnant la spécificité et la différence pendant que les majoritaires croient incarner la norme, l’universel. [137] D’où ce que Bader appelle l’universalisme chauvin, aveugle à sa propre spécificité culturelle et ethnique.Enfin, par rapport au situationnisme de Barth, la reconnaissance des deux faces de la frontière ethnique présente l’avantage de ne pas imposer un choix, qui appauvrit l’analyse, entre les éléments culturels et la dynamique situationnelle. Comme le souligne Bastenier (2004, p. 135 et suiv.), ??en accordant la priorité à l’organisation sociale de la différence plut?t qu’aux différences sociales, Barth a ouvert la voie aux analyses constructivistes et anti-primordialistes de l’ethnicité??. Mais il a aussi donné l’impression d’en occulter les bases substantielles quand il néglige ??[l’]interdépendance étroite entre les limites que les groupes ethniques se donnent et les contenus culturels que ces limites veulent manifester?? (ibid., p. 137)?. En n’abandonnant pas la dimension culturelle et historique des frontières ethniques, je suis en mesure d’expliquer pourquoi les agents en viennent à organiser socialement les différences culturelles. En rappelant l’existence de leur face externe, je peux, l’expression est de Verdery (1996), situer le situationnisme, montrer que les frontières ethniques ne sont ni arbitraires, ni aléatoires et qu’au-delà des interactions individuelles, elles se construisent à l’intérieur du système-monde. On échappe ainsi à l’essentialisme sans pour autant tomber dans une approche démesurément volontariste de l’ethnicité, une tentation à laquelle succombent plusieurs auteurs.Ni essence ni illusionLa reconnaissance du rapport constitutif des frontières ethniques permet de transcender deux conceptions, erronées à mon avis et que l’on oppose souvent, de l’ethnicité comme essence ou comme illusion?.Gr?ce à la place centrale accordée au rapport inégalitaire, on peut expliquer comment se construit la conception essentialiste et figée de l’ethnicité. L’occultation des rapports de pouvoir constitutifs des collectivités ethniques [138] dissimule le fait social qui engendre cet autre fait social qu’est l’ethnicité. Une étrange inversion se produit, qui fait de l’ethnicité la cause de la domination et des conflits plut?t que leur conséquence. Or, c’est manifestement le rapport de domination qui engendre à la fois la communalisation ethnique et l’explication essentialiste qu’on en fournit.Il est important de rappeler la diversité des rapports inégalitaires, des systèmes institutionnels comme l’apartheid en Afrique du Sud et la ségrégation raciale aux ?tats-Unis à la discrimination systémique et individuelle dans les démocraties libérales. En outre, ce qui constitue la domination varie selon les groupes et les contextes historiques. Si la légitimité des revendications autonomistes des anciennes colonies est désormais reconnue, tout comme celle des populations autochtones, des projets politiques comparables chez les immigrants ou leurs descendants ne seraient pas bien re?us. Au demeurant, les groupes ethniques, à ce que je sache, n’en proposent pas. Par ailleurs, leurs attentes et revendications se sont transformées?; si autrefois l’assimilationnisme pouvait représenter une idéologie progressiste et égalitaire, il fut ressenti à partir des années 1960? comme un signe de non-reconnaissance, de non-respect et d’exclusion. Les débats autour d’une citoyenneté véritablement égalitariste ont fait valoir la prédominance indispensable de l’égalité réelle sur l’égalité formelle, de l’égalité des résultats sur l’égalité des chances et la nécessité des programmes d’accès à l’égalité.La prise en compte des inégalités économiques, politiques et culturelles échappe aux faiblesses d’un certain constructivisme qui laisse flotter l’identitaire au-dessus des rapports sociaux. Voulant montrer que les frontières ethniques sont construites et fluides, un conférencier a affirmé un jour qu’au Canada nous sommes tous amérindiens. Généreuse et bienveillante, une telle assertion m’appara?t toutefois problématique. Elle cache la très grande distance sociale et économique qui sépare les Amérindiens des non-Amérindiens et masque l’expérience historique spécifique des colonisateurs et des colonisés. Vu les perspectives et les conditions de vie si différentes qui les séparent, une telle déclaration est idéaliste. Elle ne tient pas compte des rapports sociaux au sein desquels s’insère la construction de l’ethnicité, [139] lesquels en orientent le déroulement et le résultat, les zones et les degrés de liberté de l’acteur. Car si une nouvelle conception de l’ethnicité, davantage ludique, avance que les identités ethniques sont multiples, changeantes, fluides et arbitraires, encore faut-il en préciser le quand et le comment. Tout dépend, entre autres, des politiques et idéologies en place. Un régime d’apartheid n’a pas les mêmes aboutissants que le jacobinisme. La possibilité de construire son identité n’est pas la même pour tous les groupes et pour tous les individus. Les identités ne sont pas toujours négociables, et tous les individus ne peuvent les conserver ou s’en détacher avec la même facilité. Aussi faut-il cerner les facteurs qui déterminent la marge de man?uvre des individus et les raisons qui les poussent à l’utiliser.L’ethnicité transcende l’essence et l’illusion, je dirais plut?t l’arbitraire?, parce que la communalisation ethnique est indissociable des rapports sociaux, lesquels s’inscrivent dans un système-monde caractérisé par les inégalités du développement capitaliste, du néolibéralisme et la présence décisive des ?tats-nations. Or cette insertion des rapports ethniques dans un contexte géopolitique plus vaste n’est pas sans produire d’autres conséquences, dont nous découvrirons qu’elles sont étonnantes.Ethnicité et modernitéL’ethnicité est souvent per?ue comme le vestige d’un monde prémoderne, une idéologie responsable de multiples horreurs dont l’ethnocide (Martiniello, 1995). Figée, statique, arriérée et rétrograde, l’ethnicité doit être abolie comme structure matérielle et symbolique. Or, mes réflexions m’ont entra?née vers une autre conclusion qui m’a moi-même surprise et m’incite à remettre en question, voire à abandonner, une des grandes propositions de la sociologie, à savoir que l’ethnicité dispara?tra avec l’avènement de la modernité. Je voudrais avancer ici qu’au contraire, l’ethnicité s’inscrit dans la modernité? dont elle est dorénavant indissociable.[140]Le système-monde qui se met en place aux xvie et xviie siècles établit des rapports à l’intérieur desquels les dominants construisent les dominés en tant qu’Autres, différents et inférieurs. Per?ue comme archa?que et fossilisée, leur différence est rejetée parce qu’elle entrave l’ordre et le progrès. Tant à l’intérieur des pays colonisateurs que des pays colonisés, l’?tat moderne cherchera à uniformiser et à homogénéiser?: ??the modern, obsessively legislating, defining, structuring, segregating, classifying, recording, and universalizing state reflected the splendour of universal and absolute standards of truth?? (Bauman, 1992, p. xiv).Toujours selon Bauman, la modernité tend vers une humanité universelle, l’universalité représentant un idéal de la modernité et une mesure du progrès social. Or, ce qui se produit est fascinant. On assiste d’abord à l’établissement d’un rapport de domination et à la construction de la face externe de la frontière distinguant le Nous du Eux. C’est l’invention de l’Indigène (Bancel et Blanchard, 1998), qu’on décime ou qu’on réduit en esclavage, dont on admire quelquefois l’???exotisme???, et qu’on con?oit en termes essentialistes. Mais la modernité n’est pas seulement la quête du pouvoir par l’homme occidental, elle est sa mission civilisatrice. Le colonialisme se double ainsi d’une idéologie justificatrice qui donnera lieu dans certains cas à un processus d’assimilation visant à sortir l’Autre de la noirceur?. La ???différence???, qui est con?ue comme un donné existant en dehors de l’Histoire, doit être abolie. On peut comprendre la résistance des minoritaires au rouleau compresseur de l’assimilation, car il s’agit d’une réaction contre la dépossession, matérielle et idéelle. Ce qui étonne, c’est l’explication qu’on en fournit. La dynamique qui en résulte, leur résistance et leur opposition, est imputée à des causes internes au groupe, à la croyance en [141] une origine commune ou à un refus de la modernité. En occultant les rapports sociaux qui engendrent le processus de communalisation, on renforce l’explication de type primordialiste qui fait de l’ethnicité un noyau dur, un attribut fixé en chacun de nous par la nature ou la culture et qui se mobilise de lui-même, pour le pire et non pour le meilleur. Et voilà??! le tour est joué??: on qualifie de prémoderne ce qui est une conséquence de la modernité. Les dominants tiennent de surcro?t un discours sur le traditionalisme de l’Autre qui rejette la modernité et l’universalisme. Or, il serait plus utile de se demander de quel universalisme il s’agit. Refuser la modernité et son idéal d’universalisme, c’est peut-être, dans certains cas, refuser la domination. Car les revendications ethniques sont moins des relents de la prémodernité qu’une réaction aux nouveaux rapports de domination qui s’instaurent avec l’avènement de la modernité.La sociologie n’échappe pas à cette manière de penser, et si elle n’est pas fille du colonialisme, elle en est indissociable, se construisant du c?té des colonisateurs. Elle partage, dès ses débuts, ce biais de la pensée moderne en quête d’un universalisme et d’une homogénéité qui seraient les garants de l’égalité, d’où son penchant pour l’assimilationnisme. Convaincue que l’ethnicité est un vestige appelé à dispara?tre, et le plus t?t sera le mieux, elle ne cherchera pas, voire elle renoncera, à la théoriser. Elle en serait d’ailleurs bien incapable, aveugle qu’elle est aux rapports sociaux inégaux à partir desquels l’ethnicité s’édifie?.?puration ethnique, assimilationnisme ou pluralisme??On aimerait proclamer que toutes ces discussions appartiennent à une ère révolue et qu’elles sont loin derrière nous. L’esclavagisme est aboli, les [142] anciennes colonies ont obtenu leur indépendance, le régime d’apartheid en Afrique du Sud n’est plus, le racisme est dénoncé à travers le globe par une grande partie des élites intellectuelles et politiques, de nombreuses chartes de droits proclament l’égalité des être humains et les protègent contre diverses formes de discrimination.J’écris ces lignes (1999) alors que plus de 735?000 Kosovars (sur une population totale de deux millions d’habitants) ont été poussés hors des frontières de leur pays et que les bombes de l’OTAN tombent sur Belgrade. Partout autour de moi — je suis présentement en France —, on répète que l’épuration ethnique qui n’a de cesse dans les Balkans prouve bien que l’ethnicité est un mal qu’il faut extirper de nos sociétés. Or, si je décrie les atrocités commises au nom de la croyance erronée en une essence ethnique, je tiens à rappeler que ce n’est pas l’ethnicité qui cause les conflits mais l’inverse. Toute analyse de la situation doit porter sur la transformation des rapports sociaux constitutifs des frontières qui sont définies en termes ethniques. ? ceux qui prétendent que ces conflits — et ceux qui ont marqué la Bosnie-Herzégovine — ne sont pas ethniques parce qu’ils mettent en jeu des intérêts économiques, politiques et culturels, je rétorquerai que nous sommes en présence de conflits ethniques parce qu’ils mettent en jeu des intérêts matériels et idéels, plus précisément entre des communautés d’histoire et de culture qui se rattachent, d’une manière ou d’une autre, à l’idée de partager une origine et une histoire communes.La dynamique mondiale s’est transformée, et il en va de même des débats liés à l’ethnicité, ce qu’illustrent dorénavant les controverses? entourant la pertinence du multiculturalisme, ou de l’interculturalisme, aux ?tats-Unis, au Canada anglais, au Québec et en Australie, mais aussi dans les pays européens, dont l’Angleterre, la France, l’Italie, l’Allemagne, la République tchèque, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède… Dans tous les pays, même ceux dits d’immigration, des débats ont cours sur les modèles d’???intégration??? qu’il convient de privilégier. Bien que ces polémiques diffèrent d’un pays et d’une époque à l’autre, l’idéologie assimilationniste qui avait jadis triomphé s’est trouvée, avec la décolonisation, contestée et quelquefois désavouée. Quand on la compare avec la ségrégation raciale et les diverses [143] pratiques d’exclusion dont font l’objet les non-natifs — pensons par exemple à la non-reconnaissance des droits de la citoyenneté —, cette idéologie représente incontestablement un pas vers l’inclusion. Mais les revendications des minorités ethniques se sont quelque peu déplacées et portent sur la légitimité même de l’assimilationnisme, per?u dorénavant comme une idéologie imposée par les majoritaires. En effet, le pluralisme normatif, une idéologie qui valorise le pluralisme culturel et en préconise la reconnaissance, revient en force depuis les années 1960. Il récuse une conception nationaliste et homogène de l’?tat-nation qui réduit l’Histoire à celle des majoritaires et passe sous silence la contribution des Autres à l’édification et à la transformation d’une société nationale. Il s’agit de reconna?tre aux immigrants et à leurs descendants, aux minorités ethniques ou nationales, la possibilité de conserver ou de transformer leurs pratiques et leurs valeurs, leur mémoire historique et leur identité.Il me semble incorrect d’associer la reconnaissance culturelle et institutionnelle des minorités ethniques ou nationales à leur ghetto?sation. Les revendications visant à une telle reconnaissance n’ont rien à voir avec la ségrégation et l’exclusion?; il s’agit de rendre possible la coexistence d’identités et d’institutions qui s’embo?teraient les unes dans les autres plut?t que de s’opposer. Ceci revient à dire qu’elles poursuivent un objectif d’intégration qui passe, dans certains cas, par le maintien des frontières.On m’objectera peut-être que la solution pluraliste n’a de pertinence que dans les pays du ??Nouveau Monde??. Or, des revendications en ce sens se manifestent déjà en Europe et je crois qu’elles continueront de s’y exprimer. Ceux qui ne voient dans le pluralisme normatif qu’une idiosyncrasie nord-américaine totalement coupée de l’histoire et de la dynamique européenne se trompent. Ces ?tats-nations comprennent souvent des minorités nationales à l’intérieur de leurs frontières et re?oivent, depuis longtemps, des immigrants, ce qui leur pose la question de l’histoire à construire??: quelle histoire et l’histoire de qui??? Mais il y a plus encore. Car les minorités d’aujourd’hui, contrairement peut-être à celles qui les ont précédées, sont conscientes des rapports dans lesquels s’inscrit leur trajectoire, des injustices qu’elles subissent et des droits qu’elles peuvent réclamer. Le système-monde est dorénavant visible, comme le sont les inégalités sociales et les mouvements de population qui l’accompagnent. La mise en lumière des [144] fondements sur lesquels repose ce système entra?ne l’épuisement du discours universaliste et la remise en question du bien-fondé du processus d’homogénéisation et d’assimilation.Envisagées sous cet angle, l’idéologie pluraliste et les revendications qui y sont liées représentent une forme nouvelle de la solution égalitariste et non l’appauvrissement du fonctionnement démocratique de nos sociétés.Une mise à jourQuinze ans plus tard, on est tenté d’écrire que nous faisons actuellement face à l’appauvrissement du fonctionnement démocratique de nos sociétés. La dynamique mondiale s’est transformée depuis la rédaction de ce chapitre et il en va de même des débats sur l’ethnicité. On assiste à la recrudescence des controverses autour du multiculturalisme dans des pays où il était accepté à des degrés divers (Angleterre, Scandinavie, Pays-Bas, Australie) et même au Canada où fut entérinée la première politique de multiculturalisme en 1971. Un peu partout donc, le pluralisme, multiculturel ou interculturel, est remis en question, les rapports sur le multiculturalisme (Parekh) ou l’interculturalisme (Bouchard et Taylor) tra?nent sur les tablettes, alors que les controverses autour des modèles d’???intégration??? s’enveniment, plongeant souvent les majoritaires dans un mouvement de crispation identitaire dont ils accusaient, et accusent toujours, les minoritaires. Des partis xénophobes augmentent leur part du vote (France, Italie, Autriche, Belgique), les actes racistes se multiplient, les exigences d’entrée à l’égard des immigrants se durcissent, l’accueil des réfugiés se fait au compte-gouttes, quand ils ne sont pas tout simplement expulsés, l’opposition entre the West and the Rest s’accentue dans la foulée des attentats du 11?Septembre, qu’on continue à penser comme la cause plut?t que l’effet d’un mouvement de déstabilisation de l’ordre mondial (Rousseau, 2014). Au Canada, on assiste parallèlement à l’appauvrissement des immigrants, à la non-reconnaissance de leurs dipl?mes, à la discrimination dans l’emploi, autant de facteurs nourrissant leur frustration, leur sentiment d’injustice et leur indignation. L’égalité représente un enjeu de lutte, son actualisation aussi, plus encore quand il s’agit de l’égalité pluraliste.[145]L’ethnicité et ses frontières.DEUXI?ME PARTIE.Chapitre 7L’option pluraliste?:un défi pour la ?nation?Retour à la table des matièresAux revendications du droit à la différence des années 1960 ont succédé les débats entourant le droit à la reconnaissance?. Tandis que se multiplient les discours sur l’hybridité et que se déploient les modèles de gestion de la diversité ethnique, une ambigu?té, à laquelle je consacre cette réflexion, perdure. Il s’agit de la définition même de la collectivité nationale.Penser la ??nation???, c’est examiner son évolution historique et ses formes particulières?, certes, mais c’est aussi se pencher sur la conception qu’on s’en fait et sur les discours qu’elle suscite?. Penser la nation québécoise de manière inclusive, cela commande de surcro?t qu’on aille jusqu’au bout du chemin que trace l’option pluraliste.??Un concept vexant parce que chargé d’émotion??Ce mot de Weber? à propos de la nation ne devrait pas surprendre dans un pays où se confrontent plusieurs questions nationales. Mais le concept de nation est vexant pour plusieurs autres raisons?; polysémique, il demeure [146] fuyant, source d’imprécision, de confusion et d’oppositions idéologiques, politiques et théoriques. Pourquoi ne pas en venir immédiatement à l’examen de la nation québécoise?? me demanderez-vous. Pourquoi interroger une évidence?? Parce que, justement, il ne s’agit pas d’une évidence et qu’on ne peut ignorer les milliers de pages qui s’écrivent chaque année, et ce, depuis fort longtemps, sur la nation.La grande majorité des spécialistes reconnaissent aujourd’hui que la nation est un construit. Mais alors que certains mettent l’accent sur ses dimensions empiriques, organisationnelles et culturelles?, d’autres privilégient ses dimensions idéelles. Elle est envisagée tour à tour comme une communauté de caractère fondée sur une communauté de destin (Bauer, 1987 [1907]), communauté d’histoire et de culture, communauté politique (Schnapper, 1991), communauté imaginée (Anderson, 1983), identité collective, projet politique spécifique (Simon, 1975), ou encore comme l’ensemble de ces composantes.D’autres auteurs, tel Brubaker (1996), mettent en garde contre toute approche qui fait de la nation une entité réelle et une collectivité substantive, préférant parler de nationhood, à savoir de l’institutionnalisation d’une forme politique et culturelle, et de nationness, une propriété variable qu’exhibent certains groupes ou relations sociales. Penser la nation revient à se pencher sur le processus en vertu duquel une collectivité est catégorisée comme nationale.J’opte pour ma part pour une approche qui englobe les dimensions matérielles et idéelles de la nation, ce qui m’amène à la conceptualiser tout à la fois comme communauté d’histoire et de culture, comme conscience d’appartenance, comme discours?, comme idée, ??l’idée d’une communauté politique puissante???, comme projet, ??le pathos qui est lié à la “puissance politique”?? (Weber, 1978, p. 397-398).Les passions que suscite la nation sont exacerbées lorsqu’une collectivité d’histoire et de culture cherche à se doter d’un ?tat national, à réaliser le modèle tant convoité de l’?tat-nation. Cela se produit à cause du [147] contexte politique bien entendu, mais surtout à cause des plus grandes zones d’imprécision qui se manifestent alors dans la définition de ses frontières. Faut-il inclure les personnes qui n’éprouvent pas de sentiment d’appartenance ou celles qui n’adhèrent pas au projet politique ou celles qui n’appartiennent pas à la nation culturelle?? C’est dans ce sens me semble-t-il que Gilles Bourque (2000, pp. 165-188) affirme que ??la nation ne peut être confondue avec la société, les frontières de la première co?ncidant rarement avec celles de la seconde??.Il se produit souvent un autre glissement, entre l’analyse scientifique et la profession politique. Qui dit nation dit implicitement droit à l’autodétermination, d’où les encouragements à utiliser le concept de nation. Réaffirmer l’existence de la nation, on le dit souvent, devient alors un geste politique. Laissons aux politiques le soin de répéter que la nation existe, qu’elle est évidence. Les chercheurs universitaires auraient quant à eux intérêt à ne pas prendre pour point de départ ce qui constitue un point d’arrivée, et à s’investir dans l’analyse des diverses facettes, empiriques et discursives, du processus qui génère la collectivité nationale. Ce à quoi je m’appliquerai maintenant.La nation québécoise?:ses inclus et ses exclusDans la foulée des transformations qui ont marqué la société canadienne après la Seconde Guerre mondiale, le renforcement des gouvernements provinciaux a provoqué au Québec l’émergence d’une nouvelle dynamique ethnique et nationale. Par suite du r?le plus actif assumé par le gouvernement du Québec, la nation canadienne-fran?aise, organisée et structurée par l’?glise, ne pouvait plus survivre dans sa forme pancanadienne. En effet, l’?tat du Québec, c’est ainsi qu’il se désigne, ne peut agir qu’au nom de ceux habitant son territoire (Juteau, 1993). C’est alors que s’amorce un processus de scission-division et que se construisent de nouvelles collectivités, distinctes les unes des autres et qui s’appelleront québécoise, franco-ontarienne, franco-manitobaine, fransaskoise, etc.?.[148]Au c?ur et au fondement de ce processus se retrouve le lien entre l’?tat et le groupe majoritaire?. ? la différence des autres provinces, au Québec ce sont les Canadiens fran?ais qui contr?lent l’?tat provincial?; ils chercheront à y édifier une collectivité autonome et ma?tresse de son destin, donc nationale?. Dans de telles circonstances, les nouvelles élites politiques et bureaucratiques, avec l’appui de l’intelligentsia, ont tendance à affirmer que l’?tat constitue l’outil principal dont dispose la collectivité, un outil privilégié de libération?. Cette élite peut compter sur le substrat nécessaire à la formation du nouvel ?tat, que Bauer appelle l’indestructible communauté de caractère. Cette dernière sert ainsi de fondement à l’?tat qui, en retour, la redéfinit et la prend en charge. La communauté de caractère devient nation.Le passage de la nation canadienne-fran?aise à la nation québécoise engendre une première catégorie d’exclus, les Canadiens fran?ais des autres provinces — juridiction provinciale oblige —, qu’on a appelés les francophones hors Québec. Une expression qui en dit long. La nouvelle nation n’en sera pas pour autant véritablement territoriale car ce ??Nous les Québécois?? ne concerne à l’époque que les Canadiens fran?ais du Québec. S’inspirant des luttes anticoloniales, le projet nationaliste canalise avant tout une volonté d’abolir la domination subie par les Canadiens fran?ais et les inégalités économiques et culturelles qui en ont résulté.Ainsi, les frontières de la collectivité nationale québécoise et celles de la société québécoise ne co?ncident pas. Le projet national est défini principalement par les membres d’une communauté d’histoire et de culture, en fonction de sa trajectoire et de ses intérêts. On assistera par la suite à deux mouvements qui s’entrecroisent quelquefois, l’un visant à établir un ?tat-nation québécois et l’autre, à élargir les frontières de la collectivité nationale. Ils sont indissociables du rapport entre le Québec et l’ensemble du Canada.[149]Les percées du pluralisme canadienL’écrivain et auteur-compositeur montréalais Leonard Cohen avan?ait en 1963 que ??the exploding mailboxes were an invitation to Canada to re-enter history???. Pour diverses raisons, pas toujours nobles, le Canada répondit à l’appel?: retrait des éléments racistes résiduels de sa politique d’immigration (1967), publication du Livre blanc sur la politique indienne (1969), adoption de la Loi sur les langues officielles (1969) et de la politique du multiculturalisme (1971).Il est de mise au Québec de s’opposer à la politique du multiculturalisme, que l’on impute au machiavélisme de Pierre Trudeau et que l’on a traitée tour à tour, ou tout à la fois, de sournoise, timorée, dangereuse, risquée, folklorique, raciste, etc. On lui reproche surtout d’effacer les différences historiques entre les collectivités ethniques et nationales au Canada?, d’ignorer les droits collectifs, de promouvoir la ghetto?sation et la formation d’identités figées.Le temps est venu de reconna?tre que cette politique, et la loi canadienne sur le multiculturalisme de 1988, répondent aussi à la demande de reconnaissance des groupes dits ethniques qui ont contribué à l’édification de la société canadienne? et qui sont gênés, voire contrariés par la hiérarchisation que renferme l’idée des peuples fondateurs et par la position périphérique qu’on leur assignait. Convenons qu’une page de l’histoire fut alors tournée, mettant fin à l’anglo-conformité, ébranlant jusque dans ses fondements l’idéologie assimilationniste qui avait naguère triomphé. C’est une nouvelle conception du Canada qui surgissait.L’apparition du pluralisme normatif, du pluralisme comme valeur et comme bien désirable, infléchit désormais la définition de la collectivité [150] nationale, de sa représentation, de ses symboles. Les travaux sur le postcolonialisme, par exemple ceux de Paul Gilroy (1987) et d’autres membres du Center for Contemporary Cultural Studies (CCCS), critiquent l’incapacité des anciennes sociétés coloniales à repenser leur identité, à élargir leurs frontières et à transformer leurs symboles. Il faut, ajoutent-ils, amorcer une opération de décentrage et dépasser un nationalisme qui refuse d’inclure les nouveaux venus dans sa définition de la collectivité nationale. Le Québec quant à lui n’est pas resté insensible à ce virage, ainsi qu’en témoignent les débats sur l’idéologie pluraliste et l’instauration de politiques et de pratiques qui en découlent.L’extensibilité du Nous québécoisIl est habituel d’affirmer que la nation culturelle québécoise s’est transformée en une nation civique, en d’autres mots, qu’elle est devenue territoriale et inclusive. Mettons de c?té les anciennes querelles opposant les formes ethnique et culturelle de la nation. De nos jours, plus personne, même pas les agents de l’épuration ethnique au Kosovo, ne croit en une nation fondée sur les liens du sang, une conception évoquée désormais à des fins partisanes. Et si d’autres rêvent encore d’une nation historiquement et culturellement uniforme, peu croient en cette possibilité. D’ailleurs, les collectivités nationales n’ont jamais été homogènes, les annexions, les migrations volontaires et involontaires, les colonisations étant des phénomènes anciens, aussi anciens que les rapports de sexe et de classe qui les traversent et les différencient. Et puis, même les sociétés qui assimilent ne peuvent astreindre les nouveaux venus à se départir immédiatement de leur ethnicité comme on se débarrasserait d’un vieux vêtement.Creusons davantage le contenu de la nation civique où s’opposent dorénavant deux modèles. Dans la variante assimilationniste, l’égalité des citoyens passe obligatoirement par un universalisme qui récuse la prise en considération des spécificités historiques et culturelles. Cette idéologie est fortement contestée, puisqu’elle s’inscrit en fait dans des rapports de domination qu’elle sert à occulter. Dans l’orientation pluraliste qui s’instaure progressivement, l’égalité implique la reconnaissance de ces rapports et leur éradication, ainsi que la légitimation de la spécificité culturelle. Parmi les [151] premiers jalons de l’élaboration de l’option pluraliste au Québec, mentionnons le Livre blanc sur le développement de la politique culturelle en 1978, la création du ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration en 1981, assortie d’un plan d’action à l’intention des communautés culturelles, et l’?noncé de politique en matière d’immigration et d’intégration en 1990. Ici, le terme ??Québécois?? embrasse l’ensemble des habitants du Québec tandis que s’estompe la frontière tracée jadis entre les Québécois et les membres des communautés culturelles.Cette inclusion des non-Canadiens fran?ais au sein du ??Nous les Québécois?? marque une transformation des frontières de la collectivité. Or, comment prolonger cette impulsion, ce mouvement d’inclusion?? En repensant me semble-t-il le rapport entre Eux et Nous et en le transformant de fond en comble. Mais au préalable, quelques réflexions sur le pluralisme s’imposent.Quelques réflexions sur le pluralismeD’une manière générale?:[L]e pluralisme désigne les conceptions philosophiques qui mettent l’accent sur la multiplicité des êtres et des choses, la pluralité, la diversité irréductible du réel, l’hétérogénéité, la discontinuité l’emportant sur l’identité, l’homogénéité, le continu. Le pluralisme s’oppose ainsi aux conceptions monistes (ou unitaires, ou unitaristes) qui opèrent par réduction de la multiplicité empirique, tenue pour apparente, à l’unité (d’une entité divine, d’une idée, d’un principe, d’une substance, d’une essence…) (Simon, 2001, p. 101).En Occident, on retrouve cette opposition entre monisme et pluralisme dans le domaine social et politique?. Dans le monisme, l’unité représente ce qui est normal et les antagonismes, un état pathologique des sociétés. Le pluralisme y est considéré comme une maladie du corps social. En revanche, pour les pluralistes, les antagonismes et les conflits sont les phénomènes constitutifs de la vie réelle et permanente des sociétés et, pour reprendre Proudhon, ??la fin des contradictions serait sa mort?? (Simon, ibid., pp. 102-103). [152] Sur le plan politique, ces enjeux sont ceux de la démocratie comme un ???mode d’exercice du pouvoir et une pratique de résolution des conflits qui implique la renonciation à imposer par tous les moyens […] sa propre vérité et ses propres valeurs??? (ibid., p. 103). Il s’ensuit que la démocratie pluraliste ??c’est la reconnaissance des opinions politiques, des religions, de la diversité culturelle et de son aménagement?? (ibid., p. 104).En sociologie, l’étude du pluralisme porte plus spécifiquement sur les sociétés multiethniques. Il est important de rappeler la distinction établie en 1970 par Schermerhorn entre les différentes formes de pluralisme. Le pluralisme culturel renvoie à la présence de la diversité ethnique ou culturelle, on le trouve dans toutes les sociétés. Dans ce sens, toutes les sociétés sont multiculturelles. La question n’est pas de savoir si on veut vivre dans une société multiculturelle mais dans quel type de société multiculturelle on veut vivre. Diverses réponses sont fournies, allant du modèle républicain au multiculturalisme, à la diversité des multiculturalismes comme le laissent entrevoir des études comparatives en Europe (Rex et Singh, 2004) et, plus près de nous, les modalités distinctes du pluralisme que recèlent l’interculturalisme québécois et le multiculturalisme canadien.Le choix du pluralisme normatif implique l’adhésion au pluralisme comme valeur et bien désirable, ce qui entra?ne des conséquences sur le plan des politiques et des pratiques?. Ce dernier s’est implanté, dans certains pays non sans heurts, se substituant à l’assimilationnisme désormais per?u comme l’idéologie définie des majoritaires imposant leur spécificité sous [153] couvert d’universalisme. Ces débats autour du pluralisme ne sont pas récents, remontant à la fin du xixe siècle dans l’Empire austro-hongrois où l’on discutait du droit des nationalités et au début du xxe siècle en Amérique du Nord. ? la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’option pluraliste fut réintroduite par Wirth (1945) comme une des orientations se présentant aux minoritaires, à c?té de l’assimilation, de la sécession et de l’irrédentisme. L’option pluraliste vise à la fois l’égalité économique et culturelle, en d’autres mots, l’égalité sans perte d’identité. Ce texte rejoint les polémiques plus récentes sur le pluralisme comme composante obligée de la citoyenneté égalitaire, le droit à la reconnaissance s’ajoutant aux droits sociaux acquis avec l’?tat-providence?. Le défi de l’option pluralisteEn parlant du défi de l’option pluraliste et non des défis qu’occasionnerait la diversité, je tiens à déplacer le regard et à décentrer l’analyse. Plut?t que d’affirmer en effet que les autres créent la diversité et nous posent un problème, j’avance que l’option pluraliste présente un défi à l’ensemble de la société et plus particulièrement à la collectivité réceptrice.Je me pencherai sur la construction d’une collectivité nationale inclusive, ce qui n’est pas sans utilité au moment où les minoritaires remettent en question les anciens compromis et que craque de toutes parts le vieux modèle de l’?tat-nation. Trois conditions doivent être remplies. Il faut d’abord penser la collectivité en tant que communauté politique et ne pas définir son identité uniquement en fonction du groupe ethnique dominant. Il faut ensuite comprendre l’identité comme un principe structuré et structurant d’une collectivité et non comme conséquence de la différence?; il faut en d’autres mots concevoir la différence comme un produit de l’histoire et non comme son fondement. Enfin, il ne faut considérer l’identité nationale ni comme un héritage du passé ni comme un choix collectif faisant tabula [154] rasa, mais comme un dialogue à l’intérieur duquel le passé et le présent s’interrogent et s’éclairent mutuellement.L’adhésion à l’option pluraliste résout ces trois ambigu?tés. Elle imagine une Collectivité avec un C majuscule distincte des collectivités qu’elle renferme, lesquelles seraient désormais unies par des liens égalitaires (Fontaine et Juteau, 1996). On y supprimerait tant l’image d’une différenciation verticale que celle, horizontale, qui place le Nous au centre et fait graviter les Autres autour. Lors de la parution l’été dernier (2000) de mon article dans Le Devoir, on m’a taxée d’angélisme. J’accepte partiellement? cette critique en ce sens que je propose le dépassement, voire le rejet d’une hiérarchie jugée légitime entre la société réceptrice et les ??nouveaux?? arrivants. J’aimerais néanmoins qu’on s’arrête à cette proposition. Si on admet désormais l’iniquité du rapport colonial, ne pourrait-on pas également reconna?tre l’iniquité du rapport fondé sur l’immigration?? On appréhenderait alors les migrations non comme un mouvement s’effectuant en fonction de ??leur?? choix personnel et gr?ce à ??notre?? générosité, mais en fonction du système-monde et des rapports de domination qu’il renferme. Les travaux de Sayad sont à cet égard fort éloquents. Il rappelle qu’on exige des personnes qui sont étrangères à l’histoire d’un pays, de sa genèse et de son fonctionnement, d’être polies et respectueuses de l’ordre institué?:Quand on est invité chez les autres on a une obligation de réserve. On se garde bien de tout acte, de tout propos qui donnerait l’impression qu’on s’immisce dans les affaires internes de la famille, encore moins dans les conflits, les ??querelles de famille??… Et si d’aventure, n’en déplaise aux règles de courtoisie qui se doivent d’éviter de telles situations embarrassantes et déplaisantes pour tous, venaient à surgir pareilles querelles en présence de l’étranger, étranger à la famille et étranger aux affaires de famille, il convient que celui-ci feigne la plus stricte neutralité (1999, p. 9).Mais il rappelle surtout que cette insistance sur la politesse obligée des invités sert à faire oublier et à évacuer le politique (ibid.), à savoir les rapports inégaux constitutifs des nationaux et des non-nationaux. Et si on acceptait au Québec que les autres n’aient pas à se comporter comme des invités??[155]Tous chez soiOn concevrait comme illégitime la perpétuation des rapports inégalitaires au sein de la société dite d’accueil. On distinguerait explicitement l’ensemble de ses parties et on accepterait l’expression ??Québécois d’ethnicité canadienne-fran?aise?? pour désigner une de ses composantes?. On ferait ressortir l’hétérogénéité de ces Canadiens fran?ais? qui se sont construits non en vase clos mais dans une relation constante aux Autochtones, aux ?tatsuniens, aux Britanniques, aux immigrants subséquents. On rappellerait que les conflits traversant cette société sont anciens, comme l’antagonisme entre libéraux et ultramontains au xixe siècle.On élargirait les fondements du projet souverainiste, que l’on a défini à partir de l’histoire d’un groupe, la conquête des Canadiens fran?ais, et on s’abstiendrait de projeter en dehors du Nous ceux qui n’y adhèrent pas.On envisagerait la collectivité québécoise comme multinationale et multiethnique et on reconna?trait que les Autochtones et les Canadiens anglais sont aussi des peuples fondateurs. On ne dissimulerait pas l’historique du rapport entre les Autochtones et ces deux autres peuples fondateurs, qui furent des colonisateurs. On rejetterait la hiérarchie qu’introduit la distinction entre fondateurs et non-fondateurs.Affirmer que les collectivités qui composent la Collectivité sont égales ne revient pas à dire qu’elles définiront toutes un projet politique souverainiste, qu’elles réclameront toutes un ?tat, une langue officielle et le contr?le de leurs institutions. Car leurs revendications s’enracinent dans des conditions historiques et non dans des principes abstraits. L’analyse sociologique montre que ceux qui prennent possession d’un pays et ceux qui viennent s’y établir (immigrants) définissent des projets politiques différents. Tandis que les premiers se con?oivent comme collectivités nationales contr?lant, [156] ou visant à contr?ler l’?tat, les seconds se construisent de nouvelles identités, ou s’assimilent, ou développent un réseau institutionnel vivace, ou cherchent à infléchir les politiques gouvernementales. C’est ainsi que viennent à se distinguer diverses communautés politiques, nationales ou ethniques.Aller jusqu’au bout de la voie que trace l’option pluraliste, cela revient à effectuer un saut normatif, à reconna?tre l’iniquité du système-monde et à le transgresser, ici et ailleurs, à l’intérieur même des frontières nationales. On se départira enfin de l’idée que les collectivités ethniques sont de deuxième ordre, qu’elles devraient agir et penser comme nous parce qu’elles sont chez nous. On reconna?tra qu’elles sont chez elles, et c’est d’égal à égal qu’on discutera de ce que devrait être la communauté nationale, ou sociétale, qu’on débattra des valeurs différentes, voire antagoniques, qui se manifestent tant à l’intérieur des collectivités qu’entre elles, ouvrant enfin la voie à la représentation d’un tout inclusif, un Nous qui inclut enfin l’ensemble de ses parties.[157]L’ethnicité et ses frontières.DEUXI?ME PARTIE.Chapitre 8L’ethnicitécomme rapport socialRetour à la table des matièresLe point de départ de ma réflexion est simple?: l’ethnicité constitue un fait social qu’on a intérêt à reconna?tre et à comprendre, dans ses dimensions objectives et subjectives.La croyance en des ancêtres communs, réels ou putatifs, est ce qui distingue le groupe ethnique d’autres catégories sociales et culturelles, telles que les femmes, les prolétaires, les jeunes, les universitaires. Source de passions et d’actions qui n’ont cesse d’inquiéter, l’ethnicité semble insaisissable. Elle évoque des images de feu et de sang qu’alimente une conception naturaliste des faits sociaux. Les conflits dits ethniques apparaissent alors fondés sur la croyance en des liens du sang, en des liens primordiaux opposant des groupes aux frontières immuables, étanches et irrévocables. On comprend, en conséquence, que les chercheurs qui s’emploient à expliquer socialement la construction des groupes humains au regard de leurs rapports, alliances et conflits, soient amenés à rejeter immédiatement l’ethnicité, comme fait naturel et comme représentation naturalisée. Aussi la sociologie européenne a-t-elle, de fa?on presque unanime, refusé jusqu’à très récemment le concept d’ethnicité, et davantage encore les concepts qui lui sont connexes d’ethnie et de groupe ethnique (Simon, 1975?; De Rudder, 1992?; Martiniello, 1995, Bastenier, 2004). Cette attitude soulève à mon avis deux problèmes. Faut-il rappeler que le refus de nommer la chose ne la fait pas dispara?tre?? Le rejet si répandu du concept d’ethnicité, en France notamment, n’élimine pas les pratiques discriminatoires à l’égard des immigrés et de leurs descendants non plus que l’établissement de frontières entre Eux et Nous. On se ferme de surcro?t à la possibilité d’appréhender le [158] processus de naturalisation lui-même, ses fondements et son fonctionnement. Or, ce qui devrait nous préoccuper, c’est de comprendre pourquoi on impute à la nature ce qui relève du social et pourquoi une telle conception n’est pas davantage examinée par les scientifiques qui la décrient.Pour repenser l’ethnicité, nul besoin de repartir à zéro et de construire dans le vide. La contribution wébérienne, on l’a vu au chapitre?1, constitue un point de départ fécond. En distinguant le groupe ethnique des autres catégories sociales, en fonction de la référence obligatoire à la croyance en des ancêtres communs, réels ou putatifs, Weber a su offrir une définition qui ouvre la voie à une approche constructiviste, donc non naturaliste, du phénomène. En mettant l’accent sur la communalisation plut?t que sur la communauté ethnique, sur le processus qui engendre la formation du groupe, il écarte toute conception de type essentialiste et statique de l’ethnicité. Enfin, en cherchant ce qui provoque la communalisation, à savoir l’union entre la qualité commune, le sentiment de partager une qualité commune et l’orientation mutuelle des comportements, il met au jour la distribution inégale du pouvoir économique et politique et rejette par conséquent le culturalisme.Je propose ici une approche à la fois objective et subjective de l’ethnicité qui s’éloigne de l’essentialisme de type naturaliste et culturaliste?. Je me penche sur la fluctuation des frontières qui se construisent à l’intérieur de relations sociales où se mobilisent des acteurs. Or nous avons vu aux chapitres précédents que derrière l’essentialisme se cachent des rapports de domination. En nous penchant sur la construction de l’ethnicité et des frontières ethniques, nous partons en fait à la découverte de ces rapports qui engendrent des groupes sociaux croyant avoir une origine commune et faisant de cette croyance le fondement de leur communalisation. Nous verrons que les frontières distinguant ceux qui appartiennent au groupe [159] ethnique de ceux qui en sont exclus comportent deux dimensions, externe et interne, renvoyant à un double rapport.Une double frontièreLa dimension externe de la frontière se construit dans le contexte de relations sociales qui résultent de la colonisation et de la migration, que celle-ci soit involontaire, comme dans l’esclavage, ou volontaire. Le colonialisme et les migrations internationales contemporaines constituent des phénomènes interdépendants et indissociables de l’impérialisme et du système-monde. Des pratiques d’appropriation, d’exploitation et d’exclusion, dans le travail, dans le logement, dans le milieu scolaire et d’autres lieux, privent des individus, quand ils les possèdent déjà, de leurs droits juridiques, politiques, linguistiques, économiques, culturels, provoquant ainsi l’émergence de nouvelles frontières et de collectivités distinctes. Comme les majoritaires possèdent le monopole des ressources et de leur distribution, des communalisations fondées sur la poursuite d’intérêts matériels et idéels, comme une nouvelle répartition des biens économiques et sociaux, de l’honneur et du prestige, de la culture nationale et des représentations, apparaissent. Le rapport initial influe sur le type de revendication?; les peuples conquis réclament l’indépendance politique et l’expulsion des colonisateurs, tandis que les immigrants luttent pour l’égalité, dans l’emploi et le logement notamment. Les peuples autochtones revendiquent une souveraineté qui implique le contr?le de leurs institutions, tandis que les immigrants recherchent l’adaptation des institutions de la société d’accueil à leurs besoins spécifiques. Les revendications des groupes minorisés touchent aux inégalités dans la distribution du pouvoir économique, politique et culturel, laquelle représente un enjeu social fondamental. Dans tous les cas, les débats portent sur les formes que devrait épouser la collectivité nationale.C’est dans le cadre de ces relations constitutives de groupes sociaux que sont choisis les traits — langue, religion, couleur de la peau, région ou pays d’origine — démarquant les frontières. Or si l’analyse du lien entre la marque et le rapport social a été, en ce qui a trait aux catégories raciales, accomplie de fa?on rigoureuse par Guillaumin (1972), on aurait tort, à mon [160] avis, de transposer son raisonnement aux catégories ethniques. En effet, si les marques définissant les frontières ethniques sont elles aussi choisies après l’établissement d’un rapport social, on ne peut affirmer d’emblée qu’elles sont arbitraires, comme le sont les marques raciales. On ne peut pas non plus prétendre que le groupe n’existe qu’en vertu de ce rapport. Les groupes ethniques ont une culture matérielle et non matérielle, une histoire et une mémoire historique, des représentations qui se construisent au fil des ans. Ils reposent sur des éléments culturels et historiques qui préexistent aux rapports sociaux nouvellement établis et qui possèdent un sens en dehors d’eux. C’est dans ce ??sens?? que je parle de frontières à deux faces, qui correspondent à une dimension interne et à une dimension externe. Ce qui est mobilisé par la communalisation ethnique — la religion, la langue, les valeurs, une certaine organisation économique ou politique — existe bel et bien en dehors de la relation de domination, même si sa signification y est différente. Si la marque est choisie dans le contexte de rapports de domination, elle renvoie à l’histoire du groupe, à des qualités communes, à des caractéristiques sociales qui sont historiquement produites et deviennent sources d’enjeux. C’est ainsi que la frontière externe commande la formation d’une frontière interne, dans le sens où la culture devient ethnicité et qu’en retour la frontière externe de la frontière est définie à partir de ce qui se trouve du c?té interne de la frontière?. Enfin, il faut se garder d’établir une équation entre la frontière externe et l’exogroupe d’une part et, d’autre part, entre son propre groupe et la frontière interne?; majoritaires et minoritaires possèdent chacun une frontière interne et une frontière ment expliquer que les communalisations ethniques se fondent sur la croyance en une origine commune plut?t que sur le rejet de la domination économique et politique, voire culturelle, que subissent des groupes [161] sociaux?? Pourquoi ces groupes sont-ils per?us de fa?on essentialiste et statique plut?t que de manière historique?? Pourquoi les traits choisis pour définir les frontières sont-ils envisagés comme leur fondement?? Pourquoi assigne-t-on à tous les membres d’une catégorie les mêmes traits, positifs ou négatifs?: si on est italien, on chante bien, si on est juif, on a le sens des affaires, si on est noir, on danse bien, etc.?? En tentant de répondre à ces questions, nous reviendrons sur le premier rapport de domination constitutif du Nous et du Eux et en découvrirons un deuxième, dissimulé lui aussi.Un double rapport de dominationLa domination a pour effet d’occulter le rapport constitutif de la face externe de la frontière ethnique, en plus d’essentialiser et de figer ce qu’on trouve à l’intérieur. Sa mise à nu permet d’expliquer pourquoi certains groupes sont considérés comme culturellement spécifiques et d’autres, comme universels. Ce processus renvoie à leurs places respectives à l’intérieur des rapports ethniques. La spécificité culturelle du groupe dominant passe inaper?ue parce qu’elle est envisagée comme norme universelle (Guillaumin, 1972) tandis que celle des minoritaires devient particularisme et exotisme. Les majoritaires ont tendance à imposer leur histoire et leurs projets aux minoritaires, accordant difficilement à ces derniers la possibilité de définir leur vie en fonction de leur propre trajectoire historique, que de toute manière ils évacuent. Aussi per?oivent-ils les minoritaires en fonction d’attributs envisagés comme indélébiles. Ces derniers sont de surcro?t utilisés par le groupe dominant pour justifier une cl?ture monopolistique, consolidant ainsi leur domination économique, politique et culturelle. Voilà ce qui fonde la communalisation, qui repose sur un sentiment d’appartenance à une communauté d’origine, mais dont les objectifs visent l’égalité et le redressement des injustices.La domination génère également une conception essentialiste et statique de l’identité. En masquant les rapports qui provoquent la communalisation ethnique, on traite l’ethnicité comme un donné atemporel qui oriente le comportement des individus et détermine leur position sociale. Quand les membres d’un groupe intériorisent ces définitions, ils en viennent à concevoir [162] les frontières comme fixes et imperméables. J’avancerai même que l’autoconstruction des groupes comme homogènes et intemporels résulte de cette perception qu’en ont les dominants. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les groupes minoritaires en viennent à se définir en dehors de l’Histoire, ramenant dans un premier temps leur situation à des qualités culturelles et naturelles. Les processus historiques étant occultés, se construit alors un sujet uniforme et essentialisé, reposant sur l’origine commune et la généalogie. Quand les minoritaires réintroduisent l’histoire qui leur est refusée, ils ont tendance à la figer et à l’homogénéiser, à la purifier des éléments extérieurs de manière à justifier leurs propres projets de libération. Aussi leurs luttes sont-elles souvent définies en fonction de qualités communes plut?t que de relations invisibles à leurs yeux. Ou encore ils invoquent une histoire commune, qu’ils reconstruisent souvent en excluant les Autres et les rapports ayant constitué la collectivité dont ils se réclament.Enfin, ce processus d’ordre macrosocial se double d’un autre processus, d’ordre microsocial, celui de la socialisation-humanisation des êtres humains, qui renvoie à son tour aux rapports sociaux de sexe, d’autres rapports qui demeurent occultés. Pour que les êtres humains s’historicisent, deviennent des êtres historiques, il faut que la dimension interne de la frontière soit construite à l’intérieur de chaque individu. J’ai montré au chapitre?3 que l’??enculturation??, la transmission de la culture matérielle et non matérielle de la collectivité, est indissociable d’une relation d’entretien corporel, physique, affectif, intellectuel des êtres humains. J’ai également avancé que la socialisation, ce processus qui nous constitue en tant qu’êtres humains ayant une histoire et une culture spécifiques, qui nous humanise et nous ethnicise, représente un procès de travail qui comprend de l’idéel et du matériel et qui produit du matériel et de l’idéel, des activités, des actions, des comportements, des représentations et des identités. C’est par le biais de ce procès de travail, réalisé en grande partie par les femmes, que l’histoire accomplit sa détermination et que se réalise l’humanisation-ethnicisation des nouveau-nés?.[163]Je pourrais m’attarder plus longuement sur le rapport d’appropriation en vertu duquel les femmes sont les principales responsables de ce processus, mais là n’est pas mon propos. Il s’agit du rapport de sexage qui fait des femmes des êtres appropriés qui assurent gratuitement, dans la famille notamment, le travail d’entretien matériel et affectif des autres membres de la société (Guillaumin, 1978), contribuant ainsi à l’humanisation, à la socialisation et à l’???enculturation??? des êtres humains. L’occultation de ce procès de travail, comme d’ailleurs de l’ensemble du travail effectué par les femmes — travail domestique et travail reproductif —, laisse penser que les qualités communes, celles précisément qui seront mobilisées dans le processus de communalisation, correspondent à une essence, à des dispositions figées sises au c?ur du comportement et sources d’inévitables conflits ethniques.Derrière le rejet, un rapport dissimuléCroyant incarner l’universel, les dominants imputent la spécificité, la différence, aux dominés. Quand cette différence est per?ue comme fondée sur l’origine commune, on la nomme ethnicité. Cette conception de la culture et de l’organisation sociale masque le double rapport de domination qui fonde les dynamiques ethniques. Les traits des membres du groupe sont essentialisés puis utilisés pour justifier diverses pratiques d’exclusion, au sein d’instances matérielles et idéelles, de la représentation et du traitement inégal à l’expulsion et au génocide. Aussi de manière générale les scientifiques européens ont-ils eu tendance à rejeter le concept d’ethnicité plut?t que de chercher à le déconstruire. Ce faisant, ils laissent dans l’ombre les relations qui dessinent dans le système-monde des frontières tant à l’intérieur de leurs pays qu’entre ces derniers. Il s’ensuit que la lutte des minorités contre diverses formes de domination économique, politique et culturelle fait figure de revendications rétrogrades fondées sur des croyances en des liens du sang, sur des identités prémodernes menant à la purification et à l’exclusion. Il est alors aisé de penser que c’est l’ethnicité qui cause la guerre, plut?t que le refus de l’historicité des minoritaires et la domination exercée à leur égard. Il n’y a qu’un pas à franchir pour imputer les conflits dits ethniques à l’ethnicité plut?t qu’à une tentative [164] de la part des minoritaires de lutter contre diverses formes d’oppression et de se réapproprier leur Histoire.L’ethnicité est construite et non naturelle, réelle et non imaginaire, enracinée dans un double rapport, à l’Autre et à sa propre Histoire, qui constitue le fondement de ce qui est humain en nous. Voilà l’explication de son caractère durable, de sa capacité mobilisatrice dans le monde d’hier et d’aujourd’hui.[165]L’ethnicité et ses frontières.Troisième partieUN RAPPORTTRANSVERSALRetour à la table des matières[166][167]L’ethnicité et ses frontières.TROISI?ME PARTIE.Chapitre 9De la fragmentationà l’unitéRetour à la table des matièresL’idée que les femmes constituent une catégorie sociale fragmentée s’est répandue à toute vitesse ces dernières années. Les femmes, nous rappelle-t-on sans cesse en ces temps de poststructuralisme, de postmodernisme et parfois de postféminisme, appartiennent à différentes classes sociales, elles habitent diverses parties du monde, dans les pays du ???centre??? et ceux de la ??périphérie??. Certaines émigrent et d’autres pas, certaines sont lesbiennes et d’autres hétérosexuelles, certaines sont considérées comme ?gées et d’autres, comme jeunes, certaines sont issues de minorités dites visibles (elles sont membres de groupes dominés) et d’autres ne le sont pas (elles sont membres de groupes dominants).Parallèlement à ce phénomène de fragmentation, on note l’érosion continuelle de l’idée de sororité. La sororité ne serait, en effet, qu’un construit idéologique traduisant la situation des femmes blanches des classes moyennes qui vivent dans les pays capitalistes occidentaux. Ce dernier a réduit les femmes à une catégorie — la femme générique —, créant de ce fait la femme essentielle? et la femme non essentielle (Spelman, 1988).Il n’est pas question de nier la multiplicité des positions occupées par les femmes dans les formations sociales, car il s’agit là d’un fait, déterminant. Dans ce chapitre, je soutiens que la reconnaissance de cette diversité n’entra?ne toutefois pas le rejet d’une focalisation sur les femmes en tant que femmes. Bien au contraire, pour surmonter l’essentialisme, il est nécessaire [168] de comprendre comment, et à partir de quoi, se construit cette catégorie sociale spécifique.Ce faisant, je développerai une approche qui transcende l’essentialisme et la fragmentation. Mon analyse comporte trois parties?: examiner la relation entre les femmes et l’ethnicité, de manière à conceptualiser les notions d’ethnicité, de race, de sexe et de genre à un niveau rejoignant celui des classes sociales?; théoriser les rapports sociaux constitutifs des classes sociales, des classes de sexe, des groupes ethnico-nationaux et des minorités racialisées?; enfin, conceptualiser comment ces rapports sont imbriqués de fa?on à ne pas réduire les formations sociales, ni leur complexe articulation verticale et horizontale, à une seule ligne de détermination (Hall, 1986).Articuler les rapports de sexe, ethniques, de race et de classeLes tentatives d’articuler race, ethnicité, sexe et genre ont traversé trois étapes?: on a d’abord per?u l’ethnicité et la féminité comme des attributs naturels ou culturels caractérisant les individus ou les collectivités?; on a ensuite mis au jour le rapport d’oppression et de domination entre hommes et femmes?; or, plus récemment, on assiste à la remise en question, au nom de l’anti-essentialisme, de l’existence des femmes en tant que catégorie sociale distincte. Pour répondre à ces accusations d’essentialisme, dont on taxe le féminisme matérialiste, mon analyse porte plus spécifiquement sur la production sociale des catégories de sexe et de race/ethnicité.Un premier débat, entre féministes radicales et matérialistes d’une part et, d’autre part, marxistes féministes, sur la théorisation des femmes en tant que catégorie opprimée (comment osez-vous mettre dans la même catégorie ces affreuses bourgeoises et leurs pauvres ménagères qui reproduisent, hors salariat, la force de travail exploitée de leurs maris??) a cédé la place aux discussions sur la situation spécifique des femmes immigrantes et ethniques. Appartenant à deux minorités, les femmes immigrantes seraient doublement opprimées (Arnopoulos, 1979?; Boyd, 1984). Rejetant toute perspective essentialiste et anhistorique, Juteau-Lee et Roberts (1981) ont soutenu que l’ethnicité et la féminité ne sont pas des [169] donnés, mais des attributs sociaux, des construits politiques et idéologiques qui sont produits, reproduits et transformés par des rapports de domination. L’ethnicité, la classe et la féminité formeraient trois cercles distincts, rattachés à des systèmes de domination qui sont imbriqués, comme dans le contexte franco-ontarien?:One’s location in any of these three systems of social relations has consequences and complications relative to the others. What one does as ethnic, female, or member of the working class is interconnected. These three dimensions of subordination must be considered as part of one system. Who and what we are is related to the intermeshing of that system, the dialectical relationship between the various forms of that system of domination (Juteau-Lee et Roberts, 1981, p. 10).En vertu de l’articulation de ces systèmes, les femmes sont situées à l’intérieur de sites différents au sein d’une formation sociale. Bien que l’on retrouve l’idée de systèmes de domination reliés les uns aux autres, les auteures hésitent à se prononcer sur l’existence d’un seul système ou de trois systèmes de domination. D’autres auteurs, d’orientation marxiste et qui ne reconnaissent pas l’existence de systèmes distincts de rapports sociaux, arborent une vision réductionniste de la féminité et de l’ethnicité, lesquels attributs seraient des construits idéologiques reposant sur une base économique définie exclusivement en termes de rapports de classe. L’adoption de cette approche conduit par exemple Bonacich (1979) à imputer le co?t inférieur de la vente de la force de travail des femmes à leur mentalité petite-bourgeoise…Au cours des années 1980, les études empiriques et théoriques sur le genre, la race et la classe, ainsi que sur leur articulation, ont proliféré (Brittan et Maynard, 1985?; Denis, 1981?; Giddings, 1988?; hooks, 1981?; Juteau-Lee, 1983c?; Labelle et autres 1987?; Meintel et autres 1985?; Moallem, 1991?; Morokvasic, 1984?; Ng, 1989?; Phizacklea, 1988?; Ralston, 1988). Une approche plus globale s’est développée alors que l’inclusion, nécessaire mais tardive, des femmes définies comme Autres élargissait et redressait l’analyse féministe. Le genre, qui est une construction sociale, remplace la féminité, tandis que les rapports ethniques et raciaux font leur entrée en scène. Ce ne sont plus les attributs et les catégories statiques qui sont mis en relation, mais les liens entre classe sociale, relations de genre et de race.[170]Pour comprendre l’expérience des femmes noires, il faut analyser simultanément et dans une perspective féministe la politique du racisme et celle du sexisme (hooks, 1981). Pour Carby (1982), une théorie féministe restreinte à certaines catégories de femmes appuie et reproduit une hiérarchie raciste. Cette dernière récuse tous les arguments parallélistes?: l’expérience simultanée de trois types d’oppression diffère de l’existence de trois types qui s’additionnent l’un à l’autre.Brittan et Maynard (1985) étudient la race, le genre et la classe en tant que formes d’oppression possédant des histoires différentes. Puisque ces formes d’oppression fonctionnent simultanément et de fa?on complexe, il faut passer d’une classification binaire à une analyse de leurs relations et de leurs divergences, laquelle évite d’établir des parallèles entre celles-ci. L’oppression n’est pas la somme de ??sous-oppressions?? constituant une totalité?; elle doit être envisagée en fonction d’un paradigme multidimensionnel.Labelle et ses collaborateurs (1987) relèvent les similitudes et les différences dans les trajectoires de vie de femmes qui ont immigré à Montréal en provenance de Ha?ti, du Chili, du Portugal et de la Grèce. Westwood et Bhachu (1988) rejettent l’articulation de la race, du genre et de la classe comme catégories inertes et se penchent sur les processus d’attribution, aux sujets, d’une classe, d’une race et d’un genre. Puisqu’on ne peut additionner ces rapports, chaque cas représente une situation qualitativement différente?: par exemple, l’expérience des femmes noires en tant que Noires modifie leur vécu en tant que femmes, car elles sont les alliées des hommes dans leur lutte contre la domination raciste?; et la famille, qui peut servir comme lieu de refuge temporaire contre le racisme quotidien, représente pour elles une expérience différente de celle des Blanches (ibid.).Moallem (1991) explore le double statut d’???immigrantes??? et de ??femmes?? des femmes immigrantes et son influence sur leur place dans les économies domestique, formelle et informelle. Ralston (1988) étudie comment des notions culturellement distinctes de féminité et de sexualité ont été idéologiquement construites en milieu majoritaire et confinent ainsi les femmes de l’Asie méridionale à des r?les spécifiques dans la sphère domestique, le marché du travail et diverses organisations sociales. [171] Ng (1989) rappelle que le vécu particulier des femmes de couleur est souvent occulté au sein des discussions sur l’oppression des femmes. Elle soutient en outre que les catégories analytiques (la classe, la race et le genre) ne devraient pas être dissociées des rapports qui les ont engendrées. J’ai moi-même examiné au chapitre?3 comment la place des femmes dans les rapports sociaux de sexe génère une relation spécifique à la production et la reproduction de l’ethnicité. En résumé, l’on s’entend dorénavant sur la nécessité de dépasser l’analyse de catégories inertes, d’examiner les processus qui sous-tendent l’acquisition du genre et de tenir compte des rapports de sexe dans l’appréhension des rapports économiques et ethniques (Westwood et Bhachu, 1988). Comme le soutient Parmar (1982), c’est, entre autres, la construction raciale du genre qu’il faut saisir.Les femmes?:une catégorie fragmentéeNéanmoins, des questions fondamentales subsistent. La reconnaissance de la diversité des places occupées par les femmes remet en question leur conceptualisation comme catégorie sociale distincte. Complexes et insidieux, les écrits qui valorisent la ???différence??? et ceux qui évoquent les différences méritent d’être examinés de plus près. Je ne m’attarderai pas aux travaux auxquels a donné lieu le ??syndrome postféministe??. Le postmodernisme, avec son ??postmodernist fissions of the feminine?? (Probyn, 1987, p.?351) a souvent nié, désarmé et dépolitisé le féminisme. Rendre interchangeables le féminisme et le féminin et les réduire à une seule catégorie éjecte le politique du féminisme. C’est ce qui se produit dans les pratiques théoriques qui font l’??éloge de la différence?? (Cixous et Clément, 1975?; Irigaray, 1977, 1984) et pr?nent une conception essentialiste du féminin.Si le rejet de l’hymne à la ??différence??, de la spécificité du féminin, de l’??écriture féminine??, des valeurs féminines ou d’un vécu féminin universel — fondés sur la place spécifique des femmes dans la reproduction biologique — emporte largement notre adhésion, la nouvelle opposition anti-essentialiste se focalise sur une cible qui est, selon moi, mal choisie.[172]Un essentialisme… matérialiste??Au-delà de la reconnaissance de la multiplicité des places occupées par les femmes, nous assistons désormais à l’extension du champ recouvert par l’essentialisme?: l’affirmation selon laquelle les femmes constituent une catégorie sociale en procèderait obligatoirement, écrit Dubinski (1989) dans son compte rendu d’un ouvrage collectif dirigé par G. Seidel (1988). Or les auteures dont il est question proposent une perspective matérialiste, à la fois critique du féminisme marxiste et du différentialisme. Elles soutiennent que les femmes forment une classe de sexe fondée sur l’appropriation de leur corps, de leur force de travail et de leur travail par les hommes. Deux approches antagoniques sont jugées équivalentes, ce qui ne manque pas d’étonner. Alors que la première a recours à la nature et à la culture comme fondement de l’éternel féminin, la seconde se penche sur les rapports sociaux constitutifs de la classe des femmes et sur leur naturalisation.La construction culturelle du genreDans Inessential Woman, Spelman écrit?: ??The phrase “as a woman” was the Trojan horse of feminist ethnocentrism?? (1988, p.?185). Les féministes blanches des classes moyennes auraient placé leur propre vécu au centre de l’interrogation féministe et défini les femmes dominées comme Autres. Ainsi, elles assimilent à tort une seule femme à toutes les femmes et une seule catégorie de femmes à toutes les autres, ce qui supposerait que les femmes existent en dehors de l’histoire.D’après Spelman, le féminisme dominant pose l’existence d’une féminitude commune à toutes les femmes. Considérer les femmes comme femmes masque leurs différences et implique l’existence d’un noyau universel, d’une similitude, d’une essence, d’une femme générique. Une telle perspective doit être rejetée, car les femmes ne sont pas uniquement des femmes et elles possèdent d’autres identités. Analyser les femmes en tant que femmes équivaudrait à isoler le genre de la race et de la classe (ibid., p. 164). La théorie féministe dominante, celle des Blanches occidentales des classes moyennes, aurait métaphysiquement coupé les femmes en morceaux?: une race spécifique, [173] une classe, un genre, comme si l’identité était un patchwork. Cette théorie postule que les femmes sont partout les mêmes, et que ??[the] meaning of gender identity and the experience of sexism are the same for all women “as women”?? (ibid., p.?166). Si nous faisions abstraction des différences attribuées à la race et à la classe, nous nous trouverions devant une substance universelle.Bien que Spelman ait raison de ne pas réduire les femmes à une seule femme ou à une seule catégorie, son analyse comporte plusieurs failles. La biologie, rappelle-t-elle, n’est pas un destin et elle ne fonde pas une catégorie distincte et universelle. Jusqu’ici, ?a va. Voulant échapper au biologisme, elle centre son analyse sur le genre et sur la construction culturelle des identités, à savoir l’élaboration du sens de la différence sexuelle et la modélisation des différences. Puisque les femmes ne naissent pas femmes, l’être-femme se définit par la culture, d’où, par conséquent, la nécessité de reconna?tre la présence d’un contenu culturel. Il semblerait bien que pour Spelman, il faille choisir entre une substance universelle et la construction culturelle des identités sexuelles. Il n’est pas étonnant qu’elle opte pour cette dernière. Mais est-ce vraiment le seul choix?? Je ne le crois pas.La construction matérialiste des catégories et des classes de sexeComment la catégorie des femmes est-elle constituée, sur quelle base et dans quelles circonstances?? ? partir de différences biologiques réelles, des systèmes de classification sont établis auxquels l’on assigne un sens. Mais pourquoi ces différences deviennent-elles opératoires, comment et dans quelles circonstances?? Mathieu (1989) s’est penchée sur cette question fondamentale. Comment définissons-nous le terme ??femme??, demande-t-elle, dans quel type de problématique nous pla?ons-nous quand nous utilisons l’expression vague ??en tant que femmes???? Quand nous établissons une distinction entre le sexe biologique et le sexe social — le genre —, comment concevons-nous la relation entre les deux?? Il faut, répond-elle, distinguer trois modes de conceptualisation du sexe?: l’identité sexuelle, l’identité sexuée et l’identité de sexe.L’identité sexuelle — la féminité — repose sur une conscience individuelle du vécu psychosociologique du sexe biologique. Le sexe représente la [174] référence principale. La correspondance entre le sexe et le genre est homologique?: le genre traduit le sexe. L’identité sexuée — la féminitude — est liée à une conscience de groupe, le genre constitue ici la référence principale. La correspondance entre le sexe et le genre est analogique??: le genre symbolise le sexe. On comprend, à cette étape, que des comportements sociaux sont imposés en fonction du sexe biologique. Dans ce mode de conceptualisation, l’analyse porte sur la construction du genre, elle rejette le déterminisme biologique mais ne remet pas en question la division des sociétés en deux groupes sexuels. Dans le troisième mode de conceptualisation, l’identité de sexe, la bipartition du genre est per?ue comme étrangère à l’idée de sexe comme réalité biologique. Faisant référence à la théorie de Guillaumin (1977) sur le sexage, Mathieu soutient que les sociétés emploient l’idéologie de la définition biologique du sexe pour légitimer et soutenir une hiérarchie du genre fondée sur l’oppression d’un sexe par un autre. En d’autres mots, c’est le genre — le sexe social — qui construit le sexe biologique, d’où la correspondance sociologique et politique entre le sexe et le genre. Le sexe est désormais associé à la classe de sexe et il a pour référence principale l’hétérogénéité du sexe et du genre.L’identité de sexe peut être per?ue comme une conscience de classe, une identité de résistance au genre. Ce dernier est con?u non comme le marqueur symbolique d’une différence naturelle mais comme l’opérateur du pouvoir d’un sexe sur l’autre. Cette conscience de classe entra?ne une politisation de l’anatomie où la femme est con?ue comme femelléité construite, comme femme objectivement appropriée et idéologiquement naturalisée. Mathieu propose ainsi une analyse des rapports sociaux constitutifs des sexes qui bat en brèche la logique antinaturaliste dominante qui demeure culturaliste. Son approche nous conduit de la différence à la différenciation sociale des sexes puis à la construction sociale de la différence, de la construction du genre à la construction du sexe et de la sexualité.Revenons maintenant à Spelman. Elle accepte d’emblée que les sociétés sont naturellement divisées en deux groupes sexués. Les femmes appartiendraient ipso facto à une catégorie biologique sur laquelle se construit l’identité de genre et l’être-femme se définirait par la culture, cette perspective occultant le rapport de domination au sein duquel les femmes, tout comme les prolétaires, se constituent. Le sexe représenterait une catégorie biologique, [175] l’analyse sociologique se limitant à la construction du genre. Elle ne remet pas en question la construction idéologique du sexe comme catégorie biologique, pas plus, d’ailleurs, qu’elle ne remet en question la notion problématique de race.Ainsi, Spelman esquive des questions cruciales. Elle ne se demande pas pourquoi les sociétés utilisent des différences biologiques, génétiques ou somatiques comme moyens de classification et de catégorisation ni pourquoi elles rattachent un sens à ces différenciations. Elle semble considérer que la division de la population entre hommes et femmes, entre Noirs et Blancs, est naturelle, occultant par le fait même ses fondements. Le sexe et la race lui apparaissant comme des donnés, des attributs naturels, elle élude la question centrale de leur constitution. Or, pour comprendre comment sont produits le sexe et la race, il faut examiner à la fois les systèmes de domination qui leur sont sous-jacents et les systèmes de représentation qui les accompagnent.Les fondements de la catégorisation sociale, raciale et sexuellePour Guillaumin et pour Miles, la notion de race est un construit idéologique, les races sont socialement imaginées et ne sont pas des réalités biologiques (Guillaumin, 1977?; Miles, 1989). Personne ne nie l’existence de différences somatiques, génétiques et phénotypiques entre les êtres humains. Néanmoins, le fait que la couleur de la peau et l’anatomie sexuelle, et non la couleur des yeux, la forme des oreilles ou la longueur des pieds aient valeur de signifiants, exige une explication. Aussi faut-il mettre au clair le système de représentation, qui inclut la sélection de caractéristiques biologiques comme moyens de classification et l’attribution de sens aux différences biologiques (Miles, 1989). Ce qui nous amène à nous pencher sur un processus similaire à la racialisation, ??a representational process whereby social significance is attached to certain biological (usually phenotypical) human features, on the basis of which those people possessing those characteristics are designated as a distinct social collectivity??? (ibid., p.?74). On qualifiera ce processus de naturalisation racialisation lorsqu’il produit des catégories raciales et sexualisation lorsqu’il produit des catégories sexuelles. Par conséquent, l’analyse [176] doit porter sur la construction idéologique des catégories raciales et sexuelles. Des systèmes analytiquementdistincts de relations socialesExaminons, dans un premier temps, l’articulation des rapports de sexe et de classe, une question qui fait l’objet de débats et de controverses depuis les années 1970.Les analyses féministes de tendance matérialiste peuvent être divisées en trois grandes catégories?: l’analyse radicale et matérialiste qui utilise un modèle d’autonomie, l’analyse marxiste et l’analyse dualiste qui se rapproche d’un modèle d’autonomie relative (Juteau et Laurin, 1988)?. Le féminisme radical (Delphy, 1970?; Firestone, 1970?; Millett, 1970) insiste sur l’opposition fondamentale entre hommes et femmes, sur l’oppression que subissent les femmes et sur les bénéfices qu’en tirent tous les hommes sans distinction de classe sociale. Les féministes radicales reconnaissent l’existence des rapports de domination entre hommes et femmes, surtout au sein de la famille, et cherchent à en expliquer le fondement. Fidèle à Beauvoir, Firestone attribue l’inégalité des sexes à leur r?le spécifique dans la reproduction biologique. Millett théorise le patriarcat comme un système de pouvoir formé par la relation fondamentale entre hommes et femmes, à savoir les rapports sexuels. Si le déterminisme biologique est récusé, on examine néanmoins les rapports entre des catégories sexuelles définies comme catégories biologiques. Pour éviter le naturalisme et insister sur le constructivisme — ??on ne na?t pas femme?; on le devient?? —, on a eu recours au concept de genre. Bien qu’il ait été introduit à bon escient, j’ai toujours hésité à l’utiliser, car à focaliser sur la construction culturelle, l’on occulte trop souvent les rapports d’exploitation et de domination. Aussi l’expression ??rapports sociaux de sexe?? m’appara?t-elle plus pertinente.Le modèle d’autonomie développé par les féministes radicales, aux ?tats-Unis notamment, a été transformé par les chercheures qui ont théorisé le [177] féminisme matérialiste. Leur analyse? porte sur le fondement des classes de sexe, à savoir sur leurs rapports constitutifs dont l’exploitation et l’appropriation des femmes par les hommes. Les féministes radicales et les féministes matérialistes insistent sur les rapports spécifiques constitutifs des catégories ou des classes de sexe, et sur le système analytiquement distinct qui s’y rattache. En revanche, les marxistes imputent l’inégalité entre les genres au capitalisme, aussi le patriarcat ne constitue-t-il pas un système indépendant. La domination des hommes sur les femmes est un sous-produit de la domination du capital sur le travail. C’est dans ce sens que les féministes marxistes accordent la priorité à l’influence déterminante des rapports de la production capitaliste et situent l’oppression des femmes dans la famille ou dans l’instance idéologique (Walby, 1990). L’opposition entre le féminisme radical et le féminisme marxiste remonte au début du mouvement, alors que les féministes marxistes refusaient de reconna?tre l’oppression des femmes de la bourgeoisie, ou devrais-je plut?t dire, des femmes appartenant aux hommes de la bourgeoisie. Mais avec le temps, les questions posées par les féministes radicales, et leurs analyses, ont été incorporées dans l’analyse marxiste féministe qui s’en est vue transformée (Eisenstein, 1979?; Hartmann, 1981?; Kuhn et Wolpe, 1978?; Sokoloff, 1980). L’approche dualiste qui en découle con?oit le patriarcat et le capitalisme comme deux systèmes analytiquement distincts et imbriqués. Les analyses sur les femmes portent désormais sur la construction du genre, sur la relation entre deux catégories sociales et, dans les meilleurs des cas, sur la relation entre deux systèmes de rapports sociaux, les classes sociales et les classes de sexe.Classes sociales et rapports raciauxTournons-nous maintenant vers les travaux qui tracent le parallélisme entre ??race and class?? et examinent les liens entre ces catégories. Ces travaux ressemblent d’ailleurs aux précédents, dans le sens où ils cherchent à échapper au réductionnisme marxiste. Selon Solomos (1988, p. 107)?: ??Marxist theories of race are heterogeneous in approach, though […] unified [178] through a common concern with (a) the material and ideological basis of racism and racial oppression, […] and (b) the role that racism plays in structuring the entire social, political and economic structures of societies??.Il distingue trois modèles néo-marxistes?: le travail immigré, l’autonomie et l’autonomie relative. Les tenants du travail immigré s’opposent à l’analyse de la race comme catégorie analytique et explicative et réfutent le paradigme des rapports?raciaux (Stasiulis, 1990). L’étude de la race devrait avoir pour objet le racisme et la racialisation d’une population immigrante particulière (Miles et Phizacklea, 1984). Miles (1989, p. 75) définit la racialisation qu’il situe sur le plan de la signification?: ??those instances where social relations between people have been structured by the signification of human biological characteristics in such a way to define and construct differentiated social collectivities […]. It is a dialectical process of signification??.La vision autonomiste, au contraire, se centre sur la race et les rapports raciaux. Gabriel et Ben-Tovim (1978, p. 146), défenseurs de cette approche, suggèrent l’idée suivante?: ??Racism has its own autonomous formation, its own contradictory determinations, its own complex mode of theoretical and ideological production, as well as its own repercussions for the class struggle at the levels of the economy and the state??.Alors que leur analyse accorde la primauté à la dimension idéologique, d’autres partisans de la conception autonomiste présentent une approche plus globale. Wolpe, par exemple, soutient que la structure raciale ne peut être con?ue uniquement sur le plan idéologique puisque les identités raciales résultent de l’intersection complexe entre divers processus organisationnels et institutionnels. L’ordre racial doit être analysé ??as the outcome of multiple determinations of which the operation of the economy characterised, in a non-economistic way, by the capital-labour relation and the structure of state power are essential elements?? (Wolpe, 1986, p.?119).Omi et Winant (1986) offrent une vision autonomiste novatrice qui s’éloigne des paradigmes dominants aux ?tats-Unis. La race ne doit être traitée ni comme épiphénomène ni comme manifestation de l’ethnicité, de la classe ou de la nation?; elle n’est ni essence ni illusion. En tant que complexe instable et ??décentré?? de significations sociales sans cesse transformées par la lutte politique, elle constitue un champ autonome de conflit [179] social, d’organisation politique et de signification culturelle ou idéologique?:Race is a pre-eminently sociohistorical concept. Racial categories and the meaning of race are given concrete expression by the specific social relations and historical context in which they are embedded. Racial meanings have varied tremendously over time and between different societies.[…]The meaning of race is defined and contested throughout society, in both collective action and personal practice. In the process, racial categories themselves are formed, transformed, destroyed and reformed. We use the term racial formation to refer to the process by which social, economic and political forces determine the content and importance of racial categories, and by which they are in turn shaped by racial meanings. Crucial to this formulation is the treatment of race as a central axis of social relations which cannot be subsumed under or reduced to some broader category or conception (ibid., pp. 60, 62-63).Enfin, le modèle d’autonomie relative développé au Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham (CCCS) rejette l’idée d’une correspondance unidirectionnelle entre le racisme et les autres formes de rapports sociaux?; ces deux éléments sont indissociables et forment un système. Hall (1980), par exemple, soutient que le racisme ne peut être réduit aux autres rapports sociaux et ne peut être considéré en dehors d’eux. Critiquant les travaux de Miles sur le travail immigré et ceux de Gabriel et Ben-Tovim, qui situent la race dans l’instance idéologique, Gilroy (1987) examine l’interaction complexe entre les luttes fondées sur différentes formes de subordination sociale. Le recours à la notion de formation sociale raciale ne conduit pas à une théorie idéaliste des relations raciales (ibid.). Il soutient que la formation sociale raciale est un processus par lequel?: un ensemble instable et contradictoire de pratiques et de croyances sociales s’articulent dans une idéologie se fondant sur la race?; l’idéologie raciste est renforcée par un système de sujétion raciale ayant à sa disposition les moyens institutionnels et individuels de reproduction sociale?; de nouvelles instabilités et contradictions émergent et menacent le système préexistant.Avant de relever les similitudes entre ces débats, j’aborderai les relations entre race, rapports sociaux ethniques et rapports nationaux et examinerai [180] les travaux qui conceptualisent les rapports ethniques et les rapports nationaux d’après le modèle d’autonomie.Les rapports sociaux ethniquesLes rapports raciaux et les rapports ethniques et nationaux recouvrent des réalités sociales à la fois semblables et dissemblables. Comme nous l’avons vu précédemment, les groupes ethniques, nationaux et raciaux renvoient, chacun à leur manière, à des communautés d’histoire et de culture, à des groupes socialement construits où la croyance en une origine commune est centrale. Alors que la nation se distingue du groupe ethnique par son projet politique (se doter d’un ?tat), la race représente une catégorie aux frontières infranchissables, les racisés étant des êtres endo-?déterminés et dotés d’une nature spécifique?.J’ai articulé au fil des ans une perspective constructiviste, où je présente une analyse transversale des rapports sociaux ethniques que résument les propositions suivantes?:?Les rapports ethniques sont des rapports sociaux objectifs qui unissent, dans un même univers matériel et symbolique, des groupes de tradition culturelle qui entretiennent une croyance subjective à un héritage commun (Weber, 1971 [1921-1922.]). Ils font partie d’un système plus vaste qui comprend des groupes humains différenciés selon la race, l’ethnie ou la nationalité. Ils mettent ainsi en lumière un autre mode de classification et de hiérarchisation sociales qui s’effectue d’après l’origine et l’appartenance culturelle et nationale?: l’ethnicité ou la nationalité (Simon, 1983)?;?Ce système constitue, avec les rapports de classe et les rapports de sexe, l’un des principaux modes de différenciation et de hiérarchisation sociales (ibid.). Ces modes sont interdépendants sans être mutuellement réductibles. Ce système est transversal, c’est-à-dire qu’il pénètre la société dans son ensemble et peut être examiné à plusieurs niveaux?: économique, politique, culturel, idéologique?;[181]?C’est dans le contexte de ce rapport que sont choisis les critères, les traits, les attributs et les étiquettes qui définissent les groupes ethniques et leurs frontières?;?L’étude de la production, de la reproduction et de la transformation des frontières ethniques passe par la formation sociale ethnique et l’ensemble de ses instances. La transformation des rapports ethniques se rapporte à des différenciations et hiérarchisations ethniques, lesquelles renvoient à un ordre de classements et de privilèges, à la distribution inégale du pouvoir, du prestige et des biens (ibid.)?;?La dynamique des rapports ethniques ne doit être réduite ni à la culture, ni à l’idéologique, ni à la classe. L’ethnicité ne se résume ni à la conscience, ni à une étiquette, ni à une ressource. Elle renvoie à des pratiques et à des rapports concrets et inclut, entre autres, la division du travail, l’accès aux ressources, l’ouverture ou la fermeture des frontières, le capital économique et culturel, les problèmes politiques et idéologiques relatifs au pluralisme culturel.Réarticuler les rapports sociauxLes débats sur les rapports entre classe et race et entre classe et sexe partagent de nombreux points communs, dont des positions allant d’un marxisme quelque peu réductionniste — le sexe, le genre, l’ethnicité et la race se situant dans l’instance idéologique et se rattachant mécaniquement aux rapports sociaux de production — à un modèle d’autonomie. Dans ces deux occurrences, la distinction entre les modèles d’autonomie et d’autonomie relative ne sont pas évidentes, la plupart des défenseurs du modèle d’autonomie ne contestant pas l’imbrication, sur le plan empirique, de divers systèmes de domination. Pour le féminisme matérialiste, qui s’est développé en opposition au féminisme marxiste, la théorisation des rapports de sexe comme analytiquement distincts correspond à une étape obligatoire, préalable à leur articulation. ? mon avis, c’est également la position de Hall sur la race. Les partisans de l’approche dualiste se divisent en plusieurs sous-groupes, de ceux qui relèguent le genre et les rapports raciaux à l’instance [182] idéologique à ceux qui examinent chaque système dans sa totalité, comme le font Walby sur le mode de production patriarcal et Omi et Winant sur la formation sociale raciale. Un autre parallèle appara?t??: la distinction de Miles (1984) entre le modèle libéral et le modèle radical des rapports de race peut également être faite entre le féminisme radical et le féminisme matérialiste. Alors que les féministes radicales se rapprochant du modèle libéral examinent les rapports entre les sexes, ces derniers étant per?us comme des catégories biologiques, les féministes matérialistes théorisent les rapports constitutifs des classes de sexe, ces rapports comportant une face matérielle et une face idéologico-discursive.Si la critique de la biologisation des groupes racialisés a précédé celle des catégories sexuelles, les modèles d’autonomie et d’autonomie relative touchant au sexe et au genre ont devancé d’une décennie les travaux sur la formation sociale raciale. Rejetés comme épiphénomènes, la race et le sexe sont dorénavant envisagés comme principes organisateurs de rapports sociaux opérant sur les plans macro et microsocial.L’articulation horizontale et verticaledes rapports de sexe? l’instar de Hall (1986), je reconnais que la structure des formations sociales ne se réduit pas à une seule ligne de détermination. Deux types de réductionnisme sont à éviter?: le premier, horizontal, ne conceptualise pas les divers systèmes de rapports sociaux?; le second, vertical, aplanit les médiations entre les instances économique, politique et idéologique de la formation sociale.La critique du réductionnisme chez HallDans le contexte des débats entourant les liens entre classe et race, Hall s’insurge contre le réductionnisme marxiste qui ??simplifie la structure des formations sociales, réduisant leur articulation?, verticale et horizontale, à [183] une unique ligne de détermination?? (1986, p. 11, ma traduction). ? l’encontre du réductionnisme horizontal, qui n’admet pas la diversité des rapports sociaux, il reconna?t l’existence de contradictions ancrées dans des origines sociales distinctes telles que la classe, la race et le genre. Si la loi de la valeur a tendance à homogénéiser la force de travail à travers l’époque capitaliste, écrit-il, on ne peut conclure qu’une société est homogène. Car cette loi opère à travers le caractère culturel spécifique de la force de travail, ce qui appara?t clairement quand on s’éloigne du modèle européocentrique du développement capitaliste. Ainsi, le capital peut préserver, harnacher et exploiter les attributs particuliers de forces de travail qui sont historiquement spécifiques et s’en servir ??pour maintenir, développer et raffiner (italique dans le texte) sa structuration, selon le genre, l’ethnicité, la race, la nationalité et la culture?? (1985, p. 25).L’articulation horizontale de la formation socialeL’articulation horizontale part d’une relation entre les formes diverses de divisions sociales et les contradictions entre les rapports sociaux. Ce qu’il faut chercher à articuler, ce ne sont pas les catégories de race, de sexe et de classe, mais les rapports qui les fa?onnent. En outre, chaque rapport doit être situé dans l’espace et dans le temps, d’un point de vue historique et en fonction des conditions de sa production, de sa reproduction et de sa transformation.Plusieurs travaux féministes matérialistes ont fourni une périodisation du sexage. ? partir de la théorie de Guillaumin, Juteau et Laurin (1988) ont examiné la transformation du système de sexage au Québec, qui évolue en fonction des modes particuliers de l’appropriation, privée ou collective. Dans sa théorisation et sa périodisation du mode de production patriarcal, Walby (1990) examine les six structures du patriarcat?: la sphère [184] domestique, le travail rémunéré, l’?tat, la violence contre les femmes, la sexualité et la culture, faisant ressortir l’importance relative de chacune de ces formes et leurs diverses configurations.L’articulation verticale de la formation socialePour analyser l’articulation verticale de la formation sociale, il faut éviter le réductionnisme, rejeter l’économisme et ne pas aplanir les médiations entre les instances économique, politique et idéologique. Pour ce faire, il faut identifier les rapports économiques propres à chaque système et ne pas traiter les rapports de la production capitaliste comme l’instance économique commune aux trois systèmes. Par exemple, c’est l’appropriation des femmes et de leur travail qui est constitutive des classes de sexe, caractérisées par leur subordination et leur affectation à l’entretien des êtres humains, la gratuité du travail domestique et l’infériorité de leurs salaires sur lesquels viennent se greffer des structures politiques, juridiques et idéologiques. C’est en articulant ces rapports, qui sont analytiquement distincts, avec les rapports sociaux ethniques et racialisés qu’on parviendra à une compréhension non réductrice des dynamiques sociales.Deux autres formes de réductionnisme vertical doivent être écartées. La première assimile le matériel à l’économique, ce qui restreint la perspective matérialiste, la réduit exclusivement à la production des biens et occulte de ce fait la production des êtres humains. La seconde ne prête pas suffisamment attention aux niveaux politique, culturel et idéologique de la formation sociale. C’est en examinant ces derniers qu’on comprendra comment se forment les collectivités, se construisent les identités et se produit la subjectivité, au moment même où les sujets se positionnent dans les rapports sociaux (Sarup, 1989). L’examen des médiations entre ces instances améliore également notre compréhension des luttes et des résistances. En effet, la culture ??mediates the world of agents and the structures which are created by their social praxis?? (Gilroy, 1987, p. 17)?: les significations, la solidarité et les identités servent d’assise à l’action (ibid., p. 27).[185]Vu la multiplicité des rapports sociaux, la diversité des systèmes de sexage, la variété des formes et des modalités de l’oppression des femmes, force est de reconna?tre la pluralité des déterminations sociales et des places qui en résultent. Devant la fragmentation à laquelle on semblerait faire face, dans quelle direction poursuivre l’analyse??La ??dénaturalisation??des catégories sexuellesPlusieurs analystes ont mis l’accent sur les conséquences de cette fragmentation, dont l’occultation des autres statuts minoritaires des femmes et l’impossibilité de penser la sororité comme construit politique efficace. Dans son examen du lien entre la place occupée par les agents sociaux et leur prise de conscience, Hall met en garde contre la perspective de ??gènes sociologiques??, qui établit un lien entre la place occupée ??x?? et la manière de penser ??y??. On ne peut prédire d’une manière machinale ni l’identité ni la conscience d’une personne à partir de sa place dans les rapports sociaux?; c’est l’analyse non réductionniste de la relation complexe entre la position de l’acteur et son positionnement qui s’impose.Ce n’est pas parce qu’on est femmes qu’on a toutes les mêmes intérêts. Les femmes blanches, même non racistes, profitent du racisme comme les épouses des bourgeois profitent, tant qu’elles conservent ce statut, du système d’exploitation capitaliste. Et puis, les modalités de l’appropriation des femmes varient selon l’interconnexion entre ces divers rapports, les bourgeois par exemple n’exigeant pas de leurs femmes les mêmes services que les prolétaires. Mais souvent, un glissement se produit dans la critique… Quand on a fait remarquer que le prolétariat n’était pas homogène et qu’il existait une division internationale et une division sexuelle du travail, quand on a reconnu que le prolétariat ne se composait pas seulement d’hommes blancs provenant des pays capitalistes avancés mais aussi de femmes et d’hommes noirs ainsi que de femmes blanches, et quand on a découvert que les Noirs (femmes et hommes) et les Blancs (femmes et hommes) ainsi que les femmes (noires et blanches) et les hommes (noirs et blancs) n’occupaient pas les mêmes positions dans la division sociale du travail, on n’a pas qualifié d’essentialiste l’analyse marxiste des classes sociales. ?conomiste?? [186] Oui. Réductionniste?? Oui. Mais essentialiste?? Rarement?! On a reconnu que la classe ouvrière était divisée, non qu’elle était inexistante ou imaginaire ou imaginée.La bourgeoisie inclut des membres de différents groupes ethniques dominants et dominés, ce qui ne l’empêche pas d’exister. Un groupe ethnique n’est pas homogène, ni en ce qui concerne la classe, ni en ce qui concerne le sexe, et pourtant on théorise sa dynamique qua groupe ethnique. Mais dans le cas des femmes, l’importance accordée aux différences concrètes masque le rapport constitutif d’une catégorie sociale objectivement appropriée et idéologiquement naturalisée. Pourquoi traitons-nous de fa?on si dissemblable la classe sociale et la classe de sexe?? Par mauvaise foi, par aveuglement?? Ou est-ce plut?t la manifestation d’une conscience dominée (Mathieu, 1985)?? En fait, la réponse est ailleurs. Le travail intellectuel n’échappe pas au politique?; quand il est critique, il cherche à déconstruire, à remettre en question les évidences et même dans cette quête, il demeure tributaire de ses propres conditions de production. Pour des raisons qui relèvent de l’histoire, y compris celle de la sociologie, le travail visant à dénaturaliser les catégories socialement produites ne s’est pas accompli à la même vitesse pour chaque catégorie. Si l’on a compris au xixe siècle que les classes sociales sont produites dans un rapport d’exploitation, si l’on a appréhendé au xxe siècle que les races relèvent de la construction idéologique et du rapport esclavagiste, il a fallu attendre plus longtemps encore avant que ne soit même soup?onnée la construction sociale des catégories de sexe. Et son acceptation est loin de faire l’unanimité, même en 2015. Plusieurs facteurs en sont responsables. L’on ne peut déterminer le moment historique qui voit émerger la catégorisation sexuelle. Ensuite, montrer l’existence d’un construit idéologique n’abolit pas le système de domination qui s’y rattache. La preuve en est que tous les écrits et discours des généticiens sur la non-existence des catégories raciales ne réussissent pas à éliminer les pratiques racistes. Il me semble que la voie la plus prometteuse reste celle qui éclaire les pratiques, politiques et idéologies qui constituent, quotidiennement et partout dans le monde, les catégories de sexe, une perspective qui place au centre de sa réflexion le rapport de sexage et s’interroge sur ses modalités. L’on apportera une [187] explication sexuée des rapports économiques, ethniques et raciaux (Westwood et Bhachu, 1988) et l’on montrera — je paraphrase Hall sur la race — que la catégorie ??femmes?? n’est ni enracinée dans un ensemble de catégories sexuelles transculturelles ou transcendantales figées, ni inscrite dans la Nature.[188][189]L’ethnicité et ses frontières.TROISI?ME PARTIE.Chapitre 10??Nous les femmes???:catégorie hétérogène,classe homogène??Retour à la table des matièresMarxistes, intersectionnelles, ou postcoloniales, les critiques de la catégorie ???femmes??? se succèdent et se rejoignent sur un point??: elles sont unanimes à vouloir se distancier de la notion de classe des femmes, et bien à tort ajouterais-je. Obnubilées par l’hétérogénéité des femmes et leurs antagonismes, elles récusent une approche qui postule, à leurs yeux, une essence féminine et un sujet féministe unifié, laquelle réduirait toutes les femmes à une seule femme, blanche et occidentale de surcro?t. Or, comme je vais le montrer dans ce chapitre, le recours aux rapports de sexe est essentiel à la théorisation de la catégorie ??femmes??, et à l’explicitation de son caractère hétérogène. C’est en pla?ant ces rapports au c?ur de la démarche féministe qu’on échappera aux lacunes de certaines analyses contemporaines qui tout en fragmentant la catégorie ??femmes?? la maintiennent néanmoins.Après avoir brièvement retracé les débats sur l’hétérogénéité des femmes, je me pencherai sur le déplacement des problématiques féministes, de l’oppression et de l’exploitation à la construction d’identités genrées, et examinerai les conséquences de ce virage culturaliste. J’explorerai certaines approches intersectionnelles et postcoloniales, où la catégorie ??femmes??, bien qu’omniprésente, est davantage déployée que théorisée, les antagonismes entre femmes éclipsant souvent l’examen de la domination masculine. On verra ensuite qu’en rattachant la catégorie ??femmes?? au rapport d’appropriation constitutif des classes de sexe, le féminisme matérialiste transcende le culturalisme et le substantialisme ambiant. Mais cette perspective [190] condamnerait-elle, comme le craint ?léonore Lépinard (2005), à l’homogénéisation de la catégorie ??femmes??, freinant toute analyse intersectionnelle en France??De l’exploitation patriarcaleà la construction du genre?: une rétrogradation??Contrairement à ce qu’on affirme souvent, les féministes furent, dès les années 1960 (Haase-Dubosc et Lal, 2006?), préoccupées par l’hétérogénéité des femmes, d’abord per?ue en termes des classes sociales. Elles s’identifient comme marxistes, socialistes, révolutionnaires ou radicales, selon leur manière d’articuler l’oppression des femmes, qu’elles reconnaissent toutes, à la classe, souvent rattachée au système-monde. Le manifeste des Redstockings (1969)?, par exemple, reconna?t la multiplicité des oppressions et leur imbrication. Les anthropologues?, quant à eux, documentent la variabilité synchronique et diachronique des oppressions, selon l’organisation familiale — patri ou matrilinéaire par exemple — et économique, comme chez les chasseurs-cueilleurs ou les sociétés sédentaires.Des systèmes de domination multiples?L’appréhension de la domination masculine passera par la théorisation du patriarcat et son articulation au mode de production capitaliste. Les solutions [191] proposées sont ingénieuses, d’un système patriarcal capitaliste unifié à deux systèmes analytiquement distincts et autonomes qui s’interpénètrent, diversement?. C’est dans ce contexte qu’émergera le féminisme matérialiste, qui critique le féminisme marxiste et celui de la différence et propose une théorie des classes de sexe?.Après la critique féministe du monolithisme marxiste (sexless class) qui ignore la division sexuelle du travail, appara?tra celle qui reproche au monolithisme féministe (classless sex?) d’occulter les différences de classes sociales entre femmes. Barrett et McIntosh (1980) rejettent la notion de classe de sexe, parce qu’elle serait incompatible avec l’antagonisme entre bourgeoises et prolétaires?. En fait, ce sont elles qui refusent d’admettre l’existence de plusieurs systèmes d’oppression entrecroisés, ce à quoi s’attarde la réponse [192] de Delphy. Les femmes des minorités ethniques, nationales, racisées et immigrantes souligneront à leur tour les clivages entre femmes minoritaires et majoritaires. Ce qui frappe à la lecture de ces textes, c’est le travail incessant d’articulation accompli par les auteures??: elles per?oivent les diverses oppressions, rejettent l’approche additive pour les traiter comme simultanées et non parallèles, rappellent l’historicité des catégories et recherchent un paradigme multidimensionnel?. Bref, dès les années 1980, l’on reconna?t la différenciation des femmes en fonction de l’entrecroisement du sexe-genre, de la race et de la classe, per?us comme catégories mouvantes produites par divers systèmes d’oppression, dont le patriarcat?.Or, dans les années qui suivront, la théorisation des liens entre divers systèmes d’oppression dont le patriarcat sera remplacée par le genre et par des analyses qui rejetteront, au nom de l’anti-essentialisme, la catégorie ???femmes???. Que s’est-il passé??Genre?: anti-essentialisme, culturalisme et substantialismeLa notion de genre fut utilisée pour ??transcender?? le sexe et contrer le biologisme et l’essentialisme. Depuis le désormais célèbre ??on ne na?t pas femme, on le devient?? de Simone de Beauvoir en 1949, on a compris que la biologie n’est pas un destin, que la nature ne détermine pas la culture, que la féminité est construite et, par conséquent, modifiable. Mais cette perspective constructiviste représente une arme à double tranchant. Lorsqu’elle occulte le r?le constitutif des rapports de domination?, elle [193] réduit les catégories sociales à l’enculturation (à la socialisation) et conduit au substantialisme?. J’examinerai ce cheminement chez Spelman (1988)?, qui présente l’avantage de bien l’expliciter.En pla?ant leur propre vécu au centre de l’interrogation féministe, les féministes blanches de classe moyenne se prennent pour la norme et réduisent les femmes à une catégorie unique, la femme générique. Elles créent de ce fait la femme essentielle et la femme non essentielle, définissant les minoritaires comme Autres. Considérer les femmes comme femmes suppose selon Spelman l’existence d’un noyau universel, d’une essence, d’une substance partagée, d’une expérience identique du sexisme, en dépit de l’appartenance ethnique, religieuse et de classe. Ceci équivaut à ??isoler le genre de la race et de la classe?? (ibid., p. 164), à couper, métaphysiquement parlant, les femmes en morceaux comme si l’identité était un patchwork. Dans cet essentialisme, l’identité de genre et l’expérience du sexisme seraient identiques pour les femmes en tant que femmes.Revenons sur son analyse. D’abord, elle distingue le sexe femelle — une catégorie biologique — du genre — les femmes — qui, lui, est construit. La construction du genre est un processus d’enculturation qui est indissociable de la classe, de la race ou du groupe ethnique, puisque la féminité se forge différemment selon la classe sociale ou l’appartenance culturelle. Par conséquent, théoriser la catégorie ??femmes?? de manière isolée revient à postuler une substance universelle. C’est pourquoi l’expression ??en tant que femme?? représenterait le cheval de Troie de l’ethnocentrisme féministe (ibid.). Or, parce qu’elle se limite au processus d’enculturation, parce qu’elle occulte les rapports constitutifs des catégories de sexe, Spelman accepte comme allant de soi les catégories de sexe, et de race d’ailleurs, comme si la bipartition de la population en m?les et en femelles se faisait ??naturellement???. Son constructivisme se limite à fournir un contenu social à des catégories qui demeurent non théorisées, ce qui revient au substantialisme. Car d’où [194] viennent ces femelles que l’enculturation vient genrer?? ? partir de quoi et pourquoi est-on catégorisé femelle plut?t que m?le?? Enfin, son incapacité de distinguer sur le plan analytique la catégorie ??femmes?? et son rapport constitutif, qui se situe en amont, en d’autres mots, des situations concrètes des femmes, relève de l’empirisme. La malencontreuse dissociation entre ces niveaux d’analyse sera renforcée dans les années à venir.Analyses intersectionnelles et postcoloniales?:le substantialisme perdure?La critique de l’essentialisme s’est imposée dans le contexte du poststructuralisme, du postmodernisme, de l’antifondationnalisme et du rejet des grands récits (metanarratives)? dont le marxisme, qui a entra?né dans sa chute les analyses matérialistes. Leur déclin sera renforcé par l’importance accrue de la philosophie?, peu encline à théoriser les rapports de domination?. Désormais, l’anti-essentialisme féministe s’affaire plus à décrire et à cerner la diversité des femmes qu’à théoriser l’émergence de cette catégorie. C’est ainsi que le culturalisme et le substantialisme réussiront à se loger au sein du féminisme postcolonial et de l’analyse intersectionnelle.[195]L’intersectionnalité a servi à dénoncer l’exclusion des femmes de couleur, dont l’oppression spécifique échappait aux dispositifs de lutte contre la violence faite aux femmes, tant chez les stratèges antiracistes que féministes (Crenshaw, 1994). Elle représente en quelque sorte le point d’arrivée des travaux sur l’articulation des rapports sociaux. Les oppressions multiples y sont per?ues comme entrecroisées, interactives dans leurs processus comme dans leurs effets, constitutives les unes des autres (Poiret, 2005). C’est pourquoi l’oppression des femmes minoritaires épouse des formes différentes de celle des femmes majoritaires. Mais elle constitue aussi un point de départ aux travaux féministes contemporains, qui se disent en rupture avec les précédents. Or, s’il y a rupture, c’est qu’on préfère souvent l’intersectionnalité des identités à l’articulation des rapports sociaux, en s’éloignant du paradigme matérialiste en ce qui concerne les rapports hommes-femmes?.Par le double objectif poursuivi, insuffler une perspective antiraciste à la théorie féministe dominante et une perspective féministe aux théories postcoloniales, une orientation qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’opposition entre la sexless class et le classless sex, le féminisme postcolonial? s’inscrit dans l’approche intersectionnelle. Il s’intéresse à l’impact des rapports de domination issus du colonialisme sur la situation des femmes et sur la divergence de leurs intérêts, tant entre les pays qu’à l’intérieur de leurs frontières. En rattachant le genre, la classe et la sexualité aux rapports de pouvoir enracinés dans l’Empire et la nation, ce courant, dans toutes ses formes, veut décoloniser le féminisme blanc et en corriger le tir. On y rappelle que les femmes des minorités ne sont pas seulement opprimées par les hommes de leur culture et du groupe dominant, mais également par les femmes du groupe dominant. Pour les féministes multiculturelles notamment, la discrimination à l’encontre des femmes minoritaires et du Tiers-Monde renvoie à un système d’oppression où s’entrecroisent diverses forces sociales dont la pauvreté, le sexisme et le racisme. Talpade Mohanty (2003), par [196] exemple, articule un féminisme transnational et anti-hégémonique où les femmes subalternes prendraient leur place.Variations sur le thème des intérêts divergents? la suite de la montée des fondamentalismes et des controverses qui y sont associées, de nouvelles frontières émergent, opposant un Nous majoritaire où régnerait l’égalité des sexes à des Eux minoritaires qui seraient caractérisés par des inégalités sexuelles. Cette racialisation (Hamel, 2006?; Volpp, 2000) du sexisme, où les sociétés occidentales sont présentées comme des modèles d’égalité sexuelle, comporte diverses facettes dont la mise en exergue des violences sexistes, la surestimation numérique de ces violences considérées à tort comme spécifiques au(x) groupe(s) minoritaire(s), leur appréhension comme exotiques et relevant du culturel. Comme à l’époque coloniale, on assiste au dévoiement du projet féministe, au nom duquel on légitime des actions militaires en territoire étranger, on s’oppose à l’immigration et en durcit les lois, on discrédite les demandes d’accommodements religieux, surtout chez les musulmans (Bilge, 2008), on propose des chartes sur la la?cité et la neutralité religieuse au nom de valeurs, dont celle de l’égalité sexuelle, qui de fait sont déjà protégées par les chartes existantes.Or, cette condamnation de la manipulation de la critique féministe engendre à son tour d’autres effets pervers. Pour ???protéger??? les minoritaires contre le racisme et combattre les raisonnements pernicieux et la dramatisation outrancière les dénigrant, on passe sous silence le sexage chez les minoritaires. Certains réduisent le port de la burka à un choix personnel, le hijab à un morceau de tissu dénué de signification, alors que d’autres enjoignent aux femmes des groupes minoritaires de se taire?, pour éviter d’alimenter l’islamophobie des majoritaires. Enfin, on taxe d’orientalisme interne les féministes minoritaires qui choisissent un féminisme [197] prétendument universaliste, faisant ainsi le jeu des politiciens populistes. Si cette critique peut s’avérer juste dans certains cas, on pourrait aussi y voir une analyse politique rattachée à leur expérience spécifique de la domination, exercée notamment en d’autres contextes, une reconnaissance du sexage que les féministes majoritaires n’ont pas le droit, me semble-t-il, de désavouer. Je crois préférable de prêter l’oreille à toutes les féministes minoritaires, qui ne forment pas un ensemble homogène. On établira alors des alliances traversant les frontières entre majoritaires et minoritaires, regroupant autour de p?les distincts des féministes aux conceptions différentes de l’égalité et d’autres valeurs, ce qui n’est pas anormal, me semble-t-il?. Bref, si les critiques féministes sont effectivement ??récupérées??, l’exhortation au silence comporte des co?ts, dont le blocage à l’intérieur de la communauté d’informations importantes, d’images et de récits alternatifs (Crenshaw, 1994, p. 64). Comment lutter contre ce qui n’existe pas?? Car la violence spécifique au sexage est ici deux fois effacée. Chez les majoritaires d’abord, où elle aurait disparu, taisant ainsi les inégalités salariales entre les sexes, le travail gratuit encore fourni par les femmes, les violences qui s’exercent contre elles, faisant valoir les multiples choix qui s’offrent à ???la??? femme occidentale libérée. Ensuite, chez les minoritaires, où de quasi inexistante elle serait amplifiée, voire imaginée, par les majoritaires. La censure est peut-être un choix, mais il faut en reconna?tre les conséquences, contrairement à ceux qui ont tu l’existence des goulags pour ne pas affaiblir la lutte anti-impérialiste?. Les perdants, ce sont les femmes et les minorités ethniques, car le droit à l’égalité sexuelle et le droit à l’égalité culturelle sont tous deux bafoués.Les féministes postcoloniales, on l’a vu, remettent en question la prétention universaliste des discours féministes hégémoniques, critiquent leur présumé essentialisme, considéré selon l’angle d’analyse comme [198] solipsisme blanc?, occidentalo-centrisme ou universalisme ethnocentrique, et dénoncent une conception homogénéisante de la catégorie ??femmes??. Elles sont ainsi conduites à prioriser le fractionnement, lié à l’intersection des oppressions, d’une catégorie sociale genrée, les femmes, plut?t qu’à en élucider les fondements. Car se pencher sur la diversité des femmes n’équivaut pas à appréhender cette catégorie, et en cerner les différences internes renseigne peu sur sa provenance. Qui plus est, on néglige alors de mettre au jour le rapport constitutif des femmes et des hommes, taisant les bénéfices spécifiques que ces derniers tirent d’une domination qui reste occultée. Or, réduire les femmes à une catégorie genrée fondée sur un processus d’enculturation, qui serait à son tour modulé par les rapports de classe, c’est laisser libre cours au substantialisme ou, tout au moins, se contenter, pour l’étude du genre, d’un constructivisme qui existerait en dehors des rapports de domination. Le genre est alors pensé comme postérieur au sexe qui, lui, demeure non théorisé, d’où le besoin d’approfondir notre réflexion sur les rapports de sexe.Rapports sociaux et classes de sexe?:repenser l’hétérogénéité socialeUne remarque préliminaire s’impose, sur le lien entre catégorie et marque. Les analyses les plus éclairantes sur la race sont celles qui en ont interrogé l’origine, qui ont refusé l’idée d’une catégorie allant de soi, de frontières se dessinant autour d’individus partageant un attribut commun comme la couleur de la peau. Car c’est dans le rapport d’appropriation des êtres humains et de leur force de travail qu’ont émergé deux catégories sociales, ma?tres et esclaves, ces derniers ayant, à l’époque du trafic triangulaire, la peau noire. La couleur est alors devenue la marque d’une catégorie sociale en voie d’établissement?: la marque suit, elle ne précède pas, le rapport (Guillaumin, 1977). Cette approche a aussi servi à théoriser les frontières ethniques?: le choix des marques, langue, religion, coutumes vestimentaires ou alimentaires, est indissociable de rapports ancrés dans la migration, le colonialisme, l’annexion. L’application de cette analyse à la [199] catégorie ??femmes?? semble prometteuse, et d’autant plus réalisable… qu’elle existe déjà.Sexage, sexe et genreQuestions féministes a regroupé des penseurs critiques du féminisme différentialiste, qui est essentialiste, et du féminisme marxiste, qui réduit l’oppression des femmes aux rapports sociaux de la production capitaliste. Alors que d’autres théoriciennes du patriarcat se penchaient sur les relations spécifiques entre hommes et femmes comme catégories déjà existantes, les féministes matérialistes, dont Delphy, Guillaumin et Mathieu, identifiaient le rapport constitutif de ces catégories. Leur théorisation de ce rapport fournit une explication anti-fondationnaliste de la catégorisation sexuelle, inversant, bien avant Butler, le lien entre sexe et genre (Delphy, 1991?; Guillaumin, 1978?; Mathieu, 1989).Pour Mathieu, on l’a vu au chapitre précédent, la bipartition du genre est étrangère à l’idée de sexe en tant que réalité biologique. Le sexe social n’existe pas parce que le sexe biologique existe, mais parce que les sociétés emploient l’idéologie de la définition biologique du sexe pour légitimer et soutenir une hiérarchie du genre fondée sur l’oppression. Le sexe devient alors la marque servant à identifier les catégories de genre tout en masquant leur rapport constitutif, ce qui entra?ne la biologisation de l’analyse.Par rapport à la théorisation de Delphy sur le mode de production domestique, Guillaumin a l’avantage d’articuler le sexage à des modes de production autres que capitaliste et à des sites autres que le privé. Dans cette relation générale de classe, constituée au sein d’un rapport d’appropriation collective et privée des êtres humains — auquel aucune femme n’échappe, ni les célibataires ni les veuves ni les religieuses —, les agents féminins sont appropriés dans leur individualité physique et psychologique, appropriation qui s’étend à leur force de travail, aux produits de leur corps et de leur travail. Cette appropriation collective? implique [200] l’affectation hors salariat de toutes les femmes, et non seulement des conjointes (qui renvoie à l’appropriation privée), à l’entretien matériel, physique, corporel, affectif et intellectuel des êtres humains, enfants, malades, vieillards et hommes bien portants. L’expression concrète de l’appropriation comprend, outre la gratuité, un temps qui demeure indéterminé et la charge physique des membres du groupe. L’appropriation s’effectue par des moyens comme le confinement dans l’espace, la démonstration de force, la contrainte sexuelle, le marché du travail et l’arsenal juridique (Guillaumin, 1978). ? cette face matérielle de l’appropriation correspond une face idéologique, le discours sur la nature spécifique des femmes.Bref, pour les féministes matérialistes, ???les sexes ne sont pas de simples catégories biosociales, mais des classes (au sens marxien) constituées dans et par le rapport de pouvoir des hommes sur les femmes, qui est l’axe même de la définition du genre (et de sa précédence sur le sexe)??? (Mathieu, 2004, p. 208). Par leur théorisation du rapport constitutif des catégories sexuelles et de genre, elles proposent une perspective qui écarte le réductionnisme et le fondationnalisme. Elles refusent également l’essentialisme et le substantialisme. Aussi, ne sont-elles pas condamnées à choisir entre une substance universelle et la construction culturelle d’identités genrées. En évitant la confusion entre deux niveaux d’analyse, les rapports de sexe comme tension qui traverse le champ social — qui par conséquent ne sont pas réifiables —, et leurs manifestations empiriques (Kergoat, 2004), elles échappent à l’empirisme. Pourquoi donc tant de frilosité face à cette théorisation, capitale?? En vertu, répond-on aujourd’hui, comme autrefois les féministes marxistes et socialistes, de son incapacité à rendre compte de l’hétérogénéité des femmes?. Or, qu’en est-il vraiment??L’analyse transversale des rapports sociauxLes discussions sur l’hétérogénéité des catégories sociales, femmes, Noirs, s’inscrivent dans une vaste réflexion sur la complexité de la formation sociale, quelque peu interrompue avec l’affaiblissement de la pensée [201] marxiste. Pour saisir cette complexité, Hall (1986) nous incitait, il y a presque trente ans déjà, à transcender le réductionnisme vertical et horizontal, à développer un paradigme multidimensionnel qui ne limite pas l’articulation des rapports sociaux à une seule ligne de détermination. La société est une totalité structurée qui présente une configuration spécifique de relations où chaque phénomène est constitué par un ensemble de processus (ibid.).Contre le réductionnisme vertical, et dans la foulée des critiques anti-essentialistes du marxisme, Hall et plus récemment Swanson (2005)? utilisent les notions de surdétermination et d’hégémonie pour cerner les médiations, qui ne sont jamais immédiates, entre divers processus et pratiques économiques, politiques et culturels. On est alors en mesure de combler la brèche entre infrastructure et superstructure et de contrer l’économisme marxiste.Dans sa critique, d’inspiration gramscienne, du réductionnisme horizontal, Hall nous incite à délaisser toute notion simpliste et mécanique de structure, à faire ressortir le volume et la complexité des conditions d’existence du capitalisme, du sexisme, du racisme. Il revient sur la multiplicité des contradictions sociales, chacune renvoyant à des origines distinctes et engendrant des catégories différenciées. Or, Hall confine la différenciation sociale à des caractères culturels utilisés par le capital pour structurer la force de travail, restreignant ainsi son explication au seul rapport de classe constitutif d’un prolétariat qui serait par ailleurs différencié. Mais il ne rattache pas la différenciation sexuée, racisée, ethnicisée, observée sur le marché du travail aux instances économiques spécifiques à ces autres rapports sociaux, comme l’appropriation du travail des femmes qui est au fondement des classes de sexe. Il occulte ainsi les rapports sociaux constitutifs des catégories sociales, sexuelles, ethniques, nationales, raciales, qu’il réduit à des caractéristiques culturelles. Ainsi, il ne se rend pas au bout de sa [202] critique du réductionnisme vertical?, conservant un relent d’économisme qui occulte ou aplanit les médiations entre les instances économique, politique et idéologique de la formation sociale.On ne peut réduire les rapports entre groupes sexués ou racialisés aux instances politiques ou idéologiques, pas plus qu’on ne peut réduire les inégalités socioéconomiques entre hommes et femmes, ou entre Blancs et Noirs, uniquement à la classe sociale. Les rapports sociaux de la production capitaliste ne représentent pas l’unique fondement matériel des inégalités ethniques ou de genre.Dans le but de contrer ces réductionnismes et en dépit de la mise en retrait des rapports sociaux?, des études transversales ont vu le jour. Reconnaissant l’existence d’autres rapports sociaux, de sexe et ethniques notamment, elles théorisent, d’un point de vue historique, les conditions de leur production, reproduction et transformation. Pour xe "Omi"Omi et Winant (1986), la formation sociale raciale désigne les processus par lesquels diverses forces économiques et politiques déterminent le contenu et l’importance des catégories raciales, qui sont à leur tour fa?onnées par des significations raciales. Avant tout concept sociohistorique, la race constitue un axe central d’analyse non réductible à d’autres catégories, comme la classe. Les catégories raciales et leur sens sont enracinés dans des relations et un contexte historique spécifiques. Simon (1983) et Juteau (1983) envisagent quant à eux les rapports ethniques comme transversaux, un mode de différenciation et de hiérarchisation qui traverse la société dans son ensemble. Pour ce qui est [203] des rapports de sexe, Walby (1990) a défini les structures matérielles et symboliques spécifiques au patriarcat, dont le travail gratuit et le travail rémunéré, l’?tat, la violence, les idéologies et la sexualité. Elle en propose une périodisation qui tient compte de divers changements, internes aux structures et dans leur articulation. L’hétérogénéité des femmes est ainsi ancrée dans la diversité des configurations structurelles et la transformation des systèmes de sexage. Mais les positions occupées par les femmes sont indissociables d’autres rapports, dont on peut examiner la transversalité en termes de coextensivité et de consubstantialité (Kergoat, 2001)?: alors que la consubstantialité renvoie à leur interpénétration, la coextensivité implique qu’ils sont mutuellement constitutifs.De cette imbrication des rapports sociaux? découle l’assignation des femmes à des usages concrets dispersés, d’où les modalités différentes de leur appropriation et, par conséquent, l’hétérogénéité de la catégorie. Ainsi, le travail d’entretien matériel, physique et intellectuel des êtres humains, effectué hors salariat et dans divers sites, prend des formes modulées par l’imbrication de la classe, du statut immigré, des rapports ethniques et raciaux.Alors que d’autres critiques de l’essentialisme se sont contentées de défaire (unpack) et de déstabiliser la catégorie ???femmes???, le féminisme matérialiste théorise le rapport constitutif des catégories de genre et de sexe, transcendant ainsi le culturalisme et le substantialisme. Cette démarche représente une étape préalable à l’articulation des rapports sociaux, nécessaire à la théorisation de l’hétérogénéité de la catégorie. On évitera alors de réduire le genre à une catégorie culturelle déterminée en dernière instance par la classe. Ces apports n’ont toutefois pas empêché de nouvelles critiques sur la pertinence du concept de classes de sexe.Un ensemble formé par l’homogénéité et l’hétérogénéitéQuel statut accorder à la catégorie ??femmes??, figure centrale de l’identité féministe?? demande Lépinard (2005). En théorisant l’oppression de sexe comme transversale aux classes sociales, les féministes matérialistes accorderaient [204] un primat à la différence sexuelle sur les autres différences sociales, définissant les femmes comme ??un groupe homogène, déterminé par une oppression commune au-delà des autres clivages sociaux?? (ibid., p.?115)?. Deux remarques s’imposent. Théoriser un rapport transversal comme spécifique n’équivaut pas à le placer au-delà d’autres clivages sociaux ni à reléguer à l’arrière-plan les autres rapports. C’est une étape qui met à découvert un rapport occulté, préalable à son articulation à d’autres rapports sociaux, nécessaire à la théorisation de l’hétérogénéité sociale qui en résulte. Deuxièmement, en rattachant la différenciation sociale à la hiérarchisation sociale, le féminisme matérialiste per?oit la construction idéologique de la différence sexuelle.En établissant une équation entre oppression commune et groupe homogène, Lépinard glisse subrepticement du rapport à la catégorie, laquelle se situe plus précisément en aval du rapport, ce dernier constituant un champ de tension qu’on ne saurait réifier. Mais au fait, qu’entend-on par homogène?? Cela revient à poser une correspondance, voire un lien nécessaire, entre oppression, situation et expérience communes, et sororité. Daly (1985 [1973]) en représente un cas exemplaire quand elle décrit en 1973 la caste sexuelle comme phénomène universel, fondamentalement le même en Arabie saoudite et en Suède. On postulerait alors ce que Hall appelait des ??gènes sociologiques??. Or, théoriser un rapport constitutif de catégories sociales spécifiques n’équivaut en aucune manière à postuler des situations ou expériences communes. D’ailleurs, l’historien britannique E.?P.?Thompson décrivait dans son ?uvre monumentale The Making of the English Working Class (1963) l’hétérogénéité interne à la classe ouvrière. Pour lui, la classe n’est ni une structure ni une catégorie, c’est une expérience historique, un rapport qui renvoie à une pluralité d’expériences??: travailleurs à domicile, travailleurs des fabriques, travailleurs agricoles, artisans urbains, bref, une multitude d’ouvriers très différents entre eux. De cette complexité na?t quelque chose, ???la classe ouvrière??? qu’il maintient au singulier? et qui se dessine avec la prise de conscience et la révolte contre l’exploitation.[205]Lépinard précise du reste que chez les féministes matérialistes, l’homogénéité n’est pas empirique mais normative, désignant un objectif politique. Pour appuyer son propos, elle cite Guillaumin pour qui les femmes seraient ??uniques et homogènes en tant que classe appropriée. En tant que conscientes d’être morcelées par une relation de pouvoir, une relation de classe qui les disperse, les éloigne, les différencie, mais qui luttent pour leur propre classe — leur propre vie, elle non divisible??? (Lépinard, 2005, pp.?116-117).Ainsi la classe des ??femmes?? serait avant tout constituée dans un rapport concret d’appropriation, lequel possède deux faces qui sont imbriquées, l’une matérielle et l’autre discursive. De là à affirmer que l’appropriation entra?ne des situations et des expériences identiques, que les femmes sont partout les mêmes, qu’elles font partout la même chose et sont pareillement opprimées, il y a un pas que la théorie du sexage ne franchit pas?. Qui plus est, le sexage n’engendre pas inévitablement une prise de conscience. Aussi trouve-t-on, avant le paragraphe cité par Lépinard?: ??Il serait bien temps que nous nous connaissions pour ce que nous sommes?: idéologiquement morcelées parce qu’utilisées à des usages concrets dispersés?? (Guillaumin, 1979, p. 21).En écrivant ??il serait bien temps…??, Guillaumin indique que les femmes ne possèdent pas encore une conscience de classe, à cause des usages concrets dispersés auxquels elles sont assignées dans le cadre de leur domination?: ??Les pratiques des dominants qui nous morcellent, nous obligent à nous considérer comme formées de morceaux hétérogènes. Dans une sorte de patchwork d’existences, nous avons à vivre des choses distinctes et coupées l’une de l’autre?? (ibid.).Ce qui ne l’empêche pas de s’interroger sur le développement d’une conscience. Derrière l’hétérogénéité des femmes, derrière le patchwork de leurs existences, se profile un rapport de domination, le sexage, qui pourrait fabriquer une certaine homogénéité, si nous en prenions conscience et y résistions?: ??Notre résistance contre l’utilisation qui est faite de nous (résistance qui cro?t quand nous l’analysons) rend notre existence homogène?? (ibid.).[206]Ainsi, chez Guillaumin, hétérogénéité et homogénéité ne s’opposent pas, elles sont indissociables et se conjuguent au sein d’un même rapport. Alors que l’hétérogénéité en constitue la face matérielle, l’homogénéité normative devient sa face idéologico-discursive, quand les femmes entrevoient leur appropriation et rejettent l’explication naturaliste et culturaliste qu’on en fournit. C’est ainsi qu’une classe affectée à des usages concrets dispersés en viendrait à se mobiliser, et à atteindre, ponctuellement, une homogénéité normative.Un paradigme multidimensionnelPour capter la complexité des conditions d’existence du sexisme et de l’hétérosexisme, du capitalisme et du racisme, il faut, nous l’avons vu, transcender le réductionnisme horizontal et vertical, en délaissant les notions simplistes et mécanistes de structures. La théorisation du sexage, et des autres rapports sociaux, en représente une étape constitutive, préalable à un travail d’articulation qui tiendra compte de leur coextensivité et de leur consubstantialité. Ce faisant, on parviendra, dans une analyse qui demeure matérialiste, à capter la multiplicité des positions sociales, à dépasser le dualisme, à dissoudre les catégories binaires et, par conséquent, à saisir l’hétérogénéité des groupes et des individus. Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver au sein des groupes mêmes des analyses et des réponses politiques différentes. C’est pourquoi Crenshaw propose de conceptualiser la race comme une coalition entre hommes et femmes de couleur. Pourquoi ne pas alors conceptualiser le sexe comme une coalition entre femmes de race, de classe et d’orientation sexuelle différentes?? Je suggère donc d’envisager le sexe comme le produit de communalisations unissant, sur certains points et à certains moments, des personnes constituées dans l’appropriation et qui se mobilisent contre ses modalités.Un paradigme multidimensionnel qui tient compte du sexage présente l’avantage d’en cerner les enjeux spécifiques, comme la division sexuée du travail et les bénéfices matériels et psychologiques qu’en tirent les hommes, la violence contre les femmes, dans les familles, dans la rue, en temps de paix et en temps de guerre. Son inclusion évite le dérapage qui renvoie la [207] violence contre les femmes à la culture plut?t qu’à un outil de la domination masculine. On pourra aussi examiner les nouvelles manifestations de l’antiféminisme, comme le ras-le-bol face aux critiques féministes qui provoqueraient la violence masculine?.Ce paradigme sert aussi à combler le fossé entre infrastructure et superstructure qu’on retrouve souvent dans les analyses altermondialistes?. Dans son étude du corpus revendicatif de la Marche mondiale des femmes (MMF), Galerand (2006) montre les effets pervers d’une analyse qui fonctionne à partir de deux systèmes dissociés, le capitalisme et le patriarcat, la ??pauvreté?? des femmes renvoyant au néolibéralisme et leur oppression, à la violence patriarcale, alors que leur diversité est imputée à la culture. Cette définition du capitalisme et du patriarcat, l’un étant économique et l’autre idéologique, exemplifie le réductionnisme horizontal qui, ne théorisant pas l’infrastructure spécifique aux autres rapports sociaux, dématérialise les rapports de sexe?: la division sexuée du travail y est occultée tant au sein des rapports capitalistes que des rapports de sexe.Le paradigme matérialiste, il est vrai, met l’accent sur les structures de domination?, contrairement à Butler (1990) qui, privilégiant les ratés et échecs du sexisme, offrirait une perspective plus ??encapacitante??, axée sur un agir transformateur. La politique du performatif, la déstabilisation des catégories, des normes, des discours et des symboles, sont incontestablement des armes redoutables, mais elles demeurent internes aux structures de pouvoir (Baril, 2007). Ces mécanismes sont nettement insuffisants pour renverser un état de domination?, d’où le besoin d’actions politiques s’attaquant [208] aux structures matérielles — division sexuée du travail et chances de vie limitées, charge physique des êtres humains, privation d’individualité, coups — qui tentent de fixer les relations de pouvoir entre hommes et femmes dans cet état de domination. Moins enjouées certes, ces analyses fondent néanmoins les combats qui contribueront ultimement à débloquer les relations de pouvoir entre hommes et femmes, et à assurer leur réversibilité.Enfin, la théorisation des rapports sociaux de sexe et des rapports ethniques est nécessaire à leur articulation au sein d’un paradigme multidimensionnel. Or, ce qui a fait défaut en France, c’est la reconnaissance des rapports sociaux spécifiquement ethniques et raciaux?, qui furent exclus de l’espace théorique et politique?. C’est pourquoi je suis en désaccord avec Lépinard, qui impute au féminisme matérialiste ??l’absence d’articulation entre race et sexe?? (2005, pp. 109-110). Aucune approche féministe en France ne pouvait articuler rapports sociaux de sexe et ethniques, ce qui est en voie de changement gr?ce à une nouvelle génération qui poursuit résolument? les recherches des pionniers dans ce champ et dont les travaux embrassent les analyses intersectionnelles.Si on ne peut que se réjouir de l’ouverture en France aux problématiques des féministes anglophones minoritaires, à leur analyse des rapports postcoloniaux et des oppositions qui en résultent, deux écueils sont à éviter. D’abord, il serait néfaste d’occulter la domination ethnique en France, une dynamique spécifique enracinée dans des structures politiques et idéologiques dont le jacobinisme, le républicanisme et un universalisme qui [209] ignore son point d’ancrage, qui tait le colonialisme ou le rattache à sa mission civilisatrice, ainsi qu’une tradition sociologique portée sur la question sociale.Et puis, il serait regrettable qu’à l’intérieur de ce nouveau dialogue, on abandonne ce qu’on a pour incorporer ce qu’on n’a pas. La théorisation matérialiste des rapports de sexe demeure une contribution unique, et majeure, du féminisme fran?ais. Par son approche marxienne, elle a appréhendé, cerné, théorisé le rapport constitutif de catégories sociales indissociables au sein du même univers, écartant une conception substantialiste des catégories ???hommes??? et ???femmes??? pour envisager l’hétérogénéité des femmes en dehors du culturalisme. C’est en insérant dans une analyse transversale enrichie les apports des unes aux contributions des autres, en intégrant les rapports constitutifs de la classe sociale, de la race et du sexe, qu’on saisira dans toute sa complexité une réalité sociale aux imbrications et aux déterminations multiples.[210][211]L’ethnicité et ses frontières.TROISI?ME PARTIE.Chapitre 11Un paradigme féministematérialiste del’intersectionnalitéRetour à la table des matièresDans un article publié il y a vingt ans sur l’articulation des rapports sociaux (1994), je théorisais les interconnexions entre diverses formes d’oppression et incitais les lecteurs à substituer à des catégories souvent inertes les rapports sociaux — ethniques et raciaux, de sexe et de classe — qui en sont constitutifs. J’ajoutais, dans la foulée des critiques du réductionnisme marxiste (Hall, 1985, 1986), qu’il fallait rejeter l’opposition binaire entre infra et superstructure pour se pencher sur les liens unissant les diverses instances. Mais les vaillants efforts alors déployés co?ncidèrent avec le déclin du marxisme et la montée du poststructuralisme et du postmodernisme??; les rapports sociaux disparurent du discours et de l’analyse.Depuis, l’intersectionnalité? a fait sa fulgurante entrée en scène, elle s’est imposée comme le terme désignant ??l’articulation des identités et inégalités [212] multiples?? (Bilge, 2009, p. 71), le must d’une analyse soucieuse d’appréhender la complexité du réel. Critique de la prétendue universalité de la catégorie ???femmes??? et de la sororité comme projet politique unifié, perspectives qui seraient indissociables de l’occultation et de l’exclusion des femmes minoritaires, le paradigme intersectionnel est rattaché à la prise de conscience des antagonismes entre femmes et en constitue l’outil d’analyse par excellence.Après avoir présenté ce paradigme?, ses attributs et ses différences internes, j’examine les critiques dont il a fait l’objet et m’attarde aux travaux qui l’approfondissent et en élargissent la portée. Je m’intéresse ensuite à la césure construite entre l’intersectionnalité et la proto-?intersectionnalité?, deux moments souvent envisagés comme étanches, voire opposés — en dépit d’une certaine continuité qui leur est sous-jacente. J’identifie alors leurs ressemblances et leurs dissemblances et examine une tentative d’arrimage entre ces deux perspectives (Pagé, 2014). Si ces dernières s’opposent, s’ignorent ou s’entrecroisent parfois, les approches féministes axées sur les rapports sociaux se distinguent des autres, davantage encore quand elles se réclament du féminisme matérialiste. Car si les travaux plus récents sur les femmes minorisées s’intéressent aux structures de domination, ils réservent le cadre marxisant aux rapports postcoloniaux et remplacent l’analyse matérialiste des classes de sexe par un constructivisme de type culturel axé sur le genre, dont la variabilité est imputée à d’autres dominations, raciale et de classe. L’on réduit alors le genre à une catégorie sociale construite certes, mais à l’extérieur des rapports de domination exercés par les hommes sur les femmes.Or justement, le paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité proposé réintroduit les rapports de sexe dans l’analyse intersectionnelle. Car, voilà bien où réside, au-delà du choix entre articulation, consubstantialité, intersectionnalité ou matrice de la domination, l’enjeu véritable. S’opère alors un déplacement par rapport aux questions posées, au choix de l’objet et à sa définition, à la perspective adoptée. Matérialiste, il éclaire ce [213] qui est en amont des catégories sociales, les rapports les constituant comme différenciées, hiérarchisées, antagoniques et indissociables?; féministe matérialiste, il se penche sur le rapport d’appropriation constitutif des classes de sexe comme facteur explicatif des inégalités entre hommes et femmes et appréhende les moyens de son exercice. C’est en ces termes que j’analyse, en fin de chapitre, diverses instances de violence contre les femmes et fais ressortir la contribution spécifique du féminisme matérialiste à l’appréhension des dynamiques intersectionnelles.Le paradigme de l’intersectionnalitéLe paradigme intersectionnel a donné lieu à des travaux substantiels ainsi qu’à de pertinentes réflexions sur son ontologie, son épistémologie, ses attributs, ses différends, sa trajectoire historique et ses liens avec la théorie sociologique en général.Similitudes et différencesParmi les caractéristiques spécifiques de l’intersectionnalité?, on signale une perspective intégrée qui cerne la complexité des identités et des inégalités sociales??; implique la théorisation simultanée d’inégalités sociales multiples et complexes (Walby, 2007)?; reconna?t la multiplicité des dynamiques sociétales s’exer?ant de fa?on simultanée et interactive (Stasiulis, 1999)??; rejette la hiérarchisation des oppressions, récuse leur addition et approfondit leur interaction. Les approches intersectionnelles divergent entre elles selon les niveaux d’analyse retenus, celui des identités ou des inégalités par exemple. Ainsi, Crenshaw (1989) distingue deux types d’intersectionnalité, le premier lié aux barrières structurelles et le second, politique, découlant des intérêts conflictuels des groupes auxquels l’on appartient. Déplorant le recul des analyses structurelles, [214] Collins (2000) utilise les concepts d’intersectionnalité pour désigner les oppressions imbriquées dans l’expérience des individus et de matrice de la domination pour désigner leur organisation sociétale. Elle exprime ainsi le malaise ressenti par de nombreuses féministes face aux analyses qui s’éloignent du niveau macrostructurel et demeurent imprécises quant au statut des catégories entrecroisées. Un axe additionnel de différenciation touche aux p?les théoriques autour desquels gravitent ces travaux, néo-marxiste, postmoderniste, poststructuraliste (Bilge, 2009).Une autre critique concerne la persistance d’un certain ??flou autour du terme mutuellement constitutif?? (ibid., p. 77). C’est pourquoi, dit Bilge, il nous faut poser la question du statut ontologique (qu’est-ce que c’est) et épistémologique (comment on la regarde) de l’intersectionnalité. Ainsi cherche-t-on à préciser la spécificité de l’analyse intersectionnelle de la domination (Cho, Crenshaw et McCall, 2013)? et à mieux en cerner la complexité.Appréhender la complexité socialeBilge (2010, p. 60) pr?ne une approche holiste de la domination dans laquelle ??le raisonnement se déploie en termes de rapport constituant??. On aurait tort selon elle de chercher une définition normative du paradigme intersectionnel, de le coincer dans un moule rigide et univoque, plut?t que d’en accepter les tensions et la fluidité. Aussi suggère-t-elle (2009, p. 84) ??de le conjuguer à des théories sociologiques plus générales qui contextualisent et historicisent les structures de domination??. Dans cette veine et empruntant à une théorie des systèmes renouvelée (complexity theory), Walby (2007) théorise la profondeur ontologique de chaque relation sociale — genre, classe, ethnicité — à l’intérieur de différentes structures institutionnelles et propose une analyse antiréductionniste et macrosociologique de leurs interconnexions.[215]Sa démonstration ne manque ni de vigueur intellectuelle ni de force de conviction. Si je n’ai personnellement rien contre une approche systémique construite à partir d’un héritage sociologique marxiste et de la complexity theory, je me demande néanmoins comment cette nouvelle synthèse éclaire mieux que ses travaux antérieurs (1986, 1990) les liens entre divers systèmes et rapports d’oppression. En d’autres mots, pourquoi Walby, qui a porté le flambeau du féminisme matérialiste en Angleterre pendant les années 1980, recourt-elle à une théorie des systèmes renouvelée pour s’opposer au nouveau paradigme de l’intersectionnalité — qu’elle juge insuffisamment axé sur les relations et rapports sociaux —, alors que sa théorisation du mode de production patriarcal faisait très bien l’affaire?? Ce qui m’amène à examiner les liens entre l’avant et l’après-intersectionnalité.Protothéorie de l’intersectionnalitéet intersectionnalité?: une frontière complexeDans les deux cas, l’on rejette l’univocité des catégories sociales et l’on en recherche les processus constitutifs, l’on abandonne le modèle additif en faveur d’une théorisation des interconnexions entre des inégalités multiples et complexes, l’on distingue les niveaux individuels des structures globales, les analyses culturelles des rapports de pouvoir (Galerand et Kergoat, 2014), et l’on examine les catégories sociales différenciées?. Mais ces points communs ne sauraient masquer leurs divergences, réelles et imaginées.Des féminismes que l’on opposeD’où vient alors l’idée d’une frontière, voire d’une opposition entre deux périodes qui correspondent grosso modo au passage de la deuxième à la troisième vague féministe??? Plusieurs explications surgissent.? la suite de hooks, on associe habituellement le paradigme de l’intersectionnalité à l’éclosion de la pensée afro-américaine (Pagé, 2014), dont [216] la contribution fondamentale à l’analyse intersectionnelle n’est plus à démontrer, pas plus d’ailleurs que la ???maternité??? de ce concept introduit par Crenshaw (1989) dans son analyse des stratégies féministes et antiracistes. Elle y critique la double exclusion des femmes noires, comme femmes dans les programmes qui s’adressent aux Noirs, comme Noires dans ceux touchant les femmes.Toutes s’entendent pour ancrer ce paradigme dans la critique du solipsisme blanc (Rich, 1979), un féminisme ethnocentrique qui occulterait la situation des femmes noires et le statut majoritaire des femmes blanches au sein des rapports constitutifs des groupes racialisés. Pour les unes, l’analyse intersectionnelle représenterait une césure, un moment où l’hétérogénéité se substitue à l’homogénéité et la parole des femmes minoritaires, à celle des femmes appartenant au groupe majoritaire. Pour les autres, cette césure marquerait un différend théorique et politique, les analyses poststructurelles de l’identité détr?nant les analyses structurelles de l’oppression, entra?nant dans la foulée le fractionnement de la catégorie ???femmes??? et du mouvement féministe?.Rappelons que les féministes évoluent à l’intérieur de milieux qui s’ignorent largement, en dépit des réseaux établis et des traductions effectuées, principalement vers l’anglais?. Or ces contextes sont reliés par des rapports inégaux? qui infléchissent les discours et en orientent la circulation, ce dont bénéficient, différemment certes, les élites intellectuelles des pays dominants, quel que soit leur statut. En vertu de leur centralité, les perspectives en provenance des ?tats-Unis déforment, quand elles ne les voilent pas, des positions théoriques venant d’ailleurs. Par exemple, des féministes étatsuniennes ont utilisé le terme de ??French feminist thought?? (Delphy, 1995) pour désigner non pas l’ensemble des courants féministes en France mais un seul d’entre eux, essentialiste et différentialiste. Les débats dans les milieux anglophones se sont ainsi vus amputés du féminisme matérialiste, une perspective critique qui s’opposait au courant de la [217] différence ainsi qu’à la tendance ??lutte des classes??. Les luttes féministes, et la théorie sociologique dans son ensemble, s’en sont trouvées amoindries, comme en témoigne l’opposition simpliste entre l’essentialisme et le constructivisme, réduit à sa forme culturelle ??on ne na?t pas femme, on le devient??, qui en a résulté.La domination masculineet autres systèmes de dominationDans son analyse de l’intersectionnalité, Yuval-Davis (2006) conceptualise les interconnexions entre catégories et entités distinctes en fonction de leurs bases différentes?: la classe renverrait aux processus économiques de production et de consommation, le genre à un discours naturalisant des r?les sociaux, et les divisions ethniques et raciales, à des discours sur des catégories construites autour de l’inclusion et de l’exclusion. Dans cette formulation, la classe occupe le plan économique alors que la race et le sexe-genre se rapportent à des fondements discursifs, d’où un réductionnisme qui limite le matériel à l’économique et l’économique aux classes sociales, bref à l’infrastructure ??déterminante en dernière instance??. Par conséquent, le genre et les groupes ethniques s’inscrivent dans d’autres instances dont l’idéologique. Or, ce qui fait cruellement défaut dans son analyse, ce sont les fondements matériels spécifiques à chaque rapport, une profondeur ontologique que les analyses de l’articulation et de la consub?stantialité des rapports sociaux avaient atteinte dans les années 1980.En effet, l’extension de notre regard à d’autres contextes socio?historiques? a fait émerger un portrait plus complexe. Après avoir conceptualisé et théorisé la domination masculine et ses diverses facettes, les travaux féministes d’alors l’ont entrecroisée avec la classe, la race, l’ethnicité, le statut immigrant et l’orientation sexuelle. L’intersectionnalité appara?t ainsi comme le point d’arrivée des travaux sur l’imbrication des oppressions (voir le chapitre 9). Elle introduit une rupture plus ou moins grande selon le point de comparaison retenu et s’inscrit dans la lignée d’analyses féministes [218] visant à transformer l’univocité de la pensée dominante. C’est pourquoi l’on reconna?t désormais que l’examen des interconnexions est une caractéristique que le féminisme de la troisième vague partage avec la deuxième et non un attribut qui l’en distingue (Haase-Dubosc et Lal, 2006?; Jaunait et Chauvin, 2013?; Juteau, 2010?; Lykke, 2010).Aux ?tats-Unis, les féministes se penchent sur les liens entre marxisme et féminisme (Hartmann, 1979) et théorisent la division sexuelle de la production (domestique et salariée), la division sexuelle du travail, puis l’articulation entre le patriarcat et le capitalisme, deux systèmes qui se renforcent et se contredisent simultanément (Sokoloff, 1980). Comme d’autres l’ont fait remarquer, le rejet d’un féminisme aveugle aux différences intracatégorielles n’a pas tardé. Dans sa critique de Hartmann, Joseph soutient dès 1981 que tout travail d’articulation doit inclure une analyse historique de la suprématie blanche et des rapports de domination qui s’y rattachent, ces derniers n’étant pas réductibles aux relations entre les sexes ou les classes (Joseph, 1981). Bref, la prégnance des relations raciales ressort très t?t dans le contexte étatsunien et y impulsera les travaux d’articulation.En France (Galerand et Kergoat, 2014, p. 49), le féminisme se développe dans une société ??marquée par un parti communiste fort, un mouvement ouvrier puissant, l’un et l’autre centrés sur le rapport capital/travail?? et au confluent de mouvements sociaux importants dont Mai 68. Contrairement à l’Amérique du Nord, le marxisme y occupe une place prépondérante et nourrit le féminisme de la tendance ??lutte des classes?? qui ne remet pas ??en question le principe du monopole de la classe ouvrière, censée contenir dans sa lutte la subversion totale du système oppressif?: le capitalisme?? (Questions féministes, 1977, p. 7). Approfondissant l’imbrication entre la division sexuelle du travail et le rapport capital-travail, Kergoat propose en 1982 une théorisation des liens, de consubstantialité? et de co-extensivité, entre ces rapports. Bref, dès les années 1980 un questionnement ??pluraliste radical??, l’expression est de Jaunait et Chauvin (2013, p. 291), est amorcé à l’intérieur du mouvement des femmes.[219]Il n’en reste pas moins qu’une différence fondamentale sépare ces deux moments de l’analyse. Car les approches intersectionnelles se détacheront, en ce qui a trait aux rapports de sexe, des théories matérialistes, particulièrement dans des contextes moins marxisants, comme aux ?tats-Unis. Et comme l’intersectionnalité prend son envol à partir de ce p?le, au moment même où le poststructuralisme et le postmodernisme s’institutionnalisent, les interconnexions entre diverses formes d’oppression ne seront plus envisagées au moyen des concepts de modes de production, d’instances, d’articulation, de patriarcat, de rapports sociaux et encore moins de sexage. On revient à l’idéologique, au sexisme, à l’hétérosexisme, au racisme, accordant une place centrale au genre comme construit culturel acquis par la socialisation puis reproduit, ou transgressé, par la performativité (Butler, 1990). Plus que des mots, c’est un cadre d’analyse qui dispara?t. Est-il possible comme le suggère alors Pagé de jeter un pont entre ces deux perspectives??Une tentative d’arrimageentre intersectionnalité et consubstantialitéObservant l’existence d’une protothéorie de l’intersectionnalité dans le Québec des années 1970, Pagé (2014) suggère que les féministes québécoises, qui explorent les liens entre capitalisme, colonialisme et patriarcat? à un moment où les mouvements de gauche sont vigoureux et où la libération des femmes et la libération nationale sont étroitement reliées, sont bien placées pour effectuer une synthèse entre deux approches apparemment antithétiques, l’intersectionnalité étatsunienne et le féminisme matérialiste fran?ais. Elle aborde la question dans une perspective de l’indivisibilité de la justice sociale et distingue trois niveaux d’analyse?: l’individuel, le systémique qui reconna?t des systèmes? d’oppression [220] multiples et, au niveau militant, le besoin de lutter simultanément contre ces derniers. L’influence du féminisme matérialiste l’amène à ajouter un quatrième niveau d’analyse, les rapports sous-tendant la construction des catégories sociales (classe, sexe, race) au sein d’une relation antagoniste et hiérarchique. Sans être équivalentes, ces deux approches (l’intersectionnalité étatsunienne et le féminisme matérialiste fran?ais) partageraient une même idée centrale?: ??penser les oppressions comme multiples, interreliées et non hiérarchisables?? (ibid., p. 207). Des logiques similaires les alimenteraient, même si les perspectives adoptées diffèrent quelque peu. Kergoat ne reconna?trait pas l’autonomie des systèmes qui seraient organiquement liés tandis que les intersectionnelles les con?oivent comme relativement autonomes et influant les uns sur les autres. Ensuite, l’analyse des rapports sociaux, centrale chez Kergoat, est largement absente des analyses intersectionnelles étatsuniennes. Le projet séduit et ne manque pas d’intérêt, mais de là à écrire?:[L’]idée de ??conscience de classe?? pour Kergoat semble analogue à celle d’??identité?? pour les ?tatsuniennes, et l’analyse des structures similaire à celle des systèmes. Ainsi, peu d’éléments théoriques différencient ces deux notions outre leurs inscriptions dans un langage localisé (Pagé, 2014, p.?211).… la distance à franchir est considérable. Mais qu’en pensent les intéressées?? En utilisant le concept de consubstantialité?, Galerand et Kergoat (2014) entendent conserver le bagage théorique, dialectique et matérialiste de l’héritage marxien. Elles expliquent comment un raisonnement en termes de rapports sociaux apporte une contribution distinctive à l’articulation des rapports de pouvoir. Avec ce concept, il s’agit de considérer que ??(1) les rapports sociaux distincts possèdent des propriétés communes — d’où l’emprunt du concept de rapport social avec son contenu dialectique pour penser le sexe et la race?; (2) les rapports sociaux bien que distincts ne peuvent être compris séparément, sous peine de les réifier?? (ibid.). Il s’ensuit que l’analyse de la [221] consubstantialité se démarque d’autres modélisations en ce qu’elle renferme une conception matérialiste — portant sur l’activité concrète du travail — des oppressions non capitalistes de sexe et de race et ne réduit donc pas ces dernières à leurs formes idéelles. Car le capitalisme n’évolue pas en vase clos et les modes d’exploitation sont multiples et évoluent à égalité.Une sociologie des rapports sociaux ne cherche pas uniquement à identifier les rapports constitutifs de catégories qui sont entrecroisées, elle vise à cerner la dynamique des rapports de force vivants qui se recomposent continuellement, comme le soulignent Galerand et Gallié (2014). Aussi ces auteures préfèrent-elles le terme ??conscience de classe?? à ??identité??, de même que ceux d’??antagonisme?? et de ??contradiction?? à celui d’??inégalités??, pour tenter de cerner le mouvement des rapports sociaux, une t?che ardue mais nécessaire, qui différencie l’analyse de la consubstantialité de certains usages de l’intersectionnalité. Bref, il n’est pas évident de substituer système à structure, identité à conscience de classe. Et il semble difficile de conclure que le recours aux rapports sociaux renvoie à une différence de méthode, au langage utilisé, voire à un simple point d’entrée, plut?t qu’à une différence théorique et politique. Aussi nous pencherons-nous maintenant sur la contribution spécifique du féminisme matérialiste à l’analyse intersectionnelle.Le féminisme matérialiste?: une approche qui théorise les rapports de sexeSi le paradigme intersectionnel rejoint sur certains points les travaux antérieurs sur l’articulation, ces derniers s’en démarquent nettement. Portant sur les modes de production domestiques, les systèmes dualistes et unifiés, le patriarcat, les rapports sociaux de sexe, les classes de sexe et le sexage, les travaux féministes d’orientation matérialiste ont théorisé l’un des opérateurs de l’intersectionnalité, les classes de sexe, et son articulation à d’autres rapports.Refusant de céder au ??terrorisme de l’explication unique par le capitalisme??, Questions féministes proposait en 1977 (p. 6) une analyse matérialiste, [222] et non matérielle?, de la domination des hommes sur les femmes. On la théorise en fonction d’un rapport social? constitutif des hommes et femmes en tant que classes distinctes et interdépendantes?: le patriarcat envisagé comme mode de production domestique et analytiquement distinct du capitalisme chez Delphy (1970), le rapport d’appropriation, les classes de sexe et le sexage chez Guillaumin (1978), l’identité de sexe et le sexe social chez Mathieu (1989).?largissant l’analyse au-delà du mode de production capitaliste, Guillaumin désigne par sexage l’appropriation des femmes, de leur corps, de leur travail et des fruits de leur travail, un rapport qui comporte un travail d’entretien physique, émotif et intellectuel des êtres humains, effectué hors salariat dans le cadre de la famille et d’autres institutions. Divers moyens assurent le maintien de l’appropriation de la classe des femmes?: le marché du travail où leur salaire demeure inférieur à celui des hommes?; le confinement dans l’espace, certains endroits et moments étant jugés inappropriés et hors limites?; la démonstration de la force, telle la violence physique, verbale, psychologique, exercée contre elles?; la contrainte sexuelle sous forme de viol, de provocation, de drague?; enfin, l’arsenal juridique et le droit coutumier (Guillaumin, 1978). Autant de moyens économiques, politiques, juridiques pour apeurer et soumettre la classe des femmes. En tenant compte du fondement spécifique de l’exploitation des femmes et des instances qui en assurent la reproduction, son approche permet d’articuler les rapports de sexe à [223] d’autres rapports plut?t que de les y réduire. Elle fait voler en éclats l’idée d’un rapport social unique dont l’instance économique détermine l’ensemble d’une formation sociale?.Le paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité se démarque des études qui examinent la situation des femmes principalement en fonction des rapports de classe et des rapports postcoloniaux. Il échappe ainsi au réductionnisme horizontal, qui omet les rapports de sexe en tant qu’analytiquement distincts, et au réductionnisme vertical, qui n’en spécifie pas les instances ou structures institutionnelles. Ainsi, ce qui est souvent absent de ces études, ce sont les différences intercatégorielles produites par le rapport constitutif des hommes comme majoritaires et des femmes comme minoritaires. L’inclusion de ce rapport et des instances qui lui sont propres complexifie l’analyse des liens qui structurent une société?, comme l’indiquera notre examen de la violence exercée contre les femmes dans différents contextes.[224]Rattacher la violence contre les femmes à leur appropriation? l’occasion d’une journée de réflexion, ??25 ans après Polytechnique??: Contrer l’effacement, prendre sa place???, on m’a demandé de revenir sur la tuerie de l’?cole polytechnique et de me pencher sur les actions violentes qui perdurent aujourd’hui à l’égard des femmes autochtones et non autochtones. Si ces dernières diffèrent sensiblement les unes des autres, en vertu notamment de leur rapport distinct au colonialisme, au néolibéralisme, au racisme, elles s’inscrivent les unes et les autres dans des rapports sociaux spécifiques que dévoile une analyse féministe matérialiste.La violence contre les femmes autochtones au Canada?:l’impact du colonialisme et du racismeRappelons l’ampleur de la violence contre les femmes autochtones au Canada — 1186 cas répertoriés de femmes disparues ou assassinées depuis 1980, l’équivalent proportionnel de 35?000 femmes canadiennes ou de 8250 femmes québécoises —, le mutisme et l’indifférence qui l’entourent, le refus d’une commission d’enquête publique nationale par le gouvernement conservateur. ??Nous ne devons pas y voir un phénomène sociologique, a dit le premier ministre Stephen Harper en conférence de presse, le 21 ao?t 2014, nous devons y voir des crimes. Des crimes contre des innocents, et des crimes qui doivent être traités en conséquence.?? Aussi estime-t-il que les enquêtes policières, et non une enquête nationale, sont la meilleure fa?on de traiter et de résoudre les meurtres et les enlèvements de femmes autochtones. Or, comme l’écrivait Femmes autochtones du Québec?: ??une commission nationale d’enquête publique et un plan d’action national […] aideraient à répondre aux problèmes systémiques qui empêchent les femmes autochtones de vivre véritablement en sécurité partout au Canada?? (20 mars 2014). Et quels sont ces facteurs systémiques?? D’après des textes féministes en provenance de l’Association des [225] femmes autochtones du Canada (AFAC), des Femmes autochtones du Québec (FAQ), de Montminy et autres (2010) et de Walter (2014), il s’agit principalement du colonialisme, de ses séquelles et de ses formes actuelles, du racisme et de la pauvreté, des facteurs qui se conjuguent pour générer la surreprésentation des femmes autochtones? parmi les femmes violentées. Dans un livre important, préfacé par Widia Larivière, cofondatrice du mouvement Idle No More?, Walter pr?ne une perspective de décolonisation visant à revaloriser le pouvoir des femmes autochtones (2014). Elle y rappelle le continuum des vulnérabilités qui s’encha?nent, où des jeunes femmes voulant échapper à la pauvreté et à la violence dans leur communauté se retrouvent en milieu urbain où de nouvelles vulnérabilités les fragilisent davantage. En dépit de différences avec les femmes non autochtones qui sont assassinées — assassinats le plus souvent liés à la violence sexuelle, au niveau plus élevé de consommation d’alcool et de drogue chez les meurtriers et chez leurs victimes —, ce qui les distingue avant tout, c’est leur surreprésentation. Aussi Walter écrit-elle?: ??Et cette violence qui semble essentiellement sociale a pour racines la violence raciale exercée contre les Premières Nations du Canada depuis le xvie siècle?? (2014, p.?67), puisque, au bout du compte, l’identité autochtone serait la cause de toutes ces vulnérabilités (ibid.). Conséquemment, la violence contre les femmes autochtones du Canada ne peut être appréhendée en dehors de ces facteurs. Or, si ces derniers rendent compte des différences intracatégorielles, internes à la classe des femmes, les différences intercatégorielles entre les femmes et les hommes violentés par l’autre sexe ne sont pas abordées?.[226]Montminy et ses collègues (2010, p. 55) affirment que les Autochtones définissent la violence familiale ??comme une conséquence de la colonisation, de l’assimilation forcée et du génocide culturel??. Tout en reconnaissant que la violence contre les femmes autochtones revêt des caractéristiques similaires à celle contre les femmes non autochtones, ces auteures montrent que la violence familiale dont les femmes autochtones sont victimes se distingue tant par ses formes et sa fréquence que par sa gravité. Affirmant que ??les expériences des femmes sont trop variées pour qu’on puisse ramener leur expérience de la violence à la seule différence de genre?? (ibid.), elles cherchent, à l’aide du cadre intersectionnel, ??comment certaines problématiques, reliées à la spécificité du contexte politique, historique, social, économique et culturel des populations autochtones, agissent en synergie et augmentent la vulnérabilité à la violence?? (ibid.). Sans nier la spécificité des femmes autochtones par rapport aux femmes non autochtones et tout en reconnaissant que ??la seule différence de genre?? ne suffit pas à expliquer leur situation, faut-il pour autant occulter cette dernière?? D’ailleurs, la ??différence de genre?? semble renvoyer en l’occurrence à une différence culturellement construite, la catégorie ??femmes?? n’étant pas problématisée et ses fondements, peu explicités. L’analyse intersectionnelle sert ici à élucider les facteurs — rapports de classe et colonio-racistes — responsables des différences internes à une catégorie genrée plut?t qu’à se pencher sur les rapports constitutifs des différences intercatégorielles que l’analyse féministe matérialiste introduit comme troisième p?le de l’articulation et comme facteur explicatif. Examinons maintenant des travaux sur les féminicides? des femmes racisées à Ciudad Juarez.[227]La violence contre les femmes raciséesà Ciudad Juarez (Mexique)?: néolibéralisme, patriarcat, rapports de sexeet rapports colonio-racistes.Alors que l’écrivaine québécoise Suzanne Lebeau propose, dans sa pièce Cha?ne de montage, une explication qui renvoie au néolibéralisme et au désir effréné de consommation des Occidentaux, un désir de produits de plus en plus nombreux à des prix toujours inférieurs, elle passe sous silence tout facteur pouvant expliquer pourquoi ce sont des femmes qui sont violées, torturées et assassinées. Jamais ne se demande-t-elle si et pourquoi ces crimes sont genrés. Le néolibéralisme fait figure de cause unique et univoque qui ne s’articule à aucune autre. En revanche, Labrecque et Falquet, deux féministes ayant une solide expérience de terrain au Mexique, tiennent compte des rapports de pouvoir entre hommes et femmes dans leurs analyses des féminicides à Ciudad Juarez. Après avoir examiné un certain nombre d’hypothèses dont celles de type sociologique et de genre — frustration masculine devant la concurrence des femmes sur le marché de l’emploi, misogynie, racisme… —, Labrecque (2012) insiste sur la persistance et la diversité des structures patriarcales qu’elle prend soin d’historiciser et d’entrecroiser avec d’autres formes de hiérarchies telles la race et la sexualité, lesquelles viennent configurer le genre. Introduisant le patriarcat comme facteur principal, elle l’envisage surtout comme un ordre mondial de genre, une idéologie de l’?tat mexicain et des corporations transnationales, et moins en termes d’un rapport spécifique d’exploitation et d’oppression des femmes.Focalisant sur le féminicide comme ??ensemble de violences masculines meurtrières contre les femmes??, Falquet pr?ne une approche historique qui inclut les rapports sociaux de sexe et les intègre à d’autres rapports dans son explication de l’objet (2014, p. 1). Elle appréhende le lien entre les féminicides, le néolibéralisme qui s’est développé dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), la transformation de l’?tat-nation en ?tat-marché et le message politico-médiatique qui bl?me les victimes, défend l’impunité et matraque l’opinion publique d’images atroces. Elle rappelle que les mortes ou disparues ont des positions de classe et de race, la plupart des féminicides sexuels concernant des prolétaires ??brunes??, souvent des migrantes rurales et travailleuses [228] pauvres (2014, p.?8)?. Elle reconna?t la dimension sexuée? de ces crimes, affirmant que l’on veut apeurer et contr?ler des femmes évoluant pour la plupart à l’extérieur de l’institution matrimoniale et des logiques de l’amalgame conjugal (Tabet, 2004) et les inciter à retrouver le giron familial, qui est celui de l’appropriation privée.Je rappelle ici la présence d’une double contradiction, entre l’appropriation privée et collective d’une part et, d’autre part, entre l’appropriation sociale des femmes — une relation où il n’existe aucune mesure de l’accaparement de la force de travail — et leur travail salarié. Ces assassinats, écrit Falquet, ciblent un segment de la main-d’?uvre central pour la réorganisation néolibérale de la production. Mais on veut également supprimer leur accès et celui des femmes ??brunes?? au travail rémunéré, lequel, aussi déplorables qu’en soient les conditions d’exercice, entre en contradiction avec leur appropriation sociale et favorise une certaine autonomie des femmes face à la classe des hommes. Son approche féministe matérialiste inclut à part entière les rapports hétéro-patriarcaux qu’elle articule à d’autres rapports sociaux, capitalistes, ethnico-nationaux et colonio-racistes, dont ils ne sont pas simplement tributaires. Ainsi, son analyse intersectionnelle cerne de manière ??consubstantielle?? l’imbrication des rapports de sexe dans les autres rapports sociaux. Mais comment approfondir la dynamique des rapports sociaux de sexe et la place spécifique qu’y occupe la violence?? Sur quoi repose-t-elle et comment opère-t-elle?? Le cas de Polytechnique est à cet égard fort éloquent.[229]La tuerie à l’?cole polytechniqueet autres exemples plus récentsRappelons que le 6 décembre 1989, Marc Lépine est entré à Polytechnique, un édifice peu accessible situé sur le sommet de la colline, il a assassiné 14?femmes, dont 13 étudiantes, et en a blessé autant, en criant?: ??Vous êtes une gang de féministes?! J’ha?s les féministes?!?? Un meurtre préparé rationnellement?: visite des lieux, entra?nement, rédaction de son projet, tri des victimes, explicitation du motif. Or, les médias se sont longtemps interrogés sur son mobile, on a cherché du c?té de ses antécédents familiaux et problèmes psychologiques, on a conclu à la folie… un fou??! De la folie?? ??Oui, bien s?r??, répond Guillaumin (1990, p. 197). ???thiquement, oui, folie. Affectivement et/ou psychologiquement, oui, folie. Mais socialement, sociologiquement, politiquement?? Car c’est un acte politique, son auteur l’a dit.??On préfère, rappelle-t-elle, les explications qui invoquent des raisons conjoncturelles et superficielles, telles la vie du meurtrier et ses frustrations. ??Toutes choses justes peut-être, mais qui évitent l’essentiel, le noyau sociologique de l’acte???, et cela même si l’auteur de l’attentat explicite dans une lettre le sens de l’acte commis (ibid., p. 199). L’effet de dénégation est tel que l’ensemble des femmes ne peut pas ou ne veut pas reconna?tre une haine qui les vise en tant que telles. Parce que, ajoute-t-elle, ???les femmes sont, en tant que groupe social, l’objet d’un déni de réalité?: dès qu’il est visé en tant que tel, il n’existe plus, il se dissout dans les particularités??? (ibid., p. 200). La disparition advient par deux moyens?: d’une part la réduction des femmes à un trait qualificatif?: des épouses, des vieilles femmes, des prostituées, des féministes, des Autochtones, des mères, des immigrantes, des lesbiennes?; de l’autre, l’attention portée à la psychologie et à la vie du meurtrier.Des cas plus récents de violence contre les femmes par des hommes permettent d’approfondir l’analyse. Je pense à la conversation pancanadienne qui a suivi le congédiement en septembre 2014 d’un populaire animateur de la Canadian Broadcasting Corporation (CBC) à la suite d’allégations d’agressions sexuelles que les présumées victimes avaient longtemps tues, ce qui leur fut reproché. Des milliers de langues se sont alors déliées, défiant le silence qui entoure le viol et autres agressions. Après que [230] deux journalistes canadiennes bien connues eurent révélé avoir été violées dans le passé et avoir gardé le silence, le mot-clic #BeenRapedNeverReported est devenu viral et l’on estime qu’en moins de vingt-quatre heures huit millions de personnes, de Montréal à Delhi en passant par Londres et Riyad, ont participé à cette campagne. Au Québec, la présidente du Conseil du statut de la femme (CSF) et celle de la FFQ ont brisé la glace en divulguant qu’elles avaient été sexuellement agressées sous le mot-clic #Agressionnondénoncée. Et que dire du saccage effectué par Elliot Rodger, un jeune homme de 21 ans qui en voulait aux étudiantes rejetant ses avances et qui a assassiné, le 24 mai 2014, 6 personnes et en a blessé 13 autres, près du campus de l’Université de Santa Barbara en Californie???Considérons également le cas d’Anita Sarkeesian?, critique féministe de la culture pop et vidéo-blogueuse américano-canadienne qui a d? annuler en octobre 2014 sa conférence à la Utah State University. L’auteur d’un courriel envoyé à l’université mena?ait, si cette dernière avait lieu, de mettre à exécution une attaque dans le style du massacre de Polytechnique à Montréal en 1989, quand Marc Lépine a assassiné 14 femmes, dans sa lutte contre le féminisme?. Connue pour sa série YouTube Tropes vs Women in Video Games (sur la cha?ne Feminist Frequency), Sarkeesian évalue diverses tendances antiféministes des jeux vidéo. Il existe, dit-elle, une toxicité dans la culture du gaming et dans la culture tech, qui impulse cette haine misogyne, ce backlash réactionnaire contre les femmes qui ont quelque chose à dire, surtout celles [231] qui sont féministes. Ils font un effort immense pour nous faire taire, ajoute-t-elle, et quand ils échouent, ils essaient de nous discréditer afin de nous écarter (push us out). On se demandait autrefois si le harcèlement des femmes était bien réel, or maintenant, à la lecture des cas cités, on ne peut plus en douter. Elle a annulé sa présentation quand sa demande d’utiliser des détecteurs de métaux fut refusée.Contributions spécifiquesdu paradigme féministe matérialiste à l’analyse intersectionnelle??[Il] est impossible d’expliquer le racisme en faisant abstraction d’autres rapports sociaux — pas plus d’ailleurs qu’on ne peut expliquer le racisme en le réduisant à ces autres rapports?? (Hall, 2013 [1980]).En englobant une pluralité de contextes temporels, spatiaux et théoriques qui ont vu na?tre les interrogations sur l’intersection entre des formes différentes d’oppression, on a pu mettre en évidence des phénomènes qui passent habituellement inaper?us?: la modification des catégories avec lesquelles on entrecroise le genre, les classes sociales étant remplacées par les groupes ethniques et racisés?; le passage des rapports sociaux aux catégories sociales ou, dans les meilleurs des cas, à la matrice de la domination?; l’absence d’interrogations sur la catégorie ??femmes??. C’est alors qu’émergent les liens entre des points à première vue épars et que l’on peut désormais connecter?: un constructivisme, en ce qui a trait à la catégorie ??femmes??, qui se limite à l’enculturation?; la dématérialisation des rapports de sexe qui en résulte et, conséquemment, le recours à d’autres rapports de domination comme facteurs explicatifs de la subordination des femmes. Les inégalités entre hommes et femmes, dont on reconna?t l’existence, seraient à mettre au compte de la mondialisation, du colonio-racisme et du néolibéralisme. Or si ces inégalités sont modelées par d’autres rapports sociaux, on ne peut les y réduire. Par un curieux revirement, les analyses féministes qui ont insufflé une impulsion aux travaux sur les intersections sont quasi absentes du paradigme de l’intersectionnalité. Cette occultation des rapports sociaux de sexe n’est pas sans affecter ce qui est dévoilé et ce qui ne l’est pas, ce qui est dit et ce qui ne l’est pas, les questions posées et celles qui ne le sont pas, comme l’indiquent [232] les analyses sur les femmes autochtones au Canada et racisées au Mexique (Ciudad Juarez), la tuerie à l’?cole polytechnique, les menaces adressées à Anita Sarkeesian et l’action des femmes qui ont participé au mot-clic #BeenRapedNeverReported. Car ??si la violence contre les femmes se manifeste de diverses manières, selon les époques et les sociétés, elle n’en a pas moins une cause similaire, la domination masculine?? (Lamoureux, 2014, p. 12). Or ses formes et les analyses proposées diffèrent sensiblement les unes des autres.Intersectionnalité et analyse féministe matérialistede la violence contre les femmesDans le cas des femmes autochtones au Canada, les liens entre la violence socioéconomique — elle-même tributaire de la violence coloniale et de ses séquelles — et la violence sexuelle apparaissent clairement alors que les rapports de sexe demeurent en filigrane. Dans le cas des féminicides à Ciudad Juarez, qui touchent également des femmes possédant des statuts minoritaires imbriqués, les inégalités entre les hommes et les femmes font souvent partie de l’analyse. Elles sont envisagées en termes de domination masculine, de patriarcat et quelquefois de rapports de sexe, lesquels se conjuguent au néolibéralisme et au colonio-racisme.En revanche, les autres cas traduisent une facette différente de l’articulation des rapports sociaux. ? Polytechnique, 13 étudiantes, blanches et de classe moyenne — ou qui y parviendront après l’obtention du dipl?me et d’un emploi?: ni colonialisme, ni racisme, ni classisme ne s’exercent contre des femmes qui appartiennent, du point de vue de ces rapports, au groupe majoritaire. Des femmes qui posséderont un capital leur permettant d’accéder à des postes bien rémunérés qui leur étaient jadis interdits et de se soustraire à certains aspects de l’appropriation collective. Or, justement, un membre de la classe des hommes vient leur rappeler, comme à d’autres femmes contrevenant aux normes patriarcales, que la transgression n’est pas permise et qu’elle ne restera pas impunie. La violence physique, verbale, psychologique et la contrainte sexuelle sous forme de viol, de provocation, de drague, sont autant de démonstrations de force utilisées pour mater celles que le salaire affranchit partiellement, [233] de manière à assurer le maintien de leur appropriation et la reproduction des classes de sexe?.? cet égard, le cas de Sarkeesian est en tous points exemplaire. C’est dans des circonstances bien précises que la violence des hommes contre les femmes, ses causes et ses mobiles, deviennent visibles. L’existence d’un crime commis contre des femmes en vertu de leur appartenance à un groupe social visé en tant que tel — ce que les meurtriers clament dorénavant haut et fort — devient patente quand la violence frappe les femmes qui sont le moins femmes?, en d’autres mots celles qui échappent partiellement à leur statut — minorisé — de femmes. Ce qui est moins paradoxal qu’on pourrait le croire. Car en l’absence d’autres facteurs derrière lesquels l’explication peut être dissimulée, ce qu’on n’a pas voulu, ou pu, admettre, le noyau sociologique de l’acte se manifeste enfin distinctement.Questions et objets de recherche?: un choix socialement enracinéOn a vu que les féministes s’entendent pour reconna?tre la co-construction des formes de domination ainsi que l’impossibilité de hiérarchiser a priori leurs interconnexions. Comme la sélection des questions et des objets de recherche n’est pas déterminée par la théorie de l’intersectionnalité, d’autres facteurs interviennent dans le choix de l’explanandum, en d’autres mots du rapport social dont on veut rendre compte et des autres rapports qui viennent l’infléchir. Si le rapport aux valeurs? oriente la constitution [234] des objets, la sélection et l’organisation des faits étudiés, le point de départ de toute investigation est socialement enraciné, rattaché à la position sociale des chercheurs et, par conséquent, à un standpoint, un angle d’analyse qui n’est pas indépendant du politique. Ainsi, les féministes matérialistes s’intéresseront-elles autant aux différences intercatégorielles qu’intracatégorielles, théorisant le fondement social de la catégorie ???femmes?? et non seulement son hétérogénéité.En optant pour le paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité, on opte pour un paradigme qui envisage un crime contre des femmes comme un crime contre une ??classe sociologiquement définie dans un rapport d’oppression, matériel et historique??. L’analyse structurelle de la violence contre les femmes, de la violence sexuée et sexiste, se centre alors sur le rapport de force qui transforme les femmes en femmes, car ??les sexes ne sont pas de simples catégories biosociales, mais des classes (au sens marxien) constituées dans et par le rapport de pouvoir des hommes sur les femmes?? (Mathieu, 2006).On abordera alors la violence contre les femmes comme un moyen de leur appropriation par les hommes, dans ses liens à la classe et au pouvoir néocolonial, tout en rappelant que réduire l’oppression des femmes aux autres rapports, c’est en évacuer le mécanisme central dont l’analyse intersectionnelle ne peut faire l’économie.[235]L’ethnicité et ses frontières.TROISI?ME PARTIE.Chapitre 12Les ambigu?tés dela citoyenneté québécoise?:exit le pluralisme??Retour à la table des matièresDepuis vingt ans, cela est bien connu, nous assistons, tant dans le champ scientifique que dans la sphère politique et l’espace civique, au retour du citoyen (Kymlicka et Norman, 1995). Le Forum national sur la citoyenneté et l’intégration (2000) et le Rapport de la Commission des ?tats généraux sur la situation et l’avenir de langue fran?aise au Québec (2001) en témoignent éloquemment.Un tel engouement est lié, certes, à une volonté de démocratisation. ? la fois statut et pratique, la citoyenneté comporte des obligations et des droits visant à assurer l’égalité des membres d’une collectivité. Néanmoins, c’est l’idée que j’avance dans ce chapitre, cette popularité n’est pas étrangère à l’ambigu?té que recèle ce terme et revêt ce projet. Pour en appréhender les multiples facettes, je me pencherai sur deux enjeux, étroitement liés à la définition marshallienne de la citoyenneté? et autour desquels se manifestent ??the politics of citizenship???: l’actualisation de l’égalité et la définition des frontières de la collectivité.Le premier enjeu renvoie à l’extension verticale des droits civiques, politiques, sociaux et culturels de la citoyenneté ainsi qu’aux liens entre égalité [236] et différence?; le second correspond aux processus d’inclusion — et d’exclusion — qui se déploient à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de la collectivité et remet en question leur définition.Le contexte québécois offre l’occasion d’examiner cette dynamique de l’ambigu?té, au moment même où se déroule une opération vigoureuse et bien orchestrée de construction de la citoyenneté québécoise. Qu’il s’agisse de l’égalité ou de l’identité, que le glissement entre nationalité et citoyenneté vient exacerber, le projet n’est pas sans équivoque. De quelle citoyenneté s’agit-il?? Comment s’y traduisent l’égalité et l’appartenance et quels en sont les paramètres?? Ce projet s’inscrit-il, comme il le semblerait à première vue, à contre-courant de la tendance actuelle (Soysal, 1994), qui est celle de l’affaiblissement du modèle national de la citoyenneté? et de l’implantation d’un modèle postnational où s’épanouissent de multiples et fluides appartenances et s’estompent les frontières entre nationalité et citoyenneté??J’approfondirai ces questions à la lumière des débats sur la citoyenneté et à partir de textes et documents préparés entre autres à l’occasion de la création du ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (MRCI), de la Semaine québécoise de la citoyenneté et du Forum national sur la citoyenneté et l’intégration?. Enfin, dans une dernière et nouvelle partie (2015), je me pencherai sur les plus récentes tentatives gouvernementales de définir l’identité québécoise, dont la Charte de la langue québécoise et la Charte affirmant les valeurs de la?cité et de neutralité religieuse de l’?tat ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement.Le sens flottant de l’égalitéLoin d’être fixes, les droits de la citoyenneté font l’objet de luttes visant à les défendre, à les étendre et à les réinterpréter (Lister, 1997). Ce mouvement d’extension verticale inclut entre autres la liberté d’expression et le droit de [237] vote, ainsi que les plus récents débats autour de l’égalité formelle et de l’égalité de fait, de l’égalité des chances et de l’égalité des résultats, l’obtention de ces droits sociaux devant assurer, selon Marshall, la réduction des inégalités liées aux classes sociales. Les polémiques contemporaines portent surtout sur le droit à la différence et la reconnaissance de la diversité.En théorie politique, les termes du débat furent souvent formulés en fonction de l’opposition entre égalité et différence. Or, comme le rappelle pertinemment Scott (1988), cette dichotomie structure un choix impossible?: si on opte pour l’égalité, on doit accepter que la différence lui soit antithétique. Si on opte pour la différence, on admet que l’égalité est inatteignable. Une telle opposition occulte la prise en compte de la différence au sein de la notion politique d’égalité et laisse entendre que l’identité (sameness) représente le seul fondement de l’égalité. Dans ce mode de raisonnement, la différence se substitue à l’inégalité, sert à l’expliquer et à la légitimer. Or, il faudrait (Pateman, 1992) transformer la relation entre égalité et différence, car l’enjeu central n’est pas la différence et son incorporation, mais la subordination. Si l’égalité peut inclure la différence, elle ne peut s’accommoder de la domination. Ce débat, quand il porte sur les minorités ethniques ou nationales, est énoncé en termes de reconnaissance (??the politics of recognition??, Taylor, 1994), cette dernière devenant une condition de l’égalité. Mais c’est surtout d’égalité culturelle qu’il est alors question, une égalité qu’on dissocie habituellement de l’égalité économique. Il y aurait des inégalités sociales reposant sur les classes et des inégalités culturelles fondées sur la non-reconnaissance de la différence?; les premières provoquent des luttes sociales et les secondes, des luttes identitaires. Or, cette séparation des sphères économique et culturelle n’est pas sans surprendre au moment où la sociologie, pour ne parler que de cette discipline, reconna?t la multiplicité des rapports sociaux (classes, rapports sociaux ethniques et de sexe) et en théorise l’articulation.Je propose une approche qui reconna?t la diversité des rapports sociaux, qui ne réduit pas les inégalités sociales aux rapports de classe, qui rattache la construction de divers groupes sociaux à la hiérarchisation sociale et qui envisage la reconnaissance comme une instance de la redistribution (Juteau, 2008). En pla?ant les rapports sociaux au centre de [238] l’analyse, j’évite de réduire l’économique aux classes et les catégories ethniques et de sexe, à des dimensions culturelles et identitaires. Classes, sexes, races et groupes ethniques sont des catégories distinctes produites dans des rapports sociaux aux composantes économiques, politiques et culturelles?; sans être homogène, chacune de ces catégories possède des intérêts communs et spécifiques. Le ch?mage des immigrants, par exemple, ne s’apparente pas entièrement à celui des non-immigrants, puisque d’autres mécanismes d’exclusion sont présents. Quand on rattache les revendications culturelles aux inégalités sociales et politiques, on per?oit que différenciation et hiérarchisation vont de pair. On saisit également que les revendications des minoritaires ne sont pas exclusivement culturelles et que le redressement des inégalités requiert la prise en compte, matérielle et symbolique, de revendications qui s’articulent à des rapports spécifiques.Ambivalence des frontièresde la collectivitéComme le souligne à juste titre Michèle Riot-Sarcey (1994), on ne peut réduire la citoyenneté à une idée qui s’étend hors du jeu des tensions sociales et des rapports de pouvoir. En effet, l’image d’un citoyen toujours en formation et sans cesse redéfini par l’élargissement du suffrage dit universel fait le silence sur les luttes et les rapports de pouvoir qui engendrent les exclusions. Aussi une nouvelle conception de la citoyenneté s’est imposée, celle d’un mouvement discontinu d’inclusion et d’exclusion, une poussée qui s’exerce tant de l’intérieur que de l’extérieur des frontières (??pushing the boundaries of citizenship??, comme on dit en anglais).L’extension interneComme d’autres minoritaires, les femmes ne sont pas tout simplement parmi les derniers venus à la citoyenneté ainsi que le supposent les modèles évolutionnistes. Leur exclusion est indissociable de la constitution des hommes comme individus et comme représentants d’une famille, dont les membres forment en fait un groupe de non-citoyens. Or, la séparation, [239] toujours mouvante?, du privé et du public sous-tend la construction genrée de la citoyenneté. L’exclusion des femmes de la citoyenneté repose ainsi sur le fait qu’elles aient été reléguées à la sphère privée. La division entre public et privé, qui est l’expression de la division sexuée du travail entre la femme privée et l’homme public, représente donc le principal obstacle à une citoyenneté pleine et entière des femmes (ibid.)?.L’impact de la séparation entre le privé et le public sur l’exclusion des femmes peut être examiné dans le cas des groupes ethniques ou nationaux (Joseph, 1997). La configuration du public et du privé est assujettie au projet d’édification de l’?tat-nation, au jeu des institutions et autres forces qui sont en compétition. La constitution du sujet national par l’?tat est indissociable de l’établissement de frontières entre les sphères gouvernementale, non gouvernementale et domestique (ibid.)?. Les luttes autour de ces frontières portent sur l’institutionnalisation d’identités universelles au détriment d’identités spécifiques. Le succès de l’?tat dépendrait de sa capacité d’institutionnaliser une identité nationale forte et d’y subordonner les autres. Les ?tats occidentaux ont construit cette identité nationale dans la sphère gouvernementale, les citoyens individuels devant se départir de leurs particularités pour être investis du statut de sujets nationaux. La sphère domestique est alors le lieu du spécifique et du subnational (ethnique, religieux), elle en devient même synonyme.L’extension de la citoyenneté peut ainsi être envisagée selon deux conceptions fort différentes, l’une évolutionniste et l’autre, davantage dualiste. Dans l’approche dualiste, l’inclusion des uns, majoritaires, qui transportent sous couvert d’universalisme leur spécificité dans la sphère publique, et l’exclusion des autres, minoritaires, dont la spécificité est reléguée à la sphère privée, sont indissociables. L’exemple bien connu des Juifs [240] de France à la Révolution en constitue un cas exemplaire?: ??Il faut refuser tout aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus???, proclamait le député Stanislas de Clermont-Tonnerre aux ?tats généraux, institués en Assemblée nationale constituante, en 1789.Cette frontière varie d’un pays et d’une époque à l’autre en vertu de la définition des Autres et des règles qui président à leur inclusion.L’extension externePenchons-nous brièvement sur l’inclusion? des personnes qui sont à l’extérieur des frontières de la collectivité, tels les immigrants et les demandeurs d’asile. Parmi les facteurs influant sur leur situation avant et après l’entrée, on trouve les conditions d’admission au pays, l’institutionnalisation des droits sociaux de la citoyenneté aux non-nationaux, l’accès à la naturalisation et au droit de vote, l’implantation de mesures antidiscriminatoires et la reconnaissance des droits culturels?: bref, tout ce qui touche à la spécificité de leurs intérêts matériels et idéels.Les frontières de la collectivité nationale peuvent être plus ou moins élastiques, n’incluant dans certains cas que les ??de souche?? ou exigeant parfois l’acculturation complète des minorités ethniques ou nationales. L’orientation pluraliste? s’oppose à de telles options et exerce une impulsion dans le sens de l’élargissement des frontières. Elle s’accompagne parfois de la critique d’une version libérale d’un multiculturalisme qui loue la richesse de la diversité tout en la confinant à la sphère privée (Parekh, 1991)?; on y pr?ne la présence de la diversité dans la sphère publique et sur le plan des lois, des pratiques de la société civile et des symboles de la nation. ? ce mouvement correspond un citoyen aux appartenances multiples et une citoyenneté ??multicouche?? (multi-layered), active et participative, qui s’exerce au sein de plusieurs collectivités (Weinstock, 1999). La dichotomie entre citoyens et non-citoyens tend à s’estomper alors que les frontières entre citoyenneté et nationalité deviennent plus poreuses. On assisterait, [241] ainsi que le postule Soysal (1994), à l’instauration d’un modèle postnational de la citoyenneté, qui diffère radicalement du modèle national et remet en question la définition des frontières et de l’appartenance à la collectivité nationale.Dualité des modèleset fluidité des appartenancesC’est une transformation en profondeur de l’institution de la citoyenneté, de sa structure et de son sens, qui serait en train de s’opérer. Dans le modèle national, toute nation a le droit de posséder son ?tat et seuls ceux qui appartiennent à la nation ont le droit de participer en tant que citoyens de l’?tat. L’appartenance et l’identité s’inscrivent dans un territoire et sont caractérisées par l’homogénéité. La citoyenneté est ancrée dans une notion territorialisée de l’appartenance culturelle?; la citoyenneté nationale commande l’appartenance à la communauté politique (Soysal, 1994)?.Dans le modèle postnational en émergence, les droits individuels, jadis définis par la nationalité, seraient codifiés de manière plus universelle, en fonction des droits de la personne. L’individu transcendant le citoyen, les droits de la personne — souvent pris en charge par des organismes internationaux — remplacent les droits individuels et les droits humains universels se substituent aux droits nationaux (ibid.). Ce modèle trouve sa légitimité dans la communauté transnationale. Le citoyen n’est plus un national, il possède de multiples appartenances et n’est pas obligatoirement attaché à la collectivité nationale. Si toutefois la correspondance entre l’appartenance et le territoire s’affaiblit, cela ne veut pas dire, nous rappelle Soysal pertinemment, que les frontières de l’?tat-nation deviennent plus fluides (ibid.).Alors que le droit aux droits s’universalise, l’identité demeure ancrée dans des caractéristiques spécifiques, nationales, ethniques, régionales, etc., d’où la disparité entre les deux principales composantes de la citoyenneté, les droits et l’identité. L’institutionnalisation de la dualité entre les deux [242] principes du système ??global?? représente une autre ambigu?té, les processus qui favorisent l’émergence d’une citoyenneté postnationale servant en même temps à réifier l’?tat-nation et sa souveraineté?:The principle of human rights ascribes a universal status to individuals and their rights, undermining the boundaries of the nation-state. The principle of sovereignty, on the other hand, reinforces national boundaries and reinvents new ones. This paradox manifests itself as a deterritorialized expansion of rights despite the territorialized closure of polities (Soysal, 1994, p. 157).Face à cette disparité entre droits et identité, à la multiplication des appartenances et à leur fluidité accrue, à la perméabilité des frontières entre citoyens et non-citoyens et entre nationaux et non-nationaux, la citoyenneté, la nationalité et le territoire se détachent progressivement les uns des autres et les débats entourant la définition de la collectivité se multiplient. Plusieurs réactions sont possibles, du renforcement d’une collectivité nationale homogène comprenant des personnes qui y sont fortement attachées et qui partagent les mêmes valeurs (thick citizenship) à la définition minimaliste d’une communauté politique où l’on demande aux citoyens de respecter les lois. L’adhésion à une conception plus dispersée de la citoyenneté s’accompagne souvent de son contraire, l’édification par l’?tat d’une communauté morale forte qui n’est pas sans ressembler à la conception de la communauté imaginée de Benedict Anderson (Yuval-Davis, 1997). Le processus de construction identitaire, doing identity, passe alors par la promotion, la réinvention et la réification par l’?tat de la nation et de la citoyenneté nationale.C’est à la lumière de ces débats que j’examinerai maintenant le projet de citoyenneté québécoise tel qu’il se dessine, depuis la création du MRCI et la Semaine québécoise de la citoyenneté jusqu’au Forum national sur la citoyenneté et l’intégration. Je me pencherai entre autres sur la conception de l’égalité dans son lien avec la différence, sur la vision, évolutionniste ou dualiste, de l’inclusion, sur la construction du citoyen national dans son rapport au pluralisme et aux lieux de son institutionnalisation, sur la définition de la collectivité nationale et la place faite aux appartenances multiples, sur le lien entre appartenance, nationalité et citoyenneté.[243]Une citoyenneté québécoise incertaineC’est après la défaite du OUI au référendum de 1980 que s’est imposé sur le plan politique le besoin de reconna?tre la diversité ethnique et culturelle du Québec et d’en tenir compte. Le Parti Québécois crée peu après le ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration (MCCI)?. La loi constitutive de ce ministère stipule que le Québec doit prendre ???des mesures destinées à respecter, et même, dans certains cas, à renforcer les droits et les moyens d’épanouissement des communautés culturelles non francophones???. Il fallait créer un rapprochement entre la majorité, les Québécois (il s’agit en fait des Canadiens fran?ais), et les autres résidents du Québec, qu’on nommera ??communautés culturelles??.Du MCCI au MRCI?:du pluralisme à la consolidation du sujet nationalCette nouvelle définition de la société québécoise donne lieu à divers programmes dont j’ai étudié l’évolution ailleurs (1986). Mais ce n’est qu’avec l’?noncé de politique en matière d’immigration et d’intégration que sera abolie en 1990 la division? entre Québécois et communautés culturelles. Les frontières de la collectivité nationale s’élargissent alors pour englober tous les résidents du Québec, y compris les immigrants que la société d’accueil convie à un contrat moral. On peut avancer qu’à cette époque le pluralisme s’impose dans l’idéologie, les politiques et les [244] pratiques interculturelles, lesquelles se multiplient dans les écoles et les services sociaux et de santé.Mais ce ministère fut par la suite remplacé par celui des Affaires internationales, de l’Immigration et des Communautés culturelles (MAIICC), un nom qui traduit un changement de cap, lequel sera confirmé en 1996 lors de la création du ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (MRCI). Tel que l’expriment ces nouvelles désignations, on a d’abord déplacé les communautés culturelles vers la marge pour ensuite les faire dispara?tre, un virage qui sera consolidé. Quand le premier ministre Lucien Bouchard annonce, dans son discours d’assermentation prononcé le 29?janvier 1996, la création du MRCI, il réaffirme que le peuple québécois est composé de citoyens égaux, quelle que soit leur langue ou leur origine. Le Québec, ajoute-t-il, a la responsabilité d’assurer la protection des droits fondamentaux de tous et de nous rassembler au-delà de nos différences, de nos origines, de nos choix linguistiques et politiques (Bouchard, 1996). Le ton est donné, se profile alors une conception de l’égalité qui requiert le traitement égal, donc semblable, de citoyens dont on reconna?t par ailleurs qu’ils sont différenciés (?ge, origine).Lors du dép?t du projet de loi 18 à l’Assemblée nationale le 14 mai 1996, le ministre délégué aux Relations avec les citoyens, M. André Boisclair, évoque un virage, et ce, vers un espace civique. Le Ministère est chargé d’une vaste mission qui porte sur la solidarité entre les générations, en tenant compte des besoins des familles, des jeunes et des a?nés, et sur le rapprochement interculturel?; l’immigration et l’intégration sont ainsi rattachées aux relations civiques et sociales. Il rappelle, dans un communiqué de presse (no?1), que la mission première du nouveau ministère est de renforcer le sentiment d’appartenance à la société québécoise. Il faut, est-il écrit, ??actualiser les principes constituant l’essence même du contrat qui unit toutes les personnes vivant au Québec?? dont la reconnaissance du caractère pluraliste, démocratique et fran?ais de la société québécoise. L’édification d’une société commune basée sur des liens civiques plus harmonieux remplace la division entre communautés culturelles et société d’accueil. Ce tournant s’effectue sans occulter le pluralisme, qui est à pied d’égalité avec la démocratie. Il y a des droits et des principes de part et d’autre, une identité qui se construira par le [245] renforcement du sentiment d’appartenance à la société québécoise — et non à la nation ou au peuple. Reste à voir comment s’articuleront par la suite espace civique et identité.Lorsqu’il confirme, le 8 mars 1996, les orientations des mandats confiés au Conseil des relations interculturelles (CRI)?, l’ancien Conseil des communautés culturelles et de l’immigration), le ministre fait état d’une tentative de redéfinir notre fa?on de gérer la diversité culturelle, de mieux concilier les valeurs qui servent de fondement à notre société et le droit des personnes au plein épanouissement et au libre enrichissement de leur patrimoine culturel (CRI, 1997). La différence y est surtout posée en termes de valeurs, et on décèle une inquiétude face au risque que l’épanouissement de ??leur?? patrimoine culturel poserait aux valeurs de base qui sous-tendent ??notre?? société. Le pluralisme commencerait-il à inquiéter??Comme l’indiquent le nom du Ministère (MRCI) et celui du Conseil (CRI), il s’agit désormais de citoyens et de relations interculturelles et non de communautés culturelles. Ce changement pourrait témoigner d’une nouvelle conceptualisation des rapports sociaux constitutifs des catégories ethniques et nationales, mais en fait on ne retrouve rien sur la construction historique de ces catégories, et moins encore sur leur hiérarchisation. Si on tait l’appartenance aux communautés culturelles, c’est peut-être pour favoriser l’appartenance au peuple québécois comme peuple de citoyens égaux, ce qui est bien en soi, mais c’est aussi pour occulter la présence, au sein de la nation québécoise, de personnes aux trajectoires historiques et appartenances différenciées.Dans l’avis émis par le Conseil des relations interculturelles en 1997 au MRCI, on s’inquiète, poliment, du changement de cap que traduit ???[l]’insistance récente mise sur la citoyenneté et la mise en veilleuse du concept de communauté culturelle??? (ibid., p. 15). Tout en reconnaissant l’intérêt de mieux affirmer l’égalité de tous les citoyens et d’exprimer plus clairement le refus d’un certain relativisme culturel, le Conseil se soucie [246] de cette évolution et tient à rappeler les enjeux spécifiques à l’immigration et à la diversité ethnoculturelle (ibid., p. 16). On y fait explicitement mention des besoins particuliers des nouveaux arrivants et de certaines minorités ainsi que de la nécessité de prendre en compte les inégalités rattachées à l’origine ethnique ou raciale. Le CRI revient à une conception de la citoyenneté pluraliste qui définit les relations interculturelles sur le terrain des références civiques partagées par l’ensemble des citoyens (ibid.). Il souligne l’importance de reconna?tre la multiplicité des appartenances et souhaite que disparaisse pleinement la connotation ethnocentrique du terme ???Québécois???. On y per?oit le souhait de penser diversement la québécité et d’abolir l’équation, implicite, entre Québécois et Canadiens fran?ais. Notons enfin que le CRI recommande que la Semaine interculturelle nationale devienne la Semaine de la citoyenneté et des relations interculturelles, ??son objectif étant de souligner les caractéristiques d’une citoyenneté pluraliste et de célébrer l’inclusion civique de la citoyenneté?? (ibid.). Il en sera tout autrement.La Semaine interculturelle nationale est devenue en 1997 celle de la citoyenneté et non des relations interculturelles, plus précisément ??la Semaine québécoise de la citoyenneté??. Dans une allocution prononcée lors de l’inauguration de cette Semaine en 1998, le premier ministre, M.?Lucien Bouchard, rappelle que le MRCI combat l’exclusion et promeut la diversité culturelle (1998, p. 2). Le discours inclut des considérations sur les droits et sur l’identité. L’exclusion zéro et la pleine participation y sont fondamentales, elles exigent l’intégration de la diversité dans nos institutions communes (ibid., p. 5), qui passe principalement par une intégration à l’emploi adaptée à la réalité des nouveaux arrivants. La réalité spécifique des immigrants récents est reconnue. En ce qui a trait à l’appartenance, on retrouve des valeurs partagées, où se c?toient la joie de vivre et le pluralisme?! Mais ce qui nous réunit vraiment et nous différencie des autres, ??c’est notre attachement au Québec?? (ibid., p. 2). L’attachement au Québec constituerait-il une condition de la solidarité?? Enfin, il annonce la tenue au printemps 1999 d’un Forum national sur la citoyenneté et l’intégration ??pour réfléchir à nos attentes réciproques et à la fa?on de les incarner dans un projet collectif rassembleur?? (ibid., p. 8). Il reste à voir de quel projet collectif il s’agira.[247]Ce qui se dégage, à la lecture de ces textes, c’est le besoin de renforcer l’attachement et l’appartenance au Québec. Ce qui implique, me semble-t-il, la volonté d’institutionnaliser une identité nationale forte et d’y subordonner les autres, une identité universelle plut?t que des identités spécifiques. La construction d’une identité collective au Québec s’inscrirait davantage dans une lutte contre l’exclusion que dans la reconnaissance sur le plan normatif du pluralisme culturel et la conciliation d’identités différenciées. Alors que la différence fut transposée sur le terrain de l’égalité sociale, la construction de l’identité passerait par l’homogénéisation et la consolidation du sujet national. On reconna?t bien la stratégie observée par Suad Joseph dans son analyse des mécanismes constitutifs de l’?tat-nation (1997).Les communautés culturelles éclipsées par le citoyenLe Forum national sur la citoyenneté et l’intégration s’est tenu à l’automne 2000. ? la page précédant la table des matières du document de consultation (MRCI, 2000), on peut lire ??le forum sur la citoyenneté québécoise??. Le déplacement de l’adjectif ??québécois?? — on est passé de la Semaine québécoise de la citoyenneté au forum national sur la citoyenneté québécoise — n’est pas anodin, on le verra. Le document comporte deux parties. Dans la première, ??La citoyenneté québécoise et l’intégration?: les défis, les enjeux et les principes??, on présente le Québec en transformation (chapitre?1), on examine le conflit stipulé des modèles d’intégration canadien et québécois (chapitre?2) et on place au chapitre 3 le contrat civique au c?ur de la citoyenneté québécoise. Les pistes d’action sont abordées dans la seconde partie.L’avant-propos rappelle que la citoyenneté renvoie au droit de vote ainsi qu’à ses conditions et moyens d’exercice?; on nous exhorte à prendre la mesure de ce qui nous unit et à réaffirmer l’importance de ce qui doit être placé au c?ur de notre ??vouloir-vivre-ensemble?? (MRCI, 2000, p. 6). Ce vouloir-vivre, qui revient souvent dans ces textes, n’est pas sans rappeler ??un désir clairement exprimé de continuer la vie ensemble?? que Renan identifie à la nation. Au chapitre?1, l’on apprend que le peuple québécois et le seul ?tat fran?ais d’Amérique du Nord sont unis, que les consensus sont nécessaires [248] et qu’ils exigent une communauté de vue, que la citoyenneté n’est pas une abstraction pure car ??[e]lle s’inscrit dans un milieu, dans une histoire, dans une culture qui lui donnent son sens et ses impulsions premières??. L’on apprend également que la mondialisation et la mobilité des gens mettent à rude épreuve le sentiment d’appartenance à la communauté politique et qu’un individualisme excessif nuit à l’autonomie de cette communauté. Et n’oublions pas de subordonner l’individualisme — et les individus?? — à la communauté politique et à la communauté de vue. Quant au sentiment d’appartenance, il est mis à rude épreuve puisqu’on con?oit les attachements multiples en termes de rivalité.Le document prend soin de distinguer de fa?on plut?t scolaire la citoyenneté de la nationalité. Le sens de la citoyenneté est variable et désigne en pratique l’ensemble des droits qui balisent la participation à l’espace public?; on retrouve les droits civils, politiques et sociaux énumérés par Marshall, auxquels s’ajoutent, the politics of recognition oblige, les droits culturels. Les exemples fournis, protection du patrimoine et droits linguistiques, se rapportent davantage au groupe majoritaire. La nationalité, qui ??relève d’abord du domaine international, […] consacre, à l’égard d’un tiers ?tat, le lien entre une personne et un ?tat qui lui assure la protection diplomatique?? (MRCI, 2000, pp. 13-14). Enfin, on explique qu’en régime fédéral la citoyenneté ne co?ncide pas entièrement avec la nationalité puisque plusieurs ordres de citoyenneté peuvent coexister, par exemple en Suisse les ordres fédéral et cantonal.La distinction, prometteuse, entre citoyenneté et nationalité laisse croire que le projet de citoyenneté québécoise s’oriente dans le sens d’une dissociation entre le citoyen et le national. Mais c’est dans une autre direction qu’on nous conduit. La citoyenneté est ici un héritage et un patrimoine?; c’est un ensemble de droits politiques dont le droit à l’autodétermination constitue une expression fondamentale. Ainsi, il me para?t important de souligner qu’au c?ur même de la citoyenneté québécoise se loge le droit à l’autodétermination et, par conséquent, à la nationalité?. Continuons. Le chapitre?2, sur les modèles d’intégration, fait grand état de distorsions importantes, de conflits de légitimité, de concurrence des modèles, de la [249] difficulté de se référer à des repères univoques, de la perturbation de la transmission du patrimoine civique occasionnée par le dédoublement des cadres de légitimité, de conflits de loyauté, etc. On ne pourrait être plus éloigné des identités multiples et négociées, de l’hybridité et de la transculturalité, de la perméabilité des appartenances, soit des conceptions contemporaines de l’identité dans le contexte de la globalisation. D’ailleurs, le texte précise?: ??C’est en relation avec l’Assemblée nationale comme lieu ultime d’expression et mandataire de la nation québécoise que se définit la citoyenneté québécoise?? (ibid., p. 19).Si au c?ur de la citoyenneté québécoise se trouve le droit à l’autodétermination et, par conséquent, le droit à la nationalité, c’est bien en relation avec l’Assemblée nationale, qui est le mandataire de la nation, que se définit la citoyenneté québécoise. Nationalité et citoyenneté sont ici doublement imbriquées et se dissolvent l’une dans l’autre. La citoyenneté québécoise, ajoute-t-on, est indissociable du peuple québécois.La connaissance de la langue doit s’accompagner du partage des repères culturels essentiels, qui sont des références identitaires, et d’une participation aux institutions où ils se manifestent et s’incarnent. Dans cette citoyenneté derrière laquelle se dissimule la nation, on doit posséder une langue commune ainsi que des repères et des références identitaires claires s’exprimant dans les institutions de la majorité francophone.Au chapitre?3, le contrat civique est placé au c?ur de la citoyenneté, c’est un patrimoine transcendant les appartenances politiques, ethniques ou idéologiques. On y délaisse explicitement la catégorisation des citoyens en fonction de leurs origines ethniques ou de leur parcours migratoire. Une personne issue de l’immigration sera désormais considérée en fonction de son statut de citoyen. Or, j’ai tenté de le montrer précédemment, l’exercice de la citoyenneté est indissociable des classes sociales, des catégories ethniques et de sexe. Le statut de citoyen n’est pas neutre, il est ancré dans des rapports sociaux et dans des appartenances sociologiques multiples qui s’entrecroisent.Le contrat fixe les balises de la responsabilité citoyenne à laquelle souscrit toute personne s’identifiant à la communauté politique que forme le peuple québécois (ibid.). Faudrait-il s’identifier au peuple québécois pour être un citoyen responsable?? Ici, l’appartenance et les droits ne font qu’un, [250] contrairement à ce qui se passe dans le modèle postnational. En revanche, les balises proposées sont plut?t neutres et pourraient, à quelques exceptions près, se retrouver dans n’importe quelle démocratie libérale?: les valeurs et les principes de la démocratie?; le respect des lois légitimement adoptées?; le fran?ais comme langue publique commune?; la situation particulière de la communauté anglophone?; la reconnaissance des nations autochtones?; la participation à la vie politique puis la participation à la vie sociale et culturelle de la nation.La section sur les pistes d’action, à laquelle je ne m’attarderai pas, fait état d’un héritage historique et du patrimoine à transmettre, de la promotion des symboles et des emblèmes du Québec, du développement du sentiment d’appartenance des nouveaux arrivants. Elle semble quelquefois en contradiction avec certains des principes énoncés dans la première partie, puisqu’il y est question de mesures à l’égard de catégories sociales distinctes qui font ici leur réapparition. On veut accro?tre dans la fonction publique et les organismes publics la proportion d’Autochtones, d’anglophones et de membres des communautés culturelles. On veut aussi étendre les Programmes d’accès à l’égalité à diverses catégories sociales dont les minorités visibles et lutter contre la discrimination, dont celle qui s’exerce envers les jeunes des minorités visibles.Si, à la fin du document, on reconna?t la présence de catégories sociologiquement différenciées, tout porte à croire néanmoins que la citoyenneté pluraliste envisagée par le CRI cède le pas à un espace civique national où tous les citoyens québécois seront désormais unis par un contrat social et des moyens symboliques visant à signifier et à rappeler périodiquement leur appartenance commune au Québec.Les frontières fluctuantesde la citoyennetéLe document préparé à l’occasion du Forum confirme l’orientation citoyenne. Les communautés culturelles disparaissent derrière le citoyen, la citoyenneté devient héritage et patrimoine, les attachements multiples sont périlleux, les repères identitaires doivent être univoques et s’exprimer dans les institutions de la majorité francophone, le bon citoyen doit s’identifier à la communauté politique que forme le peuple québécois, la nationalité [251] est imbriquée dans la citoyenneté, les symboles et emblèmes du Québec doivent être promus. Ce document, il faut le rappeler, a néanmoins fait l’objet de nombreuses critiques de la part des intervenants invités au Forum, le CRI a exprimé des réserves, le ministre a démissionné. Ce qui montre que la citoyenneté est une pratique, un processus où l’inclusion et l’exclusion sont indissociables. D’une manière plus générale, on assiste, dans le discours gouvernemental, à l’affaiblissement du pluralisme dans l’espace public, au moins dans ses composantes structurelles et normatives. Le citoyen remplace les communautés culturelles et les inégalités sont imputables à la classe sociale. C’est en taisant l’appartenance aux communautés culturelles qu’on cherche à renforcer l’identification au peuple québécois.Revenons aux interrogations de départ. ? la question des modèles de citoyenneté, je répondrai que le Québec s’inscrit à la fois dans la tendance décrite par Soysal (1994)? et à contre-courant de celle-ci. ? contre-courant, parce que l’on n’observe pas, sur le plan gouvernemental, l’émergence d’un modèle postnational où les liens entre territoire et appartenance s’affaiblissent, où les identités se multiplient, se départagent et se négocient. Mais la citoyenneté québécoise s’inscrit aussi dans une tendance qui inclut le renforcement des frontières nationales. On assiste incontestablement à une vaste opération identitaire, à une tentative d’ancrer la citoyenneté dans une notion territorialisée de l’appartenance culturelle qui se construit en taisant le pluralisme de la société québécoise. La diversité des espaces civiques est envisagée comme conflictuelle tandis que la multiplicité des appartenances est passée sous silence, comme s’il s’agissait d’un danger?. Mais retournons à notre réponse, qui s’avère plus complexe que prévu, car cette tentative de construire un modèle national de la citoyenneté se fait à partir d’une situation qui n’est pas sans ressembler, partiellement du moins, au modèle postnational. Le citoyen québécois est souvent un national canadien, quoiqu’il puisse posséder d’autres passeports, fran?ais, britannique, etc. La citoyenneté [252] s’exerce au sein de multiples collectivités allant du local à l’international. Il existe deux citoyennetés, la canadienne et la québécoise, qui se veulent nationales et ne sont pas parfaitement intégrées. Des résidents du Québec y sont fortement attachés, certains s’identifient au p?le canadien et d’autres encore s’identifient à plusieurs p?les ou à aucun.Quant à dire si le projet de citoyenneté québécoise est ambigu, on peut répondre du même souffle par un oui et par un non. ? première vue, il semble ambigu. Dans le discours de sens commun, citoyenneté et nationalité sont souvent employées comme synonymes et la nationalité fut longtemps un préalable à la citoyenneté. Il s’opère ainsi un glissement de sens si bien que parler de citoyenneté revient généralement à parler de nationalité. Quand on juxtapose les termes ??citoyenneté?? et ??québécois??, le projet de la citoyenneté québécoise peut évoquer celui de la nationalité québécoise. Comme l’écrivait Michel Venne dans Le Devoir en septembre 2000, c’est un projet de souveraineté qui nous est proposé sous couvert de citoyenneté. D’ailleurs, on se rend compte à l’analyse des documents qu’il n’y a pas d’ambigu?té. La citoyenneté québécoise, qui inclut le droit à l’autodétermination et par conséquent à la nationalité québécoise, se définirait à l’Assemblée nationale qui est mandataire de la nation. Si l’?tat a construit pendant les années 1960 la nation québécoise — renfermant principalement les Québécois d’ethnicité canadienne-fran?aise — au nom de laquelle fut revendiquée la souveraineté, on semble dorénavant vouloir consolider une collectivité, aux frontières élargies, qui soutiendrait ce projet. Enfin, l’ambigu?té subsiste quant au lien entre différence et égalité, puisqu’on a tendance à séparer l’identitaire des structures économiques plut?t que de les réunir à l’intérieur d’un même rapport, qui trouve sa source dans les inégalités du système-monde et les mouvements de population qu’il engendre.Quelle que soit notre opinion sur le projet de citoyenneté-nationalité québécoise, on aurait intérêt à penser la citoyenneté à la lumière des tendances émanant des travaux récents?: dissociation entre citoyenneté et nationalité, multiplicité des appartenances, précarité des loyautés, perméabilité des frontières, dualité de l’inclusion et de l’exclusion, institutionnalisation du sujet national et des identités spécifiques, etc. J’opte [253] quant à moi pour un projet de citoyenneté pluraliste différenciée?. On y admettrait la diversité des comportements et des valeurs, la pluralité des familles politiques et la présence de sous-groupes différenciés fondés sur des rapports sociaux distincts. On reconna?trait la double exigence que comporte l’égalité?: construire une citoyenneté non connotée par la différence et admettre les différences, de manière à abolir les asymétries de pouvoir. On accepterait la multiplicité des attachements et leur variabilité?. Enfin, dans cette citoyenneté qui est aussi transversale, on chercherait de part et d’autre à franchir les frontières, même celles qui sont contestées.? la relecture de ce texte (2015), je mesure combien le modèle d’une citoyenneté pluraliste a évolué dans une direction autre, quand il n’a pas été entièrement submergé. La dernière section est consacrée à son évolution récente.Exit la citoyenneté pluraliste??Nous avons vu au chapitre 7 que le pluralisme normatif? est une idéologie qui a contesté et, dans certains cas, remplacé l’assimilationnisme, lequel fut de plus en plus rattaché à une situation de domination coloniale où les majoritaires imposent, au nom d’une mission civilisatrice?, leurs valeurs, leurs normes et pratiques sociales aux minoritaires. Dans la situation postcoloniale, les débats se déroulent autour du multiculturalisme, de l’interculturalisme et du républicanisme, du droit à l’égalité économique [254] (redistribution) et culturelle (recognition). Ici comme ailleurs, ils touchent à la définition et à l’obtention de l’égalité et à la redéfinition des frontières de la collectivité. Examinons comment ils se déploient au Québec depuis le xxie siècle.La langue comme vecteur de l’identité et de la citoyenneté? la fin du xxe siècle, la définition d’un espace public plus inclusif et non spécifique à la majorité francophone (lire canadienne-fran?aise) devient un enjeu important. Et c’est la langue qui en fournira l’outil privilégié. Certes, le fran?ais fait depuis longtemps l’objet de débats, mais la Charte de la langue fran?aise (loi 101) représentait davantage une mesure instrumentale visant à renforcer le poids démographique des francophones au Québec et à augmenter la valeur du fran?ais sur le marché du travail, de manière à rehausser la situation économique des Canadiens fran?ais. Elle cherchait également à assurer l’insertion des nouveaux immigrants à la collectivité francophone.De l’égalité, la fonction de la langue se déplace vers l’identité, l’apprentissage du fran?ais devant s’accompagner du partage des références culturelles essentielles et de la participation au sein des institutions qui les incarnent. Dans son rapport intitulé Le fran?ais, une langue pour tout le monde (2001), la Commission des ?tats généraux sur la situation et l’avenir de la langue fran?aise consolide l’approche mise en avant depuis le deuxième référendum. L’on y rappelle l’importance de supprimer les barrières tracées par l’origine ethnique et de construire un espace public commun?. Et c’est la langue fran?aise qui apportera le fondement unifié et unificateur de la nation civique, une langue qui serait ??naturellement?? devenue la propriété de tous les résidents du Québec, voire un bien commun et un héritage collectif. C’est ainsi que la langue officielle et commune aux Québécois se métamorphose en langue de la citoyenneté québécoise. De nombreuses conséquences en découlent. Premièrement, la langue représenterait désormais un bien commun que tous sont [255] appelés à défendre dans le contexte fragilisé de la globalisation. C’est elle qui apporterait un fondement commun à l’identité et à la mobilisation collectives, une orientation qui traduit un changement de cap. S’adressant jadis principalement aux Québécois d’ethnicité canadienne?fran?aise, le projet souverainiste trouvait en grande partie sa source de légitimation dans des événements liés à la conquête et à la domination britanniques et à ses séquelles. L’on cherche dorénavant à l’enraciner dans le présent et à rejoindre tous les Québécois qui ensemble doivent défendre leur bien commun. Ensuite, on présente la langue fran?aise comme ??le moyen d’accéder à l’héritage civique, aux valeurs et aux institutions, aux droits et aux obligations qui leur sont communs et fondent leur citoyenneté?? (2001, p.?13). La ma?trise du fran?ais s’avère essentielle pour la participation à la vie civique et démocratique. C’est l’outil qui permettrait en outre de pénétrer à l’intérieur de la culture commune du Québec, ??de contribuer à son épanouissement et d’exercer sa citoyenneté?? (ibid., p. 24). Troisièmement, culture, langue et citoyenneté sont placées sur un seul et même axe?, formant une cha?ne où chaque élément vient renforcer l’autre. Ce qui amène la Commission à recommander ??la reconnaissance formelle et officielle d’une citoyenneté originale en Amérique du Nord, la citoyenneté québécoise??, et à proposer que ??la politique linguistique adoptée en 1977 soit dotée d’un caractère constitutionnel?? (ibid., p. 21). Un tel geste renforcerait les principes fondateurs de cette loi, exprimerait son respect pour ses communautés historiques et rassurerait la nation québécoise dans son entièreté, puisque tous partagent ce bien public. On confirmerait de la sorte que toutes les facettes de la langue fran?aise et de la culture québécoise sont au c?ur de la volonté nationale québécoise et ne peuvent être soumises aux aléas d’une politique partisane. Quatrièmement, trois voies sont envisagées (ibid.)?: inclure ces principes dans une constitution québécoise?; les incorporer dans un texte qui est déjà quasi supralégislatif et qui possède un statut quasi constitutionnel, comme la Charte québécoise des droits et libertés?; ou incorporer, dans la Charte de la langue fran?aise, des provisions [256] qui conféreraient un caractère supralégislatif et quasi constitutionnel à ces principes. Bien que la Commission préfère la première voie, elle propose la troisième comme mesure immédiate et temporaire. Enfin, après une critique renouvelée du modèle libéral et fédéral canadien d’un citoyen ouvert à la différence — au lieu du modèle républicain —, le rapport recommande, par ???souci de justice???, que le caractère francophone du Québec, son trait fondamental, soit réaffirmé au cours d’une cérémonie accompagnant l’acquisition de la citoyenneté canadienne. On marquerait ainsi officiellement l’entrée d’une personne au sein de la société québécoise, lui rappelant ses droits et obligations, et rattachant clairement la langue à la citoyenneté québécoise (ibid.).Bref, le mouvement esquissé après le deuxième référendum, qui s’éloigne du pluralisme — normatif, structurel et culturel — pour se rapprocher d’un modèle de citoyenneté républicaine, poursuit son cours. L’ethnicité, et les supposées divisions qu’elle entra?ne obligatoirement, serait en quelque sorte remplacée par le partage d’une langue commune. Il ne s’agit pas ici d’une simple catégorie linguistique, mais d’une collectivité qui serait unie par un même ciment culturel, par une langue commune qui transmet une culture commune qui se loge au c?ur de la citoyenneté québécoise et ??nous?? unit dans le projet collectif que représente sa défense. Et le tour est joué, les ethnicités sont dissimulées, celle du groupe majoritaire et celles des minoritaires, le rapport social inégalitaire qui en est constitutif est occulté, le majoritaire peut définir en termes d’intérêts communs ceux qui se réduisent davantage aux siens.Ce mouvement s’est prolongé lors des débats entourant la crise des accommodements et la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (2007-2008), puis lors du dép?t du projet de loi 94 ??établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements?? en 2010, et enfin, autour de la Charte des valeurs québécoises en 2013. Comme le partage de la langue fran?aise ne s’avérait plus un outil suffisant pour assurer des valeurs communes — ce qui en fait n’a rien d’étonnant, puisque des personnes parlant une même langue peuvent adhérer à des valeurs différentes et diverger d’opinion, [257] même quand elles partagent la même ethnicité? —, on a cru dans certains milieux qu’il fallait absolument légiférer en ce sens.De récentes fluctuations des frontières du Nous et de son rapport à l’égalité sexuelleOn a beaucoup dit, écrit et débattu autour du projet de loi 60?, la Charte des valeurs québécoises devenue par la suite Charte affirmant les valeurs de la?cité et de neutralité religieuse de l’?tat ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. J’ai exprimé mes propres positions en signant le mémoire 60 chercheurs universitaires pour la la?cité, contre le projet de loi 60 présenté à la Commission des institutions siégeant en janvier 2014, dans lequel les auteurs et signataires expliquaient pourquoi ???le passage à une conception plus exclusive de la la?cité est en rupture avec le modèle québécois de la?cité??? (p. 7), y rappelant notamment que le modèle québécois s’enracine dans l’histoire du pluralisme culturel et institutionnel canadien et québécois. On y lit également que ??ni les arguments fondés sur le “devoir de réserve” des employés publics ni les arguments s’appuyant sur l’égalité entre les hommes et les femmes ne parviennent à rendre l’interdiction des signes religieux visibles acceptable?? (ibid., p. 5). Au sujet de ce dernier enjeu, on soutient que l’idée même d’une alliance historique entre la?cité et féminisme est illusoire, comme l’indique le cas fran?ais. Ce qui n’est pas sans rappeler Micheline Dumont quand elle écrit?:Bref, les rapports ne sont pas aussi nets qu’on voudrait le croire, entre les droits des femmes et la la?cité. La question n’est pas aussi simpliste. Au-delà du conflit entre la religion et la la?cité, se profile la domination des institutions patriarcales. [258] Si elles ont pu être légèrement modifiées depuis un siècle, on le doit aux efforts des mouvements féministes et nullement à quelque vertu secrète de la la?cité. […] Je ne suis pas contre la la?cité. Elle est certes une donnée importante dans la vie démocratique. Mais on ne me fera pas avaler qu’elle est une garantie pour les droits des femmes (Dumont, 2011).On affirme également que ??le port du voile ne reflète ni toujours, ni nécessairement, une soumission déraisonnable à un dictat religieux?? (Mémoire, 2014, p. 24) et que le déni de l’autonomie des femmes issues des minorités renforce la stigmatisation des membres de communautés religieuses minoritaires, faisant entre autres des musulmans les seuls dépositaires de la tradition patriarcale, requalifiant de la sorte le Québec comme ???société satisfaisant les plus hauts critères de l’égalité des sexes??? (ibid., p.?25). Cette analyse rejoint en grande partie mes propres réflexions sur les relations entre féminisme et pluralisme, et plus spécifiquement dans les contextes canadien et québécois. En effet, en s’éloignant de l’adhésion au pluralisme normatif, la plus récente redéfinition du Nous québécois marque un changement de cap par rapport à la direction empruntée entre les deux référendums sur la souveraineté. J’y examine ce processus en fonction de la construction de deux frontières qui sont indissociables, entre Canadiens et Québécois d’une part, et d’autre part, entre Québécois ??de souche?? et les Autres, deux entités où s’opposent celle qui incarnerait l’égalité des sexes et celle qui incarnerait la domination masculine?.Rappelons d’abord que le Canada est une société caractérisée par le pluralisme culturel, auquel s’est ajouté le pluralisme institutionnel, défini par l’existence d’institutions analogues et parallèles, dont par exemple 10?gouvernements provinciaux qui contr?lent entre autres l’éducation et la santé, et jusqu’à très récemment, deux systèmes d’éducation, catholique et protestant. Ce n’est que plus tard, dans la foulée des mouvements de décolonisation et de revendication des droits égaux qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, que l’idéologie assimilationniste fut contestée et que le pluralisme normatif réémergea. Cela correspond, au Canada, à l’adoption [259] de la Politique canadienne du multiculturalisme en 1971, dont on ne répétera jamais assez qu’elle n’avait rien à voir avec des droits collectifs et l’isolement des collectivités. Il est vrai, par ailleurs, qu’on y reconna?t l’égalité des cultures de préférence à un projet d’une convergence vers la culture majoritaire, comme le pr?ne l’interculturalisme québécois. En fait, dans la situation canadienne, la protection de la langue majoritaire ne suscite aucune crainte, vu la domination de l’anglais sur le continent nord-?américain et à l’échelle internationale. Il n’en reste pas moins que l’idéologie de convergence, et les pratiques qui y sont rattachées, seront présentées comme antinomiques avec le multiculturalisme canadien qui encouragerait de facto le communautarisme et ses dérives. Ce rejet du multiculturalisme constitue désormais un marqueur identitaire servant à différencier le Nous québécois axé sur la convergence et l’intégration, du Eux canadien axé sur la séparation des communautés et un pluralisme débridé?.Les frontières du Nous québécois se dessinent également par rapport à un autre Eux, les immigrants et les collectivités ethniques. Elles se rattachent désormais à la définition d’une culture publique commune? et à ses métamorphoses récentes qui se déclinent, comme l’écrit Tremblay (2014), dans diverses versions de la la?cité comme expression des valeurs québécoises. Et ici comme ailleurs, dans un monde marqué par la montée des intégrismes et le retour du religieux dans la définition des frontières ethniques et nationales, l’égalité des sexes est utilisée comme marqueur des frontières ainsi tracées. Aussi, certains comportements comme le port du voile sont interprétés comme une attaque contre le Nous et ses valeurs, notamment celle de l’égalité des sexes. Au Québec, cette réaction s’explique entre autres par le fait que l’émancipation des femmes — comme en Turquie (Kandiyoti, 1989) d’ailleurs — fait partie intégrante de la construction de la nouvelle nation en voie de sécularisation. La ??question des femmes?? représente un moyen par lequel l’identité nationale québécoise — et turque — ont été articulées. On comprendra alors la réaction [260] quasi viscérale des Québécois face à des comportements qui semblent remettre en question les acquis d’une modernité difficilement édifiée — où l’émancipation des femmes et la construction nationale sont étroitement liées —, ainsi que le ras-le-bol des femmes québécoises d’ethnicité canadienne-fran?aise face à toute mainmise du religieux sur la vie des femmes. Je crois néanmoins qu’on aurait intérêt à transcender l’opposition réductrice entre féminisme et pluralisme, entre égalité sexuelle et égalité culturelle.Pour une articulation des rapports ethniqueset des rapports de sexeRappelons d’abord que le Nous et le Eux qu’on oppose ne constituent pas des entités homogènes, toutes deux étant composées de sous-groupes aux opinions divergentes, qui traversent les frontières de la collectivité et forgent des alliances à l’extérieur. En fait, il est quasi impossible de définir une fois pour toutes les valeurs de la société puisqu’elles évoluent sans cesse et ne sont pas également partagées?.Rappelons ensuite qu’on ne peut établir une équation entre un groupe x où règne l’égalité des sexes et un groupe y d’où elle serait complètement absente. Cette supposition ignore que les rapports de sexe traversent l’ensemble des groupes, même les majoritaires, comme l’a montré la très récente prise de parole, au Québec et dans le reste du Canada, des femmes violées qui avaient tu leur agression?. Elle est également erronée parce qu’elle occulte les autres rapports constitutifs des majorités et minorités dont l’articulation requiert une approche complexe face à l’institutionnalisation de la valeur égalité.Qui plus est, une telle opposition engendre un double dérapage?: une distorstion outrancière d’une part, qui amène à penser les musulmans au [261] Québec comme des hommes qui lapident leurs femmes? et à renforcer le projet assimilationniste en dépit des nombreuses critiques dont il a fait l’objet. D’autre part, voulant corriger ce raisonnement pernicieux, certains défenseurs du pluralisme glorifient la liberté de choix, réduisent le port de la burka à une décision relevant uniquement du libre arbitre, minimisent les inégalités sexuelles chez les minoritaires, réprimandent les féministes qui en parlent, ou enjoignent quelquefois aux femmes des groupes minoritaires de se taire, pour éviter d’alimenter l’islamophobie des majoritaires. Dans les deux cas, les perdants, ce sont les femmes et les minorités ethniques, car le droit à l’égalité sexuelle et le droit à l’égalité culturelle sont tous deux bafoués. Bref, la préservation des acquis de la citoyenneté pluraliste demeure fondamentale, les recours aux chartes, lois et tribunaux servant alors à défendre, le cas échéant, les droits de tout un chacun.Le mot de la finJ’ai terminé la section précédente le 6 janvier et me suis réveillée le lendemain matin en apprenant l’assassinat de 12 personnes — caricaturistes, journalistes, économiste, rédacteur, psychiatre, policiers — au journal Charlie Hebdo?, à Paris. Des fusils contre des crayons, titraient les journaux. L’appel au pluralisme peut para?tre na?f quand on a affaire à des djihadistes qui favorisent le monisme et utilisent la violence. Faut-il abandonner une orientation qui semble procurer un espace à de telles transgressions?? Au contraire, on ne le répétera jamais assez, il faut continuer à défendre cette valeur centrale au fonctionnement démocratique. Comme le disait Jean-Fran?ois Kahn, en entrevue avec Jo?l Le Bigot de la Société Radio-Canada, il faut éviter deux délires, celui du silence qui refuse de nommer l’adversaire et celui de l’amalgame, qui fait entre autres le silence sur les musulmans comme victimes de ces mêmes djihadistes. Je crois [262] aussi qu’il faudrait cesser d’incriminer les idéologies dominantes quant au vivre-ensemble, les Fran?ais rendant le multiculturalisme responsable du terrorisme home-grown en Angleterre alors que les Anglais y voient une f?cheuse conséquence de la la?cité à la fran?aise, une opposition qui est reprise avec sa couleur locale entre le Québec et le Canada anglais. Il faudrait regarder plut?t du c?té de la double barrière à la réalisation d’une pleine citoyenneté, qui requiert, on en convient désormais, la redistribution des ressources et la reconnaissance des identités. Et continuer à rejeter le monisme et à défendre le pluralisme comme moyen et indice d’un corps social sain.[263]L’ethnicité et ses frontières.EN GUISEDE CONCLUSIONRetour à la table des matièresDans la première édition de ce livre, j’ai cherché à comprendre la fluctuation des frontières ethniques et la place déterminante de l’ethnicité comme principe organisationnel des sociétés modernes. Ce faisant, j’ai développé un cadre d’analyse qui éclaire les processus constitutifs de l’ethnicité et de ses frontières.Mon approche se veut constructiviste, relationnelle, matérialiste et transversale. Inspiré par Max Weber, mon regard s’est déplacé de la communauté (Gemeinschaft) vers les relations sociales de communalisation (Vergemeinschaftung) qui la fondent.Mon constructivisme est matérialiste, englobant les rapports opérant à une échelle plus vaste — colonialisme, esclavagisme, migrations dites volontaires —, à l’intérieur desquels se déroulent les relations interethniques. Il en résulte des groupes hiérarchisés, avec un accès différencié au pouvoir économique, politique et symbolique. Ce constructivisme rejette à la fois le spiritualisme national, qui fait de la nation un mystérieux ??génie du peuple??, et le matérialisme national qui la con?oit comme une substance matérielle, héréditaire et immuable.Correspondant à un mode spécifique de différenciation sociale, les rapports ethniques traversent l’ensemble de la société pour s’institutionnaliser au sein de structures économiques, politiques et culturelles, d’où l’importance d’en faire une analyse transversale. Ils s’articulent à d’autres rapports, de classe, de sexe, d’orientation sexuelle et d’?ge, par exemple, dont ils sont indissociables.[264]Un cadre annonciateurdu paradigme du Boundary MakingJe m’intéresse principalement à la construction et à la fluctuation des frontières ethniques, qui correspondent à systèmes distincts de relations sociales, plus ou moins fluides et mobiles selon les contextes.J’ai conceptualisé ces frontières en termes de deux faces qui sont indissociables. Les frontières distinguant le Nous et le Eux se construisent dans un rapport à l’Autre d’abord, au sein d’une relation sociale où sont choisies les marques qui en tracent le contour. C’est la face externe. Mais ce rapport ne fabrique pas à lui seul l’Autre. La face interne renvoie elle aussi à un rapport, à l’Histoire cette fois-ci, laquelle forge des groupes ethniques. Cette distinction ne correspond pas à la différenciation entre outsiders et insiders, puisque chaque groupe possède les deux frontières, externe et interne. Enfin, mon analyse des frontières propose une vision macrosociologique qui examine leur fluctuation, en l’occurrence le processus de scission-division, en termes de dynamiques rattachées au système-monde. Elle rejoint les quatre postulats axiomatiques caractéristiques des analyses de l’ethnicité?: le principe constructiviste, le principe subjectiviste, le principe interactionniste et le principe processuel, identifiés par Wimmer (2008a). ? aucun moment, le groupe ethnique n’est envisagé comme une entité homogène et qui va de soi. En revanche, mon analyse s’éloigne du paradigme du boundary making par sa théorisation des deux faces des frontières ethniques et par l’ajout du principe matérialiste, ce qui permet d’éclairer des zones d’ombre qui subsistent dans l’étude des relations interethniques.Contributions du cadre d’analyseLa force des identités et solidarités ethniques. Tout en reconnaissant que l’ethnicité ne se manifeste pas partout et toujours, force est de reconna?tre qu’elle se mobilise souvent, et avec une intensité étonnante. Comment expliquer la forte identification émotionnelle qu’elle provoque?? Peu de théories répondent à cette question, encore moins celles qui mettent l’accent sur la face externe des frontières et la catégorisation par l’Autre (Jenkins). Or, c’est en se penchant sur la face interne de la frontière qu’on trouve réponse. Quand on per?oit que la socialisation produit des êtres [265] humains culturellement spécifiques et que l’ethnicité se construit à même cette matière première, la solidarité ethnique devient intelligible. Latente en quelque sorte, l’ethnicité se mobilise à l’intérieur d’un rapport inégal où les majoritaires prétendent incarner la norme et imputent la différence aux minoritaires. C’est ainsi que l’humanité des uns devient l’ethnicité des autres. L’ethnicité n’a rien à voir avec des affinités naturelles ni avec une empreinte de l’humanité, comme l’ont compris Geertz et Weber. Qui plus est, en dévoilant les rapports qui fondent l’ethnicité, je suis en mesure de contrer les explications essentialistes et primordialistes et d’en expliquer la prégnance.Le génocide culturel. Le lien établi entre humanité et ethnicité jette un nouvel éclairage sur les débats entourant le génocide culturel. Dans le rapport déposé par la Commission de vérité et réconciliation du Canada sur les pensionnats autochtones en juin 2015, on indique que le traitement des autochtones dans les écoles résidentielles était de l’ordre du génocide culturel parce que l’?tat canadien a détruit ou s’est approprié ??…ce qui permet à un groupe d’exister, ses institutions, son territoire, sa langue et sa culture, sa vie spirituelle ou sa religion et ses familles…??. Pour reprendre mes termes, le génocide culturel revient à effacer cette humanité/ethnicité qui est indissociable de notre être. Ou encore, comme on disait à l’époque, à éliminer son indianité, je dirais son Histoire, par des gestes dont les séquelles sont toujours présentes.Les fondations du constructivisme. Comme la presque totalité des chercheurs, je souscris aux prémisses du constructivisme, à savoir que l’ethnicité est construite, contextuellement variable et contingente. Mais l’ethnicité ne saurait être le fruit du seul libre arbitre, un choix individuel libre de toute contrainte. Cela peut arriver, mais encore faut-il en préciser les conditions. Pour un ?tatsunien de troisième génération d’origine suédoise, peut-être. Pour un Portoricain, c’est moins évident. Pour un Afro-Américain dont les ancêtres furent esclaves, impossible?! Mon constructivisme considère que l’ethnicité est enracinée dans des rapports sociaux qui transcendent les relations entre individus.L’idée que l’ethnicité est réductible à une mise en récit, à un procédé narratif, à un biais d’encodage (Brubaker, 2002) servant à masquer les intérêts de classe n’est pas sans rappeler l’analyse marxiste des années soixante. [266] Sans remettre en question l’existence d’une telle instrumentalisation, la négation d’une grille de lecture en direction de l’ethnicité a elle aussi des effets pervers. En effet, on réduit la face matérielle des rapports sociaux à la classe, on confine les autres catégories, ethniques, de sexe, à leurs dimensions idéelles et on impute leur statut minoritaire, à la culture, à la Nature ou à la classe. Or, si le groupe ethnique n’est pas une substance, il représente plus qu’un schéma cognitif. Et pour être féconde, l’approche constructiviste doit reconna?tre la matérialité des groupes ethniques et en théoriser les fondements. Mais où sont donc passés les rapports sociaux??L’ethnicisation des rapports sociaux. Depuis au moins trente ans, nombre de chercheurs reconnaissent et articulent la multiplicité des rapports sociaux, approfondissant leurs structures économiques, politiques et idéologico-discursives respectives. Dorénavant désignée d’intersectionnelle, l’analyse de leur imbrication se poursuit. Les rapports ethniques inégaux pour leur part se rapportent à la différenciation et à la hiérarchisation de groupes ??qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine??. Les rapports sociaux ethniques et les frontières en découlant impliquent la catégorisation des minoritaires par les majoritaires et celle des majoritaires par les minoritaires, ainsi que l’auto-identification des minoritaires et des majoritaires à leur groupe respectif. Au processus de catégorisation sociale, qui correspond à la face externe, il faut donc ajouter l’identification au groupe, qui correspond à la face interne, deux processus qui s’exercent de part et d’autre de la frontière et la traversent.Or l’analyse en termes de rapports sociaux ethniques ne correspond en rien à celle de l’ethnicisation des rapports sociaux. Au contraire. Dans le meilleur des cas, ce néologisme — qui conna?t un succès considérable en France alors que le concept d’ethnicité peine à se faire entendre — renvoie à la saillance des catégories ethniques et aux conflits s’y rapportant (Bertheleu, 2007, p. 3 et suiv.). Elle peut aussi indiquer une préférence pour un concept qui exprime explicitement une approche constructiviste et anti-essentialiste. En revanche, dans d’autres cas, comme la sociologie des mouvements sociaux, l’ethnicisation signale un état pathologique de ce que devraient être normalement les rapports sociaux, à savoir des rapports de classe, ou encore à l’affaiblissement des idéologies républicaine et universaliste.[267]L’examen des processus d’ethnicisation réduit souvent l’ethnicité à la domination et à la catégorisation sociale des minoritaires par les majoritaires. Or, on l’a vu, le majoritaire ne construit pas à lui seul les minoritaires. L’ethnicité a une face interne, elle est aussi le fruit de l’activité des minoritaires, qui définissent des lieux de rassemblement, établissent des structures institutionnelles, vivent leur historicité et la transforment. Comme Bertheleu (2007, pp.15-16), je crois qu’occulter cette face des frontières ethniques revient à la construction asymétrique d’une asymétrie qui continue à être entretenue matériellement et symboliquement, au regard partial du majoritaire à travers lequel il marque l’Autre de la différence.La fluctuation des frontières ethniques. Loin d’être statiques et uniformes, les frontières ethniques varient dans l’espace et dans le temps. Elles peuvent être plus ou moins stables, plus ou moins fermées, plus ou moins saillantes, dépendant des facteurs structurels, dont la distribution du pouvoir, l’environnement institutionnel et le réseau d’alliances politiques (Wimmer, 2008a). Si je reconnais leur r?le, j’insiste également sur la priorité des facteurs exogènes. En effet, les rapports ancrés dans la dynamique du système-monde, et leur séquence d’interaction — colonialisme, esclavagisme, migration volontaire — ne sauraient être dissociés de la dynamique interne des groupes minoritaires tels leurs objectifs et revendications politiques.Examinons l’impact de ces rapports sur les frontières, dont le degré de fermeture et la stabilité. Si au Canada les rapports de pouvoir se transforment et les frontières ethniques fluctuent, on retrouve également une étonnante stabilité, davantage encore quand les inégalités initiales sont fortes, comme l’esclavagisme aux ?tats-Unis. Car derrière la transformation des frontières ethniques, et leur évolution interne, les lignes de démarcation entre les Autochtones, les peuples colonisateurs, les groupes ethniques et les immigrants se maintiennent. Alors que les ‘Indiens’ sont devenus des Amérindiens et les ‘Eskimos’ des Inuits, le degré de fermeture des frontières, leur stabilité et les inégalités les caractérisant demeurent considérables. Les francophones et les anglophones se sont constitués à partir des Canadiens fran?ais et des Canadiens anglais, chacun de ces groupes incluant dorénavant des descendants d’immigrants. Ces deux ensembles, définis en termes linguistiques plut?t qu’ethniques, bénéficient du statut officiel d’une [268] langue qui possède certaines garanties constitutionnelles. Les Canadiens fran?ais du Québec sont devenus des Québécois, mais les frontières du Nous peinent à s’élargir, sujettes à un mouvement continu d’expansion et de contraction. Les Néo-Canadiens se sont assimilés ou se composent des identités plurielles, le discours et les pratiques à leur égard s’étant transformés avec le virage pluraliste des années soixante-dix au Canada — et des années quatre-vingt au Québec. En revanche, les statistiques récentes sur l’emploi et le salaire des immigrants au Québec laissent entrevoir l’accroissement de barrières économiques et culturelles à leur égard.Bref, les rapports sociaux ethniques produisent des groupes hiérarchisés aux droits, aux privilèges et aux chances de vie différenciées, qui construisent, en quelque sorte, leur Histoire dans des circonstances déterminées.De l’ethnique au religieux. Depuis le début du siècle, les clivages socioculturels se sont largement déplacés. Désormais, le Nous et le Eux se construisent souvent à partir de la religion, qui est redevenue un marqueur servant à délimiter des frontières. Or, quels liens la religion entretient-elle avec l’ethnicité??Rappelons que ces liens ne datent pas d’aujourd’hui. Au Canada, par exemple, les frontières entre Canadiens fran?ais et Canadiens anglais renvoyaient à la religion d’abord puis à la langue dont elle était la garante. Les différences religieuses tra?aient des frontières entre deux groupes ethnico-nationaux. C’est d’ailleurs pour cette raison que les immigrants fran?ais, jugés trop la?cisants, n’étaient pas les bienvenus dans les écoles catholiques francophones. Dans d’autres cas, les membres d’un groupe, les Cambodgiens à Montréal par exemple, pratiquent une religion, le bouddhisme, qui représente un élément culturel distinctif de la collectivité. Ici, la religion est moins un marqueur délimitant les frontières entre bouddhistes et non-bouddhistes qu’une caractéristique culturelle d’un groupe ethnique. Le bouddhisme représente alors une composante de la frontière interne d’un groupe et non un élément constitutif de sa frontière externe.Enfin, la religion sert à construire des frontières entre diverses ?glises et sectes, ainsi qu’entre croyants et non-croyants. Les immigrants en provenance du Maghreb ou d’autres pays africains ou du Moyen-Orient sont de plus en plus définis par la religion, qui trace une frontière saillante, principalement entre un Eux musulman et un Nous non musulman. La catégorie [269] ‘Musulmans’ incluant plusieurs ethnicités (algérienne, égyptienne, nigériane et turque par exemple), il ne faut pas confondre ethnicité et religion. Qui plus est, les Nigérians, Algériens, Turcs ou ?gyptiens ne sont pas tous musulmans. Si les intersections entre les catégories religieuses et ethnicités sont multiples, leur superposition est rare. En revanche, elles sont souvent reliées. En effet, la religion apporte souvent une légitimation théologique aux intérêts politiques et économiques de certains groupes minorisés, faisant figure de ressort communautaire (xe "Bastenier"Bastenier, 2004, p. 233 et suiv.). Elle fournit alors aux groupes minorisés les moyens de se reconstituer une identité estimable et d’aménager, voire de renégocier, leur place dans la société. C’est ainsi que le facteur religieux influe sur la construction de la conscience ethnique.Lié à la montée des fondamentalismes religieux, ce changement montre combien les dynamiques ethniques internes à un pays sont indissociables des facteurs exogènes, dont l’implosion de l’Empire soviétique et la transformation subséquente des relations de pouvoir dans un monde globalisé.La compréhension des relations entre les consciences ethnique et religieuse, entre ces dernières et les instances économique et politique, passe par une sociologie des rapports sociaux ethniques. C’est par son inclusion et son articulation à d’autres rapports, qu’on appréhendera le r?le ‘ethnique’ de l’islam, au sein d’une analyse qui n’opposera plus l’ethnique au social. On comprendra dès lors que sa présence dans la construction identitaire n’a rien à voir avec un reliquat du passé, que cette dernière se développe, comme toute identité ethnique, à l’intérieur du double rapport que les êtres humains entretiennent avec leur Histoire et avec les Autres. D’où l’importance de tenir compte des deux faces des frontières ethniques, dont le croisement est à la source de l’ethnicité.[270][271]L’ethnicité et ses frontières.BIBLIOGRAPHIERetour à la table des matièresAgnant, M.-C. (1995). La dot de Sara, Montréal, ?ditions du Remue-Ménage.Alba, R. D. (1990). Ethnic Identity. The Transformation of White America, New Haven, Yale University Press.______ (2005). ??Bright vs. blurred boundaries?: second-generation assimilation and exclusion in France, Germany, and the United States??, Ethnic and Racial Studies, no?28, pp. 20-49.Amiraux, V. 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(1999). ??Why Islam is like Spanish?: cultural incorporation in Europe and the United States???, Politics & Society, 27 (1)?: 5-38.[295]L’ethnicité et ses frontières.AnnexeNotes sur la provenancedes chapitresRetour à la table des matièresChapitre 1 – La sociologie des frontières ethniques en devenirCette version ne retient de l’article original, paru initialement dans D.?Juteau-Lee (dir.), Frontières ethniques en devenir — Emerging Ethnic Boundaries, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1979, pp. 3-18, que la perspective wébérienne mise en avant. Des modifications ont été apportées pour en éclaircir certains aspects et tenir compte d’écrits plus récents sur la contribution de Weber à l’étude des relations ethniques.Chapitre 2 – Fran?ais d’Amérique, Canadiens, Canadiens fran?ais, Franco-Ontariens, Ontarois??: qui sommes-nous??Article paru dans la revue Pluriel-Débat, Paris, n°?24, 1980, pp. 21-42 qui m’a accordé l’autorisation de le reproduire. Il existe dorénavant une abondante littérature sur les Franco-Ontariens et autres communautés francophones vivant à l’extérieur du Canada. Voir le portail de la recherche sur la francophonie canadienne francophoniecanadienne.ca et le site de l’Office des affaires francophones de l’Ontario.Chapitre 3 – La production de l’ethnicité ou la part réelle de l’idéelArticle paru dans Enjeux ethniques?: Production de nouveaux rapports sociaux, numéro thématique de Sociologie et sociétés, vol.?15, no?2, 1983, pp.?39-54. J’ai, dans la présente version, précisé l’apport de Bauer sur la construction historique de la nationalité et éclairci le lien entre l’humanité des uns et l’ethnicité des autres.[296]Chapitre 4 – Les communalisations ethniques dans le système-mondeArticle publié sous le titre ??Theorising ethnicity and ethnic communalisations at the margins?: from Quebec to the world-system??, Nations and Nationalism, vol.?2, n°?1, 1996, pp. 45-66. Merci aux éditeurs de la revue de l’Association for the Study of Ethnicity and Nationalism (London School of Economics), qui m’ont accordé la permission de reproduire cet article. J’y ai apporté quelques précisions et éclaircissements.Chapitre 5 – Quelques réflexions sur ??Le refus de l’ethnique dans la République fran?aise??Traduction libre du texte d’une conférence prononcée à Cerisy en 2005, ce texte ayant été par la suite modifié et publié dans la revue Mobilities (2006). Chapitre 7 – L’option pluraliste?: un défi pour la ??nation??Cet article reprend, avec quelques ajouts, un texte publié sous le titre ???Le défi de l’option pluraliste??? dans un ouvrage collectif dirigé par Michel Venne?: Penser la nation québécoise (2000). Le ton normatif diffère de celui que j’emploie usuellement, sans doute pour susciter l’adhésion des lecteurs à l’option pluraliste. On remarque, à la lecture de ce texte, qu’une distance incommensurable sépare 2015 de 2000, en ce qui a trait à l’affaiblissement, voire à l’érosion, de l’idéologie pluraliste.Chapitre 8 – L’ethnicité comme rapport socialArticle publié dans Mots/Les langages du politique, no?49, décembre 1996, pp.?97-105. Merci aux éditeurs de la revue qui m’ont accordé l’autorisation de reproduire cet article. Quelques adaptations au présent contexte ont été faites.Chapitre 9 – De la fragmentation à l’unitéTraduction de l’anglais d’une communication présentée à Madrid au colloque de l’Association internationale de sociologie en 1991, et parue dans L’égalitarisme en question, collection ??Cahiers de recherche éthique??, n°?18, Montréal, Fides, 1994, pp. 81-108. Merci aux ?ditions Fides qui m’ont accordé l’autorisation de reproduire cet article. Les modifications apportées pour la nouvelle édition touchent principalement à la forme.[297]Chapitre 10 – ??Nous les femmes???: catégorie hétérogène, classe homogène??Ce chapitre reprend, avec quelques modifications qui tiennent compte d’écrits publiés depuis sa parution initiale en 2011, l’article publié dans la revue L’Homme et la société. Merci aux éditeurs d’en avoir autorisé la reproduction. Chapitre 11 – Un paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalitéUne version abrégée et remaniée de ce chapitre sera publiée dans Cahiers du genre, n°?59, 2015. Je remercie Danièle Kergoat, Annie Bidet et Elsa Galerand qui en ont lu une version abrégée et m’ont donné de précieux conseils.Chapitre 12 – Les ambigu?tés de la citoyenneté québécoise?: exit le pluralisme??Version corrigée, mise à jour et augmentée de la Conférence Desjardins, prononcée dans le cadre du Programe d’études sur le Québec de l’Université McGill, le 8?novembre 2000, et publiée dans les Cahiers du P?Q, collection ???Les grandes conférences Desjardins???. Ce texte englobe les tendances qui se sont dessinées depuis le début du xxie?siècle. [298][299]L’ethnicité et ses frontières.INDEX DES AUTEURSRetour à la table des matièresAgnant, M.-C., 79Alba, R.D., 112Amiraux, V., 258Amselle, J.-L., 107, 127Anderson, B., 146, 242Anonyme, 93Anthias, E., 76, 111Armstrong, H., 191Armstrong, P., 191Arnopoulos, S., 168Back, L., 6, 103Bader, V., 126, 137Bancel, N., 116, 127, 140Baril, A., 207Barrett, M., 191Barth, F., 13, 14, 34, 44, 99, 101, 121, 135, 137Bastenier, A., 6, 9, 13, 116, 122, 123, 135, 137, 157, 269Bauer, O., 6, 15, 17, 18, 19, 20, 22, 42, 45, 46, 47, 48, 53, 70, 73, 74, 75, 84, 94, 104, 146, 148, 295Bauman, Z., 140Beal, M., F., 192Bell Scott, P., 192Ben-Tovim, G., 178, 179Bernier, B., 12, 69Bertheleu, H., 122, 126, 266, 267Bessin, M., 204Bhabha, H., 146Bhachu, P., 170, 171, 186, 192Bail, C.A., 24Bihr, A., 20, 222Bilge, S., 6, 196, 212, 213, 214Blanchard, P., 116, 127, 140Body-Gendrot, S., 17Bonacich, E., 69, 169Bouchard, C., 48, 49Bouchard, G., 144, 257Bouchard, L., 236, 244, 246Bourdieu, P., 9, 65, 67, 115, 125, 128, 129, 216Bourque, G., 93, 147Bouthillier, G., 213Boyd, M., 168Breton, A., 44, 71, 93Breton, R., 11, 66, 93, 149Brittan, A., 169, 170, 192Brodeur, R., 51, 52, 55[300]Brubaker, W.R., 6, 10, 22, 41, 92, 132, 133, 146, 265Bruneaud, J.-F., 26Brunet, M., 49Burnet, J., 11, 66Butler, J., 194, 199, 219Carby, H., 170, 192Césaire, A., 119Cesari, J., 123Chauvin, S. 218Cho, S., 214Choquette, R., 51, 52, 55Collins, P.H., 6, 194, 214Commission des ?tats généraux sur la situation de l’avenir de la langue fran?aise, 235, 254Commission de vérité et réconciliation du Canada sur les pensionnats autochtones, 265Conseil des relations -interculturelles, 245Corbeil, J.-P., 52, 59Cox, O., 11Crenshaw, K.W., 195, 197, 206, 213, 214, 216Cuche, D., 17, 118, 119, 120Daly, M., 204Dandurand, R., 75, 191Davis, A., 192Delphy, C., 43, 176, 191, 192, 199, 205, 216, 222Denis, A., 169, 192, 213Dorlin, E., 195, 204, 213Du Bois, W.E., 12Dubinski, K., 172Dumont, M., 257, 258Edholm, F., 191Eid, P., 101Eisenstein, Z., 177, 191Elbaz, M., 12, 69Engels, F., 86Fadette (Dessaulles, H.), 76Falquet, J., 6, 208, 226, 227, 228Fanon, F., 119Fassin, D., 208Fassin, ?., 208Fédération des francophones hors Québec, 50, 58, 61Femmes autochtones du Québec, 100, 224, 225Firestone, S., 176, 190Fontaine, L., 98, 154Fortier, A.-M., 24Foucault, M., 207Fraser, N., 194Frazier, F., 10, 12, 68Freitag, M., 70Gabriel, J., 178, 179Galerand, E., 207, 213, 215, 218, 220, 221, 223Gallié, M., 221Gallissot, R., 17, 126Geertz, C., 12, 23, 81, 134, 265Geisser, V., 129Gendarmerie royale du Canada, 225Giddings, P., 169Gilroy, R., 24, 97, 99, 101, 111, 150, 184[301]Girard, A., 119Glazer, N., 67Godelier, M., 79Gouvernement du Québec, 93, 96, 147, 243Govers, C., 135Grosz, E., 158Guay, J.-H., 33Guillaumin, C., 17, 20, 21, 28, 42, 45, 47, 68, 71, 78, 80, 105, 129, 159, 160, 161, 163, 174, 175, 183, 198, 199, 200, 205, 206, 222, 229Guindon, H., 11, 93Haase-Dubosc, D. 190, 195, 218Hall, S., 11, 28, 96, 101, 104, 111, 113, 116, 168, 179, 181, 182, 183, 185, 186, 201, 202, 204, 211, 231Hamel, C., 196Handelman, D., 137Harris, O., 191Hartmann, H., 177, 191, 218Hechter, M., 69Hooks, B., 169, 170, 192, 215Horowitz, D.L., 17, 34, 58Hughes, E.C., 11, 44, 68, 104, 105, 116, 136Hughes, H., MacGill, 11, 104, 105, 116, 136Hull, G., 192Indian chiefs of Alberta, 94Irigaray, L., 171Isajiw, W., 65, 67, 73, 106Itard, J., 81, 82, 84, 104Jacobs, M., 15, 103, 132Jaunait, A., 218Jenkins, R., 13, 16, 22, 26, 105, 106, 133, 137, 264Joreen, 190Joseph, S., 218, 239, 247, 253Juteau, D., 20, 98, 118, 138, 147, 151, 153, 154, 176, 183, 190, 191, 197, 201, 202, 218, 237, 260Juteau-Lee, D., 33, 34, 50, 57, 59, 168, 169, 192, 295Kandiyoti, D., 259Kergoat, D., 200, 203, 213, 215, 218, 220, 223Khosrokhavar, F., 127Knorr-Cetina, K., 116Kuhn, A., 76, 177Kymlicka, W., 24, 194, 235Labelle, M., 169, 170Labrecque, M.F., 227, 228Lacoursière, J., 48, 49Lafrenière, S., 52, 59Lal, M., 190, 195, 218Lamont, M., 24Lamoureux, D., 232, 259Lamphere, L., 190Lapointe, J., 33, 34, 57, 59Laurin, N., 176, 183, 190, 191Laurin-Frenette, N., Voir Laurin, N., 54, 63, 93Lavigne, G., 69Lépinard, ?., 190, 203, 204, 205, 208Leroi-Gourhan, A., 83, 84, 104Levine, M.V., 96Lewis, R., 195[302]Lister, R., 236, 239Lunt, P.S., 136Lykke, N., 218Marienstras, R., 42, 43, 260Marshall, T., H., 235, 237, 248Martiniello, M., 10, 24, 116, 139, 157Mathieu, N., C., 82, 173, 174, 186, 191, 199, 200, 222, 234Maynard, M., 169, 170, 192McAll, C., 16, 133McCall, L., 214McIntosh, M., 191Meintel, D., 169Memmi, A., 119, 134Mémoire, 258Message, V., 154Michel, A., 119, 252Miles, R., 28, 175, 178, 179, 182Millett, K., 176Mills, S., 195Ministère de la famille et des a?nés, 75Ministère des Communautés Culturelles et de l’Immigration, 96, 97, 98, 151, 243Mitchell, J., 191Moallem, M., 106, 169, 170Modood, T., 6Mohanty, C.T., 195Montminy, L., 225, 226Morokvasic, M., 169Moynihan, D., 67Nadel, I. B., 149Nagel, J., 22, 24Nash, M., 105, 110Ng, R., 169, 171, 192Norman, W.Nicholson, L.J., 194Nimni, E., 74Noiriel, G., 118O’Brien, M., 191Omi, M., 10, 137, 178, 182, 202Pagé, G., 212, 213, 215, 216, 218, 219, 220Paquet, G., 50Parekh, B., 144, 153, 240Park, R.E., 11, 16, 68Parmar, P., 171Pateman, C., 237Peled, Y., 253Pfefferkorn, R., 202, 203Phizacklea, A., 169, 178Pietrantonio, L., 213Poiret, C., 195, 213Poliakov, L., 119Porter, J., 10Pouillon, J. 67Poupeau, F., 122Poutignat, P., 120Probyn, E., 171Ralston, H., 169, 170Redstockings Manifesto, 190Renaut, A., 145Rex, J., 12, 13, 15, 22, 116, 133, 152Rich, A., 216Riot-Sarcey, M., 238Roberts, B., 168, 169, 192Roosens, E.E., 109[303]Rousseau, C., 144Rudder, V. de, 17, 20, 47, 119, 120, 130, 157Ryerson, S., 93Sa?d, E.W., 108, 113Sartre, J.P., 26, 119, 134, 197Sarup, M., 184Sayad, A., 27, 124, 154Schermerhorn, R.A., 68, 94, 152Schnapper, D., 9, 115, 123, 124, 125, 146Schor, N., 127Scott, J., 192, 237Siim, B., 253Simard, J.J., 65Simon, P.J., 17, 20, 21, 22, 43, 45, 48, 60, 68, 71, 83, 104, 105, 106, 115, 118, 126, 128, 146, 151, 157, 180, 202Simon-Barouh, L, 17, 26Singh, G., 152Smelser, N.J., 12Smith, A. D., 12, 70, 94, 104, 146Smith, B., 192Sokoloff, N., 177, 218Sollors, W., 136Solomos, J., 177Soysal, Y. N., 236, 241, 242, 251Spelman, E., 167, 172, 173, 174, 175, 193Spivak, G.C., 6, 195Stasiulis, D., 178, 213Statistique Canada, 44, 52, 226Stoetzel, J., 119Streiff-Fenart, J., 120Swanson, J., 201Tabet, P., 191, 228Taylor, C., 24, 26, 144, 145, 194, 237, 257Testenoire, A., 208, 213Thomas, W.I., 11, 68Thompson, E.P., 204Todd, E., 123Tremblay, S., 259Trudel, M., 12Turner, B.S., 139Vallee, E, 34, 44, 72van den Berghe, P., 23, 43, 66, 68, 69, 72Venne, M., 252, 296Verdery, K., 14, 137Vergès, F., 116Vermeulen, H. 135Vidal, J., 207Vogel, L., 191Volpp, L., 196Wacquant, L., 9, 216Walby, S., 177, 182, 183, 192, 203, 213, 214, 215, 239Wallerstein, I, 12, 39Walter, E., 225Warner, W., 136Weber, M., 6, 13, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 33, 35, 36, 37, 39, 42, 45, 46, 47, 74, 87, 131, 133, 145, 146, 158, 162, 180, 233, 263, 265, 295Weil, P., 123Weill, C., 17Weinstock, D., 240Westwood, S., 170, 171, 186, 192Wieviorka, M., 122, 123[304]Wihtol de Wenden, C., 122Wimmer, A., 6, 13, 14, 16, 22, 24, 26, 264, 267Winant, H., 10, 137, 178, 182, 202Winter, E., 16, 37, 162, 259Wirth, L., 11, 153Wolpe, A.-M., 178Wolpe, H., 177Woon, L.L., 24Young, I., 126, 191Yuval-Davis, N., 76, 111, 217, 242Zappi, S., 126Zimbalist Rosaldo, M. 190Znaniecki, W.I., 11, 68Zolberg, A., 24[305]Table des matièresAvant-propos [5]Introduction à la nouvelle édition [9]UN PROCESSUS DE COMMUNALISATION [31]Chapitre 1.La sociologie des frontières ethniques en devenir [33]Chapitre 2.Fran?ais d’Amérique, Canadiens, Canadiens fran?ais, Franco-Ontariens, Ontarois??: qui sommes-nous??? [41]Chapitre 3?La production de l’ethnicité ou la part réelle de l’idéel [63]UNE FRONTI?RE ? DEUX FACES [89]Chapitre 4.Les communalisations ethniques dans le système-monde [91]Chapitre 5.Quelques réflexions sur ??Le refus de l’ethnique dans la République fran?aise?? [115]Chapitre 6.L’ethnicité et la modernité [131]Chapitre 7.L’option pluraliste?: un défi pour la ??nation?? [145]Chapitre 8.L’ethnicité comme rapport social [157]UN RAPPORT TRANSVERSAL [165]Chapitre 9.?De la fragmentation à l’unité [167]Chapitre 10.??Nous les femmes???: catégorie hétérogène, classe homogène?? [189]Chapitre 11.Un paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité [211]Chapitre 12.Les ambigu?tés de la citoyenneté québécoise?: exit le pluralisme?? [235]En guise de conclusion [263]Bibliographie [271]Notes sur la provenance des chapitres [295]Index des auteurs [299][306]Fin du texte ................
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