Analyse comparative – Hobbes, Locke & Rousseau - Philosophie



Analyse comparative – Hobbes, Locke & Rousseau

           L’État de nature a été une formule employée en philosophie politique par d’éminents philosophes des Lumières tels Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau. Cet état est une représentation, que ce se font ces philosophes, de l’être humain précédant la société ou en des termes plus contemporains, l’État. Ces trois personnages ont tenté, chacun influencé par leur bagage sociopolitique, d’exposer l’homme tel qu’il était avant l’avènement de la vie sociale. Dans cette logique, ces auteurs ont aussi tenté de retracer comment le passage à l’État s’est manifesté, ou en d’autres mots, comment l’homme a-t-il réussi à se socialiser tout en laissant derrière lui, un état animal et sans artifice. C’est dans cette optique, que trois différentes conceptions seront mises à l’étude. Elles y seront analysées et confrontées [...]

Article écrit par : Michel Thomassin

           L’État de nature a été une formule employée en philosophie politique par d’éminents philosophes des Lumières tels Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau. Cet état est une représentation, que ce se font ces philosophes, de l’être humain précédant la société ou en des termes plus contemporains, l’État. Ces trois personnages ont tenté, chacun influencé par leur bagage sociopolitique, d’exposer l’homme tel qu’il était avant l’avènement de la vie sociale. Dans cette logique, ces auteurs ont aussi tenté de retracer comment le passage à l’État s’est manifesté, ou en d’autres mots, comment l’homme a-t-il réussi à se socialiser tout en laissant derrière lui, un état animal et sans artifice. C’est dans cette optique, que trois différentes conceptions seront mises à l’étude. Elles y seront analysées et confrontées.

-L’état de nature-

Thomas Hobbes a une conception négative de l’état de nature, car elle représente un état de guerre permanent, un risque continuel pour l’individu. D’abord, l’être humain y est dessiné égal à son prochain. Au corps, tous peuvent dominer l’autre peu importe le moyen utilisé, par la force vive ou la mesquinerie. Force et ruse y sont deux vertus primordiales dans l’état de nature. À l’esprit, « il n’y a pas de meilleur signe d’une distribution égale […] que le fait que chacun soit satisfait de sa part »[1]. Finalement, tous désirent les mêmes choses. Étant donné que cet état de désir est prescrit par la convoitise de ce que l’autre possède afin de combler un état de manque, ils ne peuvent être deux à la détenir. Chacun s’efforce alors de dominer l’autre, de là la maxime l’homme est un loup pour l’homme. La rivalité pour le profit, la méfiance en vue de leur sécurité et la fierté en ce qui a trait à leur réputation ; nourrissent cet état de guerre. Trois conséquences sont reliées à l’état de nature : l’absence de loi, de notion de justice et de propriété. À défaut de lois, donc dans une liberté absolue, c’est la loi du plus fort qui régie les relations humaines. Tous ont un droit naturel, qui consiste à la protection de son existence, au péril de tuer. Là où il n’a pas de loi qui détermine l’individu, il n’y a pas d’injustice, car chacun est dans son droit naturel de pourvoir à sa propre sécurité, et aucun pouvoir commun est en place afin d’administrer la justice. Enfin, la propriété y est absente, donc l’industrie n’y est davantage, car l’état de nature ne permet pas l’appropriation, il n’a tout simplement pas de distinction possible. Bref, cet état de nature en est un de guerre, de complète anarchie, qui peut être enrayé que par la loi naturelle découlant de la raison, prémisse au passage à l’État.   

Pour John Locke, l’état de nature n’est pas nécessairement synonyme d’état de guerre comme chez Hobbes, mais affiche un certain scepticisme face à cet état naturel, car il n’est empreint de justice impartiale. Il en est un d’égalité, car chacun possède les mêmes facultés que son voisin, ce qui implique un état de non sujétion. Il en est aussi un de parfaite liberté, car l’individu dispose de lui-même sans dépendre de quiconque. Mais, cette liberté n’est pas absolue, car elle est bornée par deux préceptes de la loi de nature, cette dernière découlant de la nature et de la raison humaine. Il s’agit de ne faire de tord ni à soi-même ni aux autres. Mais, « si quelqu’un répand le sang d’un homme, son sang sera aussi répandu par un homme »[2]. L’homme peut tuer, et tous ont ce pouvoir, mais dans un seul but : punir un coupable ayant violé le principe de  « la tranquillité et la conservation du genre humain »[3]. Il existe deux droits, celui de punir le crime par une personne habilitée à le faire et l’autre, d’exiger réparation afin d’assurer sa conservation. Ce pouvoir de juger exige de celui qui juge et châtie : l’exemption de passion et la peine doit être proportionnée au crime commis, tout en dissuadant les autres de commettre un crime semblable. Tous est juge et parti, de là est le problème. Car l’amour-propre des hommes les rend partiaux et inéquitables. À l’opposé de Hobbes, les lois naturelles ont leur place dans l’état de nature, car elle ne vont à l’encontre de la liberté des individus, elles ne sont que qualités de la nature humaine. Cependant, elles représentent, chez les deux auteurs, la raison humaine, fruit d’un être pensant et prudent. L’état de nature n’est pas l’équivalent d’état de guerre. Cet état de conflit est traduit par une action menaçant de destruction un individu divergent. C’est l’atteinte à la liberté de un par l’autre qui dépeint l’état de guerre, car l’état de nature est caractérisé par une indépendance partagée par tous. N’étant pas deux états semblables, ils sont à l’inverse deux contraires absolus. « La privation d’un commun juge, revêtu d’autorité, met tous les hommes dans l’état de nature : et la violence injuste et soudaine […] produit l’état de guerre »[4]. Les visions de Hobbes et de Locke sont bel et bien opposées sur le sens de l’état de nature. Enfin, le passage à l’État est caractérisé par la recherche d’une justice impartiale et de la disparition de l’état de guerre.

           Jean-Jacques Rousseau se distingue brillamment des deux auteurs précédents. Il est le seul à attribuer une étiquette positive à l’état de nature. La première critique que lance Rousseau est que ces derniers ont calqué les problèmes de la société à l’état de nature. « Ils parlaient de l’homme sauvage, et ils peignaient l’homme civil »[5]. L’auteur distingue l’inégalité naturelle caractérisant l’état de nature tout en étant sans conséquence de l’inégalité politique, instituée dans la vie en société et qui a une grande incidence sur celle-ci. L’homme, dans l’état de nature est robuste, frugal et n’a pas d’appétit guerrier. Contrairement à Hobbes, Rousseau ne décrit pas l’homme comme étant naturellement méchant et sis dans un état de guerre permanant. Il se comporte plutôt sainement grâce à trois sentiments naturels : l’amour de soi qui assure sa propre conservation, la pitié naturelle et par l’absence d’industrie transmise par les générations, car « l’art périssait avec l’inventeur »[6]. Ce n’est pas un état de concurrence, comme chez Hobbes, qui définit l’homme sauvage, mais sa répugnance à voir souffrir son semblable qui découle de sa seule véritable vertu : la pitié. Pour Rousseau, la loi naturelle a comme racine la pitié. C’est cette dernière qui assure la conservation de toute l’espèce. Dans l’état de nature, l’homme est libre, paisible et bon car il jouit d’une condition d’autonomie. Il ne pense pas à asservir un autre homme, car il s’exposerait à un plus grand danger. Cela irait à l’encontre de la pitié naturelle qu’il éprouve pour ses semblables. Finalement, pour Rousseau, c’est la propriété qui met fin à l’état de nature, qui a « perfectionner la raison humaine, en détériorant l’espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable »[7].

-Le passage à l’État-

                Pour Thomas Hobbes, la première étape du passage à l’État découle de la raison. Elle se métamorphose en deux lois de nature qui interdisent aux hommes de se détruire en consentant à se départir en commun de son droit naturel et de s’efforcer à la paix. Les lois de nature limitent la liberté de l’individu, car elles le déterminent à ne suivre ses passions naturelles comme l’orgueil, la vengeance, etc. Elles l’empêchent ainsi de jouir de son droit de faire ce qu’il lui plaît et de ce fait, de retourner dans l’état de guerre. Le passage à l’État vise à se déraciner de l’état de guerre découlant de l’état de nature. Il y a donc une nécessité incontournable de l’État, qui a pour motif  la protection des hommes. C’est par une transmission partielle de son droit naturel à un État au pouvoir absolu et indivisible, que ce dernier assure aux hommes la protection de leur vie en retour. Ce pouvoir effrayant, que véhicule l’État, permet de réduire la population à la paix intérieure. Le pouvoir doit être entre les mains d’un seul homme ou d’un assemblée « qui puisse réduire toutes les volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté »[8]. Cette majorité implique, cependant, la sujétion des individus canalisés dans une volonté commune. Bref, pour Hobbes, le passage à l’État est une nécessité afin de se sortir d’un état de destruction et d’anarchie. L’homme doit donc, pour s’assurer d’une vie paisible à l’intérieur de l’État, transmettre son droit naturel et suivre les deux lois naturelles.

                Le passage à l’État, pour John Locke, se produit lorsque la justice devient impartiale. C’est dans une volonté générale, précédant d’un consentement entre les hommes, qu’il y a transmission, à un État, de leurs droits naturels de se faire justice. Ce dernier fonctionne, comme chez Hobbes, sur la règle du plus grand nombre, car rien ne serait possible sinon la dissolution de la société. Cette règle implique que le consentement de chacun fasse en sorte qu’ils se soumettent à cette volonté populaire. S’ils agissent à l’encontre de celle-là, ils sont dans l’état de nature. L’homme, en reléguant ses droits sur la base d’un consentement partagé, donne naissance à un gouvernement civil légitime, qui impose une sujétion par la suite aux individus sous son empire. L’homme relègue ses droits, car dans l’état de nature, « la jouissance d’un bien propre […] est mal assurée, et ne peut guère être tranquille »[9]. Car, les lacunes de l’état de nature sont : l’absence de lois établies, des juges impartiaux et d’un pouvoir afin d’exécuter les peines données. Ce sont ces trois manques qui poussent les hommes à quitter l’état de nature afin de protéger et de conserver leurs propriétés. Le pouvoir établi est un besoin comme chez Hobbes. Mais, contrairement à ce dernier, ce n’est pas pour mettre fin à un état de guerre, mais un état  d’injustice. Dans cette optique, le nouveau pouvoir revêt la justice impartiale qui manquait aux hommes dans l’état naturel. C’est pourquoi, l’État n’est pas ultimement absolu, car il a été institué pour remédier aux trois défauts de l’état de nature et non à s’étendre au-delà de la sphère publique.

                Rousseau nous indique que c’est la propriété privée qui met fin à l’état de nature. Mais, le passage à l’État est une progression et non un immédiat. C’est lorsque l’homme a apprit à surmonter les obstacles de la nature, devenant supérieur aux animaux, qu’il porta un premier regard sur sa personne, présumant un premier signe d’orgueil. C’est par l’esprit qui s’éclairait que l’industrie se perfectionnait. Ainsi, les hommes se sont sédentarisés, perdant « quelque chose de leur férocité et de leur vigueur : mais si chacun séparément devint moins propre à combattre les bêtes sauvages, en revanche il fut plus aisé de s’assembler pour leur résister en commun »[10]. De ce rassemblement irréversible des hommes, naquît la communauté. Ils s’employèrent à user de commodités nouvelles et leur « privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession en était douce »[11]. Les inégalités débutent quant à la possession de biens – la propriété –, les comparaisons naissent et une jalousie s’en suit, créant la discorde. L’amour de soi s’avilie à l’amour-propre : crédit de la considération que chacun défend jalousement. L’important pour l’homme civilisé n’est plus d’Être, mais de paraître. Ainsi, l’injure crée une blessure à l’amour-propre de l’individu – elle fait plus mal que le mal lui-même – laissant place au méprit des uns et à la vengeance des autres, mettant fin à la pitié naturelle des hommes. Deux grands arts sont à l’origine de la perte du genre humain : l’agriculture et la métallurgie. C’est de la culture des terres et de leur partage, qu’est née la propriété et la notion de justice. Le droit de propriété a forcé l’individu de passer d’un état d’autarcie à un de dépendance. Ainsi, les inégalités naturelles, mineures, se métamorphosent en inégalités institutionnelles, fatales au genre humain. Cette propriété « inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète […qui] prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité d’une part, de l’autre opposition d’intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui, tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l’inégalité naissante »[12]. De cette inégalité naissent la domination et la servitude, suivant toute sorte de désordre nouveau à l’homme, conséquence immédiate de la propriété découlant de la société naissante. Le passage à l’État est l’idée du riche. Face au désordre, conséquence de sa domination, le riche proposa, à lui-même et aux pauvres, des institutions qui les gouvernent par de sages lois. Par une escroquerie, il a réussi à « faire ses défenseurs de ses adversaires »[13]. Bref, les lois protégeant la propriété, soutiennent du même coup les inégalités créées par ces mêmes propriétés.    

               

-Conclusion-

                En définitive, chaque auteur a sa propre conception de l’état de nature ainsi que du passage à l’État. Ni un ni l’autre s’accorde en tout point sur une définition. Certes, plusieurs concepts sont ressassés, mais il n’a pas unanimité des idées. Ce qui peut être souligné cependant, c’est que seul Rousseau se distingue drastiquement des deux philosophes anglo-saxons : résultat probable de leur bagage sociopolitique propre ? Rappelant les faits cardinaux de cette analyse comparative, l’état de nature est critiqué par Hobbes et par Locke, car pour le premier, il est synonyme de guerre, et pour le deuxième, cet état ne peut tenir lieu d’une justice impartiale. Ainsi, le passage à l’État est perçu d’un bon œil par ces deux auteurs, car il est le pansement pour l’homme qui subit le désordre ou la partialité dans l’état de nature. Seul Rousseau adopte une position qui se démarque à tout point de vue, elle est de ce fait contraire à celle des deux autres protagonistes, car selon lui, ces derniers transposent l’homme civil à l’état de nature. Bref, il valorise plutôt l’état de nature que la société civile. L’homme est libre et bon dans l’état de nature et servile et mauvais dans la société civile. Le passage à l’État, né de la propriété et des inégalités, y est donc vivement critiqué.

                Cela reste trois récits philosophiques tentant de relater l’ascension de l’homme de l’état de nature à la société civile. Il demeure par contre intéressant d’y apercevoir quelque reflet de l’humanité dans ces trois différents – mais complémentaires – miroirs de l’homme.

 Michel Thomassin

Références

1- Thomas Hobbes. Léviathan, extraits, 1651.

2- John Locke. Second traité du gouvernement civil, extraits, 1690.

3- Jean-Jacques Rousseau. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, extraits, 1754.

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[1] Thomas Hobbes – Léviathan, 1651, p.1

[2] John Locke – Second traité du gouvernement civil, 1690, p.4

[3] John Locke – Second traité du gouvernement civil, 1690, p.2

[4] John Locke – Second traité du gouvernement civil, 1690, p.7

[5] Jean-Jacques Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, p.1

[6] Jean-Jacques Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, p.6

[7] Jean-Jacques Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, p.7

[8] Thomas Hobbes – Léviathan, 1651, p.8

[9] John Locke – Second traité du gouvernement civil, 1690, p.16

[10] Jean-Jacques Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, p.9

[11] Jean-Jacques Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, p.10

[12] Jean-Jacques Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, p.13

[13] Jean-Jacques Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, p.14

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